Écrivains critiques de la France - M. de Rémusat

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Écrivains critiques de la France - M. de Rémusat
Revue des Deux Mondes, période initialetome 20 (p. 5-41).

ECRIVAINS CRITIQUES


DE LA FRANCE.




XVI.

M. DE REMUSAT.

PASSE ET PRESENT, mélanges[1]




À voir ce que deviennent sous nos yeux certains personnages historiques célèbres, et comme tout cela se grossit et s’enlumine, se dénature ou (disent les habiles) se transfigure à l’usage de cette masse confuse et passablement crédule qu’on appelle la postérité, on se sent ramené, pour peu qu’on ait le sentiment du juste et du fin, à des sujets qui, en dehors des tumultueux concours, offrent à l’observation désintéressée un fonds plus calme, un sérieux mouvement d’idées et le charme infini des nuances. Les nuances se confondent et s’évanouissent à mesure qu’on s’éloigne. Que reste-t-il alors de cet ensemble de particularités vraies qui distinguaient une physionomie vivante et qui la variaient dans un caractère unique, non méconnaissable ? À quelles chances une figure dite historique n’est-elle pas soumise, sitôt qu’échappant aux premiers témoins, elle passe aux mains des commentateurs subtils, des érudits sans jugement, ou, qui pis est, des tribuns et des charlatans de place, des rhéteurs et sophistes de toutes sortes qui trafiquent indifféremment de la parole ! Si nous-mêmes nous avons été témoins et que nous puissions comparer nos premières impressions sincères avec l’idole usurpatrice, le dégoût nous prend, et l’on se rejette plus que jamais vers le naturel et le réel, vers ce qui fait qu’on cause et qu’on ne déclame pas. On s’attache surtout à l’élite, à ce qui est apprécié de quelques-uns, des meilleurs, à ce qui nous fait sentir à sa source la vie de l’esprit. Heureux si on peut le rencontrer non loin de soi ! Il y a, sachons-le bien, dans chaque génération vivante quelque chose qui périt avec elle et qui ne se transmet pas. Les écrits ne rendent pas tout, et, dès qu’on a affaire à des pensées délicates, le meilleur est encore ce qui s’envole et qui a oublié de se fixer. On sait qu’il y a des langues d’Orient dans lesquelles toute une portion vocale ne s’écrit point ; il en est ainsi de chaque littérature. Tout ce qui a vécu d’une vie sociale un peu compliquée a son esprit à soi, son génie léger, qui disparaît avec les groupes qu’il anime. Les successeurs sont tentés d’en tenir peu de compte, même quand ils s’en portent les héritiers. Lorsque vient le lendemain, on ramasse le fruit d’hier, mais on n’a pas eu la fleur ; et ce fruit même, on ne l’a pas vu, on ne l’a pas cueilli sur l’arbre dans son velouté et dans sa fraîcheur de duvet. Une fois à distance, on parle des choses en grand, c’est-à-dire le plus souvent en gros. Même lorsqu’on croit les savoir le mieux, on court risque de tomber dans des confusions qui feraient hausser les épaules à ceux dont on parle, s’ils revenaient au monde. Tel qui, dans le temps, n’aurait pas été admis à l’antichambre chez Mme de La Fayette ou chez Mme de Maintenon est homme à célébrer intrépidement les élégances du grand siècle. Le XVIIIe siècle est depuis long-temps en proie à des amateurs et soi-disant connaisseurs qui n’ont pas l’air d’en distinguer les divers étages, de soupçonner ce qui, par exemple, sépare Dorat de Rulhière. L’à-peu-près et le pêle-mêle se glissent partout. Cela fait souffrir. Mais, quand il s’agit de morts déjà anciens, et dont la dépouille est à tout le monde, comment venir prétendre qu’on les possède mieux, qu’on a la tradition de leur manière et la clé de leur esprit plutôt que le premier venu qui en parlera avec aplomb et d’un air de connaissance ? Avec les vivans du moins, on a des juges, des témoins de la ressemblance, un cercle rapproché qui peut dire si, au milieu de tout ce qu’on a sous-entendu ou peut-être omis, on a pourtant touché l’essentiel, et si l’on a saisi l’idée, l’air du personnage.

Aujourd’hui donc, en dépit de ce qu’il y a d’un peu plat ou d’un peu gros dans les vogues du jour, consolons-nous avec un des hommes qui sont le plus faits pour intéresser et pour piquer la curiosité de ceux qui ont le plaisir d’être leurs contemporains ; car, s’il a beaucoup écrit, il n’a publié qu’une moitié de ses œuvres et n’a livré qu’une des faces de son talent ; car, eût-il tout publié, il aurait encore plus d’idées qu’il n’en aurait produit dans ses livres. Il est le libre causeur par excellence ; il a de l’ancienne société le ton, le goût, les façons déliées, avec tous les principes (y compris les conséquences) de la nouvelle ; il a de bonne heure épousé et professé les doctrines généreuses de son temps, et il n’en a pris aucun lieu commun. À dix-huit ans il était le plus précoce et le plus formé des esprits sérieux, et il se retrouve le plus jeune à cinquante.

M. Charles de Rémusat est né à Paris sous le Directoire (14 mars 1797) ; ses parens tenaient à l’ancien régime par les manières, par les habitudes, mais sans aucun de ces liens de naissance ou de préjugé qui enchaînent. Nous avons dit et montré ailleurs quelle était sa mère[2]. Le jeune enfant grandit auprès d’elle dans une liberté aimable, dans une familiarité qui l’initiait aux réflexions de cette femme distinguée, sur laquelle il devait bientôt agir à son tour. Cette enfance heureuse se pourrait presque comparer à une promenade, dans laquelle un très jeune frère rejoint, à pas inégaux, sa sœur aînée qui lui fait signe et qui l’attend. Pour le jeune Rémusat, le salon précéda le collège. Il y entendait parler de bien des choses, surtout de littérature, de Corneille et de Racine, de Geoffroy et de Voltaire, des Grecs et des Romains, de tout ce dont on causait volontiers alors, après les excès de la Révolution, avant le réveil de 1814, à l’ombre du soleil de l’Empire, « à cette époque, nous dit-il, où l’on avait de l’esprit, mais où l’on ne pensait pas. »

Penser, en effet, c’est n’être jamais las, c’est recommencer toujours, et l’on avait horreur de rien recommencer. Après de telles secousses, la société tout entière fait comme un homme qui a éprouvé de grands malheurs et qui n’aspire plus qu’au repos, aux douceurs d’une vie commode, et, s’il se peut, agréablement amusée. Les plus délicats se rejettent sur les distractions de l’esprit ; mais du fond des choses, il en est question aussi peu que possible ; on craindrait de rouvrir l’abîme et d’y revoir les monstres.

Cette tiédeur d’opinion, cette paresse et presque cette peur de penser, du moment qu’il s’en rendit compte, devint une des antipathies du jeune homme et l’ennemi principal qu’il se plut tout d’abord à harceler. Ce fut comme le premier but de son sarcasme et de son dédain, dès que sa propre nature se déclara ; ce fut le jeu de ses premières armes. Depuis lors, et sous quelque forme qu’il l’ait retrouvée, il n’a cessé de guerroyer contre, de combattre cette lâche indifférence, et il ne lui fait pas plus de grace sous sa lourde et matérielle enveloppe de 1847 que sous sa légèreté frivole de 1817. A l’élégance près, c’est bien la même à ses yeux ; et, lorsque tant d’autres, et des plus vaillans, se sont lassés à la peine et ont renoncé dans l’intervalle, il semble avoir conservé contre elle sa jeune et chevaleresque ardeur. C’est que M. de Rémusat, par instinct comme par doctrine, croit que la stagnation est mortelle à la nature de l’homme ; il pense qu’elle corrompt autant qu’elle ennuie, et il prendrait volontiers pour sa devise cette parole du grand promoteur Lessing, laquelle peut se traduire ainsi : « Si l’Être tout-puissant, tenant dans une main la vérité, et de l’autre la recherche de la vérité, me disait : Choisis, je lui répondrais : O Tout-puissant, garde pour toi la vérité, et laisse-moi la recherche de la vérité. » - Marcher vaillamment et toujours, dût-on même ne jamais arriver, c’est encore après tout une haute destination de l’homme[3].

Mais, si précoce que fût le jeune Rémusat, nous l’avons un peu devancé. Un jour il sort assez à contre-cœur du salon de sa mère, et le voilà qui entre au collége. Il fit d’excellentes études au Lycée Napoléon, sans pourtant obtenir plus de deux accessits au Concours. Durant la dernière année, en rhétorique, il avait eu d’assez grands succès en discours français pour être le candidat le plus désigné à la couronne universitaire ; mais les événemens politiques de 1814 lui firent quitter le collége avant la fin de l’année. Ce fut un autre brillant élève de la même classe, M. Du mon, qui remporta le prix.

Tout en suivant ses études, le jeune homme, on le pense bien, ne s’y astreignait pas. Son esprit sortait du cadre et se jouait à droite et à gauche sur toutes sortes de sujets. Pourtant il était, durant ce temps-là, sous la direction spéciale d’un maître bien docte et de la bonne école, M. Victor Le Clerc. M. Le Clerc a composé, comme chacun sait, de savans ouvrages ; il en a fait de spirituels. M. de Rémusat peut en partie s’ajouter à ces derniers[4]. Sous ce régime d’une instruction forte qui laissait subsister l’élan naturel, il se développait sans contrainte ; tout en acquérant un fonds d’études solide, son esprit se tenait au-dessus et s’émancipait. Mais il a dû à cette nourriture première, si bien donnée et si bien reçue, son goût marqué pour les nobles sources de l’antiquité, sa connaissance approfondie de la plus belle et de la plus étendue des langues politiques, cet amour pour Cicéron qui est comme synonyme du pur amour des lettres elles-mêmes ; et, quelques années après il payait à M. Le Clerc sa dette classique, en traduisant pour la grande édition de l’Orateur romain le traité De Legibus. Une préface, non-seulement érudite, mais philosophique, d’un ordre élevé, y met en lumière les divers systèmes des anciens sur le principe du droit, et témoigne d’un esprit devenu maître en ces questions, et qui s’entend avec Chrysippe comme avec Kant.

Dès le collége une vocation chez lui s’était déclarée très vive. Il faisait des vers, surtout des chansons. J’en ai parcouru tout un recueil manuscrit, duquel je ne me crois permis de rien détacher. Les premières remontent à 1812. Le jour qu’il a quinze ans, le jour qu’il en a dix-sept, il chante, il jette au vent son gai refrain à travers les grilles du lycée, dans les courts intervalles du tambour. Il parcourt sa vie passée et note déjà ce qu’il appelle ses âges. Sa jeune veine a, pour tous les événemens qui l’émeuvent, des couplets très naturels et très aimables. Quelquefois c’est une épître à la Gresset qu’il adresse à sa mère du fond de sa pédantesque guérite ; il- vient de lire la Chartreuse. Quelquefois c’est une romance plaintive qui s’échappe, ou bien quelque élégie inspirée par le sentiment, et qui me rappelle sans trop d’infériorité la belle pièce de Parny sur l’absence. Mais la forme habituelle et facile pour lui, celle à laquelle il revient de préférence et qui se présente d’elle-même, c’est la chanson. Plus tard, dans un article sur Béranger, il nous en a donné la théorie d’après nature. Dans cette page charmante, il n’a eu qu’à se ressouvenir et à nous raconter son propre secret


« Mais qui mieux que l’auteur lui-même, nous dit-il, ressent cette harmonie mutuelle du langage et du chant ? Demandez-lui compte de son travail, à peine saura-t-il vous en faire le récit. Un jour, pourra-t-il vous dire, il se trouvait dans une disposition vague de rêverie et d’émotion, il éprouvait le besoin d’adoucir un chagrin ou de fixer un plaisir. Des sensations à peine commencées se pressaient en lui, des images informes et riantes passaient devant ses yeux. Peu à peu il s’anime davantage ; une image plus précise se retrace à lui, et il veut la saisir et la chanter. Ou bien c’est un sentiment qui se prononce et qui bientôt demande et inspire une expression poétique et musicale ; peut-être un air connu, dans un secret accord avec sa disposition présente, vient comme par hasard errer sur ses lèvres et lui dicte un refrain qui semble traduire la note par la parole ; parfois enfin quelques mots fortuitement rassemblés, qui représentent une image, qui forment un vers, lui viennent à l’esprit, et bientôt rappellent un air qui les relève et les anime. Alors la chanson commence ; on l’écrit presque sans la juger, avec peine ou facilité, mais toujours avec une sorte d’émotion, une certaine accélération dans le mouvement du sang, qui, tant qu’elle dure, fait l’illusion du talent et ressemble à la verve. Sûrement ici l’art et le bon sens, recommandés par Boileau même en chanson, jouent leur rôle, et surtout à présent que le style de ce petit poème doit être si travaillé et la composition si remplie. Mais, malgré le soin de l’élégance, de la propriété, de la rime, jamais le poète ne rentre complètement dans son sang-froid ; l’émotion première persiste ; l’air sans cesse fredonné, le refrain sans cesse redit, suffisent pour la soutenir, et la chanson, eût-elle coûté tout un jour de travail, semble toujours faite d’un seul jet. On ne sait quelle douceur s’attache à cette sorte de composition si frivole, si commune, si peu estimée. On rendrait mal cet oubli de toutes choses et de soi-même où elle jette un instant celui qui s’y livre, cette rêverie, ce trouble, cet abandon où l’âme uniquement préoccupée d’une image, d’un sentiment, d’une sensation même, perd un moment le souvenir et la prévoyance, et se berce elle-même du chant qui lui échappe. Encore une fois, on croirait qu’il y a dans la chanson quelque chose qui vient apparemment de la musique, et qui donne à un divertissement de l’esprit la vivacité d’un plaisir des sens. Peut-être l’imagination seule opère-t-elle ce prestige, l’imagination qui sait tout embellir, la douleur qu’elle adoucit, comme le plaisir qu’elle relève…

Doué de la sorte et sentant comme il sentait, il était impossible qu’il contînt sa chanson aux simples sujets d’amour ou de table et à la camaraderie de collége[5] ; les intérêts de gloire, de patrie, les événemens publics, devaient y retentir aussi, et, en un mot, lui qui chantait depuis 1812, devait naturellement, inévitablement, entrevoir et pressentir dans ses refrains les mêmes horizons que découvrait vers le même temps Béranger. C’est, en effet, ce qui arriva. Sa chanson adolescente était en train de se transformer, d’enhardir son aile, quand la publication du premier recueil de Béranger, à la fin de 1815, vint faire une révolution dans l’art et dans son esprit : « Je ne crois pas, nous dit M. de Rémusat, qu’aucun ouvrage d’esprit m’ait causé une émotion plus vive que la chanson Rassurez-vous, ma mie, ou Plus de politique. » De lui-même il en avait fait une à cette époque, dans le même sentiment, intitulée : Dernière Chanson ou le 20 novembre (1815)[6]. Une autre intitulée : le Vaudeville politique, et dans laquelle il retrace toute l’histoire du noël satirique en France, montre à quel point il comprit dès le premier jour le rôle de la chanson représentative.

