Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 1/Chapitre 5

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CHAPITRE V.
De la religion naturelle. — Reproche de Leibnitz à Newton, peu fondé. Réfutation d’un sentiment de Locke. Le bien de la société. Religion naturelle. Humanité.

Leibnitz, dans sa dispute avec Newton, lui reprocha de donner de Dieu des idées fort basses, et d’anéantir la religion naturelle.

Il prétendait que Newton faisait Dieu corporel, et cette imputation, comme nous l’avons vu[1], était fondée sur ce mot sensorium organe. Il ajoutait que le Dieu de Newton avait fait de ce monde une fort mauvaise machine, qui a besoin d’être décrassée (c’est le mot dont se sert Leibnitz). Newton avait dit : Manum emendatricem desideraret.

Ce reproche est fondé sur ce que Newton dit qu’avec le temps les mouvements diminueront, les irrégularités des planètes augmenteront, et l’univers périra, ou sera remis en ordre par son auteur.

Il est trop clair par l’expérience que Dieu a fait des machines pour être détruites. Nous sommes l’ouvrage de sa sagesse, et nous périssons ; pourquoi n’en serait-il pas de même du monde ? Leibnitz veut que ce monde soit parfait ; mais si Dieu ne l’a formé que pour durer un certain temps, sa perfection consiste alors à ne durer que jusqu’à l’instant fixé pour sa dissolution.

Quant à la religion naturelle, jamais homme n’en a été plus partisan que Newton, si ce n’est Leibnitz lui-même, son rival en science et en vertu. J’entends par religion naturelle les principes de morale communs au genre humain. Newton n’admettait, à la vérité, aucune notion innée avec nous, ni idées, ni sentiments, ni principes. Il était persuadé avec Locke que toutes les idées nous viennent par les sens, à mesure que les sens se développent ; mais il croyait que Dieu ayant donné les mêmes sens à tous les hommes, il en résulte chez eux les mêmes besoins, les mêmes sentiments, par conséquent les mêmes notions grossières, qui sont partout le fondement de la société. Il est constant que Dieu a donné aux abeilles et aux fourmis quelque chose pour les faire vivre en commun, qu’il n’a donné ni aux loups, ni aux faucons ; il est certain, puisque tous les hommes vivent en société, qu’il y a dans leur être un lien secret par lequel Dieu a voulu les attacher les uns aux autres. Or si, à un certain âge, les idées venues par les mêmes sens à des hommes tous organisés de la même manière ne leur donnaient pas peu à peu les mêmes principes

nécessaires à toute société, il est encore très-sûr que ces sociétés ne subsisteraient pas. Voilà pourquoi, de Siam jusqu’au Mexique, la vérité, la reconnaissance, l’amitié, etc., sont en honneur.

J’ai toujours été étonné que le sage Locke, dans le commencement de son Traité de l’Entendement humain, en réfutant si bien les idées innées, ait prétendu qu’il n’y a aucune notion du bien et du mal qui soit commune à tous les hommes. Je crois qu’il est tombé là dans une erreur. Il se fonde sur des relations de voyageurs, qui disent que dans certains pays la coutume est de manger les enfants, et de manger aussi les mères, quand elles ne peuvent plus enfanter[2] ; que dans d’autres on honore du nom de saints certains enthousiastes qui se servent d’ânesses au lieu de femmes ; mais un homme comme le sage Locke ne devait-il pas tenir ces voyageurs pour suspects ? Rien n’est si commun parmi eux que de mal voir, de mal rapporter ce qu’on a vu, de prendre surtout dans une nation, dont on ignore la langue, l’abus d’une loi pour la loi même, et enfin de juger des mœurs de tout un peuple par un fait particulier, dont on ignore encore les circonstances.

