À travers la Roumanie/02

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À travers la Roumanie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 73-111).
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À TRAVERS LA ROUMANIE

II

JUIFS ET PAYSANS[1]


« Quand partez-vous pour la Moldavie ? — Demain. — Vous allez y étudier la question juive ? » Mon interlocuteur est un sénateur moldave très antisémite, et qui afferme ses propriétés à un Juif. Je lui réponds : « À Dieu ne plaise ! Étudier la question juive, cher monsieur, vous n’y pensez pas ! Encore si j’appartenais à l’Académie des Sciences morales et politiques, on excuserait ma témérité en faveur de ma compétence. Mais, simple voyageur, il ne me convient pas de trancher de l’économiste ou du philosophe. — Mais, puisque vous allez en Moldavie, vous étudierez la question juive. — Pas plus que je ne l’ai fait lorsque j’ai parcouru la Valachie. — Ce n’est pas la même chose ! Des 68 000 Israélites établis en Valachie, 43 000 résident à Bucarest, où ils se fondent dans la population commerçante. L’artisan et le paysan des campagnes valaques ont résisté jusqu’ici à l’invasion. Mais, sur les 360 000 habitans des villes moldaves, nous comptons 140 000 Juifs, et les bourgs en sont remplis. — Bon : je visiterai vos couvens. Votre ami, M. Vasesco, qui est le plus sympathique des hommes et le plus hospitalier, m’a invité dans ses propriétés du Nord. — Il vous entretiendra des Juifs. — Il m’a prévenu que quiconque prononçait ce nom sous son toit était mis à l’amende. — Preuve qu’on y pense beaucoup. Et après ? — Après, j’irai voir M. Carp, s’il consent à me recevoir. — Carp ! Le pauvre ! Il vous protestera que les Juifs sont de petits agneaux. Et après ? — Je descendrai jusqu’aux embouchures du Danube, aux steppes de la Dobrodja, où je trouverai des Turcs, des Bulgares, des Allemands, des Grecs, des Lippovans, des Arméniens, des Tatars … — Et des Juifs ! Et qu’écrirez-vous, je vous prie, de la Moldavie ? Qu’elle est peuplée de Tatars ? — Je ne serais pas le premier à le dire : vous avez des gens qui prétendent que beaucoup de vos Juifs sont d’anciennes tribus tatares converties à la loi mosaïque. — On calomnie les Tatars … Croyez-m’en, allez en Moldavie et racontez bonnement ce que vous y aurez vu. Vous ne ferez ni économie politique, ni polémique, ni philosophie. Vous risquerez de mécontenter tout le monde, mais on vous en voudrait peut-être davantage de ne mécontenter personne … »

i. — synagogues et hôpital

J’arrivai un samedi matin à Neamtsu, petite ville de huit mille âmes. Les samedis moldaves ressemblent aux dimanches anglais. La ville mal bâtie, qui commence comme un hameau et finit comme une bourgade, était livrée au soleil, aux mouches et à la poussière. Sur la place du marché, deux Roumains se promenaient mélancoliquement autour d’une pile de melons. Les échoppes étaient fermées ; les épiceries et les boucheries étaient fermées ; des cabarets même étaient fermés. Les chiens désœuvrés venaient renifler aux interstices des volets clos. Mais des différens points de la ville, on entendait, à brusques intervalles, des explosions de cris sauvages. Les douze synagogues célébraient le sabbat.

Je n’ai rien vu au premier abord de plus repoussant que ces synagogues, rien qui réponde moins à l’idée que je me forme d’un culte religieux ; non, rien, pas même dans les affreux greniers des pagodes chinoises. Représentez-vous une vieille salle d’école mal aérée, jamais balayée, empestée d’ail, pleine de gens assis ou debout, le chapeau enfoncé jusqu’aux oreilles, quelques-uns ayant jeté sur leur tête et leurs épaules un morceau de tapis rayé, luisant de graisse. Le rabbin, devant son pupitre, leur tourne le dos et lit à haute voix, pendant qu’ils causent, discutent, se déplacent, semblent traiter leurs affaires. Et soudain, au moment où la voix du rabbin, qui s’entendait à peine, ne s’entend plus, tous ces gens éclatent en hurlemens et en vociférations. Ils passent du brouhaba au charivari. Et je confesse que cette façon de louer Dieu m’a profondément étonné.

Mais la scène prit bientôt à mes yeux une sorte d’intérêt dramatique. Ce n’était pas une simple assemblée de fidèles qui fourmillait dans cette masure : c’était une armée en marche. Ce prêtre, encapuchonné d’un voile brillant, la tête en arrière, la barbe presque horizontale, drapé de blanc comme l’Arabe dans son burnous, avait l’air, tout immobile qu’il fût, de marcher à la conquête d’une terre promise. Derrière lui, la foule arrêtée un instant, pour établir ses comptes et supputer ses gains, repartait sur des clameurs de guerre.

Les vieillards de la tribu, ceux qui gardent la longue lévite et qui portent encore les boucles de cheveux ondulées tombant jusqu’au menton, occupaient une autre synagogue, toute petite, rayon née de casiers en bois blanc et d’in-folio déchiquetés Ils ne criaient ni ne chantaient ; mais, penchés sur une table où s’étalait leur barbe grise, ces docteurs de la cabale feuilletaient des grimoires que les rats avaient rongés et semblaient y déchiffrer les destinées de leur peuple.

Toutes ces synagogues avaient l’air de baraquemens dressés à la hâte ; et le soleil et le vaste silence faisaient autour d’elles l’immensité du désert.

Des huit mille habitans de Neamtsu, environ trois mille cinq cents sont israélites : assez faible proportion pour une ville moldave. Je ne sais encore s’ils sont persécutés, mais j’affirme qu’on ne les réduit pas à prier dans des catacombes.

Pendant que le vacarme continuait, nous allâmes visiter l’hôpital. C’est le seul monument de la ville, et elle le doit aux religieux d’un grand monastère du voisinage. — « Avez-vous du cœur au ventre ? me dit le médecin, un de ces médecins à la forte carrure qui ne marchandent pas aux malades le cordial de leur belle humeur. Voulez-vous m’accompagner dans ma visite ? Vous y verrez en raccourci toutes les misères de nos campagnes. » — Je le suivis. L’hôpital ne dispose que de cinquante lits. Sur cent malheureux qui s’y présentent, on en prend deux ou trois. Ces élus sont souvent des désespérés. Ils viennent y mourir de l’infection qui grandit dans leurs villages et que leur apporta l’invasion des armées étrangères. Mais ce qui me remplit d’horreur et de pitié, ce fut le spectacle d’une salle de pellagreux.

Cette terrible maladie des campagnes roumaines et surtout moldaves frappe indifféremment l’homme, le vieillard ou l’adolescent. Elle se tient embusquée sous le toit pourri des chaumières ; elle égrène de ses doigts empoisonnés le maïs des années mauvaises ; elle guette le paysan à la sortie des auberges. Avant de le terrasser, elle se fait souvent sa compagne et marche des années et des années dans son ombre. Elle n’est pas pressée ; elle est même paresseuse. Son premier contact laisse de petites gerçures, et d’avoir mordillé la peau lui suffit. L’automne vient : elle se repose. L’hiver, elle dort. Toute la famille est là, tassée autour du poêle en terre. La pellagre dort sur le lit des parens ou des enfans, et ne gêne personne. Cependant le jeune homme est pris, sans cause apparente, d’un vertige de lassitude qui lui décolore la vie. La mère regarde ses petits et, le cœur vide, se sent très loin d’eux. Le vieux qui remâchait ses souvenirs s’aperçoit qu’ils ont perdu leur saveur. Les yeux ne se tournent plus vers l’horizon pour y épier les indices du printemps : ils s’attachent obstinément au sol noir de la chaumière, comme si tout l’avenir y germait. Cela ne dure pas. On secoue ce malaise. On se dit : « C’est la faute de la bise que nous envoie la Russie. » La Russie est innocente : le souffle de la pellagre endormie s’est un instant mêlé à leurs haleines. Et quand le printemps sourit, elle se réveille. Elle s’étire aux premiers bourgeons. Le paysan la trouve derrière ses bœufs, et ses sandales lui pèsent comme des souliers de plomb. De jour en jour plus morne et plus hébété, il porte en lui une effrayante solitude où se lève le fantôme du suicide. Ses regards sont immobiles et ternes. Ses lèvres ne se desserrent qu’à la rencontre du verre d’eau-de-vie. Et l’ivresse ne le détache pas de son silence. Le maïs dont il fait presque sa seule nourriture, — le malheureux se réserve d’ordinaire son plus mauvais maïs et vend le meilleur, — l’abus de l’alcool, l’observance de tous les jeûnes, l’ignorance de l’hygiène, l’acheminent à cette salle d’hôpital où j’ai vu des femmes, des hommes, un enfant, la prunelle fixe, les lèvres soudées, plus rigides que des morts, le drap relevé jusqu’au menton et comme hallucinés par sa blancheur de suaire. J’ai visité des maisons de fous, et je n’ai pas souvenance d’avoir surpris si visiblement dans les yeux de l’homme l’idée de sa propre destruction.

— Tenez, me dit le médecin en continuant sa promenade, vous pourrez dire que nous soignons les Juifs et gratis. Il n’est pas inutile de l’observer, puisqu’on nous traite de persécuteurs. Voici une vieille Juive qui a le corps perclus de rhumatismes.

Je lui demandai si la population israélite souffrait aussi de la pellagre. — « Non, me répondit-il, l’Israélite a bien plus d’hygiène que le paysan roumain, et une alimentation beaucoup plus saine. Il mange de la viande et ne boit pas. Qu’un de ses enfans tombe malade, le Juif court chercher le médecin et dépense, s’il le faut, jusqu’à ses dernières économies. C’est une des raisons qui vous expliquent que l’accroissement des Juifs en Moldavie, depuis 1850, est d’environ cent pour cent, tandis que celui des Moldaves ne dépasse pas soixante. Et nos paysans n’ont pourtant à payer ni le docteur ni les remèdes ! Il est vrai que nous ne sommes pas assez nombreux, mais ils ne songent guère à s’en plaindre. Ils font si bon ménage avec la maladie qu’ils ont toujours peur de la contrarier. »

C’était l’heure de la consultation. Son antichambre se remplissait de détresse et d’angoisse. — « Ah ! me dit-il, ceux-là n’en peuvent plus. Et je vais être obligé de les repousser ! Je n’ai qu’un lit de disponible. Quelle misère ! »

Il me serra la main, et, d’un air de tristesse qu’il n’avait pas au chevet de ses malades, il entra dans son cabinet.

ii. — un bachelier de moldavie

Je quittai à regret le sous-préfet de Neamtsu et sa charmante femme, directrice de l’École, qui m’avaient si gracieusement accueilli dans leur petite maison tapissée de fleurs ; et, recommandé à leur collègue de Piatra, je partis en voiture pour le chef-lieu du district. Le hasard me donna comme compagnon de route le fils d’un pope, un gros étudiant campagnard dont la conversation me divertit extrêmement. Avec cette douce familiarité qui est un des attraits de la vie roumaine, il me mit la main sur le bras et me dit : « Connaissez-vous M. Jaurès ? En voilà un homme que j’aime ! Et M. Guesde ? Et M. Combes ? Oh ! M. Combes ! je l’aime encore plus. Quels hommes ! Êtes-vous heureux en France de les avoir ! — Vous n’en avez pas idée, lui dis-je. Mais il me semble que vous êtes socialiste. » Il m’expliqua que, s’il ne l’était pas encore, il avait bonne espérance de le devenir.

