À M. Cyprien Anot

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À
M. CYPRIEN ANOT.


J’ai lu tes vers depuis long-temps promis.
J’ai vu les uns comme de vieux amis,
Que l’on retrouve après deux ans d’absence ;
D’autres étaient inconnus à mes yeux ;
Mais j’ai béni l’instant délicieux
Qui m’a fait faire avec eux connaissance ;
Et désormais les vieux et les nouveaux
À mon estime auront des droits égaux.
De tes écrits, échappés de la presse,
J’ai parcouru le gracieux recueil,
Avec plaisir, peut-être avec orgueil.
Car, tu le sais, quand le Ciel, qui sans cesse
Me fait errer de climats en climats,
Au sol Rémois eut attaché mes pas,

Ta muse alors dans la source sacrée
Ne s’était pas encor désaltérée ;
Ton sein ardent ne s’était pas ouvert
Au charme heureux de l’ivresse lyrique ;
Et de lauriers ton front déjà couvert
N’avait pas ceint le laurier poétique.
Ta verve était cette fleur du désert,
Qui, retirée en son germe inodore,
Timide, attend un rayon du matin,
Pour exhaler les parfums de son sein ;
Ou mieux ce luth, à la corde sonore,
Qu’aucune main n’a fait vibrer encore ;
Mais qui, touché d’un doigt harmonieux
Va murmurer des sons mélodieux.

Le Dieu des vers d’une palme récente
Daignait alors ombrager mes cheveux.
Tout ébloui de ma gloire naissante,
À des lauriers, plus dignes de mes vœux,
Incessamment tu conviais ma lyre.
D’un doux espoir tu chatouillais mes sens,
Et tu voulais, ardent à me séduire,
Que Melpomène eût mon premier encens.
Tu le voulais, et tes conseils puissants,
De mon orgueil nourrissaient le délire.
Comme autrefois ce romain entêté,
Qui servant Rome et non pas l’équité,
Ne terminait sa harangue sauvage
Que par ces mots : Il faut perdre Carthage !
Au même but me ramenant toujours,
Pour irriter mon audace engourdie,
Tu couronnais chacun de tes discours
Par ce refrain : « Fais une tragédie. »
Je résistais ; mais enfin ton ardeur
S’insinua par degrés dans mon cœur.
Je n’osais seul courtiser Melpomène :
De tes efforts tu m’offris le concours ;
Avec transport j’acceptai ton secours ;

Un plan jaillit de ta verve soudaine,
Je l’adoptai ; puis nous entrons en veine ;
Puis ton génie, au bout de quelques jours
Eut accouché d’une première scène ;
Et nous voilà, de concert travaillant,
Nous partageant et la gloire et la peine,
Créant, tranchant, ajoutant, rhabillant,
Mêlant nos vœux, notre espoir et nos rimes,
Rivaux d’ardeur et de fécondité,
Et tous les deux, dans nos élans sublimes,
Courant de front à l’immortalité.
Tels deux, coursiers, prêts à lutter d’audace,
D’un œil avide ont mesuré l’espace,
Et, sous le fouet, côte à côte partant,
Volent au but, l’un l’autre s’excitant.

Tu t’en souviens : la phrase cadencée
Fut difficile à tes premiers essais ;
Tes vers souvent jaillirent imparfaits ;
Je me chargeais de rimer ta pensée.
Souvent aussi, par un juste retour,
Trouvant ma phrase obscure, embarrassée,
Tu t’efforçais d’y jeter quelque jour,
Et tu pensais mes rimes à ton tour.
Dieu ! qui peindrait ces moments de délice,
Où, dans ta chambre, en secret introduit,
Des nouveaux nés du jour ou de la nuit
Je régalais ta vanité complice !
Comme tes yeux s’animaient par degrés,
Quand d’une voix solennelle, énergique,
Qu’accompagnaient des gestes inspirés,
Je déroulais l’appareil emphatique
Des vers récents, de mon cerveau tirés !
Avec quel art et quelle complaisance,
Ma voix savait ralentir la cadence,
Et prolonger un débit fastueux,
Quand j’arrivais à l’hémistiche heureux,
Au mot frappant dont l’effet nécessaire
Devait forcer les bravos du parterre,