Cette émotion qu’éprouvait le jeune homme, ce premier tressaillement qui, dans une pensée, depuis si sérieuse et si diversement remplie, a laissé une trace si vive, qu’était-ce donc ? C’était surprise et joie de voir réalisée à l’improviste une forme de ce qu’il avait lui-même plus confusément rêvé, c’était de rencontrer sous cette forme légère un idéal déjà à demi connu. Chaque fois qu’un génie favorisé trouve ainsi à point une de ces inspirations fécondes qui doivent pénétrer et remuer une époque, il arrive d’ordinaire qu’au début plus d’un esprit distingué se reconnaît en lui, et s’écrie, et le salue aussitôt comme un frère aîné qui ouvre à ses puînés l’héritage. Ce génie heureux ne fait qu’achever le premier et devancer avec éclat ce que plusieurs autres, cherchaient tout bas et soupçonnaient à leur manière. De quelque nouveau monde qu’il s’agisse, petit ou grand, quand le Christophe Colomb le découvre, bien d’autres étaient déjà en voie de le chercher. Ainsi Béranger, ainsi Lamartine, dans les œuvres premières qui, seules encore, quoi qu’ils fassent, resteront l’honneur original de leur nom, apparurent comme l’organe soudain et comme la voix d’un grand nombre qui crurent tout aussitôt reconnaître et qui applaudirent en eux des, échos redoublés de leurs propres coeurs. Tout concert unanime est à ce prix. Cette explication que je crois vraie, si elle intéresse jusqu’à un certain point les admirateurs dans la gloire du poète admiré, n’ôte pourtant rien, ce me semble, à la beauté du sentiment, et elle ramène le génie humain à ce qu’il devrait être toujours, à une condition de fraternité généreuse et de partage.

J’ai cru devoir insister sur ce premier coin de l’esprit de M. de Rémusat. Chacun plus ou moins a son défaut qu’il avoue, et son défaut qu’il cache, et ce dernier le plus souvent n’est pas le moindre. Chez quelques-uns, il en est ainsi des talens : on a son talent public, avoué, et son talent confidentiel, intime, lequel, chez les gens d’esprit, n’est jamais le moins piquant, ni surtout le moins naturel. Ceux qui n’ont connu de M. de Lally-Tolendal que ses plaidoyers pathétiques et ses effusions oratoires, et qui n’ont pas entendu ses délicieux pots-pourris tout pétillans de gaieté, n’ont vu que le personnage et n’ont pas su tout l’homme. L’esprit de M. de Rémusat se manifeste sans doute avec bien de la diversité dans ses écrits présentement publiés, on l’apprécie tout à la fois comme critique, comme philosophe, comme moraliste non moins élevé qu’exquis et pénétrant ; mais il y a autre chose encore, il y a en lui un certain artiste rentré qui n’a pas osé ou daigné se produire, ou plutôt il n’y a rien de rentré, car il s’est, de tout temps, passé toutes ses fantaisies d’imagination, il s’est accordé toutes ses veines. Seulement il n’a pas mis le public dans sa confidence ; il a fait avec ses bonnes fortunes littéraires, comme l’élégiaque conseille de faire en des rencontres plus tendres :

Qui sapit, in tacito gaudeat ille sinu ;


il a été discret et heureux avec mystère, ou du moins il n’a laissé courir et s’ébattre ces enfans de son plaisir que dans un petit nombre de cercles enviés qui en ont joui avec lui. Les anciens avaient de ces propos charmans qui ne se tenaient qu’à la fin des banquets, entre soi, sub rosâ, comme ils disaient, et qui ne se répétaient pas au dehors. Une partie du talent de M. de Rémusat ne s’est ainsi produite, en quelque sorte, que sous la rose. Voilà une manière d’épicuréisme qu’il faut dénoncer. Il en est résulté que ceux à qui un heureux hasard n’a pas fait entendre quelqu’une de ses jolies chansons, par exemple le Guide, le Néophyte doctrinaire ; — que ceux surtout qui n’ont pas assisté aux lectures de sa pièce d’Abélard, où cette vivacité première se retrouve, associée à de hautes pensées, à de la passion profonde et à un puissant intérêt dramatique, ne le connaissent pas encore tout entier. Nous tâchons ici, sans indiscrétion, de trahir une partie de ce qui se dérobe, et de hâter l’heure où ce rare esprit se verra forcé de se livrer à tous dans tout son talent.

Le jeune Rémusat était encore au collége qu’une autre vocation bien autrement grave, mais aussi irrésistible chez lui, se prononçait. Son goût semblait ne le porter d’abord que vers la littérature proprement dite, vers l’érudition grecque et latine ; l’histoire en particulier l’attirait peu. Il se plaisait à traduire pour s’exercer au style ; la forme le préoccupait plus que le fond, et il se sentait même une sorte de prévention contre la pensée et les systèmes. Mais tout d’un coup, étant en seconde, il entra un jour par curiosité dans la classe de philosophie. La philosophie formait alors un cours accessoire et facultatif pour les élèves de seconde et pour ceux de rhétorique. Un M. Fercoc, homme distingué, ami de M. de La Romiguière et resté plus condillacien que lui, y enseignait d’une manière attachante Locke et Condillac, avec un certain reflet moral et sentimental du Vicaire savoyard. Le jeune homme fut aussitôt saisi d’un attrait invincible ; il était venu par curiosité, il revint par amour, et se jeta à corps perdu dans cette source nouvelle de connaissances. Méthode, opinions, il embrassa tout avec ardeur. Il eut aussitôt du succès, et obtint, dès cette année, une mention de philosophie au Concours. C’est de cette époque, dit-il, qu’il commença à penser, à contracter un goût constant pour la philosophie, et qu’il prit l’habitude d’employer pour son propre compte les procédés analytiques recommandés dans l’école expérimentale.

Cette impression si vive, cette émotion presque passionnée qu’il est assez rare d’éprouver en entrant dans une classe de philosophie, il l’a rendue plus tard en quelque manière dans la personne de son Abélard[7] entrant pour la première fois dans l’école du cloître ; mais Abélard, du premier jour, y entrait en conquérant, pour détrôner Guillaume de Champeaux, et lui il resta d’abord, et encore assez long-temps après, le disciple fervent et condillacien de cette première école. Ce ne fut qu’à quelques années de là qu’il se retourna contre elle. Et même lorsqu’il l’eut abandonnée, même depuis qu’il a marqué si haut sa place parmi les défenseurs d’un autre système, prenez garde ! si on insiste sur de certains points, si on appuie, on retrouve aisément en lui un fond de philosophie du XVIIIe siècle.

On ne retrouve pas moins, à l’occasion, un ancien fond de libéralisme beaucoup plus net et plus marqué, s’il m’est permis de le dire, que chez aucun des hommes distingués qui ont passé par la nuance doctrinaire. C’est que M. de Rémusat, à son début, et de 1814 à 1818, fut d’abord un libéral pur et simple, sans tant de façons. Sur ce fond solide et uni il a, depuis, brodé toutes sortes de délicatesses ; un esprit comme le sien ne saurait s’en passer. Mais dès qu’on se met à appuyer, dès qu’une circonstance le presse, la fibre première a tressailli : on a l’ami franc et résolu de la liberté et le philosophe qui tire la pensée comme une arme, en jetant le fourreau.

Dans toute nature éminente, pour la bien connaître, l’étude des origines et de la formation importe beaucoup ; ici elle est plus essentielle que jamais, quand il s’agit de quelqu’un dont le premier caractère a été une maturité prodigieusement précoce, et qui, bien que si multiple et si fin dans ses élémens, se montrait déjà à vingt ans ce qu’il est aujourd’hui. Dans la préface de ses récens Mélanges[8], M. de Rémusat a tracé quelque chose de cette histoire, mais il l’a fait d’une manière plutôt abstraite, en la généralisant et en l’étendant à ses jeunes amis d’alors et à ses contemporains ; il a évité le je aussi soigneusement que les philosophes d’autrefois l’évitaient ; on dirait qu’il a eu peur du moi. Nous prendrons sur nous de le lui restituer ici.

Il sortait donc du collége et il entrait décidément dans le monde, l’année même de la Restauration ; il avait tout juste dix-sept ans. Son horizon politique en était au crépuscule. La Restauration le rendit subitement libéral ; il lui sembla qu’un voile tombait de devant ses yeux et que la Révolution s’expliquait pour lui. Cet éveil fut si puissant, que l’amertume de la victoire de l’étranger s’en adoucit un peu dans son cœur, et que le souvenir de cette époque lui est demeuré surtout comme celui d’une émancipation intellectuelle : « C’est pour cela, dit-il avec ce tour d’esprit qui est le sien et où le sérieux et la raillerie se mêlent, c’est pour cela que je n’ai jamais eu un grand fonds d’aigreur contre la Restauration ; je lui savais gré en quelque sorte de m’avoir donné les idées que j’employais contre elle. »

Il faudrait se bien représenter ici la physionomie du monde où vivaient ses parens, une variété du grand monde, aimable, polie, distinguée de manières et de goût, mais fort tempérée d’idées, et sans mouvement à cet égard, sans initiative. Enfant de ce monde-là, pour avoir grandi au milieu, pour y être né, il en a tout naturellement le ton, la légèreté, la causerie sur tout sujet, le sentiment du ridicule ; mais il fait tout bas ses réserves, il a ses idées de derrière la tête (comme, les appelle Pascal] et il ne les dit pas. Voltairien, libéral, métaphysicien in petto, croyant à la vérité, disposé à écrire, il sent très bien que ce n’est point là le lieu pour étaler toutes ces choses de nature si vive et si entière, et qui vont mal avec la transaction perpétuelle dont la bonne grace sociale se compose : « C’était son plaisir, nous dit-il, son orgueil, que de sentir fermenter secrètement en lui les idées et même les passions du siècle, au milieu de ces salons conservateurs, à opinions royalistes et religieuses modérées, mais superficielles. » De cette philosophie, en particulier, qu’il avait trop à cœur pour la risquer devant tous, il aurait dit volontiers alors ce que le poète a dit du culte de la muse :

My schame in crowds, my solitary pride !


Lui, il aurait plutôt montré ses chansons, bien sûr qu’on les lui aurait plus facilement pardonnées.

Cependant, même à cette époque de travail solitaire et de logique presque absolue, même avant aucune initiation doctrinaire, cette fine nature était toute seule assez avertie, assez curieuse d’impartialité et assez difficile sur les conclusions, pour s’efforcer de concilier ses idées avec la modération véritable, et pour se garder de ce qu’avaient naturellement d’âpre et d’un peu grossier la politique et la philosophie révolutionnaires. C’était à la fois instinct d’un goût délicat, ennemi du commun, et sentiment d’un esprit équitable, qui tient compte des choses. Aussi, en même temps qu’il n’hésitait pas à mettre ses principes au-dessus des dynasties et des gouvernemens, le jeune démocrate philosophe savait s’interdire l’espérance de rien renverser pour la pure satisfaction de ses principes, et il ne rejetait pas le vœu honorable qu’on pût ramener peu à peu le fait, comme on disait, sous l’empire du droit. En un mot, il s’évertuait à concilier dans sa pensée les institutions avec les théories. A aucune époque (c’est une justice qu’il peut se rendre), il n’a regardé le renversement comme un but ; mais il l’a toujours accepté comme une chance.

