Écrivains critiques et historiens littéraires de la France/09

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ÉCRIVAINS
MORALISTES
DE LA FRANCE.

IX.
MADAME DE RÉMUSAT.

J’ai toujours eu un grand faible pour les auteurs qui le sont sans qu’on s’en doute. On vit dans le monde à côté d’eux ; on goûte leur esprit ; on joue avec le sien en leur présence ; on est à cent lieues de penser à l’homme de lettres, à la femme de lettres, à l’auteur, et en effet rien n’y ressemble moins. Mais, un jour, un été, à une certaine saison d’ennui, après les années brillantes, cette personne, à la campagne, prend une plume, et trace, sans but arrêté d’abord, un roman ou des souvenirs pour elle, pour elle seule, ou même seulement ce sont des lettres un peu longues qu’elle écrit à des amis sans y trop songer ; et dans cinquante ans, quand tous seront morts, quand on ne lira plus l’homme de lettres de profession à la mode en son temps, et que ses trente volumes de couleur passée iront lourdement s’ensevelir dans les catalogues funèbres, l’humble et spirituelle femme sera lue, sera goûtée encore presque autant que par nous contemporains ; on la connaîtra, on l’aimera pour sa nette et vive parole, et elle sera devenue l’un des ornemens gracieux et durables de cette littérature à laquelle elle ne semblait point penser, non plus que vous près d’elle.

Les exemples à citer de ce genre de fortune ne manqueraient pas dans le passé, et l’avenir, il faut l’espérer, en réserve quelques-uns encore. Tout désormais ne sera pas réglé en profession, et l’imprévu saura trouver ses retours. Dans cette rare et fine lignée des Sévigné ou des Motteville, Mme de Rémusat tiendrait bien sa place ; elle l’aura surtout du jour où les Mémoires qu’elle a laissés sur l’empire pourront être publiés. En attendant, nous avons droit de la revendiquer ici comme l’auteur d’un excellent Essai sur l’Éducation des Femmes, qu’on vient de réimprimer[1]. Mais notre coup d’œil ne se bornera pas au livre, la personne nous attirera bien plus avant ; et ce sera notre plaisir, notre honneur d’introduire quelques lecteurs, de ceux même qui se souviennent d’elle, comme de ceux qui ont tout à en connaître, dans l’intimité d’un noble esprit qu’une confiance amicale nous a permis à loisir de pénétrer. Parler d’elle dignement et en toute nuance semblerait sans doute à bien des égards la tâche toute naturelle et facile d’une autre plume aussi délicate que sérieuse, si la pudeur filiale n’était pas la première des délicatesses.

Claire-Élisabeth Gravier de Vergennes naquit à Paris, en 1780. Elle était petite-nièce du ministre de Louis XVI. Son père, maître des requêtes, avait été intendant à Auch, et occupait à Paris, au moment de la révolution, une place importante, quelque chose comme une direction générale ; il fit partie en 89 de l’administration de la commune de Paris, mais fut très vite dépassé : il périt en 94 sur l’échafaud. Sa veuve (Mlle de Bastard), qui exerça une grande influence sur l’éducation de ses filles, était une femme de mérite, d’un esprit original, gai, piquant et très sensé. Fortement marquée de l’expérience de son siècle, elle paraît avoir été douée de cette supériorité de caractère et de vue qui, saisissant la vie telle qu’elle est, la domine et sait la refaire aux autres telle qu’elle devrait être. Mme de Vergennes éleva gravement et même sévèrement ses deux filles, en idée des conditions nouvelles qu’elle prévoyait dans la société. La ruine soudaine de crédit qui s’était fait sentir au sein de la famille à la mort de l’oncle ministre (1787) avait été pour elle une première leçon, et qui ne l’étonna point : elle savait de bonne heure son La Bruyère. La révolution la trouva très en méfiance, elle eût été d’avis de quitter la France avant les extrémités funestes ; mais, son mari n’y ayant pas consenti, elle ne s’occupa plus que d’y tenir bon, de faire face aux malheurs, et, au lendemain des désastres, de sauver l’avenir de sa jeune famille.

Le berceau de Mme de Rémusat est donc bien posé ; ces circonstances premières et décisives, qui environnent l’enfance, vont y introduire et y développer les germes prudens qui grandiront. Du milieu social où elle naquit, comme de celui où se forma son aînée, Mlle Pauline de Meulan, on peut dire (et je m’appuie ici pour plus de facilité sur des paroles sûres) que « c’était une de ces familles de hauts fonctionnaires et de bonne compagnie, qui, sans faire précisément partie ni de la société aristocratique, ni même de la société philosophique, y entraient par beaucoup de points et tenaient du mouvement du siècle, bien qu’avec modération, à peu près comme en politique M. de Vergennes, qui contribua à la révolution d’Amérique, fut collègue de Turgot et de M. Necker, et prépara la révolution française, sans être philosophe ni novateur. »

Protégée et abritée jusqu’au sortir des plus affreux malheurs sous l’aile de son excellente mère, la jeune Clary, dans une profonde retraite de campagne, prolongeait, près de sa sœur cadette[2], une enfance paisible, unie, studieuse, et abordait sans trouble la tendre jeunesse, ne cessant d’amasser chaque jour ce fonds inappréciable d’une ame sainement sensible et finement solide : telle la nature l’avait fait naître, telle une éducation lente et continue la sut affermir. Sa physionomie même et la forme de ses traits exprimaient, accusaient un peu fortement peut-être ce sérieux intérieur dans les goûts qu’il ne faudrait pourtant pas exagérer, et qui ne sortait pas des limites de son âge. Sa figure régulière s’animait surtout par l’expression de très beaux yeux noirs ; le reste, sans frapper d’abord, gagnait plutôt à être remarqué, et toute la personne paraissait mieux à mesure qu’on la regardait davantage. Elle devait observer dès-lors cette simplicité de mise à laquelle elle revint toujours dès qu’elle le put, et qui n’était jamais moins qu’une négligence décente. Je ne sais si, comme plus tard, ses cheveux volontiers ramenés voilaient le front, qui aurait eu son éclat.

Mariée dès seize ans, et par affection, à M. de Rémusat, ancien magistrat de cour souveraine[3], elle trouva en cet époux du double de son âge un guide instruit, un ami sûr, et entre sa mère, sa sœur et lui, durant les premières années de son mariage, elle continua sa vie de retraite, de bonheur caché et de culture intérieure. Quelques citations d’Horace, qui lui sont échappées, me montrent même que, comme Mme de La Fayette, comme Mme de Sévigné, elle sut le latin : elle l’apprit, durant ces saisons de calme loisir, par les soins de son mari, et près du berceau de son fils ; car elle était mère à dix-sept ans.

Ainsi tout concourait à accomplir en elle son sens délicat et ce que j’appellerai sa justesse ornée. La vallée de Montmorency était l’heureux enclos ; on habitait Saint-Gratien d’abord, qu’on ne quitta que pour Sannois. Je trouve, dans des papiers et des notes d’un temps un peu postérieur, l’expression et le regret de son bonheur si complet d’alors, auprès d’une mère qu’elle ne devait pas long-temps posséder : « Il me semble la voir encore (écrivait-elle pour son fils) dans cette petite maison que vous vous rappellerez peut-être. Mon imagination me la représente au milieu de nous, travaillant à quelque ouvrage destiné à l’une de ses filles, égayant nos soirées par sa conversation si piquante et si variée, tantôt racontant, avec une originalité qui lui était particulière, mille histoires plaisantes, ou qui nous le paraissaient, parce qu’elle leur prêtait un charme qu’elle seule savait donner, tantôt animant la société par une discussion sérieuse qu’elle savait de même, et selon la convenance, ou prolonger avec intérêt, ou terminer avec saillie. Du milieu de cette foule de bonnes plaisanteries qui lui échappaient sans cesse, jaillissaient encore des réflexions fortes et profondes, que son bon goût avait soin de revêtir toujours d’une sorte de couleur féminine… » Sans trop m’arrêter sur cet ancien portrait de famille placé aux origines de notre sujet, et qui le domine du fond, sans prétendre non plus pénétrer dans le mystère de la transmission des esprits, ne semble-t-il donc pas, presque à la première vue, que de si amples et si vives qualités maternelles aient suffi à se partager dans sa descendance, et à y fructifier en divers sens, comme un riche héritage ? L’une de ses filles, celle qui nous occupe, développera plutôt le côté sérieux et philosophique, si je puis ainsi l’appeler ; on possède, on retrouve chaque jour chez l’autre (j’allais dire, on applaudit) l’ingénieuse et riante fertilité, le brillant d’imagination ; tandis que de cette veine originale primitive, de cette haute source d’excellente raillerie, il restera encore assez pour rejaillir en dons heureux et piquans sur le petit-fils dont elle chérissait et charmait l’enfance.