Là-dessus, nous rencontrâmes une division d’artillerie qui s’en allait aux manœuvres, et notre voiture dut se ranger sur le bord du fossé. Des officiers défilaient au pas dans un nuage de poussière, et je les entendais qui causaient en français : « Bon ! s’écria mon étudiant, ces gens-là ne se dépêcheront pas ! Ça leur est bien égal que nous avalions leur poussière. Et regardez les pauvres hères perchés sur leurs caissons ! Est-ce une vie de traîner ainsi du bronze sur les routes ? — Vous ne me paraissez pas, lui dis-je, apprécier les institutions militaires. — Moi, fit-il énergiquement, je suis antimilitariste : c’est pourquoi j’aime tant le socialisme. »

L’infâme poussière des officiers et du train des équipages nous ayant desséché la gorge, je lui proposai de descendre à une auberge qui se dressait, solitaire, à mi-chemin de Piatra. Elle était relativement propre. L’aubergiste, un Juif, nous ouvrit sa chambre, une petite pièce décorée de tapisseries comme les pièces roumaines et nous servit cet alcool de maïs qu’on nomme la souika, et dont s’enivrent les paysans. Je n’y eus pas goûté que j’eus la bouche emportée d’une acre brûlure. « Ce n’est pas de l’eau-de-vie, m’écriai-je, c’est du poison ! » Mon étudiant qui avait lampé son verre faisait la grimace. « Elle est un peu rude, dit-il ; mais les paysans la préfèrent ainsi. Notre cocher en est à son troisième verre et s’en lèche les moustaches. » Il me souvint d’avoir lu dans un rapport de M. Ernest Desjardins paru en 1867 sur les Juifs de Moldavie que l’eau-de-vie vendue aux paysans moldaves était frelatée de vitriol. Et ma petite expérience me persuadait que depuis quarante ans la fabrication n’en avait pas changé.

La porte de l’auberge s’entre-bâilla et une paysanne se glissa vers le comptoir où elle posa un panier. Le cabaretier, qui s’était approché sans mot dire, l’ouvrit et y prit délicatement une douzaine d’œufs et une bouteille vide. Je le vis soupeser les œufs, les flairer, les observer à la lumière, puis les placer un à un dans une caisse où d’autres œufs étaient déjà rangés. La femme silencieuse suivait ses gestes. Il revint au comptoir, versa dans la bouteille quatre mesures d’eau-de-vie, s’aperçut qu’il s’était trompé, en retira la valeur d’un petit verre, et la rendit enfin à la femme qui balbutia un remerciement et s’esquiva. Son mari devait être absent : elle en profitait pour liquider ses œufs. La pensée de l’ignoble mélange qu’elle emportait dans son panier me soulevait le cœur.

— À qui la faute ? me dit mon étudiant. Croyez-vous que les cabaretiers roumains se privent d’en débiter ? On accuse toujours les Juifs de la misère des paysans : ce n’est pas juste. Ils leur vendent de mauvaises drogues, mais ils n’ont pas les moyens de leur en vendre de bonnes. Je ne vois pas pourquoi je ne les aimerais pas. Ils ont deux jambes, deux bras, un cœur et une tête comme nous. Ne faut-il pas qu’ils vivent ? Vivent les Juifs et vivent les socialistes ! — Qui donc, lui dis-je en riant, déplorait que la jeunesse de votre pays fût désenchantée ? Vous avez de généreux enthousiasmes. — J’en ai d’autres encore, fit-il avec un coup d’œil malin. » Mais je ne jugeai pas à propos de le pousser sur ses plus secrètes ferveurs …

iii. — dans une confiserie de piatra

C’est à Piatra, dans cette jolie ville peinte au creux des montagnes, que j’eus la plus forte impression peut-être de l’étrange état social des cités moldaves. Le même spectacle m’y apparaissait que dans les villes cynghalaises, cochinchinoises ou de l’archipel des Philippines : d’un côté, une population indigène qui conserve ses usages, ses rites, son esprit, ses dieux ; de l’autre, une société de conquérans et de colons qui se contente de gouverner et d’exploiter le travail des indigènes. Mais ici, quelle différence ! Ce sont les indigènes qui gouvernent et les colons qui forment le gros de la population. Il semblerait que cette terre appartînt aux Juifs et fût conquise par les Roumains. Elle appartient aux Roumains et elle est accaparée par les Juifs. Les conquérans qui d’ordinaire imposent leurs lois aux premiers habitans du sol subissent ici les lois de ces premiers habitans. Ils sont le nombre, ils sont la force, ils possèdent presque tout, sauf le droit de tout posséder. Les parias ont une patrie : ils n’en ont pas. Les étrangers se réclament d’un ministre ou d’un consul : ils n’ont ni consul ni ministre. Aucun drapeau ne les couvre. Ils vivent en marge des nations. Et cependant on les devine très assurés de leur puissance et très délibérés dans leur allure. Il se pourrait que ce fussent les citoyens de l’Europe.

La ville de Piatra reçoit une éternelle gaîté de son impétueuse et charmante Bistritza qui descend des montagnes en galopant sur les pierres. Toute la saison, des radeaux de bois en descendent avec elle. Ils courent sur l’écume des vagues, rasent les écueils, et, sous la main de leurs flotteurs, se jouent des rocs et des rapides. Ce sont les jeux du cœur de l’été. Piatra entend leurs rires. Là-haut, dans ces montagnes bleues, la race est plus saine, l’homme plus énergique ; les femmes savent encore se parer des beaux costumes d’autrefois. Et, comme les villes ont souvent l’âme de leurs rivières, Piatra aime les secousses du plaisir et les rêves légers qu’emporte la vie.

Mais, le samedi soir, Piatra est morose, ou, pour mieux dire, Piatra a la physionomie de ces masques dont tout un côté sourit et dont l’autre se renfrogne. Ce n’est pas que les magasins soient fermés, puisqu’on a fait ses provisions la veille et que d’ailleurs, à la tombée de la nuit, le sabbat terminé, quelques boutiques allument, et qu’enfin les cafés et les confiseries restent ouverts. Ce n’est pas non plus que les musiques se taisent, car dans le délicieux petit jardin public, que la Bistritza éclaire à l’électricité, l’orchestre des tsiganes mène un glorieux tapage. Mais le Piatra roumain s’estime engagé d’honneur à quitter le trottoir au Piatra israélite et à lui abandonner le concert. Et le Piatra israélite n’a pas l’air de sentir le moins du monde l’excès de délicatesse du Piatra roumain. Point de souquenilles ni de sordides lévites ; rien de « ces sacs de cuir noir roulés dans l’huile et le cambouis, » comme un voyageur définissait autrefois les Juifs moldaves : une société pimpante, des toilettes claires, les hommes très corrects, les femmes très coquettes, une multitude de jeunes filles qui réalisent l’expression roumaine « que leur corps a été passé par un anneau » et dont les yeux en amande justifient la présence de quelques officiers égarés en ce monde sémite. C’est pour lui que les tables sont dressées devant le kiosque illuminé ; pour lui, que les tsiganes tirent de leurs violons des sons qu’ils semblent arracher de leur âme.

Je suis absorbé dans une allée sombre par deux promeneurs qui rôdent autour de la fête d’un air aussi lamentable que deux pêcheurs à la ligne autour de leur place indûment occupée. Ils me connaissent de ouï-dire et sont heureux d’avoir un étranger témoin de leur infortune : « Vous le voyez, gémit l’un ; ils nous ont pris nos chaises, nos tables … Nous ne pouvons même pas boire un bock le samedi soir, en écoutant la musique ! Tout est à eux, tout. — Ce n’est encore rien, dit l’autre : mais ils m’ont pris mon nom ! — Ils vous ont pris votre nom ? — Eh ! n’ont-ils pas l’habitude de changer leur nom allemand en nom roumain ? Je m’appelle Cheresco : un certain Grumfeld a jugé bon de s’appeler Cheresco, lui aussi. Je le poursuis. Il fait observer au tribunal qu’il écrit Chedesco. Le tribunal lui donne raison et le coquin s’empresse de reprendre mon r sur ses cartes. Et tous les ans la Roumanie s’enrichit d’un nouveau petit Cheresco. Entendez-vous ce morveux qui piaille ? Ça doit en être un ! »

On proposa de se réfugier à la confiserie, et, là, d’autres victimes du sabbat rejoignirent notre groupe. Un propriétaire des environs disait : — Les Juifs sont paresseux : l’an dernier, pendant qu’on battait le blé dans ma ferme, des émigrans juifs qui mouraient de faim arrivèrent. Je les embauchai, et, quand ils eurent mangé, je les mis à la besogne. Deux heures après, ils se plaignirent que l’ouvrage était trop dur et me tirèrent leur révérence. — Oui, fit un médecin, je les crois incapables d’un long effort physique. Et leur faiblesse musculaire les rend plus dangereux encore dans un pays agricole qui manque d’agriculteurs. Au lieu de labourer la terre, ils vivent sur ceux qui la labourent. — Mais aussi, reprit le propriétaire, nos paysans sont des enfans imbéciles. Il leur faut des tuteurs qui les forcent d’assoler, de planter, d’enfoncer la charrue dans un sol qu’ils se contentent d’égratigner … — Et surtout, interrompit le médecin, de semer un autre maïs que ce maïs de rebut qui leur altère le sang. — L’Administration s’en désintéresse ! dit un jeune homme. — Je vous demande pardon, répondit un fonctionnaire de la préfecture : l’Administration plante des arbres le long des routes ; mais les paysans les coupent pour s’en faire des bâtons. — Ils ont bien besoin de bâtons ! s’écria le jeune homme. Comprenez-vous qu’ils rossent quelquefois le notaire, le percepteur, qu’ils rossent leurs femmes, qu’ils se rossent eux-mêmes et qu’ils ne rossent jamais le Juif ! — Je ne sais pas, dit un vieux petit monsieur adonné aux sciences occultes, je ne sais pas si l’on ne pourrait expliquer l’indifférence de nos paysans à l’égard de ceux qui les volent par une espèce de possession magique. Ce sont des gens envoûtés. Le Juif leur jette des sorts et particulièrement à leurs femmes. — Bah ! s’écria le médecin, c’est l’eau-de-vie la grande sorcière !

— Messieurs, dit un ingénieur, permettez-moi de vous conter une histoire. L’année dernière, je gagnais Vaslui, et j’en étais encore à deux bonnes lieues, lorsque, à la porte d’un village, mon cheval s’abattit et mon essieu se cassa. La bête était fourbue ; la voiture exigeait une longue réparation, et je devais à tout prix arriver avant la nuit noire. J’avisai une assez belle ferme et je demandai au paysan de me conduire à la ville. Il prétexta que son cheval avait mal au pied, et toutes mes insistances, voire l’appât d’une pièce de cinq francs, ne purent vaincre son refus. Le crépuscule tombait. Que devenir dans ce village avec mon cheval hors de service et mon essieu rompu ? J’entrai chez le Juif. Son auberge était la seule maison ouverte, la seule où je fusse assuré d’un bon accueil. Je n’y étais pas assis que, s’avançant et me saluant jusqu’à terre, le gaillard me dit : « Votre Seigneurie est bien ennuyée. Votre Seigneurie voudrait arriver à la ville avant la nuit noire. Votre Seigneurie est ingénieur, et ses chefs attendent Votre Seigneurie. » Je ne m’étonnai point qu’il sût aussi bien que moi qui j’étais, où j’allais et pourquoi j’y allais. Autant vaudrait s’étonner que le Pruth se jetât dans le Danube ! Tant qu’il y aura un voyageur et un Juif sous le ciel, le Juif connaîtra le nom, l’âge, les fonctions, la provenance, l’itinéraire et le but du voyageur. C’est une loi de la nature encore mal expliquée, mais admirablement observée. Je lui répondis donc : « En effet, Ma Seigneurie est désolée. Comme tu l’as dit, mes chefs m’attendent, et je ne trouve ni cheval ni voiture. » Il sourit doucement. « S’il plaît à Votre Seigneurie que j’en fasse mon affaire, dans une heure d’ici Votre Seigneurie sera à la ville. — Soit. Combien ? — Ce sera quatre francs pour Votre Seigneurie. » Il s’éclipsa, et, dix minutes après, je n’en crus pas mes oreilles, quand un bruit de voiture s’arrêta devant l’auberge. En dix minutes, il avait décidé un paysan, et le paysan avait attelé ! C’était prodigieux, et je ne fus pas éloigné de penser que mon Juif était sorcier, qu’il avait prévu mon accident et tenu prête une carriole. Mais ma surprise se changea en stupeur, lorsque je reconnus dans l’homme qui conduisait la voiture le même paysan qui m’avait si obstinément refusé, et dont le cheval prétendu boiteux se mit à trotter allègrement.

— Voilà une preuve de fascination, interrompit le petit monsieur en hochant la tête.