Qu’une remarque ici, une conjecture me soit permise. Le monde même où il vivait, et contre lequel il était en garde, dut, ce me semble, l’aider en ce travail de modération plus que l’éminent jeune homme ne le crut peut-être. Habitant en quelque sorte dans deux atmosphères, il portait et gardait, sans y songer, de l’une dans l’autre. Il serait injuste de ne juger un milieu que par l’endroit où l’on s’en sépare, et d’omettre tout ce qu’il nous a insensiblement communiqué. La tiédeur d’opinions de la société pouvait sans doute l’impatienter souvent, l’irriter même un peu, et il aspirait à des régions plus franches ; mais aussi, à peine rentré dans cet air plus vif de l’intelligence pure, il conservait un liant que l’école ne connut jamais, il cherchait un tempérament, il concevait des distinctions, des transitions, qui étaient autant de ressouvenirs de ce qu’il venait de quitter. L’homme d’esprit et l’homme du monde gardaient encore à vue le théoricien, et le sentiment du réel ne l’abandonnait pas. Dans ce monde d’ailleurs qu’il savait si bien, et parmi les amis particuliers de sa mère, se trouvaient deux hommes qu’il ne saurait avoir été indifférent à aucun bon esprit d’avoir connus et pratiqués dès la jeunesse. Ceux qui n’ont eu l’honneur d’aborder que tard M. Molé et M. Pasquier peuvent bien apprécier tout ce qu’on apprend à les voir et à les entendre, et que la théorie moderne ne supplée pas. Sans me permettre d’entrer ici dans les différences qui les caractérisent et en laissant de côté ce qu’il y a de particulier dans chacun d’eux, j’avoue pour mon compte avoir ignoré jusque-là, avant de l’avoir considéré dans leur exemple, ce que c’est que la justesse d’esprit en elle-même, cette faculté modérée, prudente, vraiment politique, qui ne devance qu’autant qu’il est nécessaire, mais toujours prête à comprendre, à accepter sagement, à aviser, et qui, après tant d’années, se retrouve sans fatigue au pas de tous les événemens, si accélérés qu’ils aient pu être. Entouré de leur amicale bienveillance, prenant part à leur intimité, le jeune Rémusat, bien que poussé par sa nature à se chercher d’autres guides, dut gagner dans ce commerce un fonds de notions réelles, d’observations précises, qui servaient de point d’appui à la contradiction même, et qu’étaient loin de posséder, de soupçonner au départ, tous ceux qui, comme lui, allaient à la découverte. Ainsi informé et prémuni, il eut beau se lancer ensuite, il eut de l’abstraction, jamais du vague ; il eut de l’audace, et il ne donna pas dans l’aventure.

Si rien n’est plus rare et plus profitable dans la jeunesse que d’apprendre à faire cas du jugement et de l’esprit de ceux dont on ne partage pas les opinions, rien aussi n’est calmant comme de voir ses propres opinions rencontrer quelque alliance et quelque bon accord autour de soi. M. de Rémusat éprouva de cette consolation en vivant dans la société de M. de Barante. Cet esprit élevé et fin, et qui a droit d’être difficile sur la qualité des autres, finit par le distinguer ; il trouvait que c’était dommage qu’ainsi doué on ne fît rien, c’est-à-dire qu’on n’écrivît pas. Il lui ouvrit un premier jour sur les idées politiques ou même littéraires de la société de Coppet, et le jeune homme s’aperçut avec joie qu’il existait encore un lieu où le libéralisme était d’assez bonne compagnie, où se retrouvait quelque chose du mouvement de 89, et que ses opinions n’étaient point exclusivement reléguées dans les écoles ou les estaminets. Cela l’éclaira, dit-il, et par là même le modéra.

Il écrivait déjà beaucoup et pour lui seul. Tout en faisant son droit (1814-1817), il composa un certain roman de Sidney, dont le patriote de ce nom était le héros ; il y avait déposé toutes ses idées sur la politique, la société, la vie, l’amour, et il en dit un peu sévèrement peut-être, sans nous mettre à même de le vérifier, que c’était une vraie déclamation. Mais les pages sur la jeunesse (1817), qui ouvrent les volumes de Mélanges, nous le représentent bien à cette date, dans sa lutte muette contre la société, aspirant à un idéal non encore défini, avec le sentiment d’une supériorité qui cherche son objet, avec une amertume d’ironie qui se retourne contre elle-même. Ce qui est surtout curieux à noter, c’est combien déjà il se juge, il se gourmande, il se châtie ; tout ce qu’on serait tenté de lui opposer, il est le premier à se le dire, et bien plus durement et bien plus finement aussi. On le sent, cette raideur d’un premier stoïcisme est dès-lors en voie de se détendre, de même que ce style, déjà tout formé et si subtil, s’assouplira. L’auteur nous peint là un Cléon qu’il a l’air de copier d’après nature. Tous plus ou moins, nous avons ainsi en nous un premier type que nous aimons à détacher, à figurer en l’exagérant un peu, à faire poser devant nous et devant les autres ; nous y jetons nos qualités, nos défauts ; nous le caressons, nous le malmenons et finissons le plus souvent, dans notre impatience de tout ou rien, par l’immoler de désespoir et le faire mourir. Qu’on se rassure pourtant : Cléon ne meurt pas ; il se transforme en vivant, il se perfectionne, il fait presque tout ce qu’il a dit qu’il ne fera pas, et son portrait, long-temps après retrouvé, ne paraît plus à nos yeux surpris qu’un dès profils évanouis de notre jeunesse. En le revoyant, on ne peut que s’écrier comme Montaigne devant ses anciens portraits : C’est moi, et ce n’est plus moi !

« Ne vous obstinez pas, concluait le peintre de Cléon en s’adressant aux jeunes gens, à poursuivre un je ne sais quoi plus grand que vous-même ou que votre époque ; ou, si vous voulez absolument chercher quelque chose de grand, sachez quoi. » Pour lui, il ne tarda plus guère à le savoir. L’ouvrage posthume de Mme de Staël sur la Révolution parut ; il l’émut vivement et lui causa un véritable enthousiasme. Un dernier rideau se leva de devant ses yeux, et ce nouveau monde politique et philosophique, qu’il n’avait encore vu que dans les nuages, se dessina désormais comme une terre promise et comme une conquête. On peut dire que sa formation complète et définitive date de ce moment, et qu’en posant le livre, tout l’homme en lui se sentit achevé.

Nous avons affaire à un esprit de nature très complexe, et dans laquelle est entré déjà plus d’un élément. Une leçon métaphysique de M. Fercoc l’a ému, comme elle eût pu faire pour un Malebranche naissant ; une chanson l’a fait tressaillir, comme s’il était une de ces choses légères et sacrées dont parle Platon, et voilà que l’intelligence politique le saisit comme un futur émule des Fox et des Russell. Nous ne prétendons pas compter dans cette riche et fine organisation toutes les impressions et les influences ; mais nous tenons évidemment les principales, celles qui, en se croisant, ont formé la trame subtile, tres imbris torti radios

Toutes les idées et les vues que lui suggéra la lecture du livre de Mme de Staël, il les écrivit pour lui seul d’abord ; mais, un jour, dans l’été de 1818, se trouvant à la campagne[9], il remit le morceau à M. de Barante, qui le questionnait sur ses études. M. de Barante en fut très frappé, et dit qu’il le voulait garder pour le donner comme article à M. Guizot, qui dirigeait alors les Archives. Peu après[10], l’article parut en effet sous ce titre : De l’influence du dernier ouvrage de madame de Staël sur la jeune opinion publique ; il était précédé de quelques lignes dues à la plume de M. Guizot :


« Nous avons rendu compte, disait-on, du dernier ouvrage de Mme de Staël ; nous n’avons pas hésité à affirmer qu’il exercerait une grande et salutaire influence. Nous avons dit que cette influence se ferait surtout sentir dans cette jeune génération, l’espoir de la France, qui naît aujourd’hui à la vie politique, que la Révolution et Bonaparte n’ont ni brisée ni pervertie, qui aime et veut la liberté sans que les intérêts ou les souvenirs du désordre corrompent ou obscurcissent ses sentimens et son jugement, à qui, enfin, les grands événemens dont fut entouré son berceau ont déjà donné, sans lui en demander le prix, cette expérience qu’ils ont fait payer si cher à ses devanciers. Qu’il nous soit permis d’apporter ici, à l’appui de notre opinion, un exemple que nous ne saurions nous empêcher de trouver fort remarquable ; c’est le petit écrit qu’a inspiré à un jeune homme la lecture de l’ouvrage de Mme de Staël ; sans doute les semences que contient cet ouvrage trouveront rarement une terre aussi promptement, aussi richement féconde. Mais l’exemple n’en a que plus de valeur ; ce qui a pu exciter dans un esprit naturellement distingué tant d’idées saines, tant de sentimens nobles, ne manquera pas, à coup sûr, de les propager dans un grand nombre d’autres esprits. Ces sentimens et ces idées forment déjà notre atmosphère morale, et il faut que les gouvernemens s’y placent aussi, car, hors de là, il n’y a point d’air vital. »


Suivaient les pages sur la Révolution française qu’on peut lire en partie reproduites au tome Ier des Mélanges[11]. L’article fit du bruit, et même un peu de scandale, dans les cercles où vivait le jeune auteur. Il y avait à cela plusieurs raisons, et non pas toutes frivoles. Le fils jugeait l’Empire, et ses parens l’avaient servi. Depuis la Restauration, M. de Rémusat père était préfet, le fils lui-même semblait destiné alors à une carrière au sein de l’ordre établi[12]. Juger de si haut le régime d’hier, tracer si décidément la marche à celui d’aujourd’hui, c’était une grande hardiesse assurément dans un jeune homme. Et puis faire un article de journal ! passe encore si c’eût été une chanson. En revanche, M. Auguste de Staël cherchait, pour le remercier, l’admirateur de sa mère ; Mme de Broglie lui écrivait pour l’appeler ; M. Guizot l’attirait chez lui, et M. Royer-Collard qu’il y rencontrait un soir, et devant qui on parlait de je ne sais quel ouvrage nouveau, se prit à dire de ce ton qu’on lui connaît : Je ne le relirai pas, et se retournant aussitôt vers le jeune Rémusat : Je vous ai relu, monsieur[13].

Chacun a son destin qui, tôt ou tard, se fait jour : fata viam invenient. Cela est vrai des individus comme des empires. Voilà donc M. de Rémusat auteur, et le voilà du groupe doctrinaire. Son étoile l’y conduisait. C’était bien le monde qui lui convenait le mieux comme exercice et développement de la pensée, un monde aussi ennemi du commun populaire que du convenu des autres salons, qui ne craint point les idées, pas même les systèmes ; où tout fait question, où tout se discute, s’analyse, se généralise ; où l’esprit n’a pas trop de tous ses replis, ni l’entendement de toutes ses formes ; où les lectures solides, les considérations élevées se résument toujours et s’aiguisent en une rédaction ingénieuse ; où cette ingéniosité de tour est un cachet non moins distinctif que la haine du médiocre. On a depuis appliqué la qualification de doctrinaire à tant de choses et à tant de gens, que c’est à faire pitié, quand on sait combien ce terme se restreignait primitivement à une élite, presque à une secte d’esprits éminens qui ne se pouvaient confondre avec les plus proches, Le gros public n’en fait jamais d’autres ; mais c’est assurément la plus lourde injure qu’il ait pu infliger aux vrais doctrinaires que de les envelopper dans cet à-peu-près. Durant les dernières années, quand il entendait prodiguer l’appellation devenue banale, M. Royer-Collard disait : « Que veulent-ils parler de doctrinaires ? Ce que je sais, c’est que nous étions trois d’abord, M. de Serre, Camille Jordan et moi. » Sans remonter si haut, sans nous reporter à cet âge presque mythologique du parti doctrinaire, nous trouvons, au moment où M. de Rémusat y fit son entrée, que la tête du groupe se composait exactement de M. Royer-Collard, du duc de Broglie, de M. de Barante et de M. Guizot. En se liant avec tous, et plus particulièrement encore avec M. Guizot, dont il se plaît à dire qu’aucun esprit n’a plus agi sur le sien, M. de Rémusat garda, comme on peut croire, sa propre originalité. Bien jeune, il apportait des idées et même dès convictions déjà faites, un fonds de pure gauche en politique, le culte philosophique de la raison et de la vérité ; il se doctrinarisa pour la forme et pour l’agrément.

Dans le même temps, sa métaphysique s’éclairait d’un nouveau jour en rencontrant celle de M. Cousin, et tout d’abord il marqua dans l’école philosophique au premier rang des amateurs, en attendant qu’il y fît sa place comme un maître. Cette veine plus tard se retrouvera.

Une question se présente qu’autant vaut peut-être agiter ici et qu’aussi bien nous ne saurions éluder. En présence d’une nature si complexe, mais si loyale et si franche, qu’avons-nous après tout à craindre de pousser jusqu’au bout l’étude ? Et d’ailleurs, sous l’œil d’un esprit si clairvoyant, n’est-ce pas le seul digne hommage ? M. de Rémusat a certes en lui du sceptique, il a du railleur, et de plus il aime la vérité, et il eut à de certains jours, il a pour elle de ces merveilleux amours dont parle Cicéron après Platon. Or, lequel des deux en lui domine ? Lequel, en définitive, se rencontre le plus avant pour qui le sonde ? Est-ce le fond solide ou l’ondoyant ? Vous croyez que c’est l’ondoyant ; mais n’y a-t-il pas un fond plus solide par-delà ? Vous croyez que c’est le solide ; mais n’y a-t-il point par-delà un fond plus fuyant encore ? Là est le nœud du problème. Qui peut dire ce dernier mot des autres ? Le sait-on soi-même de soi ? Souvent (si je l’osais dire) il n’y a pas de fond véritable en nous, il n’y a que des surfaces à l’infini.

En nous tenant pourtant à notre objet, que voyons-nous ? qu’avons-nous vu déjà ? Jeune homme, il aimait la métaphysique, et tout à côté il faisait des chansons ; il avait ses opinions, ses idées chères, intimes, et tout à côté il les analysait, il s’en rendait compte. Dans cette mesure ; nous le possédons au complet, ce me semble. Tel il est, tel il sera. Chez lui, la chanson, ou, si vous aimez mieux, la raillerie fine s’en va accoster la métaphysique, la prendre sous le bras dans ses heures de récréation, si bien qu’on ne sait par momens laquelle devance et a le pas sur l’autre. Et d’autre part l’analyse aussi, l’inexorable analyse, accoste toujours sa conviction ou sa passion, et l’observe et la décompose chemin faisant, au point de la déconcerter, si celle-ci n’était bien ferme et bien décidée à persister quand même. Tout cela marche et coexiste sans se détruire. Figurons-nous bien le cortége : la plus pénétrante des analyses à droite, la plus fine des railleries à gauche, et pourtant il y a une ardeur, une conviction, qui, chez cette nature élevée, a la force de cheminer entre ce double accompagnement.