D’un caractère, d’un tour d’esprit tout autre que Mme de Vergennes, et appartenant à une génération de beaucoup antérieure, Mme d’Houdetot habitait Sannois ; un mur mitoyen séparait les deux familles ; le voisinage et toutes les convenances aimables les lièrent. L’intimité qui s’ensuivit eut un effet durable sur l’esprit de Mme de Rémusat, et détermina en quelque sorte le milieu social où elle passa sa vie. Mme d’Houdetot ne mourut qu’en janvier 1813, à l’âge de quatre-vingt-trois ans. Dans les années où nous la prenons, c’est-à-dire un peu avant 1800, le salon de cette aimable vieille réunissait les débris de la bonne compagnie et de la société philosophique, qui même, en aucun temps, ne s’en était absolument exilée. On peut dire de Mme d’Houdetot que son idéal d’existence ne sortit jamais de cette vallée de Montmorency où la flamme de Jean-Jacques a comme gravé son souvenir en chiffres immortels. Son printemps d’idylle y refleurit bien des fois ; sa fraîcheur d’impressions se conserva jusqu’au dernier jour. Mme d’Houdetot passa à la campagne le temps même de la terreur ; sa retraite fut respectée ; ses parens s’y pressaient autour d’elle, et il se pourrait bien (écrit Mme de Rémusat dans un charmant portrait de sa vieille amie) qu’elle n’eût gardé de ces jours affreux que le souvenir des obligations plus douces et des relations plus affectueuses qu’ils lui valurent. Mme d’Houdetot était de ces ames qu’on peindrait d’un mot : elles ont passé dans le monde en voyant le bien. C’est encore une manière de le faire, au moins tout auprès de soi. L’heureuse illusion, dont s’enveloppe une nature aimante, rayonne autour d’elle et en rend ou en prête aux autres. Mais je veux, de ce portrait étendu que j’ai sous les yeux, et qui a pour épigraphe le mot de Massillon : C’est l’amour qui décide de tout l’homme, — je veux tirer ici quelques passages qui en fixeront mieux les nuances, et nous accoutumeront aussi à l’observation judicieuse et fine, à la ligne gracieuse et pure de celle qui l’a tracé :

« On ne peut guère, écrit Mme de Rémusat, porter plus loin que Mme d’Houdetot, je ne dirai pas la bonté, mais la bienveillance. La bonté demande une sorte de discernement du mal : elle le voit et le pardonne. Mme d’Houdetot ne l’a jamais observé dans qui que ce soit. Nous l’avons vue souffrir à cet égard, souffrir réellement, lorsqu’on exprimait le moindre blâme devant elle ; et dans ces occasions elle imposait silence d’une manière qui n’était jamais désobligeante, car elle montrait tout simplement la peine qu’on lui faisait éprouver. Cette bienveillance a prolongé la jeunesse de ses sentimens et de ses goûts. L’habitude du blâme aiguise peut-être l’esprit beaucoup plus qu’elle ne l’étend ; mais, à coup sûr, elle dessèche le cœur et produit un mécontentement anticipé qui décolore la vie. Heureux celui qui meurt sans être détrompé ! Le voile clair et léger qui sera demeuré sur ses yeux donnera à tout ce qui l’environne une fraîcheur et un charme que la vieillesse ne ternira point. Aussi Mme d’Houdetot disait-elle souvent : Les plaisirs m’ont quittée, mais je n’ai point à me reprocher de m’être dégoûtée d’aucun. — Cette disposition la rendait indulgente dans l’habitude de la vie, et facile avec la jeunesse. Elle lui permettait de jouir des biens qu’elle avait appréciés elle-même, et dont elle aimait le souvenir ; car son ame conservait une sorte de reconnaissance pour toutes les époques de sa vie.

« Par une suite de la même disposition expansive, elle avait éprouvé de bonne heure un goût très vif pour la campagne. Avide de saisir tout ce qui s’offrait à ses impressions, elle s’était bien gardée de ne pas connaître celles que peut inspirer l’aspect d’un beau site et d’une riante verdure ; elle demeurait en extase devant un point de vue qui lui plaisait ; elle écoutait avec ravissement le chant des oiseaux, elle aimait à contempler une belle fleur, et tout cela jusque dans les dernières années de sa vie. Jeune, elle eût voulu tout aimer, et ceux de ses goûts qu’elle avait pu garder sur le soir de ses ans embellissaient encore sa vieillesse, comme ils avaient concouru à parer cette heureuse époque qui nous permet d’attacher un plaisir à chacune de nos sensations.

« … Rentrée dans le monde quand nos troubles cessèrent, elle y rapporta sa bienveillance accoutumée, et chercha à jouir encore des biens qui ne pouvaient lui échapper. Le besoin d’aimer, qui fut toujours le premier chez elle, la conduisit à faire succéder à des amis qu’elle avait perdus d’autres amis plus jeunes qu’elle choisit avec goût, et dont la nouvelle affection la trompait sur ses pertes. Elle croyait honorer encore ceux qu’elle avait aimés, et dont elle se voyait privée, en cultivant, dans un âge avancé les facultés de son cœur. Trop faible pour se soutenir dans sa vieillesse par ses seuls souvenirs, elle ne crut pas qu’il fallût cesser d’aimer avant de cesser de vivre. Une providence indulgente la servit encore en préservant ses dernières années de l’isolement qui d’ordinaire les accompagne. Des soins assidus et délicats embellirent ses vieux jours de quelques-unes des couleurs qui avaient égayé son printemps ; une amitié complaisante consentit à prendre avec elle la forme qu’elle était accoutumée de donner à ses sentimens. La raison austère et détrompée pouvait quelquefois sourire de cette éternelle jeunesse de son cœur ; mais ce sourire était sans malignité, et sur la fin de sa vie Mme d’Houdetot trouva encore dans le monde cette indulgence affectueuse que l’enfance aimable paraît avoir seule le droit de réclamer.

« D’ailleurs elle a prouvé, par le courage et le calme qu’elle a montrés dans ses derniers momens, que l’exercice prolongé des facultés du cœur n’en affaiblit point l’énergie. Elle a senti qu’elle mourait, et cependant, en quittant une vie si heureuse, elle n’a laissé échapper que l’expression d’un regret aussi tendre que touchant : — Ne m’oubliez pas, disait-elle à ses parens et à ses amis en pleurs autour de son lit de mort, j’aurais plus de courage s’il ne fallait pas vous quitter ; mais du moins que je vive dans votre souvenir !

« C’est ainsi qu’elle ranimait encore par le sentiment une vie prête à s’éteindre, et ces seuls mots j’aime ont été le dernier accent que son ame, en s’exhalant, ait porté vers la Divinité[4]. »

Mme de Rémusat crayonnait l’aimable portrait en 1813; quinze ans auparavant elle entrait avec nouveauté dans ce monde restauré que recomposaient tant de débris, et qui se remettait à sourire si gracieusement sous ses rides. Cette société de Mme d’Houdetot où régnaient encore les derniers philosophes, M. de Saint-Lambert, M. Suard, l’abbé Morellet, n’était plus philosophique que littérairement, pour ainsi parler. La révolution avait beaucoup désabusé, beaucoup refroidi. Il y avait là, nous dit un très bon juge, un mélange assez pacifique de lumières modernes, de vœux rétrogrades, de goûts d’ancien régime, de mœurs simples amenées par le malheur des temps, de tristes regrets à la suite des douleurs de 93 ; il y avait surtout un vif besoin de bonheur, de repos final et de plaisirs de société. Ce qui eût été contradiction dix ans plus tôt s’assortissait en ce moment à merveille. À travers ce croisement d’idées et de sentimens, rien n’opprimait le jeu libre de la pensée et n’en forçait la direction ; les jeunes esprits avaient de quoi s’y gouverner eux-mêmes dans leur droiture et y faire leur voie. En politique on y était royaliste en ce sens qu’on aimait mieux Louis XVI que ses juges et les émigrés que les jacobins ; mais on s’y montrait, en général, assez disposé à embrasser tout gouvernement régulier, tout ce qui garantirait l’ordre et le repos. C’était la bonne compagnie du consulat. Le consulat, dès le premier jour, en fut reconnu et salué.

