Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 1/Chapitre 9

La bibliothèque libre.

CHAPITRE IX.
De la force active, qui met tout en mouvement dans l’univers. — S’il y a toujours même quantité de forces dans le monde. Examen de la force. Manière de calculer la force. Conclusion des deux partis.

Je suppose d’abord que l’on convient que la matière ne peut avoir le mouvement par elle-même : il faut donc qu’elle le reçoive d’ailleurs ; mais elle ne peut le recevoir d’une autre matière, car ce serait une contradiction ; il faut donc qu’une cause immatérielle produise le mouvement. Dieu est cette cause immatérielle, et on doit ici bien prendre garde que cet axiome vulgaire : Qu’il ne faut point recourir à Dieu en philosophie, n’est bon que dans les choses que l’on doit expliquer par les causes prochaines physiques. Par exemple, je veux expliquer pourquoi un poids de quatre livres est contre-pesé par un poids d’une livre : si je dis que Dieu l’a ainsi réglé, je suis un ignorant ; mais je satisfais à la question si je dis que c’est parce que le poids d’une livre est quatre fois autant éloigné du point d’appui que le poids de quatre livres. Il n’en est pas de même des premiers principes des choses : c’est alors que ne pas recourir à Dieu est d’un ignorant, car ou il n’y a point de Dieu, ou il n’y a de premiers principes que dans Dieu.

C’est lui qui a imprimé aux planètes la force avec laquelle elles vont d’occident en orient ; c’est lui qui fait mouvoir ces planètes, et le soleil sur leurs axes.

Il a imprimé une loi à tous les corps, par laquelle ils tendent tous également à leur centre. Enfin il a formé des animaux auxquels il a donné une force active avec laquelle ils font naître du mouvement.

La grande question est de savoir si cette force donnée de Dieu pour commencer le mouvement est toujours la même dans la nature.

Descartes, sans faire mention de la force, avançait sans preuve qu’il y a toujours quantité égale de mouvement ; et son opinion était d’autant moins fondée que les lois mêmes du mouvement lui étaient absolument inconnues.

Leibnitz, venu dans un temps plus éclairé, a été obligé d’avouer, avec Newton, qu’il se perd du mouvement ; mais il prétend que, quoique la même quantité de mouvement ne subsiste pas, la force subsiste toujours la même.

Newton, au contraire, était persuadé qu’il implique contradiction que le mouvement ne soit pas proportionnel à la force.

Avant que d’entrer sur cela dans aucune discussion mécanique, il faut prendre les choses dans leur nature même : car le métaphysicien doit toujours conduire le géomètre. Un homme a une certaine quantité de force active ; mais où était cette force avant sa naissance ? Si on dit qu’elle était dans le germe de l’enfant, qu’est-ce qu’une force qu’on ne peut exercer ? Mais quand il est devenu homme, n’est-il pas libre ? ne peut-il pas employer plus ou moins de sa force ? Je suppose qu’il exerce une force de trois cents livres pour mouvoir une machine ; je suppose, comme il est possible, qu’il a exercé cette force en baissant un levier, et que la machine attachée à ce levier est dans le récipient du vide : la machine peut acquérir aisément une force de deux mille livres.

L’opération étant faite, le bras retiré, le levier ôté, le poids immobile, je demande si le peu de matière qui était dans le récipient a reçu de la machine une force de deux mille livres : toutes ces considérations ne font-elles pas voir que la force active se répare et se perd continuellement dans la nature ? Que l’on fasse un peu d’attention à cet argument-ci.

Il ne peut y avoir de mouvement sans vide ; or qu’un corps A B C D reçoive une impression dans toutes ses parties, je demande si les parties B C D, derrière lesquelles il n’y aura aucun corps, ne perdront point de mouvement ; et si les parties B C perdent leur mouvement, ne perdent-elles pas évidemment leur force ?

Écoutons maintenant Newton et l’expérience pour terminer cette dispute métaphysique. Le mouvement, dit-il, se produit et se perd. Mais à cause de la ténacité des fluides et du peu d’élasticité des solides, il se perd beaucoup plus de mouvement qu’il n’en renaît dans la nature.

Cela posé, si on considère cet axiome indubitable que l’effet est toujours proportionnel à la cause, là où le mouvement diminue la force diminue nécessairement aussi ; il faudrait donc, pour conserver toujours la même quantité de forces dans l’univers, que ce principe (que la cause est proportionnelle à l’effet) cessât d’être vrai.