Et de la pièce emporter le succès !
D’un sûr triomphe accolant le présage,
Tu m’admirais : ivre de ton suffrage,
Pour t’admirer à mon tour j’écoutais.
Puis, sur la foi d’un mutuel hommage,
D’un long bonheur tous deux nous enivrant,
De tout un peuple à peine respirant
Nous nous formions la ravissante image ;
Dans tous les cœurs, unis pour s’attendrir,
De la pitié nous excitions les charmes ;
Toutes les mains s’empressaient d’applaudir,
Et tous les yeux laissaient tomber des larmes.
Songe enchanteur, ineffables plaisirs !
Oh ! que de fois ces aimables chimères
Ont embelli nos entretiens féconds !
Combien de fois dans l’ombre des vallons,
Au bord des bois, sur les monts solitaires,
Notre œuvre en main, nous avons écouté
L’écho lointain de la postérité,
Et les longs cris de la foule idolâtre
Qui se pressait sur les bancs du théâtre !
La gloire, hélas ! nous a manqué de foi ;
L’illusion s’est bientôt envolée :
Tu n’eus jamais que moi pour assemblée,
Et pour public je n’eus jamais que toi.
Que dis je ? un jour, jour de triste mémoire,
En grande pompe, en un cercle d’auteurs,
Qui, des succès justes dispensateurs.
Sont de la France et l’orgueil et la gloire,
À haute voix, nous lûmes tour à tour
L’unique objet de notre double amour.
Le premier acte emporta les suffrages,
Nous triomphions : le second moins parfait,
Ne peut ravir que de rares hommages ;
Sur le troisième, avec un air distrait,
On commençait de bâiller a la ronde ;
Le quatrième assomma l’intérêt,
Et le dernier endormit tout le monde

.

Tout était là, jusqu’au récit banal,
Espoir pompeux de tout drame classique ;
Surtout du nôtre, et jusqu’au trait final,
Qui touchait peu le savant tribunal ;
Car tous les fronts sous un poids léthargique
Tombaient penchés. Mais notre voix tragique
Repose enfin ; le monotone accent,
Par son murmure, au charme assoupissant,
Des auditeurs n’étourdit plus l’oreille ;
Et le silence en sursaut les réveille.
À ce signal, on se lève, et chacun
De nous donner son sentiment sincère,
Et ses avis, dont nous n’avions que faire ;
Car tout auteur (sans en excepter un),
Qui, réclamant une critique austère,
Lit son ouvrage aux auteurs ses pareils,
Veut de l’encens et non pas des conseils.
Beaucoup d’avis, des louanges avares,
Voilà pourtant les succès les moins rares :
Ce fut du moins le nôtre ce jour-là.
Dans un moment tout essuya l’orage :
Mœurs, actions ; sujet et cœtera.
Mais on sauva quelques vers du naufrage ;
On nous cita jusqu’à deux ou trois mots,
Que le public eût couvert de bravos.

Plus d’un poète aurait pensé peut-être
Que tel censeur, qui s’érigeait en maître
Blâmait tout haut, mais tout bas admirait ;
Que trop souvent, cachant sa laide image,
L’envie emprunte, en son dépit secret,
De l’équité l’inflexible langage ;
Que rarement un docte aréopage,
D’un sot écrit daigna porter l’arrêt,
Et qu’on avait reconnu dans l’ouvrage
Quelque talent, puisqu’on le censurait.
Mais nous sortions du fond de la province ;
Nos cœurs, nourris de modestes honneurs,

