À la femme que j’aurais aimée (Leconte de Lisle, Premières poésies)

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Premières Poésies et Lettres intimes, Texte établi par Préface de B. Guinaudeau, Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 75-76).
Rennes, 9 février 1839.


À LA FEMME QUE J’AURAIS AIMÉE


« L’ange replia ses
ailes et revêtit la forme
d’une créature hu-
maine. »
(Jean Paul.)

Oh ! la beauté visible est un présent du ciel !
Car, aux grands jours de l’art, la forme enchanteresse
     Pour amant choisit Raphaël ;
     Mais il est une autre richesse
Que notre cœur ému rêve souvent en vain :
Un céleste reflet, gracieux et sublime,
     Qui dérobe à tout œil humain
     Sa flamme et son parfum intime ;

Un regard enivrant de l’immortel amour,
Dernier rayon divin tombé sur la nature,
Le seul qui, dédaignant l’envie et l’imposture,
Ne soit pas dans les cieux remonté sans retour...

La rose a la jeunesse et l’aurore la flamme,
La gazelle a la grâce et l’aigle la flerté ;
Mais l’intérieure beauté
Pour son temple a choisi votre âme :
Et comme cette fleur aux parfums isolés,
Que son charme trahit avant qu’on la respire,
Elle brille en votre sourire,
Et s’épanche quand vous parlez.

Oh ! combien ne verraient que votre grâce humaine,
Votre regard, ensemble et doux et sérieux.
L’intime passion du geste impérieux,
Votre touchante voix, recueillie et sereine !...

Oh ! combien ne verraient sur votre front penseur
Qu’un morne abattement, une triste ironie,
Sans deviner que la douleur
Est la compagne du génie !
Sans voir que tous rayons de vos yeux envolés,
Tous parfums épanchés de votre âme profonde,
Pour vous seule ont quitté leur monde,
Des cieux brillants doux exilés !

Heureux donc est celui qui lit votre pensée !
Un invincible attrait le met à vos genoux...
Et l’amour du vrai beau, dans son âme oppressée,
Fait naître un autre amour plus ardent et plus doux !