Qu’un Persan passe à Lisbonne, à Madrid, ou à Goa, le jour d’un auto-da-fé ; il croira, non sans apparence de raison, que les chrétiens sacrifient des hommes à Dieu ; qu’il lise les almanachs qu’on débite dans toute l’Europe au petit peuple, il pensera que nous croyons tous aux effets de la lune ; et cependant nous en rions, loin d’y croire. Ainsi tout voyageur qui me dira, par exemple, que des sauvages mangent leur père et leur mère par pitié me permettra de lui répondre qu’en premier lieu le fait est fort douteux ; secondement, si cela est vrai, loin de détruire l’idée du respect qu’on doit à ses parents, c’est probablement une façon barbare de marquer sa tendresse, un abus horrible de la loi naturelle : car apparemment qu’on ne tue son père et sa mère par devoir que pour les délivrer, ou des incommodités de la vieillesse, ou des fureurs de l’ennemi ; et si alors on lui donne un tombeau dans le sein filial, au lieu de le laisser manger par des vainqueurs, cette coutume, tout effroyable qu’elle est à l’imagination, vient pourtant nécessairement de la bonté du cœur. La religion naturelle n’est autre chose que cette loi qu’on connaît dans tout l’univers : Fais ce que tu voudrais qu’on te fît ; or le barbare qui tue son père pour le sauver de son ennemi, et qui l’ensevelit dans son sein, de peur qu’il n’ait son ennemi pour tombeau, souhaite que son fils le traite de même en cas pareil. Cette loi de traiter son prochain comme soi-même découle naturellement des notions les plus grossières, et se fait entendre tôt ou tard au cœur de tous les hommes : car, ayant tous la même raison, il faut bien que tôt ou tard les fruits de cet arbre se ressemblent ; et ils se ressemblent en effet, en ce que dans toute société on appelle du nom de vertu ce qu’on croit utile à la société.

Qu’on me trouve un pays, une compagnie de dix personnes sur la terre, où l’on n’estime pas ce qui sera utile au bien commun : et alors je conviendrai qu’il n’y a point de règle naturelle. Cette règle varie à l’infini sans doute ; mais qu’en conclure, sinon qu’elle existe ? La matière reçoit partout des formes différentes, mais elle retient partout sa nature.

On a beau nous dire, par exemple, qu’à Lacédémone le larcin était ordonné : ce n’est là qu’un abus des mots. La même chose que nous appelons larcin n’était point commandée à Lacédémone ; mais dans une ville où tout était en commun, la permission qu’on donnait de prendre habilement ce que les particuliers s’appropriaient contre la loi était une manière de punir l’esprit de propriété, défendu chez ces peuples. Le tien et le mien était un crime, dont ce que nous appelons larcin était la punition ; et chez eux et chez nous il y avait de la règle pour laquelle Dieu nous a faits, comme il a fait les fourmis pour vivre ensemble.

Newton pensait donc que cette disposition que nous avons tous à vivre en société est le fondement de la loi naturelle, que le christianisme perfectionne.

Il y a surtout dans l’homme une disposition à la compassion aussi généralement répandue que nos autres instincts : Newton avait cultivé ce sentiment d’humanité, et il l’étendait jusqu’aux animaux ; il était fortement convaincu, avec Locke, que Dieu a donné aux animaux (qui semblent n’être que matière) une mesure d’idées, et les mêmes sentiments qu’à nous. Il ne pouvait penser que Dieu, qui ne fait rien en vain, eût donné aux bêtes des organes de sentiment afin qu’elles n’eussent point de sentiment.

Il trouvait une contradiction bien affreuse à croire que les bêtes sentent, et à les faire souffrir. Sa morale s’accordait en ce point avec sa philosophie ; il ne cédait qu’avec répugnance à l’usage barbare de nous nourrir du sang et de la chair des êtres semblables à nous, que nous caressons tous les jours ; et il ne permit jamais dans sa maison qu’on les fit mourir par des morts lentes et recherchées, pour en rendre la nourriture plus délicieuse.

Cette compassion qu’il avait pour les animaux se tournait en vraie charité pour les hommes. En effet, sans l’humanité, vertu qui comprend toutes les vertus, on ne mériterait guère le nom de philosophe.


  1. Chapitre ii, page 408.
  2. L’édition originale de la Métaphysique de Newton, Amsterdam, 1740, portait engendrer ; et les auteurs de la Bibliothèque française, tome XXXII, page 130, dirent à ce sujet : « L’Académie a décidé que ce mot d’engendrer ne se dit proprement que du mâle. Cette décision n’est pas sans appel, puisque voici M. de Voltaire qui fait engendrer la femelle. » (B.)