Édouard Manet/Les œuvres

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Édouard Manet, étude biographique et critiqueG. Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs (p. 349-362).

II

LES ŒUVRES

Je puis, maintenant, en parlant des œuvres d’Édouard Manet, me faire mieux entendre. J’ai indiqué à grands traits les caractères du talent de l’artiste, et chaque toile que j’analyserai viendra appuyer d’un exemple le jugement que j’ai porté. L’ensemble est connu, il ne s’agit plus que de faire connaître les détails qui forment cet ensemble. En disant ce que j’ai éprouvé devant chaque tableau, je rétablirai dans son tout la personnalité du peintre.

L’œuvre d’Édouard Manet est déjà considérable. Ce travailleur sincère et laborieux a bien employé les six dernières années ; je souhaite son courage et son amour du travail aux gros rieurs qui le traitent de rapin oisif et goguenard. J’ai vu dernièrement dans son atelier une trentaine de toiles dont la plus ancienne date de 1860. Il les a réunies là pour juger de l’ensemble qu’elles feraient à l’Exposition universelle.

J’espère bien les retrouver au Champ-de-Mars, en mai prochain, et je compte qu’elles établiront d’une façon définitive et solide la réputation de l’artiste. Il ne s’agit plus de deux ou trois œuvres, il s’agit de trente œuvres au moins, de six années de travail et de talent. On ne peut refuser au vaincu de la foule une éclatante revanche dont il doit sortir vainqueur. Les juges comprendront qu’il serait inintelligent de cacher systématiquement, dans la solennité qui se prépare, une des faces les plus originales et les plus sincères de l’art contemporain. Ici le refus serait un véritable meurtre, un assassinat officiel.

Et c’est alors que je voudrais pouvoir prendre les sceptiques par la main et les conduire devant les tableaux d’Édouard Manet : « Voyez et jugez, dirais-je. Voilà l’homme grotesque, l’homme impopulaire. Il a travaillé pendant six ans, et voilà son œuvre. Riez-vous encore ? le trouvez-vous toujours d’une plaisante drôlerie ? Vous commencez à sentir, n’est-ce pas, qu’il y a autre chose que des chats noirs dans ce talent ? L’ensemble est un et complet. Il s’étale largement, avec sa sincérité et sa puissance. Dans chaque toile, la main de l’artiste a parlé le même langage, simple et exact. Quand vous embrassez d’un regard toutes les toiles à la fois, vous trouvez que ces œuvres diverses se tiennent, se complètent, qu’elles représentent une somme énorme d’analyse et de vigueur. Riez encore, si vous aimez à rire ; mais, prenez garde, vous rirez désormais de votre aveuglement. »

La première sensation que j’ai éprouvée en entrant dans l’atelier d’Édouard Manet a été une sensation d’unité et de force. Il y a de l’âpreté et de la douceur dans le premier regard qu’on jette sur les murs. Les yeux, avant de s’arrêter particulièrement sur une toile, errent à l’aventure, de bas en haut, de droite à gauche ; et ces couleurs claires, ces formes élégantes qui se mêlent, ont une harmonie, une franchise d’une simplicité et d’une énergie extrêmes.

Puis, lentement, j’ai analysé les œuvres une à une. Voici, en quelques lignes, mon sentiment sur chacune d’elles ; j’appuie sur les plus importantes.

Je l’ai dit, la toile la plus ancienne est le Buveur d’absinthe, un homme hâve et abruti, drapé dans un pan de manteau et affaissé sur lui-même. Le peintre se cherchait encore ; il y a presque une intention mélodramatique dans le sujet ; puis, je ne trouve pas là ce tempérament simple et exact, puissant et large, que l’artiste affirmera plus tard.