On le comprend toutefois, pour atteindre jusqu’ici à toute sa destinée, soit politique, soit littéraire, pour remplir, comme on dit, tout son mérité, qu’a-t-il manqué à une supériorité si constante ? Rien qu’un défaut peut-être. Mais, certainement, une qualité de moins aurait mis ses autres qualités plus à l’aise. Elles se sont tenues en échec l’une l’autre. Et qu’importe ? dirons-nous, et dira comme nous quiconque ne se règle pas sur le paraître. Ce qui a pu nuire ainsi à l’entier développement extérieur et à l’effet solennel de l’ensemble aura tourné plus sûrement au profit de la distinction exquise, de la connaissance infinie et de l’agrément. Il y a en un seul plusieurs hommes qui pensent, qui jouent, qui s’animent, qui se prennent à partie, qui se répondent, (chose plus rare !) qui vous écoutent et qui vous répondent aussi, et le tout fait une réunion délicieuse, totam suavissimam gentem, disait Voltaire en parlant de la plus aimable des sociétés philosophiques de sa jeunesse.

Quoi qu’il en soit de ce charme intérieur, M. de Rémusat a beaucoup agi au dehors, beaucoup influé, beaucoup écrit, sans parler de l’avenir ouvert qui lui reste. Voyons-le à l’œuvre dans le passé ; il s’y est mis de bonne heure et voilà près de trente ans. Son début fut du côté de la politique. Depuis la fin de 1816, la Restauration marchait dans le sens de la Charte et se rapprochait lentement du libéralisme. L’ordonnance du 5 septembre, en brisant la chambre de 1815, avait rendu au gouvernement de Louis XVIII la liberté de son action. Pendant les quatre années qui suivirent, il y eut une tentative sérieuse, sincère, pour poser les bases du régime constitutionnel, et le mettre en équilibre au milieu des violences des partis. Ce furent même, à les envisager de loin, les seules années durant lesquelles la Restauration aurait pu réellement se fonder par ses propres mains et s’affermir. Le ministère Villèle, en venant, dès 1821, reprendre à sa manière l’œuvre de la chambre de 1815 et en se prolongeant six ans, perdit tout ; il mit la méfiance et la désaffection dans tous les rangs. Il n’y eut plus, après ce long et détestable ministère, qu’une courte halte sous M. de Martignac, une halte en apparence triomphante, mais inquiétée au fond et compromise par le souvenir de tout ce qui avait précédé. Le terrain était miné sous les pieds, et, quoique l’atmosphère générale des esprits fût alors fort calmée et presque libre d’orages, une cour aveugle ne le croyait pas, et on ne croyait guère en elle. La Restauration se divise donc naturellement en deux portions, celle qui précède le ministère Villèle, et celle qui en provient. M. de Rémusat, qui prit une part si brillante aux luttes de la seconde moitié et qui fut, vers la fin, un des chefs de la jeune garde militante, combattit aussi dans la période antérieure comme un actif et vaillant soldat. Le premier ministère de M. de Richelieu, en se dissolvant de lui-même à la fin de 1818, avait fait place au cabinet présidé par M. Dessoles, qui fut le plus libéral de tous ceux de la Restauration. Le jeune Rémusat y devint ministériel, et ce fut son seul temps de ministérialisme avant 1830. Tout récemment lié par son article des Archives avec les chefs doctrinaires qui étaient les conseillers intimes du cabinet, il suivit M. Guizot, alors directeur général à l’intérieur, et pendant toute l’année 1819 il servit de sa plume une politique qui tendait à réaliser ses voeux. On l’employa utilement à ces sortes d’écrits destinés à la circonstance, et qui ne lui survivent pas. De cette quantité de publications officielles ou semi-officielles, exposés de motifs, brochures explicatives des projets de loi, etc., etc., nous n’en indiquerons qu’une sur la responsabilité des ministres, et une autre sur la liberté de la presse. Cette dernière, qui avait pour objet de motiver et d’appuyer les projets de loi présentés sur la définition des délits de presse et sur leur mode de jugement par le jury[14], se recommande encore aujourd’hui par des idées générales très hautes, très fermes, exprimées non sans éclat. Il m’est impossible d’y rien noter de juvénile, si ce n’est peut-être une certaine forme condensée, un enchaînement parfois si serré qu’il peut paraître obscur, en un mot une légère exagération de la maturité. L’auteur y embrasse et y résume d’un coup d’œil philosophique les différentes phases par lesquelles a passé la liberté de la presse en France. L’opinion sur ce chapitre devança toujours les lois, et les éluda. Ce fut seulement dans la première moitié du XVIIIe siècle que l’opinion commença à devenir une puissance :


« Dès cette époque, disait M. de Rémusat, la liberté de penser, suite naturelle de cette oisiveté de la civilisation, qui, suspendant le cours des passions violentes, force l’esprit à se replier sur lui-même, à scruter ses propres conceptions, et remet ainsi les croyances sous le contrôle du raisonnement ; la liberté de penser, gênée par la double barrière que lui opposaient le pouvoir et l’usage, cherchait de toutes parts une issue, impatiente de se produire au dehors. Comme elle aspirait à la notoriété, elle ne tarda pas à regretter l’absence de la liberté d’écrire et s’efforça de la rejoindre partout où elle eut l’espoir de la trouver. Quoique celle-ci ne fût nulle part établie, chaque état cependant la recélait par rapport aux états voisins. Il suffisait, pour en jouir, de passer deux fois la frontière ; la pensée qui sortait manuscrite revenait imprimée dans son pays natal. Un livre hardi était alors poursuivi comme contrebande, et les auteurs cherchaient moins à éluder les tribunaux que la douane.

« La prohibition produisit son effet ordinaire ; elle encouragea la fraude. La France fut couverte d’ouvrages, dont le plus grand mérite était d’être défendus. L’impossibilité de les saisir tous amena quelque tolérance, et les exceptions se multiplièrent, malgré les édits et les arrêts ; car les ministres, qui se piquaient d’être à la mode, se montrèrent moins rigoureux que le parlement. La prohibition ne servait, en effet, que l’ordre établi, dont on commençait à se soucier très peu ; la liberté plaisait à la bonne compagnie, la première puissance de cette époque. Les livres qui flattaient son esprit furent donc accueillis avec empressement. Tel qui en requérait la lacération eût rougi de ne pas les avoir dans sa bibliothèque, et plus d’un lisait par goût les pages qu’il faisait brûler par convenance.


On ne saurait mieux dire ni rendre plus fidèlement l’esprit d’un siècle. L’auteur rapporte à M. Turgot l’honneur d’avoir l’un des premiers, le premier peut-être, fait entrer la publicité dans ce qu’on avait jusqu’alors assez singulièrement nommé les affaires publiques. L’abbé Morellet, un écrivain que l’on a toujours rencontré, disait M. de Rémusat, dans la route de la vérité et de la justice,[15], avait composé, en 1764, des réflexions sur les avantages de la liberté d’écrire et d’imprimer sur les matières de l’administration ; son livre ne put être imprimé que dix ans après, sous le ministère de M. Turgot. Depuis lors, et malgré les efforts restrictifs, la liberté politique de la presse ne cessa de gagner du terrain : elle existait de fait au moment de la convocation des États-généraux. Proclamée alors plutôt que constituée, elle partagea, sous les régimes qui suivirent, le sort de toutes les autres libertés ; la faction dominante se l’adjugea, et elle devint un des privilèges du plus fort.


« Toujours est-il vrai de dire, ajoutait l’auteur, que, même alors, en qualité d’instrument de publicité, la presse fut regardée comme un moyen de gouvernement, et le dernier maître qui a possédé la France le reconnut lui-même à son tour. Dans le grand nombre des nécessités politiques qu’impose le temps où nous vivons, il n’y en a guère qui aient échappé à sa pénétration, hors la nécessité d’être juste. Véritable usurpateur des forces de la société, il s’en arrogea l’emploi pour s’en approprier le bénéfice, espèce de grand monopole qu’il voulut étendre sur l’Europe entière. C’est ainsi que, remarquant la puissance actuelle de la presse, il la confisqua au profit de son empire, et la contraignit à devenir complice de son système de déception ; mais cet abus même indique qu’en cela, comme en tout, il comprit son siècle, et la preuve qu’il le comprit, c’est qu’il ne chercha pas moins à le corrompre qu’à le comprimer. Non content d’effrayer par la force, d’entraîner par le succès, d’éblouir par la gloire, il jugea qu’il fallait encore s’adresser à l’esprit des hommes et le séduire ; il se mit à plaider lui-même, dans le Moniteur, la cause qu’il gagnait avec son épée. Je ne sache pas de signe plus frappant de la nature du temps où nous sommes, que cette obligation où se crut un conquérant de se faire sophiste ; singulière combinaison, qui semble à la fois une insulte et un hommage à la raison humaine ! »


Poursuivant ses déductions, l’auteur s’appliquait à montrer que la liberté reconnue aux citoyens de communiquer entre eux et de prendre acte de leurs opinions (ce qui, dans un grand empire, ne peut se faire que par la presse), était le seul moyen de créer une pensée commune fondée sur un commun intérêt, de hâter la formation des masses, et, en dissipant les fantômes nés du conflit des souvenirs, d’éclairer la société entière sur son état réel, sur les forces qui avaient grandi et s’étaient développées chez elle en silence ; pour les faire tout aussitôt apparaître, il ne fallait qu’un gouvernement libre : la Restauration, disait-il vivement, a mis la France au grand jour.

Et repoussant les évocations du passé qui défigurent le présent et qui empêchent de le reconnaître dans ce qu’il a d’essentiel et de nouveau, il signalait cet autre genre d’illusion tournée vers l’avenir, et qui consiste à rêver toujours au-delà, à chercher plus loin vaguement ce que déjà l’on possède si l’on sait bien en user : « Est-il donc si difficile, concluait-il, de voir ce qui est, et de sentir qu’il n’y a plus lieu d’appréhender des événemens qui sont aujourd’hui consommés, ni de désirer des résultats qui maintenant sont obtenus ? »

C’est ainsi qu’il cherchait à convaincre la Restauration du bienfait qu’elle recélait et à le lui faire rendre sans contrainte. Le publiciste éclairé dégageait à merveille les idées et les intérêts ; mais alors on avait à compter avec les passions.

Toujours et partout on a plus ou moins à compter avec elles, avec les entêtemens ou avec les rêves, avec un faux imprévu qui déjoue. Lorsqu’on est jeune, qu’on a l’esprit élevé comme le cœur, et qu’on croit à la raison universelle, si clairvoyant et si avisé d’ailleurs qu’on puisse être, on est d’abord tenté de se dire que la sottise humaine a fait son temps et que le règne du vrai commence, tandis qu’en réalité cette sottise ne fait que changer de costume avec les âges, et que, sous une forme ou sous une autre, elle est notre contemporaine toujours.

M. de Rémusat, jeune, luttait contre de semblables idées, et, toutes les fois que l’occasion s’en représente, nous le retrouvons qui lutte encore. Il n’admet pas que l’humanité soit dupe. Qui mieux que lui, avec sa finesse, sait pénétrer les préjugés et les travers de son temps, ceux de l’espèce même ? Il se fait assurément toutes les objections. Et pourtant il a foi, il se confie volontiers en l’instinct public, en la raison croissante des masses. Ce n’est pas pour la forme, c’est en conscience que cet esprit d’élite fait appel au vœu des majorités, qu’il leur accorde non-seulement une puissance de fait, mais comme une faculté de justesse. Il est bien peu d’hommes, depuis vingt-cinq ans, dont le libéralisme ne se soit usé, découragé ou perverti ; le sien a tenu bon et a gardé de sa flamme. Chez un esprit de cette qualité, c’est une sorte de phénomène. On peut dire de lui qu’il a une religion politique.

Nous en retrouverions l’idée et presque le dogme proclamé dans une brochure, la première à laquelle il ait mis son nom, et qu’il publia en 1820 sous le titre : De la Procédure parjurés en matière criminelle. Le ministère de 1819 préparait sur cette matière une loi, dont M. de Broglie, déjà le plus savant des légistes politiques, était l’inspirateur. Une commission avait été nommée ; M. de Rémusat, qui en faisait partie comme secrétaire, évoqua à lui la question et composa une espèce d’ouvrage, de traité, qui avait pour but d’éclairer et de sonder l’opinion, mais qui ne parut qu’au lendemain de la circonstance et d’un air de théorie.

Dans les premières pages, l’auteur trace à la politique, à la science de la société (comme il la définit), une sorte de voie moyenne entre l’utopie et l’empirisme, entre l’idée pure et la pratique trop réelle


« Si la politique, disait-il, ne voit dans les événemens que de vaines formes, dans les noms propres que de vains signes, elle ne sait qu’inventer des lois chimériques pour un monde supposé, si elle n’aperçoit ici-bas que des accidens et des individus, elle gouverne le monde par des expédiens : placée entre la République de Platon et le Prince de Machiavel, elle rêve comme Harrington ou règne comme Charles-Quint. »


S’attachant à dégager le droit sous le fait et à maintenir la part de la raison à travers le hasard, il estime qu’à toutes les époques de la civilisation il est possible et il serait utile de revendiquer la vérité, mais cela lui paraît surtout vrai du temps présent


« On peut juger diversement le passé, dit-il, mais on doit du moins reconnaître que le temps présent a cet avantage que nulle idée n’a la certitude d’être inutile : la raison n’est plus sans espérance ; comme une autre, elle a ses chances de fortune. Si elle n’est pas sûre de vaincre, toujours peut-elle se présenter dans la lice. Comme le berger de Virgile, la liberté l’a regardée tard, mais enfin la liberté est venue et ne l’a point trouvée oisive comme lui. »

Libertas quae sera tamen respexit inertem.


On reconnaît là une de ces allusions classiques comme les aime la plume de M. de Rémusat. L’ingénieuse finesse du talent littéraire se décèle jusque dans ces matières un peu sombres[16].

