« Si l’Aurore »

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Poèmes tragiquesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 82-84).






Si l’Aurore, toujours, de ses perles arrose
Cannes, gérofliers et maïs onduleux ;
Si le vent de la mer, qui monte aux pitons bleus,
Fait les bambous géants bruire dans l’air rose ;

Hors du nid frais blotti parmi les vétivers
Si la plume écarlate allume les feuillages ;
Si l’on entend frémir les abeilles sauvages
Sur les cloches de pourpre et les calices verts ;

Si le roucoulement des blondes tourterelles
Et les trilles aigus du cardinal siffleur
S’unissent çà et là sur la montagne en fleur
Au bruit de l’eau qui va mouvant les herbes grêles ;


Avec ses bardeaux roux jaspés de mousses d’or
Et sa varangue basse aux stores de Manille,
À l’ombre des manguiers où grimpe la vanille
Si la maison du cher aïeul repose encor ;

Ô doux oiseaux bercés sur l’aigrette des cannes,
Ô lumière, ô jeunesse, arome de nos bois,
Noirs ravins qui, le long de vos âpres parois,
Exhalez au soleil vos brumes diaphanes !

Salut ! Je vous salue, ô montagnes, ô cieux,
Du paradis perdu visions infinies,
Aurores et couchants, astres des nuits bénies,
Qui ne resplendirez jamais plus dans mes yeux !

Je vous salue, au bord de la tombe éternelle,
Rêve stérile, espoir aveugle, désir vain,
Mirages éclatants du mensonge divin
Que l’heure irrésistible emporte sur son aile !

Puisqu’il n’est, par delà nos moments révolus,
Que l’immuable oubli de nos mille chimères,
À quoi bon se troubler des choses éphémères ?
À quoi bon le souci d’être ou de n’être plus ?

J’ai goûté peu de joie, et j’ai l’âme assouvie
Des jours nouveaux non moins que des siècles anciens.
Dans le sable stérile où dorment tous les miens
Que ne puis-je finir le songe de ma vie !


Que ne puis-je, couché sous le chiendent amer,
Chair inerte, vouée au temps qui la dévore,
M’engloutir dans la nuit, qui n’aura point d’aurore,
Au grondement immense et morne de la mer !