Mme de Vergennes avait eu de tout temps quelques relations avec Mme de Beauharnais, et elle ne les avait pas discontinuées avec Mme Bonaparte. Le hasard les avait rapprochées une première fois dans un petit village des environs de Paris où elles allaient passer le terrible été de 93 ; le hasard les rapprocha encore durant le temps de l’expédition d’Égypte. Mme Bonaparte habitait dès-lors la Malmaison, et Mme de Vergennes vint séjourner quelques mois à Croissi, tout près de là, dans le château d’un ami. La fortune de l’illustre absent, à cette époque, n’était pas à beaucoup près aussi nette que nous la jugeons aujourd’hui ; son astre lointain semblait par momens près de s’éclipser. Mme Bonaparte, après le radieux éclat de la première campagne d’Italie, se trouvait déjà un peu veuve, un peu répudiée, ce semble, et en proie à mille gênes comme à mille soucis, au sein des restes somptueux d’une première et passagère grandeur. Naturellement expansive et d’un abandon facile, elle n’eut pas plus tôt retrouvé Mme de Vergennes qu’elle ne ménagea pas l’arriéré des récits et toutes sortes de confidences. Le débarquement à Fréjus la vint saisir au milieu de ses craintes et replacer brusquement sur le char. Lorsqu’après un an environ, le nouveau gouvernement s’étant tout-à-fait affermi, Mme de Vergennes eut recours à elle et lui exprima le désir d’une position pour son gendre, de quelque place, par exemple, au conseil d’état, elle la retrouva toute grace, toute bienveillance. Les Tuileries se rouvraient ; Mme Bonaparte eut à l’instant l’idée de prendre près d’elle, pour dame du palais, Mme de Rémusat, et d’attacher par suite son mari au service du consul. C’était plus qu’on n’avait désiré, c’était trop. Mais déjà de telles faveurs étaient des ordres et ne se discutaient plus. M. de Rémusat devint préfet du palais.

On essayait d’un commencement de cour. C’est dans l’automne de 1802 que Mme de Rémusat s’établit pour la première fois à Saint-Cloud, où était alors le premier consul. Elle avait vingt-deux ans. Sa nomination et celle de son mari parurent un évènement au sein de cet entourage jusque-là tout militaire. On y pouvait voir une pensée du maître, une première avance et comme un premier anneau pour se rattacher à l’ordre civil, et pour en gagner les personnes considérées. Il y avait bien des degrés dans les anciens noms ; mais celui de Vergennes était connu, était historique, et tenait à l’ancien régime. Il frayait la voie à de plus grands, encore rebelles, qui ne firent pas faute pourtant, dès que le consulat se changea en empire, et qui se précipitèrent en foule. De plus, le consul, qui aimait assez qu’on sût pour lui ce qu’il ignorait, trouvait particulièrement en M. de Rémusat un tact sûr, la connaissance parfaite des convenances et de certains usages à rétablir, tout ce qui enfin, à cette époque, pouvait servir cette partie importante et délicate de son dessein. Il ne s’agissait de rien moins que de restaurer la dignité dans les formes et la politesse.

J’aurais trop à dire, et je dirais trop peu, si je voulais suivre Mme de Rémusat dans cette cour où elle se trouva ainsi lancée à vingt-deux ans, au sortir d’une existence solitaire et morale. Douée d’une maturité et d’une prudence supérieure à son âge, son ame droite évita les écueils, et son esprit ferme recueillit les enseignemens. L’enthousiasme reconnaissant et dévoué, dont elle s’était d’abord senti le besoin, essuya trop d’échecs consécutifs pour résister et subsister bien long-temps. Elle a peint elle-même cette décroissance graduelle dans des Mémoires que je me crois à peine le droit d’effleurer[5]. Nous retrouverons tout à l’heure quelques-uns des résultats de son expérience retracés sous voile dans un roman, et nous serons là plus à l’aise du moins pour les faire ressortir.

Une particularité essentielle et, pour ainsi dire, historique, reste à noter : Mme de Rémusat fut une des personnes qui, pendant ces premières années, causèrent le plus avec le consul. À quoi dut-elle cette faveur ? Elle-même nous en déduit les raisons non sans quelque raillerie. Elle arrivait simple et franche, avec ses habitudes de conversation aisée, au sein de ce monde de mot d’ordre et d’étiquette où, à ce début, l’on était, en général, assez ignorant et timide. Elle admirait Bonaparte et n’avait pas appris encore à le craindre. Aux brusques questions qu’il adressait, à ses rapides monologues, les autres femmes ne répondaient le plus souvent que par monosyllabes, tandis qu’elle, elle avait quelquefois une pensée et se permettait de la dire. Les premiers jours, cela fit presque scandale et causa grande jalousie : elle dut se le faire pardonner par des lendemains de silence. Mais surtout elle avait mieux encore qu’à répondre, quand Bonaparte pensait tout haut, comme il s’y échappait souvent ; elle savait écouter, elle savait comprendre et suivre ; il était très sensible à ce genre d’intelligence et en savait un gré infini, particulièrement à une femme. Était-ce par hasard qu’il s’en étonnait ? M. de La Mennais, en un récent écrit, d’où l’on tirerait des pensées assurément plus gracieuses, a dit : « Je n’ai jamais rencontré de femme en état de suivre un raisonnement pendant un demi-quart d’heure. » Voilà qui est bien dur, et qui sent la rancune. Bonaparte n’était pas précisément galant et se montrait sévère surtout pour l’esprit des femmes ; mais il n’aurait jamais dit pareille chose : il n’aurait eu qu’à se souvenir de Mme de Rémusat.

Diverses raisons et circonstances arrêtèrent assez tôt ces débuts communicatifs, et mirent comme le signet aux conversations du héros avec la femme spirituelle : d’abord sa propre prudence, à elle-même, une fois éclairée sur le peu de sûreté du lieu ; puis l’étiquette souveraine de l’empire qui étendit son niveau. Sans doute aussi Mme de Rémusat était un esprit trop sérieux, trop actif, pour écouter causer de politique sans y réfléchir ; l’empereur put s’en apercevoir et se méfier. Attachée d’ailleurs par affection comme par position à l’impératrice Joséphine, elle se sentait pour rôle unique de suivre sa fortune. Elle fut atteinte de très bonne heure dans sa santé, ce qui ne lui permit guère de faire activement son service, pourtant simplifié vers la fin dans cette retraite de la Malmaison. M. de Rémusat continuait de remplir le sien près de l’empereur avec plus d’exactitude et de conscience que d’empressement. La situation assez grande qu’ils avaient obtenue du premier jour n’alla donc jamais jusqu’à la faveur. Depuis le divorce, il y eut arrêt marqué, définitif ; et la liaison étroite où ils furent avec M. de Talleyrand, durant ces dernières années de l’empire, étendit sur eux comme une ombre de la même disgrace.

Vers cette époque, le goût de la société comme conversation, et celui de la littérature à titre presque d’occupation suivie, prirent une place croissante dans la vie de Mme de Rémusat. Les réflexions graves lui vinrent avant l’âge, et sa maturité data du cœur même de sa jeunesse. Ses cahiers de pensées nous permettent de la suivre à cet égard de beaucoup plus près qu’il ne semblerait possible. Dans un voyage qu’elle fit à Cauterets pour sa santé, en 1806, l’isolement où elle se trouva, au sortir d’une cour qui avait hâté son expérience, lui donna lieu d’en rassembler les fruits déjà tristes et amers. Son état de souffrance la reporta vers les idées religieuses dont son enfance n’avait jamais manqué, et qui depuis n’avaient été que distraites ; elle rêva, elle pria, surtout elle médita : « La méditation, a-t-elle dit, diffère de la rêverie en ce qu’elle est l’opération volontaire d’un esprit ordonné. » Des réflexions qu’elle écrivit vers le même temps, après avoir lu celles de Mme Du Chatelet sur le bonheur, nous la montrent bien contraire à cette morale égoïste et sèchement calculée de l’amie de Voltaire, comme d’ailleurs elle eût été peu encline à la morale purement sentimentale que de plus tendres avaient puisée dans Rousseau. La sienne cherchait plutôt son appui dans la raison, et se dirigeait par l’effort au devoir. Pourtant, des idées et même des pratiques religieuses positives (nous en avons la preuve et nous y reviendrons) s’y mêlèrent en avançant, et agirent beaucoup plus que le monde et peut-être les amis ne l’auraient cru, mais peut-être aussi un peu moins que Mme de Rémusat ne se le disait à elle-même. Dans un excellent morceau que je lis, daté de 1813, sur la coquetterie, elle n’avait eu besoin que de consulter son observation de moraliste, son jugement sain et ses goûts délicatement sérieux, pour dire par exemple :