Continuant de plaider la cause de la raison émancipée et des conséquences toutes nouvelles qui en découlent, il pose d’une façon absolue certains principes, il se complaît à dérouler certaines maximes générales qu’il est piquant, après tant d’années, de pouvoir confronter avec les résultats et de contrôler


« Les événemens, écrivait-il, semblent avoir préparé la France pour l’application des théories, et les faits ont en quelque sorte travaillé pour les principes. Jamais société ne s’est trouvée, pour ainsi dire, dans une disposition plus rationnelle. Les opinions ne demandent aujourd’hui qu’à devenir des lois, et ces lois n’ont point à briser des habitudes, des préjugés, des intérêts, toutes ces entraves inévitables et souvent légitimes qui gênent presque en tous lieux l’essor de la vérité. Telle est notre situation, que ce qui exposerait d’autres peuples nous rassure : nous attendons comme une garantie ce qu’ils ambitionneraient comme une conquête ; l’esprit de conservation sollicite chez nous ce que réclame ailleurs l’esprit de nouveauté. La liberté politique n’est plus pour nous une affaire de goût, mais de calcul… Loin d’exposer aucune existence, elle les tranquillise toutes ; loin d’irriter les passions, elle les pacifie… Encouragée par cette disposition générale des esprits, la pensée individuelle se sent à l’aise et ne craint plus de se livrer à elle-même ;… sur quelque point de l’ordre politique qu’elle se porte, elle trouve presque toujours qu’elle a été prévenue par l’opinion, disons mieux, par l’instinct public, qui, d’avance, signale les abus, dénonce les besoins, demande les réformes. La tâche des publicistes en devient plus facile ; il ne s’agit plus pour eux de deviner, mais d’entendre ; ils ne provoquent plus, ils répondent. »


Il fallait être doué à la fois d’une grande puissance de discernement et d’abstraction pour voir ainsi à la fin de 1819. Le fait est que, si l’on peut se figurer le corps social d’alors sans les accidens et les symptômes qui masquaient sa disposition fondamentale, il demandait plutôt à être traité dans ce sens ; mais ces accidens, ces symptômes ne faisaient-ils pas une complication grave, qui devenait par momens l’objet principal et qui contrariait la méthode pure ? En essayant d’appliquer directement leurs principes sous le ministère Dessoles, en se préoccupant plus des choses que des hommes, et en se persuadant trop que le rôle de l’homme d’état se réduisait désormais à celui de législateur, des esprits éclairés tinrent-ils assez de compte de toute cette situation réelle, et n’eurent-ils pas trop de confiance en un malade qui n’était pas assez calmé ? Ils discernaient avec une rare supériorité de coup d’œil le fond du tempérament du malade, qui était excellent, mais ils faisaient abstraction de la fièvre qui lui restait, et dont les accès allaient redoubler. Ils se flattaient d’interroger le pays indépendamment des partis ; les partis s’en mêlèrent et répondirent. L’élection de l’abbé Grégoire, par exemple, ne nous effraie pas aujourd’hui, mais elle ne pouvait point ne pas effrayer les régnans d’alors, et elle semblait un défi que devaient exploiter avec fureur ceux qui avaient pour cri : la Charte et les honnêtes gens. La division se mit dans le cabinet et au sein du groupe doctrinaire lui-même. L’assassinat du duc de Berry trancha le nœud et rejeta loin la mise en œuvre des théories. Le second ministère de M. de Richelieu, en essayant de s’interposer dans cette crise, et en le faisant avec une sincérité, avec un dévouement incontestables de la part de plusieurs d’entre ses membres, ne put que retarder par des biais et mitiger par des palliatifs un résultat prévu. La santé de Louis XVIII, qui s’affaissait à vue d’œil et entraînait sa volonté, la fixité étroite et opiniâtre du comte d’Artois, qui convoitait cette fin de règne, c’étaient là des données matérielles et presque fatales dans la politique du moment, et tout l’art humain n’y pouvait rien. Il arriva donc en définitive ce qui arrive si souvent dans les choses humaines : la raison n’eut pas tout-à-fait tort, elle ne fut qu’en partie déjouée. Elle eut, comme une autre, ses chances de fortune, selon que le remarquait spirituellement M. de Rémusat, c’est-à-dire qu’elle obtint dix ans plus tard, et par l’auxiliaire d’un fait instantané, un régime dont la société eût réclamé l’application graduelle et ménagée dix ans plus tôt. Mais, le jour où les réformes furent conquises, la société, de nouveau remuée, n’y répondit pas comme elle aurait fait en temps plus utile. Des passions nouvelles se dessinèrent ; des désirs confus, un vague malaise ont succédé qui, chez une nation mobile, sont peut-être pires que les passions mêmes. Ces ennuis et ces désirs compliquent la situation présente, tout comme les passions d’alors compliquaient cette disposition rationnelle d’autrefois, et, si l’on voulait prêter l’oreille aujourd’hui à l’instinct public pour savoir au juste ce qu’il demande, on serait vraiment fort embarrassé de le dire et de lui répondre. Et c’est ainsi que le règne de la raison s’ajourne toujours.

Ces réflexions s’adressent bien plutôt à la théorie doctrinaire primitive qu’à M. de Rémusat lui-même, dont j’ai indiqué les diversités particulières ; mais, dans cet écrit de 1820, il a payé un plus large tribut que partout ailleurs au pur doctrinarisme pour le fond comme pour la forme. Si l’ensemble de l’ouvrage prouve une grande force d’analyse, le style, par son caractère abstrait et scientifique, y jure un peu avec ce que cet élégant esprit a naturellement de souple et de dispos jusque dans sa fermeté.

Ajoutons pour mémoire un écrit sans nom d’auteur, composé pendant les orages de la loi des élections, en juin 1820[17], et distribué aux chambres, et l’on aura idée de la part très active que prit M. de Rémusat à la politique dans cette première période de la Restauration. Une Chanson de lui, pleine de sentiment, intitulée le Retour ou le mois de juin 1820, nous le montrerait abandonnant, abjurant à cette heure une querelle qu’il jugeait désespérée, et se retournant vers des dieux plus indulgens

Je le sens trop, les jours de mon jeune âge
A de faux dieux étaient sacrifiés ;
Deux ans d’erreur m’ont enfin rendu sage,
Et la raison me ramène à tes pieds.


Mais c’est dans la littérature que nous devons suivre seulement et saluer son retour.

Un mot pourtant encore, avant de prendre congé avec lui de cette première époque. M. de Rémusat a beaucoup de projets pour l’avenir ; de ce nombre il en est un très simple, très facile à réaliser, et qui mérite bien d’occuper sa plume quelque matin : c’est de tracer un portrait de M. de Serre, de cette figure si élevée, si intéressante, de cet orateur à la voix noble et pure, et qui, même lorsqu’il se trompait, ne cédait qu’à des illusions généreuses. En revenant sur un sujet si bien connu de lui, M. de Rémusat retrouverait ses jeunes impressions, ses premières flammes, et il les saurait tempérer de cette lumière plus adoucie qui naît de la perspective. Ce serait une occasion heureuse de résumer et de concentrer autour d’une figure brillante tant de souvenirs personnels devenus si tôt de l’histoire[18].

Même en 1819, et dans le moment où il se livrait le plus à l’entraînement politique, M. de Rémusat n’avait pas tout-à-fait laissé la littérature. C’est en cette année que fut fondé le Lycée, où Charles Loyson et M. Villemain l’appelèrent. Les opinions exprimées dans ce recueil étaient en général classiques, mais modérées, ouvertes, conciliantes ; elles avaient une couleur de centre droit littéraire. M. de Rémusat y forma une sorte de côté gauche. Les deux articles qu’il a recueillis dans ses Mélanges (sur Jacopo Ortis et sur la Révolution du théâtre)[19] nous le montrent, dès l’entrée, critique aguerri et résolu novateur. Les pages dans lesquelles il compare ensemble Werther et René, à l’occasion du héros très secondaire de Foscolo, sont d’un voisin de cette famille et qui s’est autrefois assez inoculé de ces maladies pour ne plus s’arrêter au coloris littéraire et pour ne s’attacher qu’au germe caché. Le passage sur René pourtant doit sembler sévère, en ce que, pour la juger, il commence par dépouiller une nature poétique de tous ses rayons. Quant aux pages de pronostic sur la révolution du théâtre, on y sent, à travers toutes les politesses, un témoin hardi et ennuyé qui, pour peu que cela traîne, est tout prêt à se mettre de la partie, et qui, en attendant, harcèle avec grace les retardataires. Quelle plus fine et plus piquante raillerie que celle qu’il fait de ces honnêtes bourgeois de la république des lettres, gens à idées rangées, bornés d’ambition et de désirs, satisfaits du fonds acquis, et trouvant d’avance téméraire qu’on prétende y rien ajouter. « Ce sont, dit-il en demandant pardon de l’expression, des esprits retirés, qui ne produisent et n’acquièrent plus ; mais ils ont cela de remarquable qu’ils ne peuvent souffrir que d’autres fassent fortune. » Relevant le besoin de nouveauté qui partout se faisait sourdement sentir, et qui s’annonçait par le dégoût du factice et du commun, ces deux grands défauts de notre scène : « Qu’il paraisse, s’écriait-il, une imagination indépendante et féconde, dont la puissance corresponde à ce besoin et qui trouve en elle-même les moyens de le satisfaire, et les obstacles, les opinions, les habitudes ne pourront l’arrêter. » Bien des années se sont écoulées depuis, non pas sans toutes sortes de tentatives, et le génie, le génie complet, évoqué par la critique, n’a point répondu : de guerre las, un jour de loisir, M. de Rémusat s’est mis, vers 1836, à faire un drame d’Abélard, qui, lorsqu’il sera publié (car il le sera, nous l’espérons bien), paraîtra probablement ce que la tentative moderne, à la lecture, aura produit de plus considérable, de plus vrai et de plus attachant. Avoir su trouver l’intérêt, l’émotion, la bonne plaisanterie, l’action enfin, dans la dialectique, dans les catégories, dans la scholastique, le détour assurément doit sembler original et neuf. Il est curieux de suivre tout ce dont est capable un grand esprit piqué au jeu, et de voir, en désespoir de cause, la philosophie se faisant drame, la critique, à ce degré de puissance, devenue créatrice. Mais n’anticipons point le moment.

Les doctrinaires disgraciés, après s’être donné la satisfaction de voir tomber le second ministère Richelieu et d’y aider pour leur part, revinrent à la littérature, à la philosophie, à l’histoire ; ils reportèrent leur mouvement d’idées dans ces champs féconds où ils étaient maîtres, et où les défauts de leur politique devenaient presque des qualités de leur étude. Dans toutes les branches, excepté la poésie, ils laissèrent des traces profondes, et contribuèrent plus que personne à fertiliser la dernière moitié de la Restauration, de même que leur rentrée en masse aux affaires après juillet 1830, en voulant doter le régime actuel de sa politique, l’a trop déshérité de la haute culture intellectuelle.

M. de Rémusat suivit on devança ces divers mouvemens du groupe avec activité, avec aisance et à son plaisir. On vient de le voir préludant au mouvement romantique dans le Lycée. Il apprenait l’allemand pour lire Kant, et il s’en servit pour traduire avec son ami, M. de Guizard, le théâtre presque entier de Goethe[20], dans la collection des Théâtres étrangers. On trouverait dans ce même recueil des notices de lui sur quelques-unes des pièces de Goethe, ainsi que sur le 24 Février de Werner, sur l’Emilia Galotti de Lessing (1821-1822). — C’était le moment où il faisait pour l’édition de Cicéron, publiée par M. Victor Le Clerc, la traduction du De Legibus dont nous avons parlé. La remarquable préface qu’il mit en tête, à côté du cachet métaphysique moderne dont elle est empreinte, offre des traces de sa préoccupation politique récente. En montrant le parti aristocratique dont était Cicéron, il songe évidemment au côté droit arrivant aux affaires, et il peint l’un dans l’autre, trait pour trait[21].

Cependant, à la fin de 1821, M. de Rémusat avait perdu sa mère ; un des premiers actes du ministère Villèle fut de destituer son père : le jeune homme se trouva tout-à-fait libre. Si dans les trois dernières années, en effet, il s’était émancipé politiquement, il ne l’avait fait encore que dans une certaine mesure et avec des égards pour des désirs respectés. Il put désormais se jeter sans balancer dans l’opposition militante. Tout en conservant des liens intimes avec les doctrinaires, il suivit plus hardiment la pente de son âge et de ses opinions qui l’inclinaient vers la gauche.

Les Tablettes se fondèrent (1823) ; il a raconté, dans l’article sur M. Jouffroy, comment ce recueil périodique devint le point de réunion des trois groupes, des trois pelotons comme il les appelle, qui formaient le corps de la jeune milice : 1° M. Thiers et son ami, ne faisant qu’un à eux deux et semblant plusieurs ; 2° M. Jouffroy et les proscrits de l’École normale ; 3° enfin, les volontaires sortis des salons, et parisiens pour la plupart. Dans le portrait qu’il a tracé de ces derniers[22], il s’est peint lui-même avec une grande vérité, sauf un point seulement quand il dit de la troisième classe de combattans, qu’ils étaient moins populaires que les uns, que les jeunes historiens de la Révolution française, il a raison ; mais quand il ajoute qu’ils étaient moins originaux que les autres, c’est-à-dire que l’élite universitaire, il fait trop bon marché de ce qu’il possède. Et qu’est-ce donc que cette fusion de qualités et de nuances sans nombre, sinon la plus rare et la plus distinguée des originalités ?

En prenant décidément la plume comme une épée, pour ne la plus quitter qu’au lendemain de la victoire, celui qui se faisait franchement journaliste crut devoir justifier de ses motifs auprès de ses amis du monde, toujours prompts à se scandaliser. L’article intitulé : Du choix d’une opinion, qui contient une véritable profession de principes, s’adressait aux salons bien plus qu’au public. C’est en ce sens qu’il le faut lire et comprendre aujourd’hui. Ces Mélanges, ainsi interprétés, sont une suite de chapitres composant des mémoires intellectuels.


