Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 1/Chapitre 6

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CHAPITRE VI.
De l’âme, et de la manière dont elle est unie au corps et dont elle a ses idées. — Quatre opinions sur la formation des idées : celle des anciens matérialistes, celle de Malebranche, celle de Leibnitz ; opinion de Leibnitz combattue.

Newton était persuadé, comme presque tous les bons philosophes, que l’âme est une substance incompréhensible ; et plusieurs personnes qui ont beaucoup vécu avec Locke m’ont assuré que Newton avait avoué à Locke que nous n’avons pas assez de connaissance de la nature pour oser prononcer qu’il soit impossible à Dieu d’ajouter le don de la pensée à un être étendu quelconque. La grande difficulté est plutôt de savoir comment un être (quel qu’il soit) peut penser, que de savoir comment la matière peut devenir pensante. La pensée, il est vrai, semble n’avoir rien de commun avec les attributs que nous connaissons dans l’être étendu qu’on appelle corps ; mais connaissons-nous toutes les propriétés des corps ? C’est une chose qui paraît bien hardie que de dire à Dieu : Vous avez pu donner le mouvement, la gravitation, la végétation, la vie à un être, et vous ne pouvez lui donner la pensée !

Ceux qui disent que si la matière pouvait recevoir le don de la pensée, l’âme ne serait pas immortelle, raisonnent-ils bien conséquemment ? Est-il plus difficile à Dieu de conserver que de faire ? De plus, si un atome insécable dure éternellement, pourquoi le don de penser en lui ne durera-t-il pas comme lui ? Si je ne me trompe, ceux qui refusent à Dieu le pouvoir de joindre des idées à la matière sont obligés de dire que ce qu’on appelle esprit est un être dont l’essence est de penser à l’exclusion de tout être étendu. Or, s’il est de la nature de l’esprit de penser essentiellement, il pense donc nécessairement, et il pense toujours, comme tout triangle a nécessairement et toujours trois angles, indépendamment de Dieu, Quoi ! dès que Dieu crée quelque chose, qui n’est pas matière, il faut absolument que ce quelque chose pense ? Faibles et hardis que nous sommes ! savons-nous si Dieu n’a pas formé des millions d’êtres qui n’ont ni les propriétés de l’esprit ni celles de la matière à nous connues ? Nous sommes dans le cas d’un pâtre qui, n’ayant jamais vu que des bœufs, dirait : Si Dieu veut faire d’autres animaux, il faut qu’ils aient des cornes et qu’ils ruminent. Qu’on juge donc ce qui est plus respectueux pour la Divinité, ou d’affirmer qu’il y a des êtres qui ont sans lui l’attribut divin de la pensée, ou de soupçonner que Dieu peut accorder cet attribut à l’être qu’il daigne choisir.

On voit par cela seul combien injustes sont ceux qui ont voulu faire à Locke un crime de ce sentiment, et combattre, par une malignité cruelle, avec les armes de la religion une idée purement philosophique.

Au reste, Newton était bien loin de hasarder une définition de l’âme, comme tant d’autres ont osé le faire. Il croyait qu’il était possible qu’il y eût des millions d’autres substances pensantes, dont la nature pouvait être absolument différente de la nature de notre âme. Ainsi la division que quelques-uns ont faite de toute la nature entre corps et esprit paraît la définition d’un sourd et d’un aveugle qui, en définissant les sens, ne soupçonneraient ni la vue, ni l’ouïe : de quel droit en effet pourrait-on dire que Dieu n’a pas rempli l’espace immense d’une infinité de substances qui n’ont rien de commun avec nous ?

Newton ne s’était point fait de système sur la manière dont l’âme est unie au corps, et sur la formation des idées. Ennemi des systèmes, il ne jugeait de rien que par analyse ; et lorsque ce flambeau lui manquait, il savait s’arrêter.

Il y a eu jusqu’ici dans le monde quatre opinions sur la formation des idées. La première est celle de presque toutes les anciennes nations qui, n’imaginant rien au delà de la matière, ont regardé nos idées dans notre entendement comme l’impression du cachet sur la cire. Cette opinion confuse était plutôt un instinct grossier qu’un raisonnement ; les philosophes, qui ont voulu ensuite prouver que la matière pense par elle-même, ont erré bien davantage : car le vulgaire se trompait sans raisonner, et ceux-ci erraient par principes ; aucun d’eux n’a pu jamais rien trouver dans la matière qui pût prouver qu’elle a l’intelligence par elle-même.