« C’est de trente à quarante ans que les femmes sont ordinairement le plus portées à la coquetterie. Plus jeunes, elles plaisent sans effort, et par leur ignorance même. Mais, quand leur printemps a disparu, c’est alors qu’elles commencent à employer de l’adresse pour conserver des hommages auxquels il serait pénible de renoncer. Quelquefois elles essaient de se parer encore des apparences de cette innocence qui leur a valu tant de succès. Elles ont tort ; chaque âge a ses avantages, et aussi ses devoirs. Une femme de trente ans a vu le monde, elle sait le mal, même en n’ayant fait que le bien. À cet âge, elle est ordinairement mère ; depuis long-temps l’expérience est devenue sa véritable sauvegarde. Alors elle doit être calme, réservée, je dirai même un peu froide. Ce n’est plus l’abandon et la grace de la confiance qui doivent l’entourer, mais la dignité majestueuse que lui donnent les titres d’épouse et de mère. À cette époque, il faut avoir le courage de dénouer la ceinture de Vénus. Voyez les charmes dont le poète l’a composée[6] : sont-ce là les ornemens de la vertu et de la maternité ?

« Mais qu’on a besoin de force pour quitter la première un semblable ornement ! Avec un peu de soins, il sied encore si bien ! Cependant, encore quelques années, la ceinture tombera d’elle-même, se refusant à parer des charmes flétris. Alors on rougira en la regardant ; on dira tristement comme cette courtisane grecque qui consacrait son miroir à la Beauté éternelle : Je le donne à Vénus, puisqu’elle est toujours belle….

« N’est-il pas plus sage de se prémunir d’avance contre l’amertume d’un pareil moment, et de chercher des consolations contre l’inévitable mécompte dans le courage avec lequel on l’aura prévu ? Les sacrifices dictés par la raison ont cet avantage, que l’effort qu’ils ont coûté en devient toujours la récompense. Ô mères ! Entourez-vous de bonne heure de vos enfans. Dès qu’ils sont au monde, osez vous dire que votre jeunesse va passer dans la leur ; ô mères ! soyez mères, et vous serez sages et heureuses ! »

Elle écrivait ces choses avec un sentiment profond, elle les disait avec un accent pénétré et un retour pratique sur elle-même ; dès cet âge, en effet, elle dénoua la ceinture, qui n’avait renfermé pour elle que les graces pudiques. Tout nous dit qu’elle eût pu se la permettre encore. On prendrait une heureuse idée de sa personne à ce moment dans un très fin portrait de Clary, tracé par une main, j’allais dire une griffe, bien connue, non en telle matière pourtant, et peu coutumière d’écrire. Sa physionomie avait, comme son esprit, l’agrément durable ; des lèvres, des dents belles, et la vivacité des yeux, éclairaient le visage à proportion qu’on causait. Sa taille était restée jeune. Elle avait trente-deux ans, et en paraissait vingt-huit.

Elle voyait beaucoup, en ces années, Mme de Vintimille, et cette société d’élite dont le mouvement intérieur nous a été tout récemment rendu avec une vivacité aussi affectueuse que piquante par les lettres de M. Joubert. La société de Mme de Vintimille était plus et mieux qu’une suite du XVIIIe siècle. En ce temps où tout renaissait, il y avait, en certains coins, comme une reflorescence, et, si l’on peut dire, un regain du pur Louis XIV. Le goût remontait à ses hautes sources ; la religion, servie par M. de Chateaubriand, représentait ses grands modèles. Tandis qu’au dehors une librairie intelligente, aidant ce retour du public, réimprimait des collections d’anciens mémoires, de petits choix de lettres de Mme de Montmorency, de Mme de Scudéry, de Mme de Coulanges, on citait tel cercle où les femmes prenaient le deuil à l’anniversaire de la mort de Mme de Sévigné.

La mode des portraits de société, qui n’avait jamais entièrement cessé, semblait revivre comme au beau temps de Mademoiselle. Après celui de Mme d’Houdetot par Mme de Rémusat, je pourrais citer d’elle encore le portrait de Mme de Vintimille, et celui de M. Pasquier, lequel, à beaucoup d’égards, nous paraîtrait d’hier, tant les facultés aimables, que la société exerce, accompagnent sans peine jusqu’au bout les mérites solides. Mme de Rémusat, aux heures de liberté que lui laissaient ses fonctions de service officiel, désormais fort ralenties, aimait à rester chez elle. On y venait régulièrement ; on y causait beaucoup à la manière de l’ancien régime, et son salon de la place Louis XV fut tout-à-fait un de ceux du temps de l’empire. Le monde de Mme de Vintimille et celui de Mme d’Houdetot s’y retrouvaient avec quelques variantes et quelques rajeunissemens : c’étaient M. Molé, M. Suard et l’abbé Morellet, M. de Bausset (le cardinal), M. Galloix, M. Cuvier, Mlle de Meulan et M. Guizot, M. de Barante, un peu M. de Fontanes, Gérard le peintre, plus tard M.  Villemain. Dans un cahier de souvenirs, dans un de ces albums alors plus rares qu’aujourd’hui et plus intimes, où on lit inscrits les noms des amis, et où l’on recherche de chacun d’eux, avec une curiosité mêlée de tristesse, quelques témoignages particuliers et déjà lointains, je saisis avec bonheur et je dérobe une page toute lumineuse signée du nom de Châteaubriand. Rien de ce qui échappe à certaines plumes ne saurait fuir et pâlir. M. de Châteaubriand porte de la grandeur, même dans la grace ; je me figure qu’Homère eût été Homère encore jusque dans les proportions de l’Anthologie. Voici l’éclatant fragment :


« La Gloire, l’Amour et l’Amitié descendirent un jour de l’Olympe pour visiter les peuples de la terre. Ces divinités résolurent d’écrire l’histoire de leur voyage et le nom des hommes qui leur donneraient l’hospitalité. La Gloire prit dans ce dessein un morceau de marbre, l’Amour des tablettes de cire, et l’Amitié un livre blanc. Les trois voyageurs parcoururent le monde, et se présentèrent un soir à ma porte : je m’empressai de les recevoir avec le respect que l’on doit aux dieux. Le lendemain matin, à leur départ, la Gloire ne put parvenir à graver mon nom sur son marbre ; l’Amour, après l’avoir tracé sur ses tablettes, l’effaça bientôt en riant ; l’Amitié seule me promit de le conserver dans son livre.

« De Châteaubriand. — 1813. »


Il serait bien solennel de se demander si Mme de Rémusat apporta quelque chose de particulier et de nouveau dans la conversation de son temps : elle dut pourtant viser à introduire le sérieux dans la société. Les deux parts autrefois étaient sensiblement séparées ; on avait le sérieux, si l’on pouvait, dans le cabinet et dans la solitude ; on portait, on cherchait le frivole et le purement amusant dans le monde : il y avait lieu sans doute à un essai de transaction, de conciliation. Mme de Rémusat dut au moins y songer. Pour nous littérateurs, et à ne juger que d’un peu loin et par les livres, nous dirions, que si Mme de Staël introduisit et maintint une sorte de sérieux plus exalté, que si Mme Guizot (Mlle de Meulan) ne craignit pas un sérieux plus raisonneur et parfois contredisant, Mme de Rémusat dut rechercher un sérieux plus uni à la fois et plus doux. Mais toutes ces distinctions sont des formules rédigées après coup et à l’usage de ceux qui n’ont pas vu. Je me hâte d’en sortir, car je vois d’ici les vrais témoins, les seuls qui ont vécu et qui savent, et ils sourient.

Dans l’histoire (à peu près impossible malheureusement) de la conversation en France, un trait suffirait à qualifier Mme de Rémusat, à lui faire sa part, et on peut se rapporter à ce qu’il signifie pour le mélange du sérieux et de la grace : elle est peut-être la femme avec laquelle ont le mieux aimé causer Napoléon et M. de Talleyrand.