Ensuite viennent le Chanteur espagnol et L’Enfant à l’épée. Ce sont là les pavés, les premières œuvres dont on se sert pour écraser les dernières œuvres du peintre. Le Chanteur espagnol, un Espagnol assis sur un banc de bois vert, chantant et pinçant les cordes de son instrument, a obtenu une mention honorable. L’Enfant à l’épée est un petit garçon debout, l’air naïf et étonné, qui tient à deux mains une énorme épée garnie de son baudrier. Ces peintures sont fermes et solides, très délicates d’ailleurs, ne blessant en rien la vue faible de la foule. On dit qu’Édouard Manet a quelque parenté avec les maîtres espagnols, et il ne l’a jamais avoué autant que dans l’Enfant à l’épée. La tête de ce petit garçon est une merveille de modelé et de vigueur adoucie. Si l’artiste avait toujours peint de pareilles têtes, il aurait été choyé du public, accablé d’éloges et d’argent ; il est vrai qu’il serait resté un reflet, et que nous n’aurions jamais connu cette belle simplicité qui constitue tout son talent. Pour moi, je l’avoue, mes sympathies sont ailleurs parmi les œuvres du peintre ; je préfère les raideurs franches, les taches justes et puissantes d’Olympia aux délicatesses cherchées et étroites de l’Enfant à l’épée.

Mais, dès maintenant, je n’ai plus à parler que des tableaux qui me paraissent être la chair et le sang d’Édouard Manet. Et d’abord il y a, en 1863, les toiles dont l’apparition chez Martinet, au boulevard des Italiens, causa une véritable émeute. Des sifflets et des huées, comme il est d’usage, annoncèrent qu’un nouvel artiste original venait de se révéler. Le nombre des toiles exposées était de quatorze ; nous en retrouverons huit à l’Exposition universelle : le Vieux Musicien, le Liseur, les Gitanos, un Gamin, Lola de Valence, la Chanteuse des rues, le Ballet espagnol, la Musique aux Tuileries.

Je me contenterai d’avoir cité les quatre premières. Quant à la Lola de Valence, elle est célèbre par le quatrain de Charles Baudelaire, qui fut sifflé et maltraité autant que le tableau lui-même :

Entre tant de beautés que partout on peut voir,
Je comprends bien, amis, que le désir balance,
Mais on voit scintiller dans Lola de Valence
Le charme inattendu d’un bijou rose et noir.

Je ne prétends pas défendre ces vers, mais ils ont pour moi le grand mérite d’être un jugement rimé de toute la personnalité de l’artiste. Je ne sais si je force le texte. Il est parfaitement vrai que Lola de Valence est un bijou rose et noir ; le peintre ne procède déjà plus que par taches, et son Espagnole est peinte largement, par vives oppositions ; la toile entière est couverte de deux teintes.

Le tableau que je préfère, parmi ceux que je viens de nommer, est la Chanteuse des rues. Une jeune femme, bien connue sur les hauteurs du Panthéon, sort d’une brasserie en mangeant des cerises qu’elle tient dans une feuille de papier. L’œuvre entière est d’un gris doux et blond ; la nature m’y a semblé analysée avec une simplicité et une exactitude extrêmes. Une pareille page a, en dehors du sujet, une austérité qui en agrandit le cadre ; on y sent la recherche de la vérité, le labeur consciencieux d’un homme qui veut, avant tout, dire franchement ce qu’il voit.

Les deux autres tableaux, le Ballet espagnol et la Musique aux Tuileries, furent ceux qui mirent le feu aux poudres. Un amateur exaspéré alla jusqu’à menacer de se porter à des voies de fait, si on laissait plus longtemps dans la salle de l’exposition la Musique aux Tuileries. Je comprends la colère de cet amateur : imaginez, sous les arbres des Tuileries, toute une foule, une centaine de personnes peut-être, qui se remuent au soleil ; chaque personnage est une simple tache, à peine déterminée, et dans laquelle les détails deviennent des lignes ou des points noirs. Si j’avais été là, j’aurais prié l’amateur de se mettre à une distance respectueuse ; il aurait alors vu que ces taches vivaient, que la foule parlait, et que cette toile était une des œuvres caractéristiques de l’artiste, celle où il a le plus obéi à ses yeux et à son tempérament.