— Ne vous hâtez pas de conclure, poursuivit l’ingénieur. Quand nous fûmes hors du village, je demandai au paysan qui se taisait : « Combien le Juif te donne-t-il pour me mener à Vaslui ? — Trois francs, répondit-il. — Tu es donc fou ! m’écriai-je. Je t’en offrais cinq. Voyons, explique-toi. » Et il s’expliqua très simplement : « Je ne vous dois rien, à vous, me dit-il. Pourquoi me serais-je dérangé, puisque j’avais de la besogne au logis ? Mais je connais le Juif ; je le connais depuis dix ans. Je ne pourrais pas vivre, s’il n’était là. Quand ma récolte est mauvaise, il me prête de l’argent. Quand un de mes enfans meurt, c’est lui qui m’aide à payer les frais d’enterrement. Il comprend la vie. Il nous procure tout ce dont nous avons besoin. Ce n’est pas un méchant homme. Et l’on est bien obligé de faire quelque chose pour lui. » Je n’avais rien à objecter ; je gardai le silence.

— Comment ! s’écria le jeune homme. Je lui aurais dit, moi, que cet usurier juif abusait de sa candeur et le pillait effrontément. — À quoi bon ? reprit l’ingénieur. Êtes-vous sûr qu’un autre aubergiste montrerait plus de scrupules et autant d’obligeance ? — Il serait Roumain comme nous, répliqua le propriétaire. — Je conviens que cela vaudrait infiniment mieux, dit l’ingénieur. Mais de quel droit reprocherais-je au paysan de s’abandonner au Juif, quand je lui donne l’exemple de la même confiance ou du même aveuglement ? Les huit mille Juifs de Piatra, que font-ils, sinon de nous servir et, quelquefois aussi, de nous aider à payer nos frais d’enterrement ? Pouvez-vous affirmer que ce que vous buvez en ce moment n’ait pas été brassé par un Juif ? Que le verre, où vous le buvez, n’ait pas été fabriqué par un Juif ? Que le costume que vous portez n’ait pas été coupé par un Juif, et que cette pièce d’argent, dont vous me permettrez de régler nos consommations, ne soit pas sortie d’une banque juive ? — Alors, s’écria le jeune homme, nous devons nous déclarer vaincus et nous laisser anéantir ? — Prenez modèle sur moi, dit le propriétaire : je n’achète jamais rien chez un Juif. — Dieu sait ce qu’il vous en coûte ! répliqua le médecin. Votre femme et vous, vous êtes toujours par monts et par vaux. — Jeune homme, reprit l’ingénieur dont la barbe grisonnait, si j’avais votre âge, je ne me ferais ni ingénieur, ni avocat, ni conseiller de préfecture, ni chef de bureau, ni journaliste : j’achèterais une épicerie et je ne désespérerais pas de l’avenir. — Vous êtes tous ensorcelés, prononça le vieux petit monsieur.

En rentrant, nous vîmes sur notre chemin une grande maison éclairée a giorno et, par les fenêtres ouvertes, des couples tourner aux sons de la musique.

— Les voilà qui dansent ! s’écria M. Cheresco. Et dire que mon nom doit figurer dans ces quadrilles-là ! Misère ! misère !

iv. — bouhousi

Si vous ouvrez un guide Joanne, vous y lirez : « Bouhousi, gros bourg sans intérêt. » Je ne partage pas l’opinion du guide Joanne. Il est vrai que Bouhousi ne possède point comme Piatra une vieille église bâtie par Étienne le Grand, qu’on y chercherait vainement un casino, et qu’on n’y découvrirait même pas un hôtel. Mais Bouhousi est la résidence du plus grand rabbin de la Roumanie, d’un des plus grands rabbins du monde, d’un rabbin aussi mystérieux que le Grand Lama du Thibet. Son nom ne figure pas aux registres du Gouvernement. Des légendes courent sur lui. On dit que sa maison est l’Arche Sainte et que le peuple choisi danse autour de ses murs. On prétend qu’il ne sort que dans un magnifique carrosse et que la foule se bouscule sous les pieds de ses chevaux pour attraper un de ses regards. On affirme que, lorsqu’il parait à Iassi, la multitude se précipite à la gare et se dispute la gloire de toucher et de baiser le bas de son manteau.

Si je n’accueille ces bruits qu’avec la plus extrême réserve, l’existence de ce fabuleux pontife ne laisse, pas de piquer ma curiosité. Bouhousi est à une heure environ de Piatra, et, le dimanche matin, j’y arrivai en compagnie de mon hôte, le sous-préfet de Piatra. En face de la gare, s’élève une fabrique de draps roumains, « la Première, » comme le disent de grosses lettres noires peintes à son fronton. On m’avertit que cette fabrique, fondée par un Roumain, avait été rachetée par une compagnie anonyme de Juifs et d’Allemands.

La gare était bondée de vieux Juifs en papillotes, une calotte noire sous le chapeau, les poches de la lévite gonflées et étranglées d’une ceinture de soie noire. La pluie de la nuit avait crotté leurs bas blancs et leurs souliers éculés. Ils portaient des parapluies qui ressemblaient à des tromblons. Dans l’allée de chênes qui monte au bourg nous en croisâmes beaucoup d’autres. La foire du dimanche ne justifiait point une telle affluence. Mais nous apprîmes à la mairie que, la veille au soir, le rabbin avait célébré l’anniversaire de la mort de son père et que des Juifs y étaient venus jusque de la Galicie.

J’envoyai solliciter du rabbin la faveur d’une audience ; et, pendant que nous attendions sa réponse, je m’entretins avec le maire qui administre à Bouhousi dix-sept cent cinquante-sept Roumains, dix-sept cent trente et un Juifs, et cent vingt-trois Autrichiens ou Allemands, ces derniers employés et ouvriers à la fabrique, tous catholiques. Ajoutez trois Arméniens, et vous aurez la population de ce bourg aussi hétérogène que pacifique. Le grand rabbin, Israël Friedmann, nous manda qu’il était prêt à nous recevoir ; mais, dans le cas où la langue allemande ne nous serait pas familière, il nous priait de nous faire accompagner d’un interprète, car il ignorait le français et, s’il comprenait le roumain, il ne le parlait pas.

Hier à Piatra, sur une hauteur qui dominait la ville, on me disait : « Là où vous ne voyez pas d’arbres, ce sont les quartiers juifs. » Cette différence est encore plus marquée dans les bourgs. Le Juif ne cultive autour de sa maison ni fleurs ni plantes. L’arbuste y dépérit, l’herbe s’y fane. Son esprit abstrait, que l’éducation talmudique enfonce dans la sécheresse, semble préférer aux jardins ombragés les cours aussi nues que des tables d’abaque. Leur absence de verdure donne aux bourgs juifs un aspect misérable que n’a pas le plus pauvre hameau roumain. Et Bouhousi n’est qu’un assemblage d’échoppes dont la crasse efface le peinturage et de boutiques larges et basses, pareilles à des déballages de pacotille sous des arcades délabrées. Nous traversons une ruelle d’auvens enguirlandés d’oignons et des rangées de tables saignantes où les bouchers juifs ont un air de sacrificateurs ; et voici tout à coup une maison seigneuriale, badigeonnée de rose, avec ses deux ailes, sa cour et son enclos de murailles.

Sur le perron de l’aile droite, c’était un grouillement de cafetans noirs, de papillotes, de barbes grises et de barbes blondes, de grosses bottes, de dos courbés et d’yeux inquiets. Devant l’aile gauche, se promenaient à l’écart deux jeunes dames de forte prestance, en robe bleue traînante, les poignets cerclés d’or, de l’or aux oreilles, de l’or au cou, une mantille sur les cheveux : les filles du rabbin. La porte du milieu nous fut ouverte ; nous aperçûmes une enfilade de salons, et l’on nous introduisit dans un riche cabinet de travail. Le grand prêtre s’avança vers nous.

Il était gros, le cou large, le visage d’une majesté replète. Sa main molle, sa soutane en soie, ses papillotes ramenées derrière ses oreilles, son collier de barbe lisse, ses yeux humides et bleus, ses lèvres charnues d’où glissait un sourire qui ne les plissait pas, toute sa personne était comme baignée d’une onction luisante et douce. Je m’excusai de l’importuner, mais il comprendrait sans doute qu’un étranger ne pouvait passer à Bouhousi sans désirer voir un homme dont la réputation était si étendue. Il me répondit ; — « En effet, je suis un descendant du roi David. »

Il nous pria d’accepter un verre de vin qu’il nous versa lui-même d’une aiguière d’argent, et, prenant dans un plateau trois gâteaux secs, il les plaça devant chacun de nous. Je m’étonnai qu’un rejeton de cette souche royale se fût enraciné dans un aussi médiocre bourg. Mais il me répondit qu’il y était né et ne voulait pas le quitter, que d’ailleurs, sauf peut-être un rabbin de Russie et deux qui avivaient en Autriche, nul n’exerçait une puissance comparable à la sienne. Et, pendant que l’interprète nous traduisait ces choses, il classait négligemment sur son bureau des bons de poste, de façon à les mettre en évidence. Bons de dix francs, de cinq francs, de trois francs venus de Russie, d’Allemagne, de partout. Un domestique lui apporta son courrier. « Vous voyez, me dit-il, quelle correspondance ! » Et il me fit passer sous les yeux des lettres de France, d’Angleterre, d’Autriche, d’Amérique, la plupart d’entre elles portant leur timbre en guise de cachet. Ses regards coulaient sur mon compagnon avec une douceur attentive, et je sentais dans cette petite comédie encore plus de politique que de vanité. Il n’était pas fâché d’étaler, d’exagérer même son empire devant un fonctionnaire du gouvernement roumain. Puis il me parla de son père, disparu depuis sept ans, et qui, adoré de son vivant, continuait de l’être dans la mort. « Mon père a beaucoup écrit ; moi, je n’écris pas, mais mon fils écrira un jour. » J’admirai le souci de laisser reposer, pendant une génération, le génie producteur de la famille. Et il rit, d’un rire un peu sourd. Enfin il aborda la question israélite, et s’espaça longuement sur la misère des Juifs galiciens qui l’avait douloureusement ému dans son dernier voyage, alors que les Juifs autrichiens étaient les plus fortunés des hommes. Quant aux Juifs roumains, ils auraient peut-être mauvaise grâce de trop se plaindre ; mais ils émigraient …

— Oh ! interrompit mon compagnon, ils n’émigrent guère ! — Ils émigrent et surtout ils veulent émigrer, reprit le rabbin. S’ils ne sont pas persécutés, ils craignent la persécution. Que faire ? Je tâche de les en dissuader ; je n’y épargne ni ma peine ni mon argent …

Et tout cela était supérieurement joué. Sans aucun doute il s’amusait de cette étrange situation des Roumains, qui sont partagés entre la peur de voir leurs Juifs se multiplier et l’appréhension de les voir partir. Il leur souvient encore que, l’an passé, ils furent obligés de rapatrier à leurs frais des émigrans qui, arrivés en Autriche, n’avaient plus le moyen de poursuivre leur route. Et chaque fois que deux cents Juifs leur montrent les talons, deux millions de voix les traitent d’Amalécites.

La maison de ce rabbin fait de Bouhousi une sorte d’archevêché juif, où la communauté des fidèles a gardé toute sa force et sa merveilleuse organisation. Son première caractère est la discipline, l’obéissance absolue aux ordres de ses chefs, une obéissance comme on n’en trouve que dans les sociétés théocratiques. Du plus pauvre au plus riche, tous les fronts s’inclinent sous un pouvoir armé de l’anathème. La communauté tient dans ses mains la fortune de chacun de ses membres. Que le herem ou malédiction soit lancé, elle peut l’anéantir. Le Juif excommunié serait un homme chassé de son îlot sur une épave. Personne ne bronche : les impôts sont perçus avec une inflexible rigueur, et les secours aux malheureux si exactement distribués que le maire de Bouhousi m’en exprimait son admiration. Disciplinés et religieux, et disciplinés parce qu’ils sont religieux, les Juifs s’opiniâtrent ici dans la plus rigide observance du Talmud. L’instituteur qui dirige leur école de garçons, un jeune israélite de Iassi, très intelligent et très ouvert, me confiait sa surprise quand, à Bouhousi, il avait vu ses vieux coreligionnaires lire leur livre sacré à la clarté de la nouvelle lune et danser et prier ainsi qu’au temps où Titus s’acheminait vers Jérusalem. Bien que la majorité soit née dans le pays, ils parlent moins le roumain qu’un jargon judéo-germanique. Dans leurs écoles de garçons et de filles, — que subventionne l’Alliance Israélite de Paris, — on étudie l’allemand, le roumain, l’hébreu : l’hébreu deux heures par jour. Le soir, les enfans, dont l’éducation est sévère, continuent leurs leçons hébraïques pendant trois heures avec leurs parens et les reprennent avant d’aller en classe.