L’histoire de la conversation, je viens de le dire, me paraît impossible, comme celle de tout ce qui est essentiellement relatif et passager, de ce qui tient aux impressions mêmes. Où retrouver les élémens et la mesure ? Quand les propos assez exacts se transmettraient dans des écrits, dans des lettres, ils y arriveraient la plupart du temps figés, car le papier ne sourit pas[7]. Rien n’est plus adapté au goût de chaque époque que la conversation qui y règne. L’entretien sérieux d’hier semblerait demain un peu timide, ou superficiel, ou fade, s’il revenait dans un entier écho. La conversation délicate et polie d’un temps semblera empesée dans un autre. Mme de Rémusat l’a ingénieusement remarqué dans son Essai sur l’Éducation (chap. XI) : l’idéal de la conversation passée, lorsqu’on veut en fixer le beau moment, recule et s’enfuit à l’horizon comme tous les âges d’or. Mme Du Deffant et Mme Du Chatelet se plaignent déjà des manières des hommes, et Mme de Lambert déclare qu’ils ont perdu le vrai ton. Mme Des Houlières croyait qu’il eût fallu remonter jusqu’à Bassompierre, et Mme de La Fayette a rejeté la date de son roman sous les Valois. J’aimerais à en conclure que même pour nous, et malgré nos plaintes habituelles, tout à cet égard n’est pas désespéré encore. Quand on regrette si vivement les plaisirs de la conversation (c’est comme pour les scrupules en morale), on est bien près de mériter l’exception heureuse et de rattraper quelques bons momens. Après tout, y eut-il jamais plus que cela ?

Et puisque j’en suis à cette question de l’introduction du sérieux dans les entretiens de société, j’en veux signaler, en passant, une conséquence, d’autant plus qu’elle est tout particulièrement littéraire. L’oserai-je bien dire ? tout n’est pas avantage dans ce courant continuel et extérieur plus élevé et plus soutenu. Au point de vue de l’écrivain, un inconvénient est d’apporter plus d’uniformité entre ce qu’on parle et ce qu’on écrit ; on parle avec plus de verve, on écrit avec moins. Le tact, la convenance qu’on retrouve sous sa plume, n’est pas toujours pour le talent une compensation suffisante. Quand on cause ainsi beaucoup des mêmes choses qu’on écrira, on les assouplit peut-être, on les évapore aussi, on les décolore à l’avance, et on en écrit avec moins de fraîcheur. On ne les découvre jamais un matin avec émotion ; quelqu’un l’a dit très spirituellement, on a l’air de les savoir de toute éternité. La société cependant y gagne en intérêt, en noble emploi des loisirs ; et en effet, quand elle n’est pas pour les personnes un accident, un lieu de passage et quelquefois de contrainte, mais un séjour habituel et nécessaire, il faut bien en tirer tout le parti possible, même y penser et y réfléchir tout haut, sans quoi on courrait risque de ne pas trouver le temps de réfléchir. Or, penser tout haut, devant tous, opérer sur les idées devant témoins, est un exercice brillant, un jeu plein de charme, et qui finit par envahir. La pensée chaste, recueillie et ardente, s’en effarouche : elle aussi a ses orgueils et ses pudeurs. On ne pense pas seulement tout haut, on étudie tout haut ; la manière s’y aiguise en clarté, en rapidité, en intérêt ; elle marque moins en originalité et en profondeur. La sensibilité et l’imagination dans le style, l’expression continente et jalouse, s’acquièrent, se conservent autrement. M. de Buffon le savait bien, et trop bien ; hors de sa tour de Montbar, il ne les prodiguait pas.

Revenons bien vite. Mme de Rémusat avait toujours eu le goût de la littérature ; elle avait écrit de très bonne heure avec facilité, avec agrément ; on a retrouvé d’elle de petites compositions faites à quinze ou seize ans, des nouvelles, des essais de traduction (même en vers) de quelques odes d’Horace. Pendant des années, chaque soir, elle couchait au vif sur le papier ses souvenirs. Toute sa vie, elle a écrit beaucoup de lettres, et longues, qui se sont conservées la plupart et pourraient se recueillir. Mais je ne parlerai un peu que de ses romans ; elle en a composé plusieurs : j’en ai lu deux. L’un, qui s’intitulerait Charles et Claire ou la Flûte, est de 1814. Il repose sur une donnée singulière et gracieuse. Dans une certaine ville d’Allemagne, deux émigrés français, un jeune homme et une jeune fille, voisins l’un de l’autre, s’aiment sans s’être jamais vus. Le jeune homme est souffrant de santé, et pourtant, le soir d’ordinaire, en rentrant, il joue de la flûte. La jeune fille qui, logée au couvent d’à côté, soigne sa grand’mère malade, lui écrit un jour, ayant su qu’il était Français, pour le prier de ne pas jouer à de certaines heures où cela incommode sa grand’mère, et en même temps, toutefois, elle le prie de jouer encore, car, à certaines autres heures, cela pourrait faire distraction à sa pauvre grand’mère et à elle-même. De là, de ce commerce vague et porté par des sons, entretenu par des lettres, et où divers incidens assez naturels retardent la rencontre, naît un amour tel qu’on le peut supposer entre deux êtres très jeunes, très purs et très malheureux. La jeune servante, Marie, qui sert de messagère auprès du jeune homme, répond à quelques questions qu’il lui adresse, et ce peu suffit pour fixer l’imagination de l’amant, tout en l’excitant davantage. La jeune fille se dit qu’elle montrera les lettres à son père dès qu’il arrivera, et on l’attend de jour en jour. Cette idée la rassure, et de part et d’autre on s’écrit. La flûte et ses sons les plus touchans ont des heures réglées, de vrais rendez-vous. Le jeune homme dit nos petits concerts, et il en a le droit, quoiqu’il n’y ait que lui qui joue ; car les deux cœurs font l’accord. Un jour, des airs languedociens bien choisis arrachent des larmes à l’aïeule et vont réveiller d’attendrissans souvenirs dans sa mémoire affaiblie. Un autre jour, c’est la fête de Claire ; puis les airs royalistes ne font pas défaut, Charmante Gabrielle, Richard, ô mon roi ; les doux sentimens personnels redoublent le pas en s’associant à ceux des pères et des aïeux. À un certain moment, le jeune homme, qui lit Werther, se monte la tête ; le style de ses lettres s’échauffe ; cela va se gâter, quand tout à coup le père, au lieu d’arriver, envoie une de ses sœurs, une tante de la jeune fille, qui la vient chercher et comme enlever du soir au lendemain. La pauvre enfant n’a que le temps de prévenir le voisin aimable et tendre qu’elle n’a jamais vu. Une minute, une seconde seulement, à l’instant du départ, à cinq heures du matin, dans le court intervalle qui sépare le seuil du couvent et le marche-pied de la chaise de poste, le jeune homme va l’entrevoir enfin et la rencontrer ; mais un mouchoir qu’elle porte à ses yeux, le mouvement même que lui cause l’émotion de la présence de l’ami, la dérobe peut-être, et remplit l’unique instant. Elle a laissé du moins tomber le mouchoir dont il se saisit, et elle est partie pour toujours ! C’est là, on le conçoit, un bien joli cadre : deux ames sœurs, séparées par une cloison ; par un voile, et qui se sont devinées du premier jour, sans jamais devoir se reconnaître en face. Mais peut-être l’idée est-elle plus piquante à énoncer qu’à suivre ; peut-être cela prêtait-il plus à un chapitre de Voyage sentimental, ou de Voyage autour de ma Chambre, qu’à un développement sous forme de lettres. On se rappelle, dans les mémoires de Silvio Pellico, le touchant roman ébauché avec cette Magdeleine repentie, dont il n’entend que la voix et les cantiques à travers le mur ; mais le roman reste, pour ainsi dire, dans l’air, à l’état de fil de la Vierge, et flotte en pur rêve. La suite des diverses petites scènes, chez Mme de Rémusat, est bien dessinée, bien motivée ; je demanderais au style toujours élégant et pur, sinon plus d’éclat par places, du moins plus d’imprévu, quelques molles négligences. Il manque très peu à cette nouvelle pour être digne de se glisser entre telle agréable production de Mme Riccoboni et telle autre de Mme de Souza : il y manque un certain duvet de jeunesse, même d’ancienne jeunesse, c’est-à-dire tout simplement peut-être d’être sortie à temps du tiroir, d’avoir su éclore en sa saison et d’avoir essuyé un air de soleil.