Avaient d’orgueil une dose assez mince ;
Ils ignoraient le poison des flatteurs.
D’un large encens les heureuses vapeurs,
N’avaient pas su, par leur vertu magique,
Fermer nos yeux au jour de la critique ;
Nous n’avions pas, ainsi que tant d’auteurs,
Acquis le droit d’ignorer nos erreurs.
Bref, il resta, pour nous chose très-claire,
Que notre ouvrage était défectueux,
Qu’un drame ainsi ne se fait pas à deux ;
Qu’un vaudeville, une fable légère,
Frêle avorton, et grotesque bâtard,
Que tout Paris enterre au boulevard,
Un roman même admet un double père ;
Mais que Corneille et Racine et Voltaire,
Composaient seuls leurs drames tout entiers,
Et n’ont jamais partagé leurs lauriers :
Qu’enfin Boileau, cet arbitre suprême,
Dont chaque jour les oracles cités
Servent de lois aux romantiques même,
En consacrant jadis trois unités,
En aurait dû faire une quatrième ;
Et pour la scène, en son code divin,
Prescrire aussi l’unité d’écrivain.
D’un tel oubli notre chute l’accuse.
Par cet essai, pour jamais rebuté,
Je crus devoir abdiquer, et ma muse
Fit banqueroute à la communauté.
Déshérité du tribut de mes veilles,
Veuf de nos vers, ton génie indompté,
Dans ce divorce, enfanta des merveilles.
Par les revers ton courage irrité
Seul renoua la fable mal ourdie ;
Fasse le ciel que ton drame vanté
Soit plus heureux que notre tragédie !
En attendant le moment souhaité,
Où tes travaux enrichiront la scène,

D’aimables vers échappés de ton cœur,
Tendres enfants de ta féconde veine,
Ont vu le jour, et leur charme vainqueur
A désarmé la critique inhumaine.

Amant tardif des immortelles sœurs,
En peu de temps tu gagnas leurs faveurs :
Bien avant toi j’entrai dans la carrière,
Et de bien loin tes pas m’ont devancé ;
C’est moi jadis qui t’ouvris la barrière,
Tu m’enviais et tu m’as surpassé ;
Déjà ton nom à grandir empressé,
Se mêle aux noms que la patrie honore ;
Et cependant je suis obscur encore.
J’ai quelque temps rêvé la gloire aussi ;
Mais de mes jours l’éclat s’est obscurci ;
Mon Esculape, effrayant mon audace,
M’a défendu l’air trop vif du Parnasse ;
Et, malgré moi, voulant me secourir,
Pour me sauver, m’ordonne de mourir.
Sous ses décrets j’ai fléchi, non sans peine,
Et j’ai juré, comme jure un amant,
De ne plus boire aux sources d’Hyppocrène :
Les Dieux, ainsi qu’on le dit sur la scène,
N’ont point d’autels pour un pareil serment[1].
Pour toi qui, plein de vie et de courage,
Ne languis pas sous un mal indompté ;
Qui, dans la fleur et la force de l’âge,
Ne vis jamais s’asseoir à ton côté
Un docteur sombre, armé d’un noir présage,
Qui, prononçant un arrêt redouté,
L’air menaçant, le front chargé de prose,
Jusqu’à ton cœur de gloire tourmenté,
Prétend porter la diète qu’il t’impose,

Du sentiment te mesure la dose,
Et t’assassine au nom de la santé.
À tes amours reste toujours fidèle ;
L’œil vers le but, où ton ardeur t’appelle,
Poursuis, atteins, devance tes rivaux ;
Cours d’un succès à des succès nouveaux ;
Plongé sans cesse en un charmant délire,
Échappe aux soins de ce monde pervers ;
Vois sous tes pieds s’abaisser l’Univers ;
Et que du moins, si j’ai brisé ma lyre,
Je me console, en admirant tes vers.


A. GAULMIER.


  1. Les dieux n’ont point d’autel pour un pareil serment.
    Ce vers est de M. Soumet, dans sa tragédie de Clytemnestre