Un attachement aussi étroit à ses traditions ne prouve pas qu’on vive uniquement dans le passé. Le Juif porte en lui un immense espoir. Prenez garde que cet homme d’une obséquiosité si déplaisante et qui vous paraît halluciné par une pièce d’argent est un plus grand idéaliste que vous. Notre patrie à nous, c’est notre maison, notre village, notre province, tout le pays de douleur et de joie que depuis des siècles nos joies et nos douleurs ont ensemencé. Notre patrie a des villes, des champs, des bois, des fleuves, de petites herbes odorantes. Nous sommes de pauvres êtres qui tenons à la forme de nos collines. Nulle part l’alouette ne chante comme chez moi ! Et si, exilés sur une terre lointaine, nous nous y recréons une patrie, c’est encore sur la figure des choses que se modèle notre amour. Mais le Juif n’a pas même besoin d’une motte de glèbe pour s’imaginer sa patrie. Il la conçoit en esprit pur. Il la bâtit avec le temps et l’espace. D’autres peuples ont été dispersés sur la face du monde : lui seul n’a pas été dissous. Son nationalisme, farouche et intangible, l’a sauvé de la dissolution. Il doit de vivre encore à cette patrie idéale dont sa tête est la citadelle.

Quoi ! m’objectera-t-on, vous n’avez donc pas regardé les Juifs moldaves ? Comment concilier tant de grandeur et tant de bassesse ? Sans compter qu’une longue insécurité dégrade forcément la personne humaine, je pourrais répondre que l’Oriental n’a pas de la dignité la même idée que nous. Pour lui, la mendicité n’est pas une déchéance. Mais, Roumains et voyageurs, ils croient peindre les Juifs en deux mots : serviles et cupides. Or, sous sa servilité apparente et entachée d’une inconsciente ignominie, le Juif me paraît un des êtres les plus orgueilleux et les plus libres du monde. Je parcours Bouhousi, et je n’y vois qu’échoppes de tailleurs, de cordonniers, de merciers, d’épiciers, de fruitiers. Ici comme partout, la multiplicité des petits commerces me confond. Chacun, dans cette communauté, veut être son maître. Les gens peuvent s’y entr’aider, mais, en dehors des obligations hiérarchiques, ils y conservent jalousement leur indépendance.

J’entre dans une des plus misérables boutiques. Un plat de farine, trois savons, six œufs, des gousses d’ail et deux poulets qui se débattent dans un coin : voilà tout le fonds de commerce. La femme, une grande femme au profil dédaigneux et fin, et qui est enceinte de son quatrième enfant, assise sur un tas de hardes, ravaude des bas. L’homme est au champ de foire. L’arrière-boutique sert de chambre : une malle, des lits défaits, et, au milieu, une grosse paire de bottes crottées, fatiguées, affaissées sur elles-mêmes, avachies. Elles m’en disaient long, ces bottes ! Elles étaient sorties de bonne heure, avant le jour ; elles avaient couru dans la boue des chemins de traverse, loin, bien loin ; elles avaient guetté le paysan et la paysanne qui s’en venaient au marché avec leur panier d’œufs, leurs légumes et leurs volailles. Et elles s’étaient faites très humbles, de pauvres petites bottes aimables, officieuses, pleines d’attention pour les sandales campagnardes, et désireuses de leur épargner les mares et les fondrières qui les séparaient du bourg. L’eau tombait à verse. Le paysan s’était laissé convaincre et débarrasser pour un prix modique. Et les bottes avaient repris leurs grandes enjambées afin d’arriver au marché de Bouhousi les premières de toutes les bottes qui couraient dans le crépuscule du matin. Accuserez-vous de paresse leur propriétaire ? Cependant vous lui donneriez des gerbes à lier que, deux heures après, il tirerait ses grègues. C’est que le Juif préfère la soif et la faim au labeur machinal sans initiative et sans cet aléa qui en décuple l’intérêt. Il est soutenu dans sa misère et au-dessus de sa misère par son insatiable ambition. Incapable de se plier à la condition du domestique, de l’ouvrier rural ou du manœuvre, il n’accepte pas d’être celui qui travaille sous les ordres de tous, mais celui qui collabore ou commande. Vous ne le trouverez presque jamais au dernier échelon des subordinations sociales. Il ne commence de vivre qu’à l’avant-dernier.

On dit qu’il aime l’argent. Cette avarice, il la partage avec bon nombre d’honnêtes chrétiens. De tous les épiciers de Bouhousi, un seul est Roumain : c’est contre lui que les paysans élèvent le plus de griefs et de doléances. Certes le Juif a pour le gain une âpreté formidable. Mais je ne connais que les associations ouvrières, abominablement exploitées par leurs agitateurs bourgeois, où l’on rencontre autant de générosité que dans les communautés juives. Chaque fois que la cause d’Israël réclame des subsides, il n’y a pas d’humble Juif, dans le plus humble bourg moldave, qui essaie de se dérober à la contribution de guerre. L’argent n’est à leurs yeux qu’un des moyens d’atteindre cette domination dont ils sont si étrangement passionnés. Toute la vie juive gravite autour du même objet qui est de conquérir, non pas le plus d’argent, mais le plus d’influence possible. Un rêve d’impérialisme couve sous des fronts qui semblent si humbles. Nous ne saurions nous dissimuler que nous dépendons plus de notre cordonnier qu’il ne dépend de nous, et de notre tailleur, et de notre chapelier, et de notre boucher. Le Juif, en s’emparant de ces petits métiers, se rend maître de toute la personne du Roumain des pieds à la tête, y compris l’estomac. Mais ce n’est qu’une première étape. Si, dans un pays et surtout un pays agricole, je parviens à me faufiler entre le producteur et le consommateur, et que, par mon ingéniosité et ma promptitude, je facilite leurs transactions, ma puissance grandit. J’aurai bientôt à ma merci ceux qui travaillent et ceux qui jouissent. Les risques seront peut-être pour moi : je ne les crains pas, et la séduisante idée de mon importance me console de vos affronts. L’homme, qui se réveille à trois heures du matin et qui fait des lieues sous la pluie pour acheter aux paysans des œufs et des poulets qu’il revendra au marché, assaisonne son mince profit d’un plaisir de conquête. L’aubergiste, qui prévoit et prévient tous les besoins de son village, y respire obscurément des fumets de royauté. Quand les autorités le menacent d’expulsion, les paysannes intercèdent en sa faveur : « Si vous nous l’enleviez, nous serions obligées d’aller nous-mêmes quérir à la ville une pelote de fil ou un mètre de cotonnade. Laissez-nous notre Juif. »

Je me suis promené sur le champ de foire de Bouhousi : il était morne. Le costume national disparaît plus vite là où le Juif colporte les étoffes allemandes. Les paysans, au doux visage et aux longs cheveux, les épaules opprimées par leur lourd manteau brun que l’averse avait encore alourdi, des femmes, les pieds nus dans la boue, attendaient aussi résignés que leurs bêtes. Au milieu d’eux, circulaient, le gourdin à la main, des Juifs de Bacau. De temps en temps une bête était détachée de son piquet et conduite au barrage. Le Juif l’emmenait, et le paysan, qui avait touché la somme, se dirigeait vers l’auberge où d’autres Juifs lui versaient à boire. On se sentait enveloppé d’une marée d’hommes irrésistibles qui obéissent à la même consigne, mais dont chacun aspire à se former une petite province au sein de l’empire universel. Ils sont patiens, tenaces, sans délicatesse mais non sans force morale, aussi étroitement unis dans les intérêts généraux que profondément ancrés dans leurs intérêts particuliers. Les vertus qui pâlissent autour d’eux gardent encore à leur foyer une verdeur primitive : la piété, le respect des traditions, le culte des ancêtres, l’amour de la famille qui a chez eux la puissance d’un instinct dynastique. Je les admire. Pour comprendre leur valeur, il suffit de les comparer aux déplorables Arméniens, l’espèce de maquignons d’affaires la plus honnie peut-être dans l’Orient de l’Europe. L’Arménien cultive, trafique, brocante, s’enrichit ; sa fortune s’enfle à la surface de la terre, y crève et n’y fait, hélas ! qu’une tache de sang. Le Juif est un des plus extraordinaires fermens de l’humanité. Là où il s’établit, le sol même entre en effervescence. Que sera la Modalvie dans cinquante ans, dans un siècle, dans deux siècles ? Il faut jeter un taled sur la face de l’avenir ! Le Roumain ne périt pas, dit le proverbe : le Juif non plus. Deux races d’hommes, après des souffrances et des persécutions sans nombre, se rencontrent sur les champs de foire moldaves. Pourquoi ce spectacle m’éprouve-t-il jusqu’à l’angoisse ?

v. — dans les labours

Huit heures de chemin de fer, quatre heures de voiture, et nous touchons au nord de la Moldavie. Nous sommes entrés dans le grand désert des labours, et nous vivons au milieu de ce désert, en pleine oasis. Faut-il choisir entre les trésors d’un roi d’Asie et trois mille hectares de glèbe bien noire et bien luisante ? J’opte pour la terre. Toute destinée me paraît médiocre, qui n’enfonce pas dans la graisse des sillons. Notre hôte, M. Vasesco, ancien élève de Fontainebleau, officier démissionnaire et député, s’est consacré à l’agriculture. Il nous a reçus, comme des amis au milieu de ses amis, dans sa belle vieille maison roumaine si spacieuse, où sa mère et ses filles donnent à l’hospitalité moldave une grâce inoubliable. Je suis émerveillé de son parc, de ses vergers, de ses jardins, de la solitude qui enclôt cette île de feuillage, — et plus encore du bien qu’il fait autour de lui. Quand le propriétaire roumain consent à résider sur ses terres, surtout quand il a l’intelligence et la libéralité de M. Vasesco, il ramène aux villages de ses paysans la verdure et l’amour de la vie. Pénétrez sous le chaume des maisonnettes de Cotusca, de ces maisonnettes dont les murs de torchis à la teinte bleuâtre sourient dans le fouillis des maïs : la ménagère y suspend aux poutres du plafond des bouquets de feuilles odorantes.

Ce pays dégage un charme puissant. Si loin que s’étendent les regards, et pendant des lieues et des lieues, ce ne sont que des mamelons et d’immenses ondulations sans arbre et sans ombre. La terre n’égare pas une parcelle de sa sève en beautés inutiles. Sa tâche est de pousser du blé, du maïs, de l’orge, toutes les céréales : elle accomplit sa tâche avec une sorte d’ivresse concentrée et de sombre joie. Elle ne se désaltère pas aux eaux des rivières et des lacs. Sa sobriété se contente des averses. « Aide-toi, le ciel t’aidera. » Elle est riche : deux mois de sécheresse n’ont pas encore pâli et desséché ses mottes noires, grasses et fumantes. Elle a le sauvage aspect des déserts qui produisent de l’or. Ses vallonnemens et ses mornes impriment à son labeur je ne sais quoi de tourmenté. Elle ne gémit pas ; elle ne bruit pas. De loin en loin elle ouvre vers le ciel l’œil vitreux et glauque d’un petit étang. Et parfois son silence tient du recueillement. Vous y entendriez germer le grain de blé. Les moutons à la queue-leu-leu, presque immobiles, broutent le long des pentes, la tête sous l’arrière-train de celui qui les précède, afin d’y trouver un peu d’ombre. Çà et là, des vols de corbeaux s’abattent, et les sillons frissonnent au passage des cailles. Un héron regarde sur l’eau d’une mare le reflet d’une émigration de cigognes. Et dans le lointain des chevaux galopent en liberté.

