À George Sand (Leconte de Lisle, Premières poésies)

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Premières Poésies et Lettres intimes, Texte établi par Préface de B. Guinaudeau, Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 160-162).



À GEORGE SAND[1]


Lorsque de sa lumière harmonieuse et douce,
Le printemps parfumé réjouit dans la mousse
L’insecte anéanti longtemps par le sommeil,
Dans son frêle langage il bénit le soleil,
S’unissant par l’amour à l’hymne solennelle
Qu’exhale la nature en sa joie éternelle.
C’est ainsi que mon cœur, avec effusion,
T’offre tout bas l’encens de l’admiration,

Ô poète éclatant, âme que le génie
Fit d’un rayon d’amour, d’orgueil et d’harmonie,
Lyre où tombe un reflet de l’immortalité,
Qui chante dans l’extase et dans la majesté !...

Ah ! prêtresse de l’art, ta parole flamboie,
Ta parole est un ciel où mon âme se noie,
Un temple dont la base est faite de granit,
Où l’arabesque d’or à l’acanthe s’unit

Et dont le large dôme, inondé par la flamme,
Dans son ardent milieu voit rayonner ton âme,
Car le ravissement, d’un élan spacieux,
Entr’ouvre l’ombre humaine et révèle les cieux,
Quand l’esprit s’est plongé dans tes rêves splendides,
Indiana, Geneviève, ô mes anges candides,
Senteurs qui vous bercez dans l’ombre, et qui pleurez,
Toutes deux, miel divin pour les cœurs altérés,
Geneviève, Indiana, fleurs charmantes et frêles,
D’un Séraphin pensif formiez-vous les deux ailes,
Avant que dans son cœur le poète immortel.
Ne reçut vos parfums qui lui venaient du ciel.

Et toi, sublime esprit, éclair de son génie,
Mélange de beauté, de force et d’ironie,
Cœur éteint et brûlant, abîme, être inouï,
Dont le regard d’amour ou d’audace éblouit...
Création étrange, âme vierge et blasée,
Lelia, quelle es-tu, délirante pensée ?
Et toi, mystique Hélène, ô lyre que le vent
Fait vibrer dans les cieux comme un parfum vivant,
Hélène, réponds-nous, doux et profond mystère,..
Harmonieuse voix, es-tu bien de la terre ?

Ô Poète, pardonne à mon cœur enivré
De s’égarer ainsi dans ton rêve sacré ;
Pardonne, car de soi l’on n’a plus la mémoire,
Quand les faibles regards s’éblouissent de gloire ;

Car, lorsque de tes chants magnifiques et doux
Le retentissement se prolonge sur nous,
Il faut, tout débordant d’une extatique fièvre,
Se suspendre, pour vivre, au souffle de ta lèvre !
De l’abîme terrestre il faut surgir soudain,
Tendre d’intelligence à ton nom souverain,
Tremper sa plume aux feux dont la gloire t’inonde,
Et dire que sans toi périrait tout-un monde,
Le monde de l’esprit, orbe des divins airs,
Qui de toi, son soleil, reçoit ses mille éclairs !

  1. Le timbre de la poste, au revers de la feuille qui contient ces vers porte : Rennes, 27 sept. 1839.