« Qu’on cesse donc de s’étonner, écrivait M. de Rémusat en terminant, si ceux que tourmente l’amour de ce qu’ils croient la justice ont consacré publiquement leur voix à répandre dans tous les cœurs le sentiment qui les anime. Ni les injures de la malveillance, ni le blâme des indifférens, ni les anxiétés de l’amitié timide ne sauraient leur persuader qu’ils n’aient point choisi la meilleure part. Et de quel prix serait la vie, avec les passions qui la corrompent et les chagrins qui la désolent, de quel intérêt serait la société que l’erreur égare et que la force ravage, sans le besoin de chercher la vérité et le devoir de la dire ? De quoi serviraient à l’homme ces notions ineffaçables, qu’il trouve en lui-même, de son origine et de sa fin, si elles ne donnaient à sa destinée les caractères d’une mission ?… La liberté, la dignité nationale, cette conséquence de la liberté, de la dignité de l’espèce humaine, est une croyance assez grande et assez belle pour remplir un cœur et relever toute une vie… »


Voilà des accens. Ils trouvaient alors écho dans toutes les jeunes ames. C’était un moment plein de solennité que celui où l’on consacrait ainsi à une juste cause un feu et un talent qu’on croyait inépuisables comme elle. Cela était vrai en politique, en littérature, en art, en tout.

Le temps a marché, et il s’est trouvé (chose remarquable !) que les causes que l’on épousait ont moins duré que la vie des hommes, moins que leur jeunesse même, moins que leur talent ! Si l’on prenait des noms propres parmi les plus éminens de nos jours, en religion, en poésie comme en politique, on serait frappé de cette rapidité avec laquelle les sujets et les trains d’idées se sont usés en peu d’espace. Il a fallu de la sorte, pour les esprits infatigables, comme une suite de relais successifs, et tel, sa vie durant, se trouve avoir eu deux ou trois idées tuées sous lui. Autrefois les choses allaient moins vite ; les régimes politiques, aussi bien que les restaurations morales, moins battus en brèche, se maintenaient d’ordinaire au-delà d’une vie ; il n’y avait pas tant de ces changemens à vue sur la scène du monde. Les grandes intelligences avaient devant elles de longues carrières où se développer. Elles s’y enfermaient bien souvent ; dans tout ce qui les entourait, elles trouvaient plutôt alors trop de garanties contre elles-mêmes. Nous sommes tombés aujourd’hui dans l’inconvénient contraire. Les barrières ayant été renversées et les hauteurs rasées, tout le monde est en plaine ; l’air du dehors excite, l’examen pénètre partout ; le pour et le contre sollicitent chaque matin ; à ce jeu, l’esprit s’aiguise vite, en même temps que les convictions s’épuisent. Les grands talens surtout sont comme aux abois et ne savent que devenir ; à bout de leurs premiers motifs, et depuis que les grandes causes ont fait défaut, ils cherchent des thèmes. Ils en trouvent d’étranges parfois, car ils en prennent partout, et chez le voisin, et jusque chez l’ancien adversaire. Il en résulte les plus singuliers mélanges. A ne voir que certaine surface, on pourrait se croire arrivé, dans l’ordre des esprits, à un carnaval de Venise universel.

Non pas tout-à-fait universel. Il est des intelligences qui résistent, qui protestent contre cette défaillance on cette mobilité d’alentour, et ne se laissent pas volontiers entamer. M. de Rémusat est de ceux du moins qui ne sauraient se faire à l’indifférence en matière de vérité ; c’est sous cette forme plutôt philosophique qu’il combat le mal présent. Lui qui comprend tout et qui est tenté d’excuser beaucoup, lui dont souvent le goût s’amuse et qui, à ce prix, deviendrait peut-être trop indulgent, il a ses points fixes, ses hauteurs naturelles où il se reprend en idée. Il continue, en toute rencontre, de porter respect aux pensées et aux vœux de sa jeunesse.

En ce temps-là, on était loin de la promiscuité d’opinions ; les camps restaient tranchés ; chacun combattait sous son drapeau et savait que l’adversaire en avait un qu’il fallait ravir. C’était l’heure aussi des nobles amitiés, des intimes alliances. Dans cette collaboration des Tablettes, M. de Rémusat connut M. Thiers et se trouva aussitôt lié avec lui d’un lien beaucoup plus étroit qu’il ne semblait. Quand les Tablettes disparurent, M. Thiers essaya de fonder avec M. Mignet un autre recueil périodique, et il vint trouver d’abord M. de Rémusat en lui disant « Sachez que je ne ferai jamais rien sans vous demander d’en être. » Et il a tenu parole depuis en toute occasion. Cette sorte d’avance et d’attention honore celui de qui elle partait et qui ne la prodigue pas. C’est ici le goût vif de l’esprit pour l’esprit, qui se déclare, car on peut certes avoir de l’esprit autrement, et sous bien des formes différentes, et justes, et fines, mais en prenant le mot comme jet, comme source, comme fertilité continuelle, il n’est pas d’homme en France qui, d’emblée et à tout propos, ait plus d’esprit que ces deux-là. Joignez-y M. Cousin.

Dans cette prompte alliance pourtant, ainsi formée, de M. Thiers à M. de Rémusat, indépendamment du seul esprit, il y avait encore un sentiment public élevé, une chaleur de bonne intelligence politique qui s’y joignait et qui scella le lien.

Je n’énumérerai pas les divers articles que M. de Rémusat donna aux Tablettes et qu’il n’a pas recueillis. J’y relève seulement une sorte de manifeste romantique sous le nom de Revue des théâtres qui fit du bruit. De tels articles d’initiative, à cette date, eurent beaucoup d’effet. Bien des lettrés alors plus en vue, et qui occupaient le devant de la scène, s’en tinrent pour avertis et se mirent au pas. Combien de gens distingués de ce temps-ci qui se croient les chefs du mouvement, qui le sont jusqu’à un certain point, et qui ont été traînés à la remorque depuis vingt-cinq ans dans leurs jugemens littéraires ! M. de Rémusat, par sa critique hardie et inventive, ou par sa conversation qui en tenait lieu, a été un de ces constans remorqueurs, et que le plus souvent le public n’apercevait pas.

Très partagé encore au commencement de 1824 par l’activité politique, secrétaire du comité directeur des élections générales et se multipliant sous l’influence de ce comité dans les divers journaux de la gauche, il se retrouva tout d’un coup disponible après les élections de cette année qui laissèrent sur le carreau le parti libéral, déjà bien blessé par la guerre d’Espagne et par l’éclat du carbonarisme. Il fallut cesser de s’occuper de politique active ; il revint à la philosophie et à la littérature. C’est alors (dans l’automne de 1824) que le Globe fut fondé. Il s’y porta avec sa richesse d’idées, avec son expérience et son tact qui corrigeait l’âpreté de certaines autres plumes vaillantes. Une partie de la contribution littéraire et philosophique qu’il y fournit, mais un simple choix seulement et qu’il aurait pu beaucoup étendre, remplit la seconde moitié du premier volume des Mélanges.

Ce qui caractérise la critique littéraire de M. de Rémusat, c’est à la fois la finesse et l’étendue. Pour être un parfait critique sans prédilection ni prévention exclusive, le plus sûr serait, je crois l’avoir dit ailleurs[23], de n’avoir en soi que la faculté judiciaire, avec absence de tout talent spécial qui vous constituerait juge et partie : ainsi se réaliserait la souveraine balance. Ou bien, si le critique se mêle une fois d’avoir ses talens d’auteur, oh ! alors il n’a guère qu’une manière de s’en tirer : qu’il n’ait pas un talent seul, mais qu’il les ait tous, au moins en germe. C’est le vrai moyen de comprendre tout ce qu’on juge, presque en homme du métier et sans les inconvéniens du métier. Le parfait critique, ainsi considéré, serait donc celui qui aurait la faculté d’être tour à tour, ne fût-ce qu’un moment, artiste dans tous les genres, et de nous offrir en lui l’amateur universel. Tel est aussi M. de Rémusat. Voyez plutôt : s’il se prend à la chanson, il n’a qu’à se ressouvenir pour nous raconter comment elle naît ; s’il parle d’élégie, il a tout bas soupiré la sienne ; s’il apprécie le drame, il l’a pratiqué et a eu ses répétitions à son usage ; en philosophie, il est expert. Ainsi nous le trouvons le critique le plus ouvert et le plus sympathique, pénétrant les objets et s’en détachant, d’une impartialité qui n’est pas de l’indifférence, et qui n’est qu’une sensibilité très étendue et rapidement diverse.

Sur les hommes en particulier, sur les auteurs, il se prononce peu et ne tranche pas. Sa politesse, son goût d’homme du monde, lui ont de tout temps interdit les jugemens trop directs et qui entrent dans le vif ; mais, sous forme abstraite, il jette bien des choses. Sur l’auteur des Méditations, par exemple, il en a dit qui étaient fort justes et dont toutes ne sont pas si démenties qu’on le pourrait croire ; il ne s’agirait que de les prolonger et de les poursuivre, sans se laisser arrêter à la superficie des métamorphoses.

Quand le Globe se fit politique, la collaboration de M. de Rémusat devint très active ; quand ce fut un journal quotidien, il en écrivit peut-être les deux tiers. La chute du ministère Villèle avait rouvert le champ à la presse libre ; l’avènement du ministère Polignac l’arma tout entière. A la première idée qu’il eut de fonder le National, M. Thiers, docile à cette sympathie secrète que nous avons dite, fit part de son projet à M. de Rémusat, en lui offrant d’être sur le même pied que lui-même. M. de Rémusat se croyait lié au Globe. On essaya un moment de voir si l’on ne pourrait pas réunir les deux entreprises ; mais, sans parler des questions de personnes, il y avait des divergences de principes sur quelques points, notamment en économie politique. Il fut donc convenu qu’on irait chacun de conserve, sans se nuire et comme pouvant se réunir un jour. Je ne m’attacherai pas à suivre M. de Rémusat dans cette polémique de 1829-1830 ; sa vie de journaliste, il en convient, a été excessivement active, et il est des instans où il le regrette, se disant que ce qu’il a peut-être donné de mieux est perdu et oublié dans ces catacombes. C’est à lui de voir s’il ne pourrait pas faire un jour pour sa critique politique ce qu’il a fait pour sa critique littéraire dans ces deux volumes, c’est-à-dire sauver et rassembler les principales pages en les éclairant. Au reste, si l’homme littéraire en lui a des regrets, l’homme politique n’en doit point avoir ; car ses articles d’alors ont eu tout leur effet, ils ont été des actes. Dans les manifestations de presse qui donnèrent le signal à la révolution de juillet, M. de Rémusat compta de la façon la plus marquée, la plus directe. Il prêta résolûment la main à M. Thiers dans la réunion des journalistes du 26, et poussa aux décisions irrévocables. Le Globe du mardi 27, qui publiait les ordonnances avec la protestation, commençait par ces mots : Le crime est consommé ;… tout ce n° du Globe est de lui. Il a fait encore en partie un Globe-affiche publié et placardé le jeudi. Si l’on ajoute un article du lendemain, où le nom du duc d’Orléans est présenté comme offrant (moyennant garanties) une solution possible, on aura son dernier mot de ce côté. Depuis lors il n’a plus écrit dans le Globe, ni dans aucun journal quotidien politique.

La vie publique de M. de Rémusat, depuis 1830, ne nous appartient plus ; elle tient à un ordre de choses qui n’a pas atteint son développement et qui est, si l’on peut ainsi parler, en cours d’exécution. Allié de Casimir Périer et de La Fayette, tour à tour il paya tribut à ces deux alliances, mais par doctrine, par goût, il semble qu’il penche plutôt du côté de la dernière. Toute son ambition, après juillet, était de devenir député. Ce point obtenu, placé au cœur du mouvement politique, ami personnel de tous les hommes dirigeans, il fut long-temps avant de se décider aux fonctions officielles ; même quand il appuie et quand il conseille le pouvoir, c’est encore le rôle libre qui lui va le mieux. Une première fois sous-secrétaire d’état à l’intérieur dans le ministère du 6 septembre (1836), puis ministre avec M. Thiers dans le cabinet du 1er mars (1840), il est sorti de là de cet air de bonne grace et d’aisance qui ne surprend personne, et on n’a pas même l’idée de louer en lui le désintéressement, tant cette élévation de cœur lui semble facile. C’est depuis ces cinq années seulement, et dans son loisir très animé, qu’il a publié les ouvrages préparés ou composés auparavant : 1° ses Essais de philosophie (1842) ; 2° Abélard (1845) ; 3° un Rapport lu à l’Académie des sciences morales sur la philosophie allemande, qui forme tout un volume (1845) ; 4° enfin les mélanges sous le titre de Passé et Présent (1847). Nous dirons quelque chose de ceux de ces ouvrages dont nous n’avons point parlé.

On voit combien la philosophie est allée prenant chaque jour plus de place dans ses études ; ce qui avait été long-temps un culte secret a fini par éclater. Il s’y était fort remis durant la trêve de 1824 à 1828 ; mais sa philosophie alors était surtout de la métaphysique politique. Il rêvait, soit par manière d’examen critique, soit sous forme de traité dogmatique, une réfutation de M. de Bonald, de M. de La Mennais, surtout de l’Essai sur l’indifférence. Ce qu’il a écrit, nous dit-il, de notes, de plans d’ouvrage ou de projets de chapitre, en ce sens, est considérable. Il a même fait, 1° un examen suivi et page à page, avec critique et discussion, du livre de M. de La Mennais, travail qui ne fournirait pas moins de deux volumes ; 2° un Essai sur la nature du pouvoir, qui est un livre terminé. En même temps, il traduisait et extrayait Kant. — En 1832, au lendemain du ministère Périer et pendant les ravages du choléra, sentant le besoin d’une occupation forte, il se remit à Kant, comme on se mettrait à la géométrie. Il fut conduit par cette étude à faire plusieurs mémoires détachés, qui pouvaient cependant se ranger dans un certain ordre, et il songea à rallier le tout au moyen d’une introduction. C’est ainsi que se formèrent ses deux volumes d’Essais, qui, souvent repris ou quittés, selon le mouvement des affaires publiques, parurent enfin dans l’hiver de 1842, et ouvrirent à l’auteur les portes de l’Académie des sciences morales en remplacement de Jouffroy.