Mais souvent de grands bœufs cheminent, cinquante, soixante, quatre-vingts bœufs à robe blanche, qui s’en vont d’un domaine à l’autre, traînant les machines. Le matin, je les voyais partir. La splendeur du soleil voguait sur leur dos et leurs flancs immaculés. Leur caravane sacerdotale fendait lentement les champs hérissés de verdure et d’or. Ils avaient l’air d’une procession de flamines en route pour un sacrifice aux dieux de la terre. Et le soir, à l’heure où les couleurs se fondent en nuances et la magnificence des moissons en douceur, ils rentraient du même pas grave, toujours en harmonie avec les choses. Ils s’agenouillaient alors dans un pré, pareils à des bêtes de marbre, tandis que leurs petits bouviers, des enfans criards, barbouillés de terre et de poussière, aussi sales que des ramoneurs, mais qui, mieux que les hommes, savent conduire ces colosses, venaient rôder autour de la marmite où, sur un feu de paille, cuisait la mamaliga des moissonneurs. Un adolescent, armé de deux bâtons, y barattait la farine de maïs, et, lorsqu’elle formait une solide pâte jaune, les gens, pour se la partager, la coupaient au moyen d’une ficelle. Les machines achevaient de gronder : on mettait en sac les derniers grains des dernières gerbes ; et déjà l’herbe tendre du blé naissant recouvrait les pentes voisines. Les lueurs du jour s’attardaient dans la pâleur rousse des maïs encore debout. Quelle envergure avait la nuit en ces vastes étendues !

Si par hasard, du fond d’un village moldave, vous entendiez à la belle étoile des coups de fusil, ce pourrait être un chasseur de loups, car les loups n’infestent pas le pays seulement en hiver. Leurs femelles mettent bas dans les avoines, dans les maïs, et souvent aussi dans les ronces des terres dormantes. L’an dernier, une paysanne qui était venue battre le blé, avait déposé son petit enfant derrière elle, sur la lisière d’un champ de maïs : une louve s’approcha et dévora la tête de l’enfant.

On vous racontera des histoires sinistres ; on vous en racontera aussi de plaisantes, comme celle de ce chasseur qui, embusqué dans un arbre, aperçut tout à coup six paires d’yeux luisans braqués sur lui. Il en éprouva une telle émotion qu’il perdit l’équilibre et tomba au milieu des loups, lesquels eurent encore plus peur et détalèrent.

Mais si ces coups de fusil que vous entendez sont accompagnés de longs appels, ce n’est pas un loup qu’on tue, c’est une fille qu’on vole. La tradition n’admet pas qu’une jeune fille suive un homme de son plein gré, et la cérémonie des fiançailles n’est qu’un rapt simulé. L’amant a réuni une douzaine des plus joyeux compagnons du village. Tous, en habits de fête, se glissent silencieusement vers la maison de la belle ; et, là, les fusils éclatent, des clameurs d’assaut retentissent. On force la porte qui se laisse forcer, on écarte les parens qui se laissent écarter, on s’empare de la jeune fille qui feint la résistance, et on la dépose dans une charrette attelée de solides chevaux qui emportent les deux fiancés à travers les moissons et la nuit. Les parens, fussent-ils même opposés à ce mariage, se consolent en pensant que leur fille obéit à la destinée. Et, comme les camarades du ravisseur sont restés dans la maison envahie et que la pauvreté du Moldave ne l’empêche point d’être hospitalier, la mère étend sur la table sa plus belle nappe brodée, le père va quérir ses dernières bouteilles de vin, et les jeunes gens mangent, boivent et chantent jusqu’au petit jour la victoire de leur ami. Jamais fille volée n’est rendue. Un mois après l’enlèvement, le jeune homme vient donner aux parens des nouvelles de leur fille et fixer avec eux la date du mariage. Mais d’ordinaire, m’a-t-on dit, on attend pour aller à l’église la naissance de l’enfant, car le mariage coûte cher : il faut payer les popes et les chantres. Heureusement les invités sont généreux : l’un fait présent d’une mesure d’orge et de froment, l’autre d’un mouton, l’autre d’un jeune veau ; parfois même, quelque parent riche amène un bœuf qui n’a pas encore porté le joug. Et c’est alors que l’épousée ceint sa tête du bandeau des matrones qu’elle ne quittera qu’à la mort : le soleil ne doit plus baiser les cheveux d’une femme mariée.

Que de vieux usages se conservent sous la poussière de ces routes ! Ce sont à peu près les mêmes qu’en Valachie, mais ici la tristesse qui les enveloppe les rend encore plus touchans. J’aime, dans les cimetières, ces longues branches plantées sur les tombes de ceux qui moururent avant d’être mariés, ces branches bientôt flétries, que, jeunes époux, ils eussent portées à la main le jour de leur mariage, et dont la mort ombrage parcimonieusement leur couche solitaire. Et j’aime ces puits creusés dans les champs pour le repos d’une âme. Là où le passant se rafraîchit, c’est la mémoire d’un père, d’une mère, que la piété filiale honore. Dieu veuille que cette eau des morts soit douce aux vivans !

L’eau du Pruth ne le fut pas. Nous avons été jusqu’à la frontière russe. Cette petite rivière du Pruth, la plus fantasque des rivières, coulait, calme et bleue, devant son rideau de peupliers. On eût dit à la voir un sage cours d’eau qui n’a d’autre souci que de rouler un peu d’azur entre les maïs roumains et les vignobles de la Bessarabie. Mais, au printemps, elle s’enfle et se répand à travers les champs avec toute la folie d’une imagination slave. Point d’année où cette capricieuse ne change de lit. Elle laisse derrière elle des lambeaux de grève blanche qui scintillent au soleil comme des parures abandonnées. Les sauterelles la traversent en été ; en hiver, les loups. Le paysan roumain la redoute à l’égal d’un fleuve des enfers. Il la voudrait si large que le rivage n’y pût apercevoir le rivage, ni la voix entendre la voix, ni les yeux rencontrer les yeux, si large que les sauterelles, les choléras, les armées ennemies, tout ce qui menace de la franchir se noyât, s’abîmât dans ses eaux troubles. « Ah, Pruth, rivière maudite ! » Et cependant cette Bessarabie, dont nous distinguons les villages et les églises, est habitée par d’anciens Roumains. Mais le paysan se rappelle les invasions russes. Il maudit le Pruth de n’avoir pas su le protéger. Il lui attribue un pouvoir de génie malfaisant. Et sur cette terre découverte, que sa richesse semble étaler comme une proie facile, ne vous étonnez, pas qu’il ne soit pas encore revenu de ses anciennes terreurs et qu’il se sente, même aujourd’hui, exposé, sans défense, à des forces cruelles.

D’ailleurs pour qui travaille cette terre ? Est-ce pour le paysan que les champs jaunissent ? Il est pauvre : ses hameaux ne bordent pas les routes ; ce sont des mendians, honteux de leur misère, et qui n’osent pas s’approcher du grand chemin. Ils se tapissent dans l’entre-deux des mamelons. Les murs aveugles penchent, leurs clôtures chancellent, les arbustes de leurs jardinets rabougris, poudreux, laissent pendre un feuillage aussi gris et déchiqueté que des toiles d’araignée. La mare voisine les envahit d’une odeur de vase. On jurerait des paillotes de nègres, si les enfans, seuls êtres qu’on y voie et qui se roulent en chemise dans la poussière, n’avaient les cheveux d’un blond pâle. Nulle part je ne retrouve la dignité naturelle aux paysans valaques. Le Moldave, même heureux, a des façons plus humbles. Il vous traite d’Altesse. Il garde la courbature de l’ancien servage. M. Vasesco me vantait son intelligence, sa remarquable aptitude à comprendre les machines agricoles les plus compliquées. Mais ces machines ne lui appartiennent pas ; sa charrue n’est pas à lui ; il ne possède rien de son outillage. Si la terre est mieux cultivée qu’en Valachie, parce que le propriétaire, de qui tout dépend, y introduit les nouveaux procédés de culture, le paysan, simple journalier, y demeure dans un état de sujétion, dont ses frères du Danube et de l’Olténie commencent à sortir. Je ne sais ce que vaut le métayage au point de vue purement agricole, mais il me paraît offrir des avantages moraux : il forme des hommes ; il développe l’initiative et l’indépendance. J’ai lu un rapport que le comte d’Hauterive, secrétaire de l’ancien hospodar Mavrocordato, rédigea en 1787 sur la Moldavie et présenta au nouvel hospodar Ypsilanti. C’est à peine si je retoucherais la peinture qu’il y fait des paysans moldaves, ou plutôt je ne la retoucherais que pour en affaiblir l’expression la hardiesse et de gaîté. Tout ce qu’il dit de leur indolence et de leur misère n’a guère vieilli. Leur condition politique s’est plus modifiée que leur condition sociale et que leur âme. Ils restent toujours ceux dont on pourrait écrire : « S’ils arrosaient la terre de leurs sueurs, ils auraient plus d’aisance ; mais cette aisance serait une caution qu’ils donneraient à leurs maîtres. » C’est peut-être le spectacle le plus pénible de la Moldavie que cette pauvreté des paysans, au milieu de l’abondance des moissons. Lorsque je les vis, ils portaient sur leurs traits tirés les deux semaines de jeûne qui avaient précédé l’Assomption et promenaient nonchalamment dans la richesse des blés leurs figures de carême.

Non, ce n’est point pour eux que travaille la terre. Mais pour qui ? Si l’on s’en rapporte à l’impôt foncier, la valeur des propriétés exploitées par les Roumains du district de Dorohoi s’élève, dans les communes urbaines, à trois millions de francs ; la valeur des propriétés exploitées par les Juifs à sept millions. Au district limitrophe de Botosani, les Roumains en conservent à peu près treize millions, mais les Juifs en ont acquis quatorze. Il est juste de dire que ce sont les deux districts les plus aliénés de la Moldavie puisque, d’après les dernières statistiques, les Juifs ne possèdent que trente et un pour cent de la propriété foncière des communes urbaines. Seulement, la plupart des communes rurales sont tombées en leur pouvoir, car les plus beaux domaines moldaves sont administrés par des fermiers juifs. Leurs propriétaires ont oublié que la fortune crée des devoirs, et que la grande propriété ne se comprend vraiment que si l’homme qui en dispose assume la charge des hommes qui y vivent. Mais il est plus agréable de courtiser l’intrigue parlementaire à Bucarest que de s’occuper de ses terres et de ses paysans. La politique exerce la même attirance sur ces opulens terriens que jadis la cour de Versailles sur les seigneurs de la province. Et, comme ces derniers perdaient leur raison d’être en s’affranchissant de leurs anciennes obligations féodales, ceux-ci perdent au moins toute raison de se plaindre en abandonnant leur domaine aux soins d’un étranger. Cependant ils se plaignent. Le soir, dans la fumée des cigares, ils s’entretiennent des méfaits du Juif, de son avarice, de son ingéniosité à pressurer le paysan. J’ai peine à comprendre cet antisémitisme. Si le Juif empoisonne et abrutit vos paysans, que penserai-je de vous qui les lui livrez ? Les cent ou deux cent mille francs, dont il vous achète par an votre autorité, devraient vous fermer la bouche. Quel est le plus avare, du Juif qui travaille ou de celui qui bénéficie paresseusement sur le travail du Juif ? Le paysan ne s’y trompe pas, lui. On m’a cité l’exemple de paysans moldaves qui, apprenant que leur propriétaire voulait affermer ses propriétés, étaient venus le supplier de ne pas les laisser devenir la proie des Juifs. J’ignore ce qu’a fait le propriétaire ; mais, ce que je sais bien, c’est que le paysan, avec le bon sens que la misère n’arrive pas à obscurcir, accuse moins l’âpreté du fermier que l’insouciance de son maître. Les Juifs ne détiennent pas seulement les deux tiers des maisons de commerce, les trois quarts des entreprises industrielles, la plus grande partie des exploitations forestières, presque tous les capitaux : ils ont aussi capté l’esprit du paysan et, sinon sa confiance, du moins sa soumission. « Nous sommes tes vrais maîtres, lui disent les gros Israélites : vois notre or. — Nous sommes tes vrais amis, lui disent les pauvres Juifs : vois nos haillons. »

M. Vasesco a pour voisin un ancien et futur ministre, propriétaire de 3 500 hectares, un homme très fin et en même temps assez énergique. Il réalise autour de lui de petites réformes dont ses paysans sont les premiers à profiter. Dans cette contrée où jadis, avant que les Hongrois fussent devenus intraitables, l’élevage était une des plus grandes ressources, les gens n’avaient rien imaginé de mieux pour protéger les bœufs des vents de l’hiver qu’une simple palissade : quand la bise soufflait d’un côté, on les rangeait de l’autre. Notre hôte a bâti des étables, et l’horrible hutte du pâtre s’est changée en maisonnette de briques. Il a planté sur plus de cent hectares des chênes, des sapins, des acacias, au grand ébahissement des campagnards qui doutaient si ce monsieur n’était pas un peu fou de dépenser tant d’argent à faire de l’ombre. Il appartient au parti libéral, c’est-à-dire au parti le plus nationaliste de la Roumanie. Sa fortune lui assure l’indépendance ; son double rôle d’homme politique et d’éminent avocat, une légitime réputation. Eh bien ! il nous suffira de parcourir ses propriétés pour nous rendre compte que cet homme en Moldavie ne pourrait rien sans le secours des étrangers.