En ces sortes d’ouvrages surtout, où il y a couleur et fleur, c’est une différence incomparable de vieillir dans le tiroir ou de vieillir à la lumière. Les ouvrages qui sont dans ce dernier cas (et c’est le lot commun même des meilleurs) peuvent dire : J’ai eu mon jour. Ils ont épousé le public ; ils sont entrés dans ses impressions une fois ; il y a gradation jusque dans leurs pertes : ils vieillissent avec harmonie.

Le second roman de Mme de Rémusat dont j’aie à parler, les Lettres espagnoles ou le Ministre, est une composition d’un autre ordre, et plus importante. Commencée vers 1805, à la cour impériale, elle ne se reprit ou ne s’acheva qu’en 1820 ; elle porte dans sa trame l’empreinte des modifications successives que subirent les idées de l’auteur ; et l’esprit de Mme de Rémusat, toujours actif, se modifia, se mûrit incessamment.

La première restauration l’avait trouvée toute disposée. La fatigue et le détachement des esprits étaient grands sur la fin de l’empire. Elle avait trop vu, pour son compte, et touché de trop longue main les ressorts, pour n’en être pas froissée ; elle en causait confidemment, depuis des années déjà, avec le personnage le plus revenu. Ce fut donc par un sentiment d’espérance, et même avec une certaine vivacité d’anciens souvenirs, qu’elle accueillit l’ordre renaissant, qui devait briser peut-être, et certainement diminuer pour elle la position acquise. Le petit roman des deux jeunes émigrés, qui date de 1814, exprime assez bien, dans plusieurs détails, cette espèce de teinte bourbonienne que prirent à ce moment ses pensées. Mais les excès et les ridicules de la réaction royaliste, surtout en 1815, la remirent bien vite et naturellement dans la justesse de son point de vue et dans le vrai de ses opinions. Les idées constitutionnelles reparaissaient sur le tapis comme pour la première fois : son intelligence ferme en embrassa d’abord l’étendue. Les conditions d’une société nouvelle et d’un avenir laborieux se vinrent démasquer de toutes parts dans la lutte : elle y appliqua ses méditations et ses prévoyances de mère. Les résultats principaux de son expérience définitive allèrent aboutir à son ouvrage sur l’Éducation des Femmes ; mais le roman des Lettres espagnoles en profita aussi, et ouvrit son cadre à cette observation plus entière des choses et des hommes.

Dans la première idée, ce roman ne devait probablement analyser et poursuivre que l’embarras amoureux d’un jeune Espagnol, don Alphonse d’Alovera, placé entre deux jeunes filles charmantes, mais dont il aime l’une, tandis que son ambition lui conseillerait de préférer l’autre. Le ton général, j’imagine, eût été donné par des pensées comme celle-ci : « Pourquoi faut-il que la prudence qui soupçonne ait toujours raison sur la confiance qui espère ? Pourquoi faut-il que tous les arrangemens de la société s’accordent pour troubler les jouissances du cœur ? » En avançant, l’idée s’est agrandie et transformée : le jeune amoureux se trouve mêlé aux grandes affaires ; le ministre, père d’Inès, de celle qu’il faudrait aimer, a pris plus de place, et la peinture de son caractère a envahi le premier plan. Les romans de Walter Scott passaient alors le détroit ; on commençait à y songer à l’exactitude dans la reproduction des lieux et des époques. La première donnée historique ici était vague ; on ne disait pas le règne, on ne désignait qu’en termes généraux le ministre : pourtant Mme de Rémusat, en y insistant, parvint à imprimer à ses tableaux une couleur fidèle, à reproduire de vrais Espagnols, une vraie cour, de vrais moines : il y a un père jésuite qui agit et parle merveilleusement. Cette lecture fait passer sous les yeux un long roman par lettres, développé, sensé, régulier, d’un intérêt lent et croissant, avec des caractères étudiés et suivis, avec des situations prolongées et compliquées, parfaitement définies et menées à fin. J’y trouve des observations du monde, et des délicatesses sentimentales, dans une mesure pourtant qui n’est peut-être ni tout-à-fait le monde même, ni tout-à-fait l’idéal romanesque. On voit une personne qui connaît le cœur, qui possède à fond la réalité des cours, et qui ne dit pas tout. On peut y ressaisir sous d’autres noms le calque ou le reflet de ses propres impressions successives dans sa vie de palais. Comment ne pas reconnaître son début enthousiaste de 1802, lorsque don Alphonse, après un mot flatteur du souverain, s’écrie : « Ah ! ma sœur, que les paroles des rois ont de force et de puissance ! Quels engagemens peuvent nous faire prendre les moindres témoignages de leur bienveillance ! Une légère marque de bonté, une preuve de leur souvenir décide souvent de notre destinée ; le dévouement de notre vie entière est presque toujours la réponse que nous croyons devoir à la plus simple apparence de leur intérêt. » Je m’étonnerais bien s’il n’entrait pas quelque souvenir assez présent, et même d’en-deçà des Pyrénées, dans le récit de cette course de campagne qu’imagine la reine, pour reposer le roi malade et le distraire des affaires et de l’étiquette : « En effet, dès notre arrivée à Aranjuez, le roi nous annonça que, se fiant à notre respect, le cérémonial serait suspendu, et que chacun aurait la liberté d’agir à peu près à sa propre fantaisie. Vous, ma sœur (c’est une lettre d’Alphonse), dont l’humeur est parfois tant soit peu railleuse à l’égard de nous autres courtisans, vous n’auriez pas manqué de vous amuser de l’embarras où nous a jetés cette déclaration. Il est vrai qu’elle nous était faite avec cette gravité sévère dont le roi ne sait point se départir. L’improvisation en tout est chose assez difficile, et particulièrement celle de la liberté. Il faut que je confesse que nous n’avons su que faire de la nôtre. L’imagination n’osait aller bien loin sur cet article, et nos souverains eux-mêmes s’efforçaient en vain de chercher ce qu’ils pouvaient permettre. Aussi, malgré la bonne disposition du maître et des sujets, les choses se sont-elles passées à peu près comme à l’ordinaire, et, de retour à Madrid, chacun est rentré volontiers dans ses habitudes, les uns reprenant avec leur logement le droit de commander, les autres l’obligation d’obéir[8]. » Et les réflexions qui suivent sont d’une parfaite et triste justesse : « Au fond, ma sœur, le cérémonial des cours, dont on se plaint souvent, a, ce me semble, quelque chose d’utile et même de moral. Auprès des princes, l’intérêt personnel est tellement éveillé, les mauvaises passions humaines sont si fréquemment en jeu, que, s’il nous fallait agir d’après nos sensations réelles et nos vraies émotions, nous donnerions à qui nous observe un triste spectacle. L’étiquette jette un voile uniforme sur tout cela : c’est une sorte de mesure positive qui donne à des tons discordans les apparences de l’harmonie. »