Locke paraît le seul qui ait ôté la contradiction entre la matière et la pensée, en recourant tout d’un coup au créateur de toute pensée et de toute matière, et en disant modestement : Celui qui peut tout ne peut-il pas faire penser un être matériel, un atome, un élément de la matière ? Il s’en est tenu à cette possibilité en homme sage : affirmer que la matière pense en effet, parce que Dieu a pu lui communiquer ce don, serait le comble de la témérité ; mais affirmer le contraire est-il moins hardi ?

Le second sentiment, et le plus généralement reçu, est celui qui, établissant l’âme et le corps comme deux êtres qui n’ont rien de commun, affirme cependant que Dieu les a créés pour agir l’un sur l’autre. La seule preuve qu’on ait de cette action est l’expérience que chacun croit en avoir : nous éprouvons que notre corps tantôt obéit à notre volonté, tantôt la maîtrise ; nous imaginons qu’ils agissent l’un sur l’autre réellement, parce que nous le sentons, et il nous est impossible de pousser la recherche plus loin. On fait à ce système une objection qui paraît sans réplique : c’est que si un objet extérieur, par exemple, communique un ébranlement à nos nerfs, ce mouvement va à notre âme, ou n’y va pas : s’il y va, il lui communique du mouvement, ce qui supposerait l’âme corporelle ; s’il n’y va point, en ce cas il n’y a plus d’action. Tout ce qu’on peut répondre à cela, c’est que cette action est du nombre des choses dont le mécanisme sera toujours ignoré : triste manière de conclure, mais presque la seule qui convienne à l’homme en plus d’un point de métaphysique.

Le troisième système est celui des causes occasionnelles de Descartes, poussé encore plus loin par Malebranche. Il commence par supposer que l’âme ne peut avoir aucune influence sur le corps, et de là il s’avance trop : car de ce que l’influence de l’âme sur le corps ne peut être conçue, il ne s’ensuit point du tout qu’elle soit impossible. Il suppose ensuite que la matière, comme cause occasionnelle, fait impression sur notre corps, et qu’alors Dieu produit une idée dans notre âme, et que réciproquement l’homme produit un acte de volonté, et Dieu agit immédiatement sur le corps en conséquence de cette volonté : ainsi l’homme n’agit, ne pense que dans Dieu ; ce qui ne peut, me semble, recevoir un sens clair qu’en disant que Dieu seul agit et pense pour nous.

On est accablé sous le poids des difficultés qui naissent de cette hypothèse : car comment, dans ce système, l’homme peut-il vouloir lui-même, et ne peut-il pas penser lui-même ? Si Dieu ne nous a pas donné la faculté de produire du mouvement et des idées, si c’est lui seul qui agit et pense, c’est lui seul qui veut. Non-seulement nous ne sommes plus libres, mais nous ne sommes rien, ou bien nous sommes des modifications de Dieu même. En ce cas il n’y a plus une âme, une intelligence dans l’homme, et ce n’est pas la peine d’expliquer l’union du corps et de l’âme, puisqu’elle n’existe pas, et que Dieu seul existe.

Le quatrième sentiment est celui de l’harmonie préétablie de Leibnitz. Dans son hypothèse l’âme n’a aucun commerce avec son corps ; ce sont deux horloges que Dieu a faites, qui ont chacune un ressort, et qui vont un certain temps dans une correspondance parfaite : l’une montre les heures, l’autre sonne. L’horloge qui montre l’heure ne la montre pas parce que l’autre sonne ; mais Dieu a établi leur mouvement de façon que l’aiguille et la sonnerie se rapportent continuellement. Ainsi l’âme de Virgile produisait l’Énéide, et sa main écrivait l’Énéide sans que cette main obéît en aucune façon à l’intention de l’auteur ; mais Dieu avait réglé de tout temps que l’âme de Virgile ferait des vers, et qu’une main attachée au corps de Virgile les mettrait par écrit.

Sans parler de l’extrême embarras qu’on a encore à concilier la liberté avec cette harmonie préétablie, il y a une objection bien forte à faire : c’est que si, selon Leibnitz, rien ne se fait sans une raison suffisante, prise du fond des choses, quelle raison a eue Dieu d’unir ensemble deux êtres incommensurables, deux êtres aussi hétérogènes, aussi infiniment différents que l’âme et le corps, et dont l’un n’influe en rien sur l’autre ? Autant valait placer mon âme dans Saturne que dans mon corps : l’union de l’âme et du corps est ici une chose très-superflue. Mais le reste du système de Leibnitz est bien plus extraordinaire : on en peut voir les fondements dans le Supplément aux Actes de Leipsik, tome VII ; et on peut consulter les commentaires que plusieurs Allemands en ont faits amplement avec une méthode toute géométrique.

