À nos vers (Leconte de Lisle, Premières poésies)

La bibliothèque libre.
Premières Poésies et Lettres intimes, Texte établi par Préface de B. Guinaudeau, Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 186-187).


Rennes, novembre 1839.
À NOS VERS


Allez, frêles accents de nos âmes pensives,
Qui nous êtes si doux,
Allez mourir plus loin, ô notes fugitives,
Feuilles, envolez-vous !

Oh ! si les rossignols, ces lyres immortelles,
Protégeaient un seul jour
Votre destin fragile à l’ombre de leurs ailes,
Qu’au soleil de la gloire a fait briller l’amour,

Oh ! vous pourriez alors plus tard renaître encore
Et, plus harmonieux,
Aux plaines d’ici-bas chanter toute l’aurore,
Et le soir dans les cieux !

Mais non ; vous passerez comme deux voix amies,
Qui loin d’autres accents, loin du bruit d’autres pas,
De doux rêves, d’espoirs, d’illusions flétries
S’entretiennent tout bas ;


Comme deux souffles purs au vallon solitaire,
Qui confondent leur plainte et leur essor léger,
Deux fleurs que les destins ont uni sur la terre
Et qui rendent au ciel un parfum passager ;

Vous passerez sans gloire et non pas sans ivresse :
Pour sourire et pleurer il faut joie et douleur,
Et vous avez connu l’amour et la jeunesse,
Ô vous, sourire et pleur !

La vie est un chemin ou lumineux ou sombre :
Force ou fragilité,
Allez donc dans Fespoir et dans l’humilité,
Le sourire est rayon et la tristesse est ombre !

L’oiseau dont le printemps fait éclater la voix,
Qui voltige, inconstant, au parfumé feuillage,
Laisse-t-il un écho ? la brise dans les bois,
Trace de son passage ?

Non ; l’accent de l’oiseau naît, s’élance et se perd ;
La brise aux ailes fraîches
Ne fait que s’envoler et, sur les feuilles sèches,
Souffle le vieil hiver.

Allez donc, frêles chants de nos âmes pensives,
Qui nous êtes si doux ;
Allez mourir plus loin, ô notes fugitives.
Feuilles, envolez-vous !