Nous partons au soleil levant à travers les champs infinis, et notre voiture s’arrête une première fois devant les granges de blé où des hommes pèsent et expédient les sacs, sous l’œil d’un Juif. Ce Juif, longue casaque et hautes bottes, barbe grisonnante et regard humide, est depuis trente ans l’agent d’une maison juive de Dorohoi. Il nous raconte que ses deux fils ont émigré en Amérique, parce qu’ils ne trouvaient plus rien à gagner dans un pays où, selon lui, les Juifs sont trop nombreux. Ses fonctions consistent à visiter les campagnes, à juger des récoltes ; puis, quand ses maîtres avertis les ont achetées, il vient en surveiller la livraison. Il gagne quatre-vingts francs par mois et ses frais de déplacement. Il n’a pas souvenance d’avoir jamais eu maille à partir avec le moindre paysan. « Ce sont de bonnes gens, dit-il, et si mes deux fils avaient eu de l’ouvrage, je m’estimerais tout à fait heureux. »

De là, nous nous rendons à la batteuse : des paysans y travaillaient, sous l’œil d’un Juif. Sitôt qu’il nous aperçut, il se précipita sur nos mains et voulut à toute force les baiser. Sa face rose s’épanouissait dans son collier de barbe noire comme une rose de Saron. Il renversait la tête en parlant ; il étendait les bras et relevait ses larges paumes ; il avait des mouvemens d’épaules inimitables ; il fondait en sourires, et, quand un de nos compagnons le traita de farceur, je crus qu’il allait, sauf votre respect, lui sauter au cou. Mais, tout en causant, il ne perdait pas de vue son équipe de journaliers, et s’interrompait pour reprendre l’un, stimuler l’autre. Et il le faisait d’une voix très douce, sur un ton de prière.

— C’est le racoleur d’ouvriers, me dit mon hôte, l’homme peut-être le plus indispensable. Sans lui, mes machines à battre chômeraient. Les paysans, qui ne répondraient point à mon appel, obéissent à son premier signe.

Cinq cents mètres plus loin, on avait recommencé de labourer la terre. Un Juif trapu, botté, enjamba les sillons et accourut à notre rencontre. Celui-là, c’était le loueur de charrues, de chevaux et de bœufs. L’exploitation des propriétés moldaves exigeant un énorme matériel, le propriétaire a souvent besoin de son office. Mon hôte lui demanda des nouvelles de sa fille. Elle s’était embarquée pour New-York, l’année où leurs seize chevaux étaient morts de maladie ; mais, depuis qu’il avait réparé ce désastre, sa fille était revenue, et ses affaires marchaient à souhait.

— Vous le voyez, me dit l’ancien ministre avec un léger sourire, ce sont des charrues juives qui labourent quelques-unes de mes jachères ; ce sont des paysans embauchés par des Juifs qui battent ma moisson ; et ce sont des Juifs qui l’achètent. Ils n’ont jamais de paroles rudes envers ceux qu’ils emploient et commandent. Mais leur douceur est implacable. L’hectare que nous louons vingt francs au paysan, ils le lui afferment vingt-cinq, et le paysan cède. Leurs commissionnaires ont un coup d’œil admirable. L’an dernier, l’un d’eux vint acheter la récolte d’une de mes amies. Il se fit conduire un matin dans ses champs de blé et de maïs encore verts, et lui dit au retour de sa promenade : « Vous aurez cinquante wagons de blé, quarante de maïs : je vous prends votre blé, à raison de mille francs le wagon, votre maïs à raison de huit cents francs. » Et il lui tendit le contrat. — J’en aurai davantage, répondit la dame. — Soit, repartit le Juif, je vous donnerai quinze cents francs de tout wagon supplémentaire. » Et il signa. Elle eut exactement les quarante wagons de maïs et les cinquante de blé que notre homme avait calculés du haut de sa voiture.

Cependant nous continuions notre marche, et parfois mon hôte interrogeait les paysans et les paysannes que nous rencontrions au seuil de leur chaumière et dans leur petit champ. — Eh ! l’ami, combien vendras-tu ton orge ? — Ce que le Juif m’en offrira. — Mais t’es-tu informé des prix en cours ? » Le paysan haussait les épaules : — « Je n’ai pas le temps. » Une paysanne, le fichu noué autour de la tête, coupait ses maïs : « Es-tu contente de ta récolte ? — Non, nous avons payé l’hectare trop cher, et notre maïs nous reviendra au même prix que si nous l’achetions au marché. — Qui t’a loué cet hectare ? — Le Juif.

Nous arrivâmes au bourg de Darabani, un de ces grands radeaux de misère pouilleuse qui dorment sur l’océan des moissons roumaines à l’ancre du Talmud. Les maisons pressées sur le bord de la route semblaient trop étroites pour contenir leur population. Sous les auvens, au milieu du chemin, le long des fossés, partout, la vie débordait. De jolies filles s’entassaient aux fenêtres ; des vieilles femmes au nez crochu tricotaient dans la poussière. Des patriarches, appuyés sur leur grosse canne, balayaient des pans de leurs lévites la marmaille qui grouillait à leurs pieds. Un boulanger, les deux mains à fond dans les poches, la bedaine en avant, remplissait l’embrasure de sa porte d’une face aussi rayonnante qu’un soleil. La plus belle maison du bourg, vis-à-vis de la principale synagogue, était une auberge. L’aubergiste, un Juif naturalisé, fendit la foule et vint serrer la main de l’ancien ministre avec une complaisance marquée ; puis il nous invita à entrer chez lui. J’observais ses airs d’importance, et les regards de parvenu qu’il promenait sur ses coreligionnaires. « Vous voyez, disaient ces regards, moi, je serre la main de ces gens-là : je suis leur camarade. » Les autres le contemplaient d’un œil d’envie, et manifestaient en nous considérant la même vague appréhension qu’ils eussent fait d’une descente de police.

La fille de l’aubergiste, très coquette, ici presque grande dame, jupe noire et corsage blanc, les yeux pétillant d’aise derrière son pince-nez, nous ouvrit gracieusement un joli petit salon, qui n’était séparé de la salle d’auberge que par une cloison fort mince. Le bruit des hoquets nous y arrivait dans une odeur d’eau-de-vie et de vase. — Allons-nous-en, dit l’ancien ministre, dont le visage avait pâli. Mais au moment où nous sortions, la porte du cabaret céda sous la poussée de paysans ivres ; deux paysannes, plus ivres encore, chantaient, et l’une releva sa jupe et nous montra en ricanant sa cheville enveloppée de bandages ensanglantés. Des sergens de ville les refoulèrent dans l’auberge. — Allons-nous-en ! répéta mon hôte : c’est atroce.

Quelques instans après, nous recevions, dans une villa qu’il possède à l’entrée du bourg, la visite des membres les plus notables de la communauté juive. On les pria de formuler leurs griefs et leurs désirs. Ils parlèrent longtemps et se frappaient la poitrine, où leur lévite noire était bossuée par le gonflement luisant du portefeuille. Que demandaient-ils ? Qu’on ne leur défendît plus le séjour des communes rurales et, sur ces communes, la vente du tabac, des allumettes et de l’alcool. Il semblait que les cabarets fussent leur industrie nationale et qu’en la leur interdisant, l’État leur portait un mortel préjudice. On leur objecta qu’il leur était permis de séjourner dans les communes rurales, puisque les propriétaires et les fermiers pouvaient les y embaucher comme ouvriers. Mais je vis bien que la misère même ne saurait les réduire à cette condition de subalternes, car ils se contentèrent de nous répondre : « Nous ne sommes pas plus mauvais que les Roumains : pourquoi ne ferions-nous pas les commerces qu’ils font ? »

Le médecin de Darabani leur succéda, un jeune homme très bien mis, parlant le français sans aucune difficulté. Je craignais que la présence de mes compagnons roumains ne l’intimidât, mais je m’aperçus bientôt que, loin de le gêner, elle l’excitait. Singulière figure : l’œil était ironique et froid, la voix âpre, toute la personne raidie. On devinait un bouillonnement d’amertume sous cette parole qui vous prenait à la gorge comme un acide. Il me raconta qu’il avait fait ses études à Fotosani « où les professeurs aiment les bons élèves même quand ils sont juifs, » et, du reste « pourquoi n’aimerait-on pas des élèves qui payent deux fois plus cher que les autres ? » Il avait suivi les cours de médecine à Iassi, et, là, obligé pour vivre d’enseigner dans une institution libre, il avait été indignement exploité par le Roumain qui en était le chef. Puis il avait fait son service militaire : tous ses camarades étaient lieutenans ; lui n’était rien, pas même citoyen. Et maintenant il végétait dans ce bourg. L’Alliance israélite lui allouait un traitement annuel d’environ mille francs. Ses consultations lui étaient payées cinquante centimes. Les Juifs étaient malheureux, pas plus malheureux que les paysans, « mais les paysans souffraient de la crise et les Juifs souffraient des lois. » Les lois s’acharnaient à ne voir en eux que des étrangers sur une terre où ils étaient nés et où leurs pères étaient morts. Cependant ils ne réclamaient point les droits politiques. « Vous les avez regardés : qu’en feraient-ils, je vous prie ? » Ils n’ambitionnaient que les droits civils, et la vente des monopoles. Mais ils ne trouvaient de justice que dans l’âme des paysans, aussi pauvres qu’eux et qui ignoraient jusqu’au mot d’antisémitisme. Je lui demandai si les millionnaires de Dorohoi aidaient leurs frères des bourgs. Il hésita un instant : « Oh certainement ! » fit-il.

Quand il se fut retiré, je songeai tristement au sort de ce jeune homme, instruit et laborieux, qui, dans ce canton de la Moldavie, subissait des tortures de paria. Je sentais que sa culture intellectuelle l’avait détaché des joies obscures de la communauté juive et l’enivrait d’humiliation. L’accent dont il m’avait parlé de ses coreligionnaires me le montrait aussi déclassé parmi les siens qu’étranger parmi les autres. Je le plaignais, et pourtant quelque chose glaçait ma sympathie, l’idée peut-être qu’il n’en avait pas besoin, mais surtout cette haine, légitime hélas ! qui fermentait derrière ses yeux durs.

Mon hôte avait gardé sur ses lèvres un énigmatique sourire. — Il est temps de repartir, me dit-il. Vous avez vu et entendu : jugez.

Le crépuscule nous surprit au milieu de la route, et nous coupâmes à travers champs. Les pentes fauchées des mamelons, et leur chaume pâle, ressemblaient à de vastes ruissellemens de blé. Une charrue qui achevait son sillon cheminait dans la pénombre ainsi qu’un animal fantastique. Les sombres abreuvoirs se confondaient avec les noirs labours ; et parfois la lumière d’une petite cabane brillait au ras de la terre comme une constellation tombée.

vi. — à iassi

Je suis redescendu vers le Sud et je m’arrête à Iassi, la capitale moldave. Un député roumain me disait : « Quand je vais à Iassi, j’appelle les Juifs des Hindous et je me crois à Calcutta. » Moi, je me crois en Allemagne. Il est impossible de se laver dans cette ville avec d’autres savons que des savons fabriqués à Hambourg ou à Cologne, impossible d’acheter un mouchoir de poche qui n’ait pas été tissé dans la vertueuse Germanie. Je note que les produits allemands ne s’y déguisent plus sous l’étiquette française. Ils ont rejeté masques et faux nez, et leur belle assurance ne nous laisse aucun doute sur leur conquête.