Selon Leibnitz, il y a quatre sortes d’êtres simples, qu’il nomme monades, comme on le verra au chapitre viii ; on ne parle ici que de l’espèce de monade qu’on appelle notre âme. L’âme, dit-il, est une concentration, un miroir vivant de tout l’univers, qui a en soi toutes les idées confuses de toutes les modifications de ce monde, présentes, passées et futures. Newton, Locke et Clarke, quand ils entendirent parler d’une telle opinion, marquèrent pour elle un aussi grand mépris que si Leibnitz n’en avait pas été l’auteur ; mais puisque de très-grands philosophes allemands se sont fait gloire d’expliquer ce qu’aucun Anglais n’a jamais voulu entendre, je suis obligé d’exposer avec clarté cette hypothèse du fameux Leibnitz, devenue pour moi plus respectable depuis que vous en avez fait l’objet de vos recherches.

Tout être simple, créé, dit-il, est sujet au changement, sans quoi il serait Dieu : l’âme est un être simple, créé ; elle ne peut donc rester dans un même état ; mais les corps, étant composés, ne peuvent faire aucune altération dans un être simple : il faut donc que ses changements prennent leur source dans sa propre nature. Ses changements sont donc des idées successives des choses de cet univers : elle en a quelques-unes de claires ; mais toutes les choses de cet univers, dit Leibnitz, sont tellement dépendantes l’une de l’autre, tellement liées entre elles à jamais, que si l’âme a une idée claire d’une de ces choses, elle a nécessairement des idées confuses et obscures de tout le reste.

On pourrait, pour éclaircir cette opinion, apporter l’exemple d’un homme qui a une idée claire d’un jeu ; il a en même temps plusieurs idées confuses de plusieurs combinaisons de ce jeu. Un homme qui a actuellement une idée claire d’un triangle a une idée de plusieurs propriétés du triangle, lesquelles peuvent se présenter à leur tour plus clairement à son esprit. Voilà en quel sens la monade de l’homme est un miroir vivant de cet univers.

Il est aisé de répondre à une telle hypothèse que, si Dieu a fait de l’âme un miroir, il en a fait un miroir bien terne et que, si on n’a d’autres raisons pour avancer des suppositions si étranges que cette liaison prétendue indispensable de toutes les choses de ce monde, on bâtit cet édifice hardi sur des fondements qu’on n’aperçoit guère : car quand nous avons une idée claire du triangle, c’est que nous avons une connaissance des propriétés essentielles du triangle ; et si les idées de toutes ces propriétés ne s’offrent pas tout d’un coup lumineusement à notre esprit, elles y sont cependant, elles sont renfermées dans cette idée claire, parce qu’elles ont un rapport nécessaire l’une avec l’autre. Mais tout l’assemblage de l’univers est-il dans ce cas ? Si vous ôtez une propriété au triangle, vous lui ôtez tout ; mais si vous ôtez à l’univers un grain de sable, le reste sera-t-il tout changé ? Si de cent millions d’êtres qui se suivent deux à deux, les deux premiers changent entre eux de place, les autres en changent-ils nécessairement ? Ne conservent-ils pas entre eux les mêmes rapports ? De plus, les idées d’un homme ont-elles entre elles la même chaîne que l’on suppose dans les choses de ce monde ? Quelle liaison, quel milieu nécessaire y a-t-il entre l’idée de la nuit et des objets inconnus que je vois en m’éveillant ? Quelle chaîne y a-t-il entre la mort passagère de l’âme dans un profond sommeil ou dans un évanouissement, et les idées que l’on reçoit en reprenant ses esprits ? Quand même il serait possible que Dieu eût fait tout ce que Leibnitz imagine, faudrait-il le croire sur une simple possibilité ? Qu’a-t-il prouvé par tous ces nouveaux efforts ? qu’il avait un très-grand génie ; mais s’est-il éclairé, et a-t-il éclairé les autres ? Chose étrange ! nous ne savons pas comment la terre produit un brin d’herbe, comment une femme fait un enfant, et on croit savoir comment nous faisons des idées !

Si l’on veut savoir ce que Newton pensait sur l’âme, et sur la manière dont elle opère, et lequel de tous ces sentiments il embrassait, je répondrai qu’il n’en suivait aucun[1]. Que savait donc sur cette matière celui qui avait soumis l’infini au calcul, et qui avait découvert les lois de la pesanteur ? Il savait douter.


  1. Ce passage est cité dans la lettre de Voltaire au marquis d’Argenson, du 15 avril 1744.