Dans cette suite d’Essais qui s’enchaînent assez exactement, M. de Rémusat s’applique à démontrer que la philosophie existe ; qu’elle est une science ayant pour objet les idées essentielles de l’intelligence humaine ; qu’une critique attentive et sévère des grands systèmes philosophiques modernes fournit déjà la méthode et les principales données ; qu’une conciliation raisonnée entre Descartes, Reid et Kant, constitue, à proprement parler, l’éclectisme moderne. Puis, après avoir réfuté quelques systèmes exclusifs sortis du dernier siècle, l’auteur aborde sur deux ou trois questions, tant spéciales que générales, l’analyse du fond, et nous montre à l’œuvre cette science à laquelle il voudrait nous convertir. Enfin, rassemblant dans un dernier Essai toutes ses forces contre le scepticisme, contre cet ennemi intime dont il peut dire : Nous nous sommes vus de près, le poursuivant dans ses divers genres et à travers ses plus récens déguisemens, sous sa forme pratique et positive comme dans son raffinement mystique, il cherche à le convaincre de contradiction, d’inconséquence, et à maintenir jusqu’au sein du grand inconnu qui nous assiège quelques vérités fondamentales. Toute cette tentative est noble, grave, prudemment menée et pas à pas ; M. de Rémusat, en instituant le rôle de la raison, prêche d’exemple, et j’ai entendu remarquer sans ironie que ce livre d’Essais est peut-être le seul livre de philosophie et de métaphysique où l’on ne rencontre jamais rien qui effarouche le bon sens.

Un grand talent littéraire recommande l’ensemble de l’ouvrage ; l’introduction, les Essais I et XI, sont des morceaux d’un travail achevé et où l’on peut admirer ce mélange de l’abstraction et de l’imagination dans le style, originalité singulière de M. de Rémusat. Une foule de vues justes, indépendantes de la philosophie même, portent sur l’époque présente et ouvrent des jours sur l’état des esprits. Dans son introduction, comme dans son Essai final, l’auteur se montre avec raison très préoccupé de ce sensualisme pratique qui envahit la société française, disposition fort différente du système dit sensualiste, lequel s’alliait très bien, chez les philosophes du dernier siècle, avec de hautes qualités morales et avec des vertus. Aujourd’hui on étale moins ses vrais principes ; au besoin on en a même de solennels pour les jours de montre ; l’époque est à la fois épicurienne de fait et ampoulée de langage. La postérité aura fort à faire pour y démêler le réel. Elle trouvera de bons indices dans cette fin des Essais de M. de Rémusat.

L’Essai VIII, qui traite du jugement considéré à la fois comme opération et comme faculté de l’esprit, est bien technique, mais je dois dire qu’il a paru à des juges excellens un parfait modèle de la saine méthode analytique fortement appliquée. Ajouterai-je que ces mêmes juges, qui estiment cet Essai la perfection même, trouvent que tout à côté, dans les deux morceaux suivans, l’auteur s’est trop ingénié à toutes sortes de démonstrations et de questions concernant la matière et l’esprit. M. de Rémusat a beau faire, sa curiosité se porte aisément aux limites, et, lorsqu’elle signale les écueils, elle aime pourtant à s’y pencher. Il est de ceux qui, même s’ils avaient saisi la vérité, ne sauraient ni ne voudraient peut-être pas uniquement s’y tenir, et qui regarderaient encore derrière pour voir s’il n’y a pas autre chose de caché. Benjamin Constant disait qu’il avait sur chaque sujet une idée de plus qui faisait déborder le reste. M. de Rémusat, lui aussi, de quoi qu’il s’agisse, n’est jamais sans cette idée de plus ; mais, bien autrement sérieux et soucieux du vrai, il tient bon, il combine les principes, et le caractère ; la digue est ferme, élevée ; qu’importe ? l’esprit trouve encore moyen de passer par-dessus.

L’ouvrage sur Abélard, qui contient une admirable vie de ce philosophe et un exposé définitif de son épineuse doctrine, exige quelque explication préalable et nous oblige à revenir un peu sur le passé. M. de Rémusat, avons-nous dit, eut toujours un goût vif pour les drames, et il en a écrit plusieurs qui n’ont été ni représentés, ni imprimés. C’est en 1824, si je ne me trompe, dans l’été qui suivit la défaite électorale, qu’étant seul à la campagne, assez ennuyé, il se mit à improviser ses deux coups d’essais en ce genre ; le premier, le Croisé ou le Fief, dont la scène était au moyen-âge, se ressentait d’"Ivanhoë et un peu de Goetz de Berlichingen. L’autre, intitulé : l’Habitation de Saint-Domingue ou l’Insurrection, lui avait été suggéré par des recueils sur la traite qu’il compulsait pour M. de Broglie ; l’idée philanthropique prit tout d’un coup la forme de son Toussaint-Louverture. Tout cela s’exécuta très vite, très lestement ; chaque drame avait cinq actes ; les dix actes furent enlevés en douze jours : ce qui fait un acte par jour, et, après chaque drame, un jour pour se relire. On ne saurait entrer d’un pied plus léger dans la rapidité romantique. Pendant l’hiver de 1824-1825, ces drames, lus dans le salon de Mme de Broglie, de Mme de Catelan, eurent beaucoup de succès et furent des espèces de lions de la saison. L’auteur ne se laissa pourtant pas entraîner à la tentation de les livrer au grand jour. Facile de talent, difficile de goût, il se disait que, pour les œuvres d’imagination, il ne faut produire que de l’excellent. Et puis la pensée politique le retint aussi ; il avait droit de pressentir son avenir, il pouvait être ministre un jour ; c’était inutile de rien publier que ce qui serait compatible, avec cette carrière-là. Il jouit donc de son succès de société et remit ses drames en portefeuille. Cependant, ayant pris goût au jeu, il se passa encore la fantaisie de faire une Saint-Barthélemy (1826), dans le genre des scènes publiées cette même année par M. Vitet[24].

Maintenant on comprend sans peine comment, en 1836, l’auteur, se retrouvant de loisir, médita d’aborder le vrai drame et d’y développer une sérieuse pensée philosophique. Il agitait en lui une question très familière à quiconque réfléchit, et qu’il était appelé plus que tout autre à se poser : « Que devient la nature morale de l’homme dans un temps où l’intelligence prévaut sur tout le reste ? » Seulement, pour traduire en action cette lutte et lui donner tout son relief, il s’agissait de la rejeter dans le passé et de la personnifier dans quelque figure historique connue, dans un homme célèbre en qui l’esprit, supérieur au caractère, aurait eu à lutter et contre lui-même et contre le monde d’alentour. Il s’agissait, en un mot, de trouver un grand précurseur à cette disposition générale d’aujourd’hui. C’est dans cette veine d’idées que M. de Rémusat, jetant un jour les yeux, à un coin de rue, sur une affiche de spectacle, vit l’annonce d’une pièce d’Héloïse et Abélard qu’on donnait à l’Ambigu-C’omique ; il se dit à l’instant : Voilà l’homme que je cherchais, et il se mit au drame d’Abélard.

Le drame fait et achevé, il devint ministre, et ce ne fut qu’au sortir de là qu’il put essayer des lectures, vers le temps précisément où il publiait ses Essais de philosophie. Il ne hait pas ces sortes de diversions qui donnent le change à la curiosité oisive et qui déjouent la louange banale. À cause de sa publication, on allait se croire obligé dans le monde de lui parler philosophie à tout propos, et, par égard pour les gens, il se mit à lire son Abélard. Le succès fut grand, prodigieux ; durant deux hivers, l’intérêt se soutint, et la conversation vécut presque uniquement là-dessus ; mais, cette fois, ce n’était pas un intérêt passager dû à la nouveauté du genre, à la vivacité de quelques tableaux ; le sérieux du fond, l’amusant du détail, l’ampleur et la variété du développement, le caractère passionné et dramatique qui pénétrait jusque dans les portions les plus élevées du sujet, tout attestait une œuvre durable, L’auteur fut mis en demeure de publier.

Il s’y préparait ou en avait l’air, et, pour s’en donner le prétexte, il se mit à faire des recherches plus particulières sur les ouvrages et sur les doctrines d’Abélard. Il voulait adjoindre cette introduction au drame, comme s’il y avait eu besoin d’un passe-port auprès des érudits et des personnes graves : ainsi, se disait-il, Raynouard avait annexé aux Templiers une dissertation sur le procès de l’ordre ; mais peu à peu il se trouva avoir fait un nouvel ouvrage qui ne cadrait plus de tout point avec le premier, et qui surtout ne pouvait lui servir d’accompagnement. Il fallait publier les deux à part et à la fois, ou bien il fallait choisir entre les deux. L’auteur se trouvait placé dans une perplexité piquante : d’un côté, tous ses talens secrets et son culte le plus cher, la philosophie, résumés dans une œuvre étendue, attachante, et où il donnait enfin son entière mesure ; de l’autre, sa philosophie encore, mais toute nue et appliquée dans sa mâle austérité à une investigation difficile. Il fut sévère ; entre ses amis, il alla consulter et il écouta le plus sévère, le seul rigoureux peut-être ; il sacrifia l’œuvre de l’imagination. Mais non ; il ne peut l’avoir sacrifiée, il l’a seulement dérobée. Isaac n’est pas mort ; Iphigénie tôt ou tard reparaîtra.

Lorsque M. Mérimée publia son théâtre de Clara Gazul, il n’avait pas encore vu l’Espagne, et je crois qu’il lui est depuis échappé de dire que, s’il l’avait vue auparavant, il n’aurait pas imprimé son ouvrage. Il aurait eu grand tort, et nous y aurions tous perdu. Il est de ces premières inspirations que l’observation elle-même ne remplace pas. Quand M. de Rémusat se fut mis à étudier de près la scholastique et à lire au long les traités originaux, il a pu ainsi se dégoûter un moment de son premier Abélard et le trouver moins ressemblant que celui qu’il restaurait de point en point. Le premier Abélard, en effet, était surtout deviné, et c’est bien pour cela qu’il a la vie.

Au reste, l’auteur n’est pas précisément dégoûté de cet Abélard premier-né ; il en rougirait plutôt comme d’un brillant délit romanesque et comme d’une licence heureuse, car il ne peut ignorer au fond que c’est ce qu’il a fait de mieux, et il a raison s’il le pense. Je remarquerai pourtant que le premier livre de l’ouvrage, imprimé, celui qui contient la vie d’Abélard, est peut-être supérieur au drame comme perfection. M. de Rémusat n’a rien travaillé autant que cette vie, et pour le style, et pour l’exactitude. La rigueur érudite s’y combine avec la pensée, avec l’imagination, avec l’émotion même, et le style, expression et résultat de tant d’alliances, forme une sorte de métal de Corinthe, dans lequel ou n’est guère habitué à voir resplendir les statues redressées du moyen-âge ; mais rien n’est de trop pour l’incomparable Héloïse. Après cela, le drame d’Abélard est plus complet, plus vaste, et donne seul l’idée entière de M. de Rémusat, auteur et homme. L’artiste enhardi (car il y est devenu artiste) a pris en quelque sorte des portions, des démembremens de lui-même, et les a personnifiés dans des êtres distincts ; il leur a prêté non-seulement ses facultés, mais ses désirs, ses rêves. Tout cela vit et se meut sous des costumes tranchés, dans des physionomies originales, où le ton de l’époque est suffisamment observé. La nôtre pourtant se reconnaît au travers. Le dernier mot d’Abélard mourant, qu’on entend à peine, est : Je ne sais. Le dogmatique, comme le sceptique, en revient à ce suprême Que sais-je ? C’est sur ce fatal et sincère aveu que finit ce drame, où s’agite la raison humaine. Les diverses solutions du mystérieux problème y sont tour à tour comprises et mises en présence, mais aucune n’y apparaît la meilleure ni la vraie. Ce qui en ressort, c’est le besoin qu’a cette raison humaine d’aller en avant toujours et d’aspirer vers la vérité, coûte que coûte, dût-elle ne jamais l’atteindre et rencontrer pour tout prix le martyre. Ce moderne Abélard, en ses heures d’angoisse, a de l’antique Prométhée.

Mais, à côté d’Abélard, il y a les écoliers ; à côté du maître, de celui qui cherche l’émancipation sérieuse de l’esprit, il y a ceux qui préludent à la légère et en gaussant. On rencontre surtout au premier rang et l’on ne peut s’empêcher d’aimer un certain Manegold, un charmant et vaillant écolier, qui, par gageure, au sortir d’une nuit passée à la taverne, est le premier à entrer dans la classe en criant : En avant et du nouveau ! qui, narguant l’anachronisme, fait des chansons déjà, comme, trois siècles plus tard, en fera Villon, et dont l’esprit, même aux instans sérieux, a l’air (passez-moi le mot) de polissonner toujours. Imaginez un drôle spirituel et dévoué, tel qu’il s’en présente en France à chaque insurrection intellectuelle ou autre, un enfant de Paris malgré son nom alsacien, aide-de-camp prédestiné pour toutes les journées de barricades. Manegold précède Abélard en chantant. En France, la chanson précède volontiers le raisonnement. Elle l’a aussi précédé, si nous nous en souvenons bien, au sein de l’esprit de M. de Rémusat.