À une des tables de l’hôtel où je déjeune, voisine de la mienne, un grand Roumain d’aspect militaire est venu s’asseoir. On nous a servi un beefsteak, mais ce beefsteak excite visiblement sa méchante humeur. Tout à coup il se tourne vers moi : « Vous êtes Français, monsieur ? — Oui, monsieur. — Permettez-moi de vous demander comment vous trouvez ce beefsteak ? — Ni bon, ni mauvais, monsieur. — Il est exécrable ! » Et le pressant du plat de son couteau : « Regardez : pas de sang dans cette viande ! — Peut-être est-il trop cuit, dis-je. — Non, monsieur, il n’est pas trop cuit ! Il est kascher, abominablement kascher : voilà ce qu’il est ! On ne peut plus manger à Iassi que la viande kascher ! Et pourtant, jura-t-il, je n’ai pas fait vœu de manger de la viande kascher ! Garçon, enlevez-moi ce beefsteak et apportez-moi le fromage !… Ah ! monsieur, reprit-il après un instant de silence, nous en voyons de dures à Iassi ! C’est en vain que nos magistrats chargés de la surveillance des abattoirs essayèrent de substituer à la tuerie kascher la ponction céphalique. Cette révolution dura quatre jours pendant lesquels les Juifs égorgèrent tous les poulets de la ville et des environs. Mais le cinquième jour Bucarest envoya l’ordre de rétablir ces rites sauvages. Et depuis, il nous faut mâcher des viandes qui n’ont pas plus de jus qu’une semelle de botte ! Et tout cela, c’est de votre faute. — De ma faute ??… — Oui, monsieur ! J’en rends responsable la France. Rappelez-vous le Congrès de Berlin en 1878. C’est vous qui, suggérés par Disraeli ou par le Diable, avez réclamé l’égalité politique et civile pour les trois cent mille Juifs qui nous oppriment. — Mais puisque vous ne la leur avez pas accordée !… — S’ils ne l’ont pas obtenue, comme vous nous l’imposiez, du moins ce Congrès de Berlin est devenu, grâce à vous, la forteresse d’où ils nous narguent et nous harcèlent. Quel mal vous avaient fait les Roumains ? Ils vous aimaient. Saviez-vous vous-mêmes ce que vous demandiez en les obligeant d’un coup à naturaliser leurs trois cent mille Juifs ? Ignoriez-vous que ces Juifs parlent allemand, qu’ils forment l’avant-garde de l’influence allemande et qu’ils propagent les contrefaçons allemandes comme les rats la peste ? Vous demandiez que les Roumains ouvrissent leur cité à trois cent mille artisans et commerçans dont l’activité achèverait d’y tuer l’industrie française ! Et qui nous a tirés de l’impasse où vous nous aviez enfoncés ? Qui ? Bismarck ! Il était bien sûr d’ailleurs que ces Juifs, d’attaches germaniques, réussiraient à vous évincer des marches roumains, et il pouvait, sans danger, acquérir des droits à notre reconnaissance. — Monsieur, lui dis-je, je ne connais pas les diplomaties du Congrès de Berlin. Il me souvient cependant que l’intervention de la France vous a valu un agrandissement de territoire. Et vous auriez tort de lui en vouloir si là, comme partout, elle a réglé sa conduite sur la beauté des principes plutôt que sur ses intérêts matériels. Je ne pense pas que ce soit Disraeli qui ait rédigé la Déclaration des Droits de l’Homme. — Alors, c’est le Diable ! s’écria-t-il en riant. Mais ne vous imaginez pas que je boude contre la France. Je regrette seulement que son panache d’idéal lui tombe quelquefois sur les yeux, et qu’on la paie si mal de ses générosités … Garçon, un journal étranger ! » Le garçon revint avec le Berliner Tagblatt. — À Bucarest, on nous aurait apporté le Gaulois ou le Figaro. Mais ici !… Savourez la beauté des principes.

Il se peut que les beefsteaks soient médiocres à Iassi, puisque mon voisin me l’assure ; mais la ville me paraît charmante. Je la trouve tout à fait aimable, cette capitale des Princes moldaves, rouge et verdoyante dans sa ceinture de souples collines. Sa proximité de la frontière russe l’a empêchée de devenir la capitale de la Roumanie, et l’union des deux Principautés en a fait une ville un peu sacrifiée, un peu mourante. L’industrie s’en retire : si j’ai bonne mémoire, elle ne possède qu’une fabrique de cordages tenue par un étranger. Les grands négoces n’y entrent pas ; les petits commerces y fourmillent. Sur 78 000 habitans, elle ne compte que 38 000 Roumains. Les autres sont des boutiquiers, des revendeurs, d’humbles artisans installés à leur compte. Comme à Bucarest et dans toute la Roumanie, les Roumains y ont bâti de superbes édifices. Son Université qui la domine, au milieu de grands jardins, est surchargée d’ornementations. Les peintres y ont tant prodigué leurs peintures que les livres à moitié chassés de la bibliothèque sont descendus au sous-sol. Le palais du prince héritier encore tout neuf se délabre déjà. Je ne crois pas qu’il ait jamais été habité. On m’a montré, presque au centre de la ville, des tas de pierres provenant de maisons démolies et qui sont là depuis sept ans. Les quartiers misérables s’étendent sur un large espace. Ce sont des amas de bicoques où l’on vend des décombres. J’y ai vu des entassemens incroyables de hardes, de cordes, de bonnets, de licous, de souliers, de roues et de vieilles ferrailles.

Mais du sein de ces bric-à-brac se dégage l’église de Saint-Nicolas avec ses murs rouges et ses faïences enluminées de saintes figures. C’est comme si, après avoir traversé d’innombrables pouilleries, vous aperceviez tout à coup dans une salle heureuse un bel arbre de Noël tout illuminé. Quelle joie enfantine pour les yeux que cette église de Saint-Nicolas ! Et qu’elle est bien à sa place dans cette ville moldave dont la population indigène semble n’attendre sa prospérité que de la visite des Saints du ciel ! Je préfère pourtant l’église des Trois Hiérarques. Ah ! celle-là, je le confesse, si j’avais pu la voler et m’enfuir, aucune considération ne m’aurait retenu ! Je n’ai jamais éprouvé pareille tentation d’emporter une église. Mais aussi, que fait-elle dans ce terrain vague, devant cette rue où ne passent que des fripiers ? Est-il permis d’exposer à notre convoitise un si délicieux bijou ? Et pourquoi notre compatriote, M. Lecomte du Nouy, l’habile restaurateur, lui a-t-il rendu toute la grâce de la jeunesse ? Elle est byzantine, elle est russe, elle est persane, elle est ensorcelante comme une exquise mariée sous son voile de dentelle et d’or. On a peur que les vents des steppes russes ne l’enlèvent un soir d’hiver. Son intérieur : un brasier d’or sous cette neige de pierre. Je reproche aux églises orthodoxes de m’éblouir. Mon rêve cherche en vain à se frayer un passage au travers de leur flamboiement et de leur splendeur. Mais je ne reproche rien à l’église des Trois Hiérarques et je jouis de mon éblouissement.

Nous en sortîmes à l’heure où les anciens d’Israël tiennent leurs conciliabules dans les rues. Il semble que tous les patriarches bibliques aient quitté les iconostases des églises, et, dissimulés sous des lévites aussi antiques qu’eux-mêmes, soient venus prendre le frais sur les trottoirs. Ils sont admirables de vie et de beauté. Ils ont des barbes blanches où descendent des papillotes noires. Ils se rassemblent, rapprochent leurs têtes et sans doute s’entretiennent du temps que la terre « était encore molle du déluge. » Et ce sont des brocanteurs, à moins que ce ne soient des prophètes.

Il y a des prophètes à Iassi : j’en connais au moins un. J’étais entré dans une assez pauvre boutique d’antiquaire, où j’avais aperçu un vieux bouquin que je désirais. Je m’étonnai des prétentions de la marchande, mais j’allais m’exécuter, quand, d’une petite pièce voisine, un jeune homme, qui nous avait entendus, engagea avec cette femme, probablement sa mère, un âpre dialogue dans un jargon allemand. La femme furieuse finit par lui-jeter le livre entre les mains, tourna le dos et disparut par une autre porte. Il s’avança, et me demanda la moitié du prix qui m’avait été fait. Je considérai l’extraordinaire jeune homme : un visage aux lèvres minces et au nez très aquilin, que travaillait l’âcreté du sang et que dévoraient de grands yeux pleins de fièvre. Comme il s’exprimait facilement en français, je me mis à l’interroger. Il me répondit avec la préoccupation manifeste de savoir qui j’étais et pourquoi j’étais à Iassi. Je le lui dis. Sa mère, un peu calmée, était revenue, attirée par de nouveaux cliens. « Voulez-vous passer dans ma chambre, fit-il : nous serons plus à l’aise. » Des livres traînaient sur la table. « Vous travaillez ? lui dis-je. — Je lis un peu : tenez, voici ce que je lis. » Il me montra quelques tomes dépareillés de J.-J. Rousseau et des livres de Lassalle. Et brusquement : « Vous m’avez demandé si nous étions malheureux, si on nous tracassait. Oui, on nous tracasse ; oui, nous sommes malheureux. Mais en quel pays les pauvres ne le sont-ils pas ? Cela ne nous empêchera point de faire de grandes choses. Nous aimez-vous ? — Je cherche à vous connaître, » lui répondis-je. Il me regarda avec une singulière fixité : « Vous aussi, vous ne nous aimez pas. Je vous parlerai tout de même à cœur ouvert : j’ai beaucoup réfléchi ; je crois que le monde nous appartiendra. Oh ! pas comme vous l’entendez ! On dit que nos capitalistes gouvernent l’Europe, ces capitalistes que, par respect de la fortune, vous appelez des « Israélites » et qui ne sont que des Juifs dépravés. La gouvernent-ils vraiment ? Mais ils la gouverneront, c’est sûr. Il faut que cela soit. Il faut que tout le crédit et tout l’or se concentrent en leurs mains. Nous en ferons du bonheur et de la justice, car nous viendrons après eux, nous qu’ils essaient d’endormir et de livrer endormis à l’avidité de leurs rabbins. Vous vous figurez peut-être que nous sommes unis ; et cependant c’est chez nous, en nous, dans ce petit groupe dispersé aux quatre coins de l’univers, que s’engagera le combat décisif qui changera la société. » Ses yeux brillaient ; mais, à mesure qu’il s’échauffait intérieurement, sa voix devenait plus basse : « Le premier, reprit-il, qui a osé prononcer le mot de socialisme en Roumanie, c’est un Juif. Il s’était associé à un nihiliste russe et à un tsigane. Vous l’a-t-on dit ? Mais il y manquait quelqu’un, poursuivit le jeune homme : il y manquait un paysan. Dans trente ans d’ici, les paysans seront avec nous. Seulement, je ne serai pas avec eux. Je grelotte de fièvre chaque soir, et je tousse à me déchirer la poitrine. Alors, vous comprenez, je me hâte de rêver et d’imaginer tout ce que je ne verrai pas, tout ce que je voudrais tant voir ! »

Sa mère se montra dans l’embrasure de la porte, inquiète de notre long entretien, l’œil soupçonneux. Il la regarda et sourit : « Elle craint que je me fatigue. On m’a défendu de parler et même d’ouvrir un livre. Mais j’ai tant à dire et tant à lire ! »

Je m’étais attardé : je n’eus que le temps de sauter dans une de ces jolies voitures à un cheval et au joug surélevé, dont les cochers russes sillonnent la ville ; et je passai ma soirée en compagnie d’agréables Roumains qui — Dieu soit loué ! — ne me parlèrent point de révolution sociale ni de lutte entre les classes, et qui m’entretinrent des belles chasses en hiver autour de Iassi, à travers ces collines giboyeuses où la Russie leur envoie, par le pont glacé du Pruth, non seulement les lièvres, mais les loups, les sangliers et les ours.

