« Même éprouvée »

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Le Fer rouge : nouveaux châtiments[Poulet-Malassis] (p. 39-42).


 
Même éprouvée ainsi que je te vois, ô France !
Dans ces temps douloureux où tes plus jeunes fils
          Vont mourir pour ta délivrance,
Et lancent aux échos les suprêmes défis ;

Avec tes champs brûlés, tes forêts sépulcrales
Où reviennent, le soir, des fantômes sanglants,
          Avec tes hameaux pleins de râles,
Que lèche l’incendie aux reflets aveuglants ;

Sanglotant, par moments, comme une pauvre femme
Qui se lamente auprès de son foyer désert,
          Montrant le couteau que l’infâme
En fuyant a laissé dans ton flanc entr’ouvert ;

Oui, France ! Même en deuil et sur tant de victimes
Promenant lentement ton regard triste et fier,
          Et penchée au bord des abîmes,
Je te préfère encore à la France d’hier ;

À la France joyeuse, à la France éclatante
Où, comme des serpents, rampaient les délateurs,
          Où la vénalité contente
Mêlait dans son bazar filles et sénateurs.

Et pourtant, cette France à voir était superbe ;
Elle gaspillait l’or, elle chantait gaîment,
          Elle avait au front une gerbe
De strass qui remplissait l’œil d’éblouissement ;

Musiques, danses, chants, personnages obliques,
Ministres frauduleux décorant des forçats ;
          L’honneur, les libertés publiques
Ayant pour tout refuge ou Bicêtre ou Mazas ;

La presse basse et vile ou sinon muselée,
Ayant pour noms Tarbé, Wolff, Aurélien Scholl,
          Ainsi qu’une grue affolée,
Riant de voir tomber les vaincus sur le sol !

Fard, paillettes, clinquant, velours, robes de soie,
Orgie, oubli de tout, ni pudeur, ni remord ;
          Oui, mais sous toute cette joie,
On sentait vaguement comme une odeur de mort.


C’est que tout était mort en effet, ou sénile,
Et rien ne réveillait ces obstinés dormants,
          Même quand du fond de son île
Victor Hugo faisait tonner les châtiments !

Par instants, un vieillard, pénible à voir, teint blême,
Chancelant, fatigué, jaune, faisant horreur,
          Dans ce bal de la mi-carême
Passait, et l’on disait tout bas : « C’est l’empereur. »

Sa femme et son enfant suivaient, comme des ombres,
Ce spectre dégradé qu’un archange poursuit,
          Et les chants devenaient plus sombres,
Et l’on sentait passer le vent froid de la nuit.

O France ! Ta douleur vaut mieux que cette joie.
Tu saignes, mais tu vis, mais tu dresses le front
          Sous l’orage qui le foudroie ;
Mais à tes ennemis tu rejettes l’affront ;

Mais tu comprends les mots d’honneur et de patrie ;
Ton courage s’accroît de tous les maux soufferts ;
          D’autant plus forte que meurtrie,
Tu fais une arme avec les débris de tes fers !

L’épreuve sera courte. Un nouveau sang afflue
Dans tes veines, ô France ! Un sang pur et vermeil.
          Tes fils ont l’âme résolue,
Et sauront triompher demain, au grand soleil !


O France ! Entends chanter les voix libératrices ;
L’avenir est prochain qui, d’un doigt enchanté,
          Ferme tes nobles cicatrices
D’où jaillira pour tous la jeune liberté ;

Et si, que ce penser sur les lâches retombe !
On doit voir brusquement s’éteindre ton flambeau,
          O France ! Descends dans la tombe,
Et meurs libre ! Ton sort n’en sera pas moins beau !


5 octobre