Il y a dans cette cour une comtesse de Lémos, femme d’esprit, qui ose être elle-même et se soucier peu de ce qu’on suppose « L’attitude indépendante qu’elle sait y conserver, dit l’auteur, m’a fait imaginer quelquefois que, dans cette même cour où l’on ne parle guère, il ne serait pas si difficile qu’on le croit de se permettre de tout dire, pourvu que l’on consentît en revanche à permettre d’y tout penser. » On est très prompt, en effet, à y penser beaucoup de choses. Don Alphonse a eu le bonheur, dans une chasse, de sauver la vie de la reine ; elle lui en a témoigné sa reconnaissance avec une vivacité qui est sortie une fois de l’étiquette, et voilà dès-lors qu’on le suppose amoureux et favorisé. Il est de l’intérêt et de la politique du ministre qu’on le croie, et qu’Alphonse au moins s’y prête. L’art léger avec lequel l’habile patron essaie de lui en inoculer l’idée, l’espèce de négligence qu’il met à lui en apprendre, comme par hasard, la nouvelle courante ; le premier mouvement d’Alphonse qui regimbe, qui va s’indigner, et qui, pourtant, peu à peu gagné par l’esprit de son rôle, s’y soumet presque ; ce sont là des points savamment touchés. Ce premier ministre, dans tout le roman, reste aussi honnête homme qu’il sied, en se montrant aussi contraire au sentiment et au romanesque qu’il est nécessaire. On devine, pour une foule de scènes et pour un certain fond permanent, combien M. de Talleyrand a posé, et la peinture, extrêmement reconnaissable, peut sembler en général adoucie plutôt que déguisée par l’amitié. Cette figure impassible, trop habile pour trahir même son triomphe, ce ton demi-railleur, demi-bienveillant, qui lui est assez habituel, cette douceur qui est peut-être une ruse de plus, voilà bien des traits de signalement qui ne se rapportent qu’à lui. L’auteur est loin de refuser au ministre espagnol toute qualité affectueuse : « Nous nous trompons souvent dans nos jugemens, quand nous penchons trop à supposer qu’un homme est tout-à-fait, est complètement ce qu’il est beaucoup. La nature n’a pas cette unité, et, parce que la vie de la cour et la pratique de ses intrigues auront émoussé les facultés sensibles de tel personnage, il ne faut pas conclure pourtant qu’elles soient entièrement détruites. » — Un jour, après un dîner d’apparat chez ce ministre, la conversation se soutient avec un remarquable intérêt : « Chose assez étrange (dit l’un des personnages du roman), grace à la liberté d’esprit dont le ministre donnait l’exemple à tous, ses conviés diplomatiques n’avaient point l’air de s’étudier à ne prononcer que des paroles qui n’eussent aucun sens. J’en fis la remarque au duc quand, vers le soir, tout son monde l’eut quitté : « Je pense, m’a-t-il répondu, que c’est un signe de médiocrité, autant que de dédain, chez un homme d’état, que de ne pas permettre qu’aucune question sérieuse soit traitée devant lui. Il existe des notions importantes qu’on ne peut acquérir que par la conversation. Il suffit de savoir résister à l’entraînement qui l’accompagne, car il y a bien aussi quelque sorte d’ivresse dans les plaisirs de l’esprit. » — La machination tramée par le ministre, et qui manque de briser l’existence des personnages qui lui restent le plus chers, ne fait que retarder de peu sa chute. Sa vieille amie, la comtesse de Lémos, lui avait dit : « Prenez-y garde, l’intrigue, quand elle complique, n’est plus un moyen, c’est une difficulté de plus. » Au moment de sa retraite et de son voyage à travers les belles campagnes qu’il n’a pas aperçues depuis si longtemps, et où se promène avec une ombre de sourire son regard éteint, je salue une haute pensée : « Dans tous les malheurs qui nous arrivent, il se rencontre un moment douloureux qu’on doit se hâter de franchir : c’est comme un passage obscur et difficile, une sorte de portique entre le désespoir et la résignation ; j’y placerais précisément l’inscription contraire à celle que le Dante a mise aux portes de l’enfer. Une fois au-delà, l’esprit mieux rassis mesure ses pertes et s’aperçoit des consolations qui lui restent. Pour un ministre en retraite, ce moment doit se trouver dans le premier jour, ou dans la première nuit, qui suivent sa disgrace… » Il faut souhaiter à tous nos ministres qui sont tombés, ou qui tomberont, de franchir en un jour, ou en une nuit, ce passage souterrain, qui, comme celui du Pausilype, doit leur rendre si vite la vue des plus beaux cieux.

Je ne fais que courir sur un sujet dont tous ne peuvent juger comme moi, et où les preuves seraient trop longues à produire. Il y aurait eu à citer pourtant des scènes vraiment touchantes et profondes, dans lesquelles cette reine si enchaînée par l’étiquette, se laissant prendre au semblant d’affection que tout le monde autour d’elle prête à don Alphonse, trahit devant lui sa faiblesse de femme et ne peut étouffer ses larmes. En somme, si les Lettres espagnoles ont manqué d’autre chose encore que de la publicité pour être un beau roman, c’en était une très belle étude.

Nous arrivons au dernier écrit de Mme de Rémusat, à son livre sur l’Éducation des Femmes, publié par son fils. Assez ordinairement les femmes sérieuses et sensibles sont très frappées, dans leur jeunesse, de l’obstacle que le monde oppose aux sentimens vrais, aux affections naturelles, et plus tard des entraves qu’il met, pour leur sexe encore, aux études et aux pensées suivies, aux applications sérieuses et profondes. De là elles sont tentées de faire des romans de sentiment quand elles sont jeunes, et plus tard des plans d’éducation. Pour Mme de Rémusat en particulier, tout un concours de considérations et de circonstances dut contribuer à donner ce dernier tour à sa maturité. La révolution avait changé les conditions des diverses classes de la société, et déplacé, en quelque sorte, le centre des forces : il tendait à se fixer désormais dans les classes moyennes. Mais les troubles civils, et, aussitôt après, l’éclat de l’empire, avaient dérobé ce résultat, qui n’apparut un peu nettement qu’au début de la restauration. Le retour subit à de certains usages surannés rendit, du premier jour, le nouveau point central plus sensible, en le tiraillant et le faisant crier. Mme de Rémusat, un peu distraite par les grands évènemens qu’elle avait considérés de si près, se trouva tout d’un coup, avec son genre d’esprit méditatif, en présence de ces questions survenantes et dans la position la plus propre à en être bien informée, autant que vivement excitée. Sa place désormais et celle de son mari étaient dans le parti constitutionnel de la restauration, dans cette nuance d’opinion qui formait le centre gauche d’alors. M. de Rémusat, nommé préfet à Toulouse en 1815, et à Lille en 1817, ne devait être destitué que par le ministère Villèle, dont ce fut le premier acte en fait de réaction. Cette vie de province, qui n’était pas d’ailleurs sans d’assez fréquens retours, laissait à Mme de Rémusat plus de loisirs ; elle ne continuait pas moins de participer au mouvement le plus intime de Paris par la précocité de son fils, qui entrait alors dans le monde, et qui correspondait de tout avec sa mère. Elle se trouvait naturellement liée avec M. et Mme Guizot, avec M. de Barante ; il la lia avec Mme de Broglie, qu’elle a trop peu vue, mais avec qui elle a entretenu, dans ses dernières années, de vraies et tendres relations.

Si le plus noble besoin d’un fils confiant et pieux est d’avoir sa mère pour première confidente et pour compagne, j’y vois aussi, et avant tout, un bien touchant rajeunissement de la mère. Si intelligente qu’elle soit, son meilleur lot est encore de comprendre toutes les idées par le cœur. Des mères aux fils surtout, on l’a remarqué, l’affinité est grande. Par eux, elles deviennent plus courageuses d’esprit. Avec eux, volontiers, elles iraient jusque dans les voyages, dans les combats ; elles les suivent dans les idées nouvelles. Cette femme tendre, calme, habituée aux devoirs aimables de la société, s’y contenant, dont l’esprit sérieux et orné n’avait jamais trop songé pourtant à franchir les limites d’un gracieux horizon, la voilà tout d’un coup qui, à l’âge du repos, à ce moment où l’esprit est le plus sujet à s’arrêter, où le cœur se plaint et gémit tout bas des choses qui s’en vont, la voilà qui se ranime au contraire, qui s’excite et sourit à des vues neuves, prend part à de jeunes projets, et, au lieu de tourner le dos à l’avenir, y marche, comme au matin, accompagnant ou plutôt précédant son guide bien-aimé : à la voir de loin si active et si légère, on dirait une sœur.

Comme Mme Necker de Saussure, comme Mme Guizot, Mme de Rémusat s’est préoccupée vivement de l’avenir de son sexe dans cette prochaine société qui était en train de s’asseoir sur des bases encore vacillantes. Je n’aborderai pas le détail d’un livre que chacun peut apprécier. Tout le but, tout l’esprit en est dans l’accord de la morale, du sérieux et de la grace. Une inspiration particulière s’y mêle, on le sent, et en est comme la muse secrète. Il faut être mère pour s’occuper aussi tendrement de ce qui sera après nous ; c’est encore songer à son fils que de tracer l’idéal de sa compagne.