Il est difficile à un étranger de saisir les différences d’humeur qui caractérisent les provinces d’un même pays. Toutefois, s’il me fallait discerner le Moldave du Valaque, je dirais que ce dernier est plus pratique et le premier plus artiste. Iassi a donné à la Roumanie presque tous ses poètes et ses meilleurs écrivains. Et Iassi a l’honneur d’avoir fondé entre le parti libéral et le parti conservateur, mais plus près de celui-ci, le parti de la Jeunesse, la Junima. D’abord cénacle littéraire, épris de littérature nationale, les Junimistes ont bientôt tourné au groupe parlementaire. C’est une loi, dans les pays qui se forment, que les préoccupations de la politique absorbent rapidement l’activité de tous ceux qui rêvent ou qui pensent. La littérature roumaine, si j’en excepte les deux poètes Alexandri et Eminesco, doit peut-être ses meilleures pages à l’inspiration politique. Les Roumains, nés orateurs, ont besoin d’une cause à plaider. Et les Junimistes ont éloquemment plaidé toutes les causes de la jeune Roumanie. Leur chef est M. Carp : il passe une partie de l’année sur son domaine de Tibanesti, à une heure de chemin de fer et quatre heures de voiture des portes de Iassi.

vii. — une visite à m. carp

On m’avait dit : « M. Carp a l’humeur orageuse comme le ciel des Carpathes et changeante comme les flots du Pruth. Il tonne, il éclaire, il déborde, — ou il est charmant ; et l’on ne sait jamais, quand on va le trouver, si l’on recevra de lui des rayons ou de la grêle. » Lorsque, après avoir traversé huit bonnes lieues, sous la pluie, d’une route noire entre des champs de maïs trempés et des mamelons jaunis, après avoir vu de vieux fantômes ruisselans nous ouvrir d’espace en espace des barrières féodales, j’arrivai à la masse de verdure où se cache la maison de Tibanesti, je compris tout de suite que je n’avais rien à craindre et que, par ce merveilleux esprit de contradiction dont se plaignent ses adversaires, M. Carp opposait aux intempéries de la nature une imperturbable sérénité.

On prétend que M. Carp préfère la civilisation germanique à la française. Mais je ne saurais oublier que cet homme, ministre en 1870, déclara fièrement dans les Chambres roumaines ses sympathies pour la France ; et, s’il affecte peut-être la brusquerie d’un vieux général allemand aux moustaches tombantes, toute la gaîté française rit dans son œil clair. Du moment où nous nous levâmes de table jusqu’à l’heure où, sur ma prière, il me fit reconduire à la gare, de midi jusqu’au soir, M. Carp fut dans son salon, qu’il ne cessa d’arpenter, comme sur une tribune aux harangues. Tour à tour éloquent et spirituel, mordant et familier, il ne s’arrêtait que pour relever les quelques objections que je lui adressais et qui venaient mourir à ses pieds : il les relevait et repartait plus allègrement. J’avais l’impression d’être, à moi seul, l’auditoire d’un homme d’État ; et ce n’est pas un mince plaisir, ni un plaisir que l’on goûte tous les jours. Je reverrai longtemps sa silhouette nerveuse passer et repasser devant ces hautes fenêtres et le paysage de cette première journée d’automne : un grand parc et plus loin des terres labourées et des collines pâles comme des grèves. Les Juifs, les paysans, les partis politiques, graves questions, passaient et repassaient avec lui sur le ciel un peu brouillé de ce vaste horizon.

… « Vous me dîtes que vous n’avez pas rencontré de Juifs persécutés ? Mais quand un préfet révoque l’autorisation donnée à un Juif de séjourner sur une commune rurale et que son bon plaisir ruine ce Juif, père de cinq ou six enfans, n’est-ce pas là de la persécution ? Persécution administrative, la pire de toutes ! Que leur reproche-t-on, à ces Juifs ? D’occuper des places dont nous ne voulions pas ! Comme les peuples uniquement agricoles, nous sommes dénués d’initiative. Et nous refuserions de nous incorporer ces étrangers que nous avons appelés nous-mêmes et de nous infuser ainsi les qualités qui nous manquent ? Je n’exploite pas mes biens ; donc personne ne les exploitera ! L’admirable raisonnement ! On affirme que les Juifs sont méprisés et détestés. Avez-vous constaté chez le paysan le moindre signe de mépris ou de haine ? J’ai protégé récemment contre l’administration un Juif dont mes paysans me suppliaient de prendre la défense. Notre antisémitisme n’est qu’une forme de la peur que nous inspirent les capitaux et l’industrie des étrangers. Cependant les Bulgares, les Bukovins, les Hongrois emportent, bon an, mal an, six millions que pourraient gagner les habitans de ce pays. J’ai sur mes terres quinze cents paysans. Je trouve des bergers tant que j’en veux ; mais pas de vachers, et jamais, jamais, un porcher. Les descendans de Trajan, garder des porcs : fi donc ! Ils ne sentent pas la nécessité. Personne ne meurt de faim dans nos villages. Et l’on continue d’y travailler la terre comme du temps de Basile le Loup !

… « Ah ! vous semblez croire que nous nous désintéressons du sort des paysans ! Mais nous sommes un certain nombre d’honnêtes propriétaires qui vivons sur nos propriétés et qui essayons de secouer l’apathie de nos campagnards. Nous l’essayons : seulement, nous n’y parvenons point. Mes labours de maïs, à moi, sont achevés aux derniers jours de l’automne. L’humidité pénètre la terre, la gelée y tue les herbes parasites, tandis qu’au sortir de l’hiver, les bœufs sont trop faibles pour labourer assez profondément. J’obtiens ainsi une moisson d’un quart plus riche, qui crève les yeux de mes paysans. Pensez-vous qu’ils suivent mon exemple ? Ils se disent que le maïs du propriétaire, ça doit toujours mieux pousser et que c’est l’ordre du monde qui veut ça. J’ai entrepris de les amener à une idée plus exacte de l’ordre du monde, et, une année, j’ai fait, à mes frais, labourer leur lopin de terre. Résultat : une récolte excellente. Ils s’en réjouirent … et ne recommencèrent pas ! Nous avons institué une école d’agriculteurs. Mais, en trente ans, elle a produit dix agriculteurs. J’ai proposé à des jeunes gens qui en sortaient de venir sur mes terres : « Monsieur, m’ont-ils répondu, nous sommes diplômés et nous voulons des traitemens de quatre mille francs. — Bien, mes amis, faites-vous bureaucrates ! » Et depuis ils labourent consciencieusement des feuilles de papier. Ces gaillards-là transforment le licou en rond de cuir !

… « Nous ne sommes pas en monarchie ; nous sommes en bureaucratie ! Les libéraux, fils de petits boyars enragés contre les grands, étaient fort empêchés de s’appuyer sur le Tiers-État, puisque le Tiers-État n’existait point : ils se créèrent une clientèle bureaucratique, et les conservateurs s’en créèrent une autre. En ce moment, le pays est divisé en deux factions ; l’une qui attend que Carp ou Cantacuzène arrive au pouvoir afin d’envahir les préfectures, les mairies et les bureaux ; l’autre qui les a envahis … Mon programme ? Il est simple. Absorbons nos Juifs. Je ne dis pas : naturalisons-les en masse. Je dis : absorbons-les. Attirons les capitaux étrangers. Cessons de considérer les hommes qui habitent au-delà des frontières comme des ennemis toujours prêts à jeter un filet d’or sur notre indépendance. Les Roumains sont attaqués d’une maladie terrible, la maladie des idées générales. Elle commence par l’inaptitude à toute espèce d’entreprise industrielle et par l’illusion qu’on est un homme d’État : elle finit par la paralysie complète devant un bureau d’expéditeur. Je n’y vois d’autre remède qu’une politique sans clientèle. Mes amis et moi, nous coupons derrière nous cette queue de partisans qui, dans le combat des idées, ne cherchent qu’à dépouiller les vaincus. Instruisons les paysans ; mais, pour l’amour de Dieu, ne leur farcissons pas le cerveau des subtilités du parfait et du plus-que-parfait ! Nos programmes d’enseignement encyclopédique et nos cantines scolaires me rappellent cette caricature française où deux jeunes gens se montraient une pièce de cent sous : « Irons-nous dîner, demandait l’un, ou danser au bal de l’Opéra ? » Et l’autre répondait : « À quoi bon se donner le nécessaire, quand on peut s’offrir le superflu ? »

… « Il y a quelque mélancolie peut-être à se dire, lorsqu’on a mon âge, qu’on représente le parti de l’avenir. Mais cette mélancolie ne va pas sans une certaine fierté. Je laboure, à la fin de mon automne, pour une moisson que je ne récolterai pas. L’hiver neigera sur la terre comme sur ma tête. Vieux cultivateur de maïs, j’ai confiance dans l’hiver. Et l’on me rendra au moins cette justice que je n’ai jamais trottiné derrière la popularité ni courbé les épaules devant la majesté du pouvoir … »

L’âme de la Roumanie est foncièrement optimiste, et son optimisme se communique presque à tous ceux qui foulent ses fertiles terroirs. Le moyen de douter de l’avenir, quand on entend sourdre sous ses pas des promesses d’abondance ? Comme mon petit prophète de Iassi, et à l’autre extrémité de la société, M. Carp salue déjà le soleil qui luira sur les hommes de demain. C’est en somme l’expression la plus haute et la plus désintéressée que puisse prendre notre amour de la vie.

La pluie avait cessé, quand je m’éloignai de Tibanesti. La pleine lune s’était levée sur ces solitudes. Le sabot des chevaux faisait de sourds clapotemens dans la terre grasse. À moitié route, le bourg juif de Negresti nous apparut, et des parfums m’arrivèrent enveloppés d’une musique de danse. J’aperçus à travers une foule de paysans assemblés à la porte d’une demeure ouverte un bal où tournoyaient des robes blanches. Ce ne fut qu’un éclair : la steppe nous ressaisit.

… Encore un arrêt dans les champs moldaves : une salle d’auberge ; deux paysans qui boivent de la souika, un Juif qui les sert, et un tsigane, son violon sous le bras, qui regarde par l’étroite lucarne le clair de lune. J’aurais voulu être peintre. Comme plancher, de la terre battue ; comme table, un tréteau ; comme comptoir, deux tonneaux sous un rayon de bouteilles : les paysans aux cheveux longs et rares, les yeux rivés à la table ; le Juif, tête carrée par le haut et pointue par le bas, l’air impassible ; le tsigane, le collet relevé sur sa tête d’oiseau sauvage : les quatre hommes silencieux. Quelle histoire de la souffrance humaine, et qui remplirait des nuits entières, si tout le passé de ces hommes à travers les âges leur montait aux lèvres ! Que de routes sans fin, que d’exils, que de persécutions, que de sursauts et de paniques, que de larmes et de sang ! Allons, tsigane, montre-nous sur ton corps la place où tes pères étaient fouettés de verges, et l’endroit où s’imprimait le fer de l’esclavage ! Paysans qui étreignez vos verres, ne vous souvient-il plus de vos ancêtres suspendus par les pouces au-dessus d’un fagot crépitant ? Et toi, Juif, tu sors d’un effrayant tunnel d’angoisse. Et je te sens tout de même le plus robuste et le plus vivant de ces quatre hommes où ont abouti tant de misères. C’est pourquoi ma pitié s’attable de préférence à côté des paysans. Quant au tsigane, ouvrez-lui la fenêtre : il brûle de s’enfuir et de dévorer l’espace, à cheval sur un rayon de lune.

On n’attend pas que je tire une conclusion de cette simple promenade dans un pays qui m’a semblé curieux et où j’essayai de noter scrupuleusement des physionomies et des entretiens. À d’autres, de conclure ! Pour moi, si j’étais Roumain, je crois que je me plaindrais moins des Juifs. Certes, je regretterais que mes ancêtres eussent commis l’imprudence de les attirer ; je me rappellerais qu’ils n’ont réclamé des droits de citoyens qu’au lendemain de la victoire et à l’heure de la prospérité ; mais, tout en leur refusant une naturalisation rapide, je leur rendrais plus équitable l’accès à l’indigénat. Si j’étais Juif, je me plaindrais certainement moins des Roumains ; mais je protesterais contre une loi militaire qui m’obligerait de servir un État dont je ne serais pas le citoyen[2]. Si j’étais historien, j’admirerais les Roumains et les Juifs d’avoir persévéré, malgré toutes les tourmentes, dans leur vie nationale, et les uns de s’être dégagés d’une oppression séculaire, les autres d’offrir aux vexations une si belle résistance. Si j’étais moraliste, je réprouverais peut-être … Mais comme je ne suis ni moraliste, ni historien, ni Juif, ni Roumain, je descends vers le Danube.

André Bellesort.
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  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. Il est vrai que cette loi n’a été faite que pour arrêter l’immigration menaçante des Juifs de Pologne et de Galicie. D’ailleurs je renvoie ceux que cette question juive intéresserait à l’excellente brochure de M. Jean Lahovary : la Question Israélite en Roumanie (Bucarest, 1902) et à l’ouvrage de Verax : la Roumanie et les Juifs (Bucarest, 1903), le plus complet qui ait paru. Notons aussi, dans un tout autre esprit, le violent réquisitoire de M. Bernard Lazare, les Juifs en Roumanie (Cahiers de la quinzaine).