Au Salon des Refusés, en 1863, Édouard Manet avait trois toiles. Je ne sais si ce fut à titre de persécuté, mais l’artiste trouva cette fois-là des défenseurs, même des admirateurs. Il faut dire que son exposition était des plus remarquables : elle se composait du Déjeuner sur l’herbe, d’un Portrait de jeune homme en costume de majo et du Portrait de mademoiselle V… en costume d’espada.

Ces deux dernières toiles furent trouvées d’une grande brutalité, mais d’une vigueur rare et d’une extrême puissance de ton. Selon moi, le peintre y a été plus coloriste qu’il n’a coutume de l’être. La peinture est toujours blonde, mais d’un blond fauve et éclatant. Les taches sont grasses et énergiques, elles s’enlèvent sur le fond avec toutes les brusqueries de la nature.

Le Déjeuner sur l’herbe est la plus grande toile d’Édouard Manet, celle où il a réalisé le rêve que font tous les peintres : mettre des figures de grandeur naturelle dans un paysage. On sait avec quelle puissance il a vaincu cette difficulté. Il y a là quelques feuillages, quelques troncs d’arbres, et, au fond, une rivière dans laquelle se baigne une femme en chemise ; sur le premier plan, deux jeunes gens sont assis en face d’une seconde femme qui vient de sortir de l’eau et qui sèche sa peau nue au grand air. Cette femme nue a scandalisé le public, qui n’a vu qu’elle dans la toile. Bon Dieu ! quelle indécence : une femme sans le moindre voile entre deux hommes habillés ! Cela ne s’était jamais vu. Et cette croyance était une grossière erreur, car il y a au Musée du Louvre plus de cinquante tableaux dans lesquels se trouvent mêlés des personnages habillés et des personnages nus. Mais personne ne va chercher à se scandaliser au Musée du Louvre. La foule s’est bien gardée d’ailleurs de juger le Déjeuner sur l’herbe comme doit être jugée une véritable œuvre d’art ; elle y a vu seulement des gens qui mangeaient sur l’herbe, au sortir du bain, et elle a cru que l’artiste avait mis une intention obscène et tapageuse dans la disposition du sujet, lorsque l’artiste avait simplement cherché à obtenir des oppositions vives et des masses franches. Les peintres, surtout Édouard Manet, qui est un peintre analyste, n’ont pas cette préoccupation du sujet qui tourmente la foule avant tout ; le sujet pour eux est un prétexte à peindre, tandis que pour la foule le sujet seul existe. Ainsi, assurément, la femme nue du Déjeuner sur l’herbe n’est là que pour fournir à l’artiste l’occasion de peindre un peu de chair. Ce qu’il faut voir dans le tableau, ce n’est pas un déjeuner sur l’herbe, c’est le paysage entier, avec ses vigueurs et ses finesses, avec ses premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d’une délicatesse si légère ; c’est cette chair ferme, modelée à grands pans de lumière, ces étoffes souples et fortes, et surtout cette délicieuse silhouette de femme en chemise qui fait, dans le fond, une adorable tache blanche au milieu des feuilles vertes ; c’est enfin cet ensemble vaste, plein d’air, ce coin de la nature rendue avec une simplicité si juste, toute cette page admirable dans laquelle un artiste a mis les éléments particuliers et rares qui étaient en lui.

En 1864, Édouard Manet exposait le Christ mort et les Anges et un Combat de taureaux. Il n’a gardé de ce dernier tableau que l’espada du premier plan, — l’Homme mort, — qui se rapproche beaucoup, comme manière, de l’Enfant à l’épée ; la peinture est détaillée et serrée, très fine et très solide ; je sais à l’avance que ce sera un des succès de l’exposition de l’artiste, car la foule aime à regarder de près et à ne pas être choquée par les aspérités trop rudes d’une originalité sincère. Moi, je déclare préférer de beaucoup le Christ mort et les Anges ; je retrouve là Édouard Manet tout entier, avec les partis-pris de son œil et les audaces de sa main. On a dit que ce Christ n’était pas un Christ, et j’avoue que cela peut être ; pour moi, c’est un cadavre peint en pleine lumière, avec franchise et vigueur ; et même j’aime les anges du fond, ces enfants aux grandes ailes bleues qui ont une étrangeté si douce et si élégante.

