À Bâtons Rompus

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À BÂTONS ROMPUS[1]


J’ai reçu tout récemment la visite d’un monsieur que je ne connaissais pas.

— « Moi, me dit-il, je vous connais depuis longtemps. Il y a bien une dizaine d’années que je vous ai entendu pour la première fois. Et je puis dire que, depuis cette époque, je vous ai entendu chaque fois que l’occasion s’en est présentée ».

J’exprimai à mon visiteur tout le plaisir que je ressentais à apprendre qu’il était un de mes auditeurs assidus. J’ajoutai que cette assurance me donnait à penser qu’il partageait les idées à la propagation desquelles je me consacre.

— « Comment donc ! me répondit-il. Je suis en parfaite communion d’idées avec vous et tout nos amis. Je lis tout ce qui paraît d’anarchiste. Je possède chez moi, dans une bibliothèque que renferme un placard de mon cabinet de travail, je possède tout ce qui a paru de libertaire depuis vingt ans ».

Et mon interlocuteur me cita des titres de volumes, de brochures, de publications périodiques et des noms d’auteurs. Il formula sur ces derniers et sur leurs œuvres des appréciations de nature si précise, que je n’hésitai plus à croire que j’avais affaire à un camarade d’idées.

Alors, la conversation prit un tour familier. Je demandai à mon nouvel ami comment il se faisait que je fusse resté si longtemps sans le connaître, et par suite de quelles circonstances il s’était décidé à me venir voir.

Voici ce qu’il me répondit :

« Je suis libertaire. Je déteste tout ce qui existe et les institutions sociales actuelles ne sauraient provoquer chez personne une exécration plus violente, un dégoût plus profond que la haine et le mépris qu’elles m’inspirent à moi même. Tout ce que vous ressentez, je le ressens : tout ce que vous exprimez, je le pense, et ce n’est pas d’hier, je vous prie de le croire, que je suis révolutionnaire. Si vous ne me connaissez pas, si personne ne me connaît — comme libertaire — c’est que ma situation me condamne, hélas ! au silence, à l’effacement. Je ne suis pas riche ; mais enfin, j’ai quelque aisance ; et, si je souffre énormément de ne rien dire de ce que je sens, de ce que je comprends, de ce que je veux, je me console en songeant qu’il ne résulterait pas grand bien de la petite besogne que je pourrais accomplir, et que le peu de propagande qu’il serait en mon pouvoir de faire ne compenserait pas la perte à peu près certaine de ma situation. »

— « Que faites-vous ? » lui demandai-je.

— « J’ai une situation, me dit-il — sans répondre bien nettement à ma question peut-être légèrement indiscrète, — qui me met en rapport avec un peu tout le monde. Bien rares, j’en suis sûr, sont ceux qui, dans le nombre, pensent comme vous et moi. Or, je dois ménager le public qui me fait vivre et il est certain que si je ne cachais pas rigoureusement mes convictions, avant peu ma situation serait compromise. Je comprends qu’un pauvre diable, un « sans le sou » ou encore un simple ouvrier expriment tout net leur façon de penser. Après tout, ils ne risquent pas grand’chose ; tout au plus courent-ils le danger d’être congédiés de l’usine ou de l’atelier ou ils travaillent. Eh bien ! le lendemain, ils ont la ressource de s’embaucher ailleurs !… »

— « Pardon, lui objectai-je, ne concevez-vous pas que risquer son salaire quand on ne possède pas d’autres moyens d’existence, c’est aussi grave que d’exposer sa situation quand on en a une, puisque la perte de ce salaire comme la perte de cette situation aboutissent au même résultat : jeter un homme sur le pavé ? Il est, parfois, plus difficile de retrouver un patron que de se refaire une clientèle. Et puis… une clientèle se compose d’un nombre plus ou moins considérable d’individus. À supposer que, par l’affirmation de ses idées révolutionnaires, un commerçant compromette ses affaires, il a mille moyens de recourir à des compensations ; tandis que le travailleur, l’ouvrier qui joue son travail sur une parole ou sur une attitude se trouve, peut se trouver, du soir au lendemain, sans occupation, sans abri, sans pain. »

Longtemps, mon interlocuteur discuta pour parvenir à me persuader qu’il trouvait bien et avait raison de trouver juste que les autres s’affirmassent, mais qu’il était bien et avait raison de trouver juste qu’il s’abstint lui-même de toute participation à l’œuvre commune de propagande et de révolution.

En vain, lui expliquai-je que des convictions qui se cachent sont nulles et stériles. En vain tentai-je de lui faire comprendre que l’inconscient est préférable au conscient qui n’agit pas, parce que l’ignorant d’aujourd’hui peut, si la lumière pénètre dans son intelligence, devenir un flambeau tandis que l’éclairé qui se couvre d’un éteignoir favorise l’universel obscurantisme ; le bonhomme resta figé dans sa manière de voir, jusqu’à ce que, prenant un air mystérieux, je lui glissai dans l’oreille ces mots confidentiels :

— « Mon cher Monsieur, une confidence en vaut une autre. Vous m’avez livré le secret de vos convictions intimes ; à mon tour de vous révéler un secret de la plus haute gravité. Ce secret n’est pas le mien ; mais à un homme qui, comme vous, se montre si prudent en affaires, j’estime qu’on peut, sans étourderie, tout dire. Eh bien ! sachez que M. Loubet, Président de la République, M. Fallières et M. Deschanel, président du Sénat et de la Chambre, MM. Waldeck-Rousseau, Galliffet, Lanessan, Millerand, Caillaux, Decraix, Monis et les autres ministres et leurs collègues, sachez que le Pape lui-même et la plupart des cardinaux et des prélats, sachez que bon nombre de nos généraux et de nos magistrats sont anarchistes. Ils le sont, n’en doutez pas ; et ils ont, pour l’être, les meilleures raisons du monde, car ils savent, mieux que qui que ce soit à quoi s’en tenir sur le compte des institutions sociales qui les font vivre ; donc, ils sont anarchistes. Mais se gardent bien de le dire, parce qu’ils ne se soucient pas de compromettre leur situation et de risquer leur avenir !… »

 

Mon visiteur comprit, sans doute, le sens et la portée de la petite leçon que je venais de lui infliger. Il saisit son chapeau, et partit en oubliant de m’accabler de ses protestations d’attachement et de ses poignées de main.

Je pense qu’il court encore…


  1. Sous ce titre, je publierai assez fréquemment de petites études sans prétention, et de forme humoristique, se rattachant à un point de doctrine ou de tactique, et contenant une critique ou un avis.