À se tordre/En voyage

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À se tordrePaul Ollendorff (p. 253-259).

EN VOYAGE

simples notes


À l’encontre de beaucoup de personnes que je pourrais nommer, je préfère m’introduire dans un compartiment déjà presque plein que dans un autre qui serait à peu près vide.

Pour plusieurs raisons.

D’abord, ça embête les gens.

Êtes-vous comme moi ? j’adore embêter les gens, parce que les gens sont tous des sales types qui me dégoûtent.

En voilà des sales types, les gens !

Et puis, j’aime beaucoup entendre dire des bêtises autour de moi, et Dieu sait si les gens sont bêtes ! Avez-vous remarqué ?

Enfin, je préfère le compartiment plein au compartiment vide, parce que ce manque de confortable macère ma chair, blinde mon cœur, armure mon âme, en vue des rudes combats pour la vie (struggles for life).

Voilà pourquoi, pas plus tard qu’avant-hier, je pénétrais dans un wagon où toutes les places étaient occupées, sauf une dont je m’emparai, non sans joie.

Une seconde raison (et c’est peut-être la bonne) m’incitait à pénétrer dans ce compartiment plutôt que dans un autre, c’est que les autres étaient aussi bondés que celui-là.

Cet événement, auquel j’attache sans doute une importance démesurée, se passait à une petite station dont vous permettrez que je taise le nom, car elle dessert un pays des plus giboyeux et encore peu exploré.


Parmi les voyageurs de mon wagon, je citerai :

Deux jeunes amoureux, grands souhaiteurs de tunnels, la main dans la main, les yeux dans les yeux. Une idylle !

Cela me rappelle ma tendre jouvence. Une larme sourd[1] de mes yeux et, après avoir trembloté un instant à mes cils, coule au long de mes joues amaigries pour s’engouffrer dans les broussailles de ma rude moustache.

Continuez, les amoureux, aimez-vous bien, et toi, jeune homme, mets longtemps ta main dans celle de ta maîtresse, cela vaut mieux que de la lui mettre sur la figure, surtout brutalement.

À côté des amants s’étale un ecclésiastique gras et sans distinction, sur la soutane duquel on peut apercevoir des résidus d’anciennes sauces projetées là par suite de négligence en mangeant.

À votre place, monsieur le curé, je détournerais quelques fonds du denier de Saint-Pierre pour m’acheter des serviettes.

Près de l’ecclésiastique, un jeune peintre très gentil, dont j’ai fait la connaissance depuis.

Beaucoup de talent et très rigolo.

Près de la portière, un monsieur et son fils.

Le monsieur frise la quarantaine, le petit garçon a vu s’épanouir, cette année, son sixième printemps. Pauvre petit bougre !

Le père profite des heures de voyage pour inculquer la grammaire à son rejeton. Ils en sont au Pluriel, au terrible Pluriel.

Les mots en al font aux, excepté chacal et quelques autres que j’ai oubliés.

Les mots en ail aussi, excepté éventail et quelques autres dont la souvenance a disparu de mon cerveau.

Quand l’infortuné crapaud s’est fourré dans sa pauvre petite caboche la règle et ses exceptions, le professeur passe aux exemples, et c’est là qu’il apparaît dans toute sa beauté.

L’enfant tient une ardoise sur ses genoux et un crayon à la main.

— Tu vas me mettre ça au pluriel.

— Oui, papa.

— Fais bien attention.

— Oui, papa.

Le chacal, cet épouvantail du bétail, s’introduit dans un soupirail.

À ce moment, le jeune peintre me regarde, je regarde le jeune peintre, et, malgré mon sang-froid bien connu, j’éclate de rire et lui aussi.

Le père-professeur, tout à sa leçon, ne devine pas la cause de notre hilarité et continue.

Voici maintenant les mots en ou, dont certains prennent au pluriel un s, d’autres un x.

J’attends l’exemple. Il ne tarde pas :

Le pou est le joujou et le bijou du sapajou.

Le petit fait une distribution judicieuse d’s et d’x, et nous passons à la géographie.

Non, vous n’avez pas idée de la quantité énorme de fleuves qui se jettent dans la Méditerranée !

Il me semble que, de mon temps, il n’y en avait pas tant que ça.

Mon ami l’artiste me demande gravement comment, recevant toute cette eau, la Méditerranée ne déborde pas.

Je lui fais cette réponse classique : que la Providence a prévu cette catastrophe et mis des éponges dans la mer.

Le petit, qui nous a entendus, demande à son père si c’est vrai.

Le père, interloqué, hausse imperceptiblement les épaules, ne répond pas, et déclare la leçon terminée.

Encouragés par ce résultat, nous tâchons d’inculquer au petit garçon quelques faux principes.

— Savez-vous, mon jeune ami, pourquoi la mer, bien qu’alimentée par l’eau douce des rivières, est salée ?

— Non, monsieur.

— Eh bien, c’est parce qu’il y a des morues dedans.

— Ah ?

— Et l’ardoise que vous avez là sur vos genoux, savez-vous d’où elle vient ?

— Non, monsieur.

— Eh ! elle vient d’Angers, et c’est même pour ça que le métier de couvreur est si dangereux.

À ce moment, le père intervient et nous prie de ne pas fausser le jugement de son fils.

Nous répliquons avec aigreur :

— Avec ça que vous n’êtes pas le premier à le lui fausser, quand vous lui faites écrire que les poux sont les joujoux et les bijoux des sapajoux ! Si vous croyez que ça ferait plaisir à Buffon d’entendre de telles hérésies !


Nous entrons en gare.

Il était temps !


  1. Il est malheureux que cette expression vieillisse, car elle est significative et utile. Amyot s’en est servi dans sa traduction de Daphnis et Chloé : « Il y avait en ce quartier-là une caverne que l’on appelait la caverne des Nymphes, qui était une grande et grosse roche, au fond de laquelle sourdait une fontaine qui faisait un ruisseau dont était arrosé le beau pré verdoyant. »