Mme de Rémusat était donc, vers 1820, dans la maturité de son esprit, dans le développement de ses opinions probablement définitives, mais pourtant actives, devenue très simple de manières, gaie même, nous dit-on, et d’une grande aisance d’esprit et de conversation, aimant la jeunesse et le nouveau, un peu railleuse, pieuse ou plutôt chrétienne, sans grande ferveur apparente, mais décidée et appuyée sur des points précis. Quoique vieillie avant le temps, sa santé semblait un peu meilleure, ou du moins lui laissait plus de liberté d’action. Elle avait pris le goût de la vie intérieure et domestique, tout entière adonnée au bonheur des siens, quand elle leur fut enlevée bien prématurément en décembre 1821.

Dans un petit cahier de pensées, je lis de précieuses confidences qu’elle se traçait à elle-même sur la suite de ses sentimens religieux en tout temps, sur ses distractions aux années légères, sur son retour à une certaine heure. C’est toute une vie intime, une veine cachée au monde, et dont il ne se doute pas. Ne soyons jamais trop prompt à préjuger sur ces mystères des ames. Il est consolant de penser que, si l’on ne devine pas tout le mal qui fuit, on ne soupçonne pas non plus tout le bien. Depuis un voyage qu’elle fit à Cauterets étant malade, en 1806, la pensée chrétienne lui revint et ne la quitta plus entièrement ; on en suivrait la trace dans ce recueil secret par une suite d’extraits de Pascal, de Fénelon, de Bossuet, de Nicole, de saint Augustin, par des prières même composées par elle, ou que lui avait communiquées Mme de Vintimille. Elle prenait copie de la belle lettre de Mme de Maintenon à la duchesse de Ventadour. Mais ce n’était là encore que ce qu’elle appelle des demi-engagemens ; le grand évènement intérieur, la réconciliation data, pour elle, d’avril 1812. Une maladie grave qu’elle avait faite au commencement de cette année, une autre maladie qui survint à son fils, émurent coup sur coup ses inquiétudes et fixèrent ses irrésolutions. Pâques approchait ; elle résolut de s’adresser au sage abbé Le Gris-Duval. Elle s’exagérait un peu l’accès de la religion, la difficulté des œuvres, la nécessité des épreuves peu ordinaires ; le respectable ecclésiastique la rassurait. Osons, non pas en vue de louange pour elle, mais en vue du fruit pour quelques-uns, osons soulever un coin du saint voile ; elle s’écriait « … C’est vous, mon Dieu, qui avez permis que je vinsse un moment dans ce monde, où nous sommes tous appelés, pour y faire un court et pénible voyage. Quand il sera terminé, alors nous reviendrons vers vous. Comment me recevrez-vous alors, quand j’apporterai au pied de votre saint tribunal le récit craintif d’une vie à peu près vide de bonnes œuvres ? Oserai-je vous parler de ces faibles vertus dont les hommes insensés me louaient, parce qu’ils ignoraient qu’elles n’étaient point accompagnées de sacrifices ? Me vanterai-je d’avoir été sage, quand vous me direz que j’étais si heureuse ? Pourrai-je vous raconter quelques légères aumônes, qui ne me coûtaient aucunes privations ? Dirai-je que je ne haïssais point mes ennemis, lorsque vous aviez permis que mon cœur fût entièrement occupé par les sentimens les plus doux ? Que deviendrai-je quand vous me reprocherez de m’être enorgueillie de ma félicité, et d’avoir été fière quelquefois d’être si heureuse fille, si heureuse femme et si heureuse mère ? Je me souviendrai alors, avec amertume, que je négligeais de rendre graces à mon Créateur de tous ces biens qu’il m’avait départis » Et l’abbé Duval, avec cet accent simple et persuasif qui était le sien, lui répondait : « Vous êtes heureuse, dites-vous ; pourquoi donc vous en affliger ? Votre bonheur est une preuve de l’affection de Dieu pour vous ; et si, en effet, votre ame est aimante, peut-elle se refuser à répondre à la bienveillance divine ? La religion, hors dans certains cas particuliers, veut une vie active. Il est plus facile, croyez-moi, d’abandonner son cœur à l’amour et au repos dans la retraite, que de servir Dieu dans le monde ; c’est l’œuvre aussi d’une vraie piété d’y parvenir en cette dernière voie… Gravez au dedans de vous-même cette première vérité, que la religion veut l’ordre avant tout, et que, puisqu’elle a permis et consacré l’établissement des sociétés, elle se plaît à encourager tous les devoirs qui concourent à les maintenir… Mais surtout chassez de votre esprit cette erreur, que les peines seules peuvent nous rendre agréables à Dieu. La disposition générale à les supporter nous suffit. Laissez faire à la vie et au temps pour nous en apporter. Disposez-vous d’avance à la résignation, et, en attendant, ne cessez de rendre graces à Dieu de la paix qui habite autour de vous. »

De si sages paroles la calmèrent, et elles achevèrent probablement de régler sa ligne intérieure de conduite. Ces humbles prières de Mme de Rémusat en rappellent d’autres, également pénétrantes, de Mme de Duras. On aime à voir les ames plus douces, comme les plus orageuses, proclamer le besoin d’un même port. Mais je m’arrête, n’ayant eu dessein, en tout ceci, que d’aborder un côté moins insondable, et de signaler à l’estime attentive un des esprits les plus sérieux, les plus délicatement intelligens et les plus perfectibles, que l’ancienne société ait donnés à la nouvelle.

Au milieu des divers rôles si bien remplis, de critiques, d’historiens littéraires et de biographes, il m’a semblé que c’en était encore un à prendre et à garder que celui qui aurait pour devise : introduire le plus possible et fixer pour la première fois dans la littérature ce qui n’en était pas tout-à-fait auparavant, c’est-à-dire ce qui se tenait surtout dans la société et qui y a vécu.


Sainte-Beuve.
  1. Bibliothèque Charpentier, rue de Seine, 29.
  2. Aujourd’hui Mme la comtesse de Nansouty.
  3. Avocat-général à la Cour des aides de Provence.
  4. À l’appui et comme au bas de ce doux pastel, il nous sera permis d’écrire quelques vers de Mme d’Houdetot elle-même, de ces vers du bon vieux temps dont plusieurs sont restés agréables encore sous leur couleur passée ; voici une imitation qu’elle avait faite de Marot, et où le tendre aveu se retrouve dans un léger déguisement :

    Jeune, j’aimai : ce temps de mon bel age,
    Ce temps si court, l’amour seul le remplit.
    Quand j’atteignis la saison d’être sage,
    Encor j’aimai, la raison me le dit.
    Me voilà vieux, et le plaisir s’envole ;
    Mais le bonheur ne me quitte aujourd’hui,
    Car j’aime encore, et l’amour me console
    Rien n’aurait pu me consoler de lui.

  5. Elle avait fait mieux. Admise, comme Mme de Motteville, à voir d’une très bonne place cette belle comédie, elle avait songé à en fixer sur le temps même les complets souvenirs. Elle avait écrit chaque soir, autant qu’elle l’avait pu, les évènemens, les impressions, les entretiens de la journée. Par malheur, en 1815, pendant les cent jours, quelques circonstances particulières, que sans doute elle s’exagéra la poussèrent à craindre pour des papiers si pleins de choses et de noms : ce qui est véridique est presque toujours terrible. Elle sortit pour les mettre en sûreté chez un ami ; mais, ne l’ayant pas trouvé, elle rentra précipitamment et les jeta au feu. Une heure après, elle en était aux regrets. Ce n’est qu’après la publication de l’écrit de Mme de Staël sur la révolution française qu’elle eut l’idée et le courage de rassembler encore une fois ses souvenirs : à défaut du premier et incomparable récit, ceux qui liront l’autre un jour auront de quoi se consoler.
  6. « Là sont enfermés tous les charmes, là l’amour, le désir, le murmure des amans, l’insinuant propos qui dérobe leur cœur même aux plus sages. » (Homère, Iliade, XIV.)
  7. On l’a dit : l’inconvénient des livres de Pensées, quand elles ne sont pas communes, est qu’elles paraissent souvent prétentieuses ; les mêmes choses dites ne l’étaient pas. Le sourire et l’accent les faisaient passer ; mais, fixé sur le papier, c’est autre chose : le papier est bête.
  8. Un jour, à je ne sais quelle occasion, l’empereur avait fait venir, pour jouer, les comédiens des petits théâtres, et il permettait, il désirait que ce fût plus gai que ne le sont d’ordinaire les spectacles de cour. M. de Talleyrand, comme grand-chambellan, signifiait l’auguste désir avec son visage le plus solennel : « Messieurs, l’empereur ne badine pas, il entend qu’on s’amuse. »