Et tandis que l’écolier libertin chante tout plein d’ivresse et de folie, le maître se lève, jeune aussi et beau, mais au front pâle : « Folâtre jeune homme, est-ce que tu ne sais pas que tout est sérieux ?… » Écoutez ! c’est l’Abélard éternel, la voix triste et grave que toute haute intelligence porte en soi.

Ce Manegold traverse et anime heureusement tout le drame ; il est tout-à-fait absent dans la vie imprimée d’Abélard. L’érudition n’a point de prise sur ces évocations-là, et la fantaisie qui les crée se retrouve plus vraie que la science. Mais je m’aperçois que, si je n’y prends garde, je me laisse aller à parler de ce qui n’est point connu du public. Je coupe court et je me résume en répétant que, si l’Abélard qu’on a (la vie imprimée) est plus parfait comme ouvrage, l’Abélard-drame, qu’on aura un jour, paraîtra une plus vraie et plus entière expression du talent que nous nous sommes ici efforcé de peindre.

Le Rapport lu à l’Académie des sciences morales sur la philosophie allemande, et qui forme tout un volume, sort de notre compétence. La préface, où l’auteur a rassemblé les points principaux de l’examen et a présenté la génération des divers systèmes, de Kant à Hégel, est fort appréciée des gens du métier. C’est dans le temps de ce travail et des discussions approfondies d’où il est né, que M. de Rémusat a passé définitivement lui-même à l’état de maître et d’homme du métier, au lieu d’amateur très distingué qu’il était auparavant. Est-ce donc qu’en philosophie, comme en bien des choses, il n’y aurait pas moyen, avec quelque avantage, de rester amateur toujours,

Ami de la vertu, plutôt que vertueux ?

Il est temps d’arriver au succès public le plus brillant, au jour de triomphe et de soleil de M. de Rémusat ; je veux parler de son discours de réception à l’Académie française. Dès que M. Royer-Collard eut disparu, une sorte de suffrage rapide et de murmure universel désigna à l’instant M. de Rémusat pour lui succéder et pour le célébrer. Dans un temps où chacun se croit des titres à toute espèce d’héritage, il ne s’éleva pas un seul concurrent. N’est-ce pas là un unique hommage rendu à la mémoire du mort et aussi au talent approprié du vivant ? M. de Rémusat répondit hautement à cette attente. La séance du 7 janvier 1847 restera mémorable entre celles du même genre. Le successeur de Royer-Collard fut éloquent, égal à son sujet, le dominant presque, et s’y mouvant avec aisance et grandeur. Il eut, tant qu’il le fallut, de l’élévation, il eut de la grace. On a remarqué que tout est bien touché dans ce discours, hormis peut-être l’éloquence parlementaire de M. Royer-Collard, qui aurait pu être caractérisée plus sensiblement. A côté de l’orateur grave et presque auguste[25], pourquoi n’aurait-on pas dessiné, par exemple, M. de Serre, son grand ami, l’orateur passionné, qui faisait naturellement pendant ? Dans une circonstance autre qu’une solennité académique, il y aurait eu sans doute manière de prendre autrement le sujet, une manière plus expressive et plus réelle ; c’eût été de ne pas donner tant de place et de saillie aux considérations historiques, aux diverses époques de la Révolution, et de s’attacher plus uniquement d’abord à la figure de M. Royer-Collard, à ce personnage original, mordant, élevé, mais abrupt, en un mot d’éteindre les fonds historiques et d’accuser à tout moment davantage le profil singulier. Ce que M. de Rémusat, a si bien fait vers la fin, on aurait pu le faire durant tout le morceau, et c’eût été, biographiquement, plus vivant. Mais l’éloge oratoire a sa loi, sa convenance, son choix à faire entre les divers traits, et M. de Rémusat a su, en les indiquant, les adoucir, les idéaliser avec finesse, les subordonner à la majesté. Et puis l’orateur matait dans son élément et dans son droit en ne négligeant pas une occasion si naturelle de juger les époques successives de notre histoire contemporaine. Il a parlé de toutes, et de la Restauration en particulier, avec impartialité, avec générosité même. Après les charmantes définitions qu’il avait données de M. Royer-Collard comme homme et comme écrivain, je ne sais si je me trompe, mais j’aurais préféré qu’il terminât, sans rentrer dans cette thèse générale, plus que douteuse, de l’alliance de la philosophie et de la politique, sans se croire tenu de faire la péroraison obligée. Voilà (pour varier la monotonie de la louange) les seules observations du lendemain sur un discours dont l’ensemble et toutes les parties ont constamment réussi auprès de l’assemblée la plus choisie et la plus attentive. Ç’a été là un de ces beaux jours où le talent, au moment où il la reçoit, justifie magnifiquement sa couronne.

Une étude du genre de celle-ci a ses limites, et un portrait n’est pas un tableau. C’est encore moins une description à l’infini et un catalogue détaillé des moindres productions. Nous nous arrêtons sans avoir épuisé notre sujet. M. de Rémusat en est un des plus fertiles, on l’a vu, et qui sait trop bien se multiplier pour qu’on n’ait pas l’occasion de le retrouver maintes fois en avançant. Il a plusieurs plans d’ouvrages pour l’avenir, et ceux qu’il ne prévoit pas seront peut-être les principaux. Mais, quoi qu’il publie ou de tout nouveau ou de composé déjà, il ne fera certainement par ses écrits qu’entrer en possession de la place qui lui est dès long-temps reconnue dans l’opinion. Le lieu qu’il tient est au premier rang parmi les esprits de cet âge ; il l’étend chaque jour, et, pour l’agrandir encore, il n’a qu’à le faire tout-à-fait égal à son mérite. Au reste, il aura beau se soustraire par portions et vouloir se dérober, il est de ceux qui laisseront plus de trace qu’ils ne se l’imaginent et que les contemporains eux-mêmes ne le pensent. La vraie supériorité, jointe à la finesse, survit à bien des renommées bruyantes. On se remet à l’écouter, à lui découvrir des graces nouvelles, quand on est las du convenu ou du trop connu. Son autorité gagne à n’être point de profession. Et pour ceux même qui se mêlent ici de juger M. de Rémusat et de l’expliquer aux autres, un de leurs précieux titres pourrait bien être un jour s’ils avaient eu, à leur début, l’honneur d’être remarqués et publiquement recommandés par lui.


SAINTE-BEUVE.

  1. Chez Ladrange, libraire, quai des Augustins, 19.
  2. Voir l’article sur Mme de Rémusat (Portraits de Femmes 1845, et Revue des Deux Mondes, livraison du 15 juin 1842).
  3. Voir, pour les curieux, et comparer avec le mot de Lessing l’épigramme XXXIIIe de Callimaque, et aussi ce que dit Pascal de la chasse et du lièvre : « On n’en voudroit pas s’il étoit offert. »
  4. Comme souvenir littéraire du temps de cette éducation, j’ai entre les mains une rare brochure, un petit poème (Lysis) censé trouvé par un jeune Grec sous les ruines du Parthénon, et dont M.  J.-V. Le Clerc se donnait pour éditeur (chez Delalain, 1814). Ce poème est, en quelque sorte, dédié par l’épilogue à Mme  de Rémusat la mère : Θεὰ γὰρ ἤ μοὶ γ’ ἐλπὶς ἡδεῖ’ εὖρετο (Thea gar ê moi g’elpis hêdei’ eureto)… C’est ainsi que les Ménage, les Boivin et les La Monnoye avaient autrefois célébré Mme  de La Fayette ou Mme  d’Aguesseau.
  5. Bon nombre des plus anciens couplets de M. de Rémusat furent composés pour un dîner de camarades de collège, auquel assistaient tous les mois MM. Victor Le Clerc, Naudet, Odilon Barrot, Germain et Casimir Delavigne, M. Scribe à partir de 1817, etc., etc.
  6. Ce mois néfaste de novembre 1815 fut l’époque du procès de Ney, du procès de Lavalette, du projet de loi sur les juridictions prévôtales présenté à la chambre des députés par le duc de Feltre, du projet d’amnistie avec catégories proposé par M. de La Bourdonnaye. Le procès de M. de Lavalette commença le 20 novembre, et celui du maréchal Ney le 21. — Le refrain du jeune Rémusat était presque le même que celui de Béranger, par exemple :

    Mais comment offrir à nos belles
    Des cœurs flétris, des bras vaincus ?
    Nos chants seraient indignes d’elles
    Français, je ne chanterai plus !

    Mais ici le refrain allait dans le sens direct du couplet. Le refrain de Béranger, au contraire, qui tombait presque dans les mêmes termes, allait en sens inverse du reste des paroles, et de ce contraste sortait l’amère ironie :

    Oui, ma mie, il faut vous croire,
    Faisons-nous d’obscurs loisirs
    Sans plus songer à la gloire,
    Dormons au sein des plaisirs.
    Sous une ligue ennemie
    Les Français sont abattus :
    Rassurez-vous, ma mie,
    Je n’en parlerai plus.

  7. L’Abélard du drame.
  8. Page 23.
  9. Au château du Marais, chez Mme de La Briche, belle-soeur de la célèbre Mme d’Houdetot et belle-mère de M. le comte Molé. C’est au Marais aussi que, l’année précédente, il avait lu, pour la première fois, quelque chose de lui, le morceau sur la jeunesse, qui commence les Mélanges. Sur cette société d’un goût délicat, il n’avait pas craint de faire le premier essai d’une production de son esprit ; mais, pour le morceau politique sur Mme de Staël, il ne s’ouvrit qu’à M. de Barante.
  10. Archives philosophiques, politiques et littéraires, tome V, 1818.
  11. Pages 92-102.
  12. M. Molé, à ce moment ministre de la marine, l’avait admis à travailler dans la Direction des colonies.
  13. M. Royer-Collard lui-même avait reçu une vive impression de cet ouvrage posthume de Mme de Staël ; jusque-là il avait toujours eu contre elle d’assez fortes préventions, mais en lisant ces Considérations si hautes, si viriles et à la fois si prudentes, sur la Révolution française, il rendit les armes et s’avoua vaincu. Le doyen du groupe ne sentit pas autrement que le plus jeune initié.
  14. Voici le titre exact : De la Liberté de la Presse, et des Projets de loi présentés à la Chambre des Députés dans la séance du lundi 22 mars 1819.
  15. Notez ces traces directes du XVIIIe siècle, plus marquées que ne les admet en général l’école doctrinaire.
  16. C’est ainsi qu’au début de sa brochure sur la Liberté de la Presse il montrait cette liberté invoquée tour à tour de chaque parti dans la disgrace, mais le plus souvent repoussée des mêmes gens sitôt qu’ils la voient paraître : « Au triste accueil qu’elle reçoit d’eux, disait-il, on serait tenté de penser qu’ils l’invoquaient comme le bûcheron de la fable invoquait la mort ; elle ne les aide qu’à recharger leur fardeau, et ils la prient de repartir. ». Ce genre d’agrément détourné est un des cachets de sa manière.
  17. Sous ce titre : Amendemens à la loi des élections.
  18. M. Royer-Collard me fit l’honneur une fois de me parler de M. de Serre, son ami, « le seul homme, disait-il, avec qui il ait vécu durant des années en intimité et en communication parfaite, profonde. Camille Jordan n’était pas un esprit aussi sérieux, c’était plutôt un homme charmant et du monde. Mais M. de Serre ! sérieux, imagination, éloquence, il avait tout ; il y joignait seulement la faculté de se faire des illusions. C’est ce qui l’a perdu à la fin. Il a cru sincèrement qu’il allait sauver la monarchie, et il a rompu avec ses antécédens. — Il s’étonnait que je ne le suivisse pas, ajoutait M. Roger Collard : moi, lui ai-je dit, je ne suis pas, je reste. Mais je ne lui en ai jamais voulu. Il y avait entre nous de l’ineffaçable. »
  19. J’en note un troisième, qui n’a pas été recueilli, sur les Œuvres de madame de Staël (Lycée, tome III, p. 156).
  20. Tout le théâtre, hors le Faust, traduit par M. de Sainte-Aulaire.
  21. « Point de nouveauté si nécessaire et si légitime, écrivait-il, qu’ils ne crussent de leur devoir de repousser ; point d’usage reçu, point d’abus même, pourvu qu’il fût ancien, qu’on ne les vît s’efforcer à tout prix de conserver ou de restaurer. L’antiquité, la sagesse de leurs pères, étaient pour eux la règle infaillible. Ils ne négligeaient aucune occasion d’assurer le moindre droit, le moindre privilège à l’ordre sénatorial et au corps des patriciens, comme aux défenseurs des mœurs et des lois du passé. Le maintien ou le rétablissement du gouvernement aristocratique, le retour à ce qu’ils regardaient comme l’ancien régime, était leur seul effort et leur unique doctrine. Elle aurait pu se réduire à ces deux mots : les douze Tables et les honnêtes gens. » (Préface du De Legibus, page 15.) Pour bien entendre l’allusion, il faut se rappeler la devise royaliste du Conservateur et de la Monarchie selon la Charte.
  22. « Dans une région sociale différente, des hommes du même âge, etc., etc. » (Voir au tome II des Mélanges, page. 201.) C’est de même qu’à la page 202, sous figure collective, il a peint expressément M. Thiers.
  23. Dans l’article sur M. Magnin, Portraits contemporains (1846), tome II, p. 314, et Revue des Deux Mondes, livraison du 15 octobre 1843.
  24. Dans un article du Globe (6 juin 1829), M. de Rémusat appréciait la Mort d’Henri III de M. Vitet : là encore le critique savait d’original le secret du genre, et il en avait causé très au long avec lui-même auparavant.
  25. « Respondit Cornelius Tacitus eloquentissime et, quod eximium orationi ejus inest, οεμνώς. » Ce que Pline dit là de Tacite, avocat et orateur, on le pourrait appliquer à M. Royer-Collard, excepté le respondit. M. Royer-Collard à la tribune ne parlait qu’en premier et ne répondait pas.