En 1865, Édouard Manet est encore reçu au Salon ; il expose un Jésus insulté par les soldats, et son chef-d’œuvre, son Olympia. J’ai dit chef-d’œuvre, et je ne retire pas le mot. Je prétends que cette toile est véritablement la chair et le sang du peintre. Elle le contient tout entier et ne contient que lui. Elle restera comme l’œuvre caractéristique de son talent, comme la marque la plus haute de sa puissance. J’ai lu en elle la personnalité d’Édouard Manet, et lorsque j’ai analysé le tempérament de l’artiste, j’avais uniquement devant les yeux cette toile qui renferme toutes les autres. Nous avons ici, comme disent les amuseurs publics, une gravure d’Épinal. Olympia, couchée sur des linges blancs, fait une grande tache pâle sur le fond noir ; dans ce fond noir se trouvent la tête de la négresse qui apporte un bouquet et ce fameux chat qui a tant égayé le public. Au premier regard, on ne distingue ainsi que deux teintes dans le tableau, deux teintes violentes, s’enlevant l’une sur l’autre. D’ailleurs, les détails ont disparu. Regardez la tête de la jeune fille : les lèvres sont deux minces lignes roses, les yeux se réduisent à quelques traits noirs. Voyez maintenant le bouquet, et de près, je vous prie : des plaques roses, des plaques bleues, des plaques vertes. Tout se simplifie, et si vous voulez reconstruire la réalité, il faut que vous vous reculiez de quelques pas. Alors il arrive une étrange histoire : chaque objet se met à son plan, la tête d’Olympia se détache du fond avec un relief saisissant, le bouquet devient une merveille d’éclat et de fraîcheur. La justesse de l’œil et la simplicité de la main ont fait ce miracle ; le peintre a procédé comme la nature procède elle-même, par masses claires, par larges pans de lumière, et son œuvre a l’aspect un peu rude et austère de la nature. Il y a d’ailleurs des partis-pris ; l’art ne vit que de fanatisme. Et ces partis-pris sont justement cette sécheresse élégante, cette violence des transitions que j’ai signalées. C’est l’accent personnel, la saveur particulière de l’œuvre. Rien n’est d’une finesse plus exquise que les tons pâles des linges de blancs différents sur lesquels Olympia est couchée. Il y a, dans la juxtaposition de ces blancs une immense difficulté vaincue. Le corps lui-même de l’enfant a des pâleurs charmantes ; c’est une jeune fille de seize ans, sans doute un modèle qu’Édouard Manet a tranquillement copié tel qu’il était. Et tout le monde a crié : on a trouvé ce corps nu indécent ; cela devait être, puisque c’est là de la chair, une fille que l’artiste a jetée sur la toile dans sa nudité jeune et déjà fanée. Lorsque nos artistes nous donnent des Vénus, ils corrigent la nature, ils mentent. Édouard Manet s’est demandé pourquoi mentir, pourquoi ne pas dire la vérité ; il nous a fait connaître Olympia, cette fille de nos jours, que vous rencontrez sur les trottoirs et qui serre ses maigres épaules dans un mince châle de laine déteinte. Le public, comme toujours, s’est bien gardé de comprendre ce que voulait le peintre ; il y a eu des gens qui ont cherché un sens philosophique dans le tableau ; d’autres, plus égrillards, n’auraient pas été fâchés d’y découvrir une intention obscène. Eh ! dites-leur donc tout haut, cher maître, que vous n’êtes point ce qu’ils pensent, qu’un tableau pour vous est un simple prétexte à analyse. Il vous fallait une femme nue, et vous avez choisi Olympia, la première venue ; il vous fallait des taches claires et lumineuses, et vous avez mis un bouquet ; il vous fallait des taches noires, et vous avez placé dans un coin une négresse et un chat. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? vous ne le savez guère, ni moi non plus. Mais je sais, moi, que vous avez admirablement réussi à faire une œuvre de peintre, de grand peintre, je veux dire à traduire énergiquement et dans un langage particulier les vérités de la lumière et de l’ombre, les réalités des objets et des créatures.

