Élégies (Marceline Desbordes-Valmore, 1860)/Élégie (« Quoi ! les flots sont calmés »)

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ÉLÉGIE


Quoi ! les flots sont calmés, et les vents sans colère
Aplanissent la route où je vais m’égarer :
J’ai vu briller le phare, et l’onde qui s’éclaire
Double l’affreux signal qui doit nous séparer !
Que fait-il ? Ah ! s’il dort, il rêve son amie ;
Bercé dans mon image, il attend le réveil ;
Comme l’onde paisible, il me croit endormie,
Et son rêve abusé sourit à mon sommeil.

Emmenez-moi, ma sœur. Dans votre sein cachée,
Comme une pâle fleur de sa tige arrachée,

Sauvez-moi de ces lieux. Dites : c’est sans retour !
Cet effort finira ma vie ou mon amour.
Emportez ma douleur loin de lui, loin du monde ;
Loin de moi, s’il se peut, ma sœur, emportez-moi.
Mais la nuit qui nous couvre est-elle assez profonde ?
Oh ! non ; les flots, le ciel tout me remplit d’effroi.
Est-il temps de mourir ? Et lui, lui que j’adore,
Ne puis-je, en le fuyant, vous le nommer encore ?
Ne puis-je de sa voix appeler la douceur ?
Ne puis-je le revoir ?… Non, sauvez-moi, ma sœur.
Mon mal est dans sa vue ! et, lorsque j’y succombe,
Mon mal doit vous toucher, ce n’est pas le remord.
Cachez-moi dans vos bras, dans la nuit, dans la tombe ;
Je demande à le fuir, je ne crains plus la mort.
Venez ! s’il descendait sur la plage déserte,
Un charme sur mes pas attirerait ses pas :
Prête à me confier à la vague entr’ouverte,
Je lui dirais adieu… je ne partirais pas.

Il sait tout. Ô ma sœur ! il rappelait mon âme.
Nos regards se parlaient malgré nous confondus ;
Tout baignés de tristesse, et de pleurs, et de flamme,
Dans ses regards si doux les miens se sont perdus.
Et je fuis ! et des cieux la pitié m’abandonne !
Je ne les verrai plus, ils étaient dans ses yeux.
Si tu voyais ses yeux ! Oh ! l’ange qui pardonne
Doit regarder ainsi quand il ouvre les cieux !

J’étais seule avec lui, j’écoutais son silence ;
L’heure, une fois pour nous, perdit sa vigilance.
Contre un penchant si vrai, si longtemps combattu,
Ma sœur, je n’avais plus d’appui que sa vertu.

Pour arracher mon cœur à sa peine chérie,
Et distraire du sien la sombre rêverie,
Je cherchais le secours de ces accords puissants,
Qui de plus d’un orage avaient calmé ses sens :
J’essayais, d’une main faible et mal assurée,
Cet art consolateur d’une âme déchirée ;
Je disputais son âme à ses vagues désirs ;
Je ramenais le temps de nos plus doux loisirs ;
Son sourire trompait ma crédule espérance,
Et j’unissais ainsi la ruse à l’innocence.
Dieu ! que je m’abusais à ce calme trompeur !
Pour la première fois son regard me fit peur ;
De ma gaieté timide il détruisit les charmes,
Et ma voix s’éteignit dans un torrent de larmes.
« Non ! dit-il, non, jamais tu n’as connu l’amour ! »
J’ai voulu me sauver… il pleurait à son tour :
J’ai senti fuir mon âme effrayée et tremblante ;
Ma sœur, elle est encor sur sa bouche brûlante.

Sauvez-moi ! sauvez-moi ! De lointaines clameurs
Appellent au rivage une barque tardive.
De l’écho du rocher que la voix est plaintive !
Répondez-lui pour moi : je vous suivrai… je meurs.