On a cru que, pour conserver toujours cette même force dans la nature, il suffisait de changer la manière ordinaire d’estimer cette force : au lieu donc que Mersenne, Descartes, Newton, Mariotte, Varignon, etc., ont toujours, après Archimède, mesuré le mouvement d’un corps en multipliant sa masse par sa vitesse, les Leibnitz, les Bernouilli, les Herman, les Polenis, les S’Gravesande, les Wolff, etc., ont multiplié la masse par le carré de la vitesse.

Cette dispute a partagé l’Europe ; mais enfin il me semble qu’on reconnaît que c’est au fond une dispute de mots. Il est impossible que ces grands philosophes, quoique diamétralement opposés, se trompent dans leurs calculs. Ils sont également justes ; les effets mécaniques répondent également à l’une et à l’autre manière de compter. Il y a donc indubitablement un sens dans lequel ils ont tous raison. Or ce point où ils ont raison est celui qui doit les réunir ; et le voici, comme le docteur Clarke l’a indiqué le premier, quoique un peu durement.

Si vous considérez le temps dans lequel un mobile agit, sa force est au bout de ce temps comme le carré de sa vitesse par sa masse. Pourquoi ? parce que l’espace parcouru par sa masse est comme le carré du temps dans lequel il est parcouru. Or le temps est comme la vitesse : donc alors le corps qui a parcouru cet espace dans ce temps agit au bout de ce temps par sa masse, multipliée par le carré de sa vitesse : ainsi, lorsque la masse 2 parcourt en deux temps un espace quelconque avec deux degrés de vitesse, au bout de ce temps sa force est 2, multipliée par le carré de sa vitesse 2 ; le tout fait 8, et le corps fait une impression comme 8 ; en ce cas les leibnitiens n’ont pas tort. Mais aussi les cartésiens et les newtoniens réunis ont grande raison quand ils considèrent la chose d’un autre sens, car ils disent : En temps égal un corps du poids de quatre livres, avec un degré de vitesse, agit précisément comme un poids d’une livre avec quatre degrés de vitesse, et les corps élastiques qui se choquent rejaillissent toujours en raison réciproque de leur vitesse et de leur masse ; c’est-à-dire qu’une boule double avec un mouvement comme un, et une boule sous-double avec un mouvement comme deux, lancées l’une contre l’autre, arrivent en temps égal, et rejaillissent à des hauteurs égales : donc il ne faut pas considérer ce qui arrive à des mobiles dans des temps inégaux, mais dans des temps égaux, et voilà la source du malentendu. Donc la nouvelle manière d’envisager les forces est vraie en un sens, et fausse en un autre ; donc elle ne sert qu’à compliquer, qu’à embrouiller une idée simple ; donc il faut s’en tenir à l’ancienne règle. Que conclure de ces deux manières d’envisager les choses ? Il faut que tout le monde convienne que l’effet est toujours proportionnel à la cause : or, s’il périt du mouvement dans l’univers, donc la force qui en est cause périt aussi. Voilà ce que pensait Newton sur la plupart des questions qui tiennent à la métaphysique : c’est à vous à juger entre lui et Leibnitz.

Je vais passer à ses découvertes en physique[1].


  1. Le principe de la conservation des forces vives a lieu en général dans la nature, toutes les fois qu’on supposera que les changements se feront par degrés insensibles ; c’est-à-dire tant que la loi de continuité y est observée. Il en est de même du principe de la conservation d’action. Celui de la moindre action est vrai aussi en général, dans ce sens que le mouvement est déterminé par les mêmes équations générales qu’on aurait trouvées en supposant que l’action est un minimum. Mais cela ne suffit pas pour que l’action soit réellement un minimum ; elle peut être un maximum, ou n’être ni l’un ni l’autre, quoique ces équations aient lieu. L’accord de ces équations avec la nature prouve seulement que, dans les changements infiniment petits qui ont lieu dans un temps infiniment petit, la quantité d’action reste la même.

    Au reste, ce serait en vain qu’on croirait voir des causes finales dans ces différentes lois : elles ne sont, comme l’a démontré M. d’Alembert, que la conséquence nécessaire des principes essentiels et mathématiques du mouvement. La découverte de ces principes, qu’il a étendus aux corps solides, flexibles et fluides, en trouvant en même temps le nouveau calcul qui était nécessaire pour y appliquer l’analyse mathématique, doit être regardée comme le plus grand effort que l’esprit humain ait fait dans ce siècle. (K.)