J’arrive maintenant aux dernières œuvres, à celles que le public ne connaît pas. Voyez l’instabilité des choses humaines : Édouard Manet, reçu au Salon à deux reprises consécutives, est nettement refusé en 1866 ; on accepte l’étrangeté si originale d’Olympia, et l’on ne veut ni du Joueur de fifre ni de l’Acteur tragique, toiles qui, tout en contenant la personnalité entière de l’artiste, ne l’affirment pas si hautement. L’Acteur tragique, un portrait de Rouvière en costume d’Hamlet, porte un vêtement noir qui est une merveille d’exécution. J’ai rarement vu de pareilles finesses de ton et une semblable aisance dans la peinture d’étoffes de même couleur juxtaposées. Je préfère d’ailleurs le Joueur de fifre, un petit bonhomme, un enfant de troupe musicien, qui souffle dans son instrument de toute son haleine et de tout son cœur. Un de nos grands paysagistes modernes a dit que ce tableau était « une enseigne de costumier », et je suis de son avis, s’il a voulu dire par là que le costume du jeune musicien était traité avec la simplicité d’une image. Le jaune des galons, le bleu noir de la tunique, le rouge des culottes ne sont encore ici que de larges taches. Et cette simplification produite par l’œil clair et juste de l’artiste, a fait de la toile une œuvre toute blonde, toute naïve, charmante jusqu’à la grâce, réelle jusqu’à l’âpreté.

Enfin restent quatre toiles, à peine sèches : le Fumeur, la Joueuse de guitare, un Portrait de madame M…, une jeune Dame en 1866. Le Portrait de madame M… est une des meilleures pages de l’artiste ; je devrais répéter ce que j’ai déjà dit : simplicité et justesse extrêmes, aspect clair et fin. En terminant, je trouve, nettement caractérisée dans une jeune Dame en 1866, cette élégance native qu’Édouard Manet, homme du monde, a au fond de lui. Une jeune femme, vêtue d’un long peignoir rose, est debout, la tête gracieusement penchée, respirant le parfum d’un bouquet de violettes qu’elle tient dans sa main droite ; à sa gauche, un perroquet se courbe sur son perchoir. Le peignoir est d’une grâce infinie, doux à l’œil, très ample et très riche ; le mouvement de la jeune femme a un charme indicible. Cela serait même trop joli, si le tempérament du peintre ne venait mettre sur cet ensemble l’empreinte de son austérité.

J’allais oublier quatre très remarquables marines, — le Steam-Boat ; le Combat du Kerseage et de l’Albama ; Vue de mer, temps calme ; Bateau de pêche arrivant vent arrière, — dont les vagues magnifiques témoignent que l’artiste a couru et aimé l’Océan, et sept tableaux de nature morte et de fleurs qui commencent heureusement à être des chefs-d’œuvre pour tout le monde. Les ennemis les plus déclarés du talent d’Édouard Manet lui accordent qu’il peint bien les objets inanimés. C’est un premier pas. J’ai surtout admiré, parmi ces tableaux de nature morte, un splendide bouquet de pivoines, — un Vase de fleurs, — et une toile intitulée un Déjeuner, qui resteront dans ma mémoire à côté de l’Olympia. D’ailleurs, d’après le mécanisme de son talent dont j’ai essayé d’expliquer les rouages, le peintre doit forcément rendre avec une grande puissance un groupe d’objets inanimés.

Tel est l’œuvre d’Édouard Manet, tel est l’ensemble que le public sera, je l’espère, appelé à voir dans une des salles de l’Exposition universelle. Je ne puis penser que la foule restera aveugle et ironique devant ce tout harmonieux et complet dont je viens d’étudier brièvement les parties. Il y aura là une manifestation trop originale, trop humaine, pour que la vérité ne soit pas enfin victorieuse. Et que le public se dise surtout que ces tableaux représentent seulement six années d’efforts, et que l’artiste a trente-trois ans à peine. L’avenir est à lui ; je n’ose moi-même l’enfermer dans le présent.