Épîtres (Boileau)/07

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ÉpîtresImprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 297-301).


ÉPÎTRE VII[1].

1677.

À M. RACINE.

LE PROFIT À TIRER DES CRITIQUES.


ÉmQue tu sais bien, Racine, à l’aide d’un acteur,
Émouvoir, étonner, ravir un spectateur !
Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,
N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,
Que dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé
En a fait sous son nom verser la Champmeslé[2].
Ne crois pas toutefois, par tes savans ouvrages,
Entraînant tous les cœurs, gagner tous les suffrages.
Sitôt que d’Apollon un génie inspiré
Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré,

En cent lieux contre lui les cabales s’amassent ;
Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent :
Et son trop de lumière importunant les yeux,
De ses propres amis lui fait des envieux ;
La mort seule ici-bas, en terminant sa vie,
Peut calmer sur son nom l’injustice et l’envie ;
Faire au poids du bon sens peser tous ses écrits,
Et donner à ses vers leur légitime prix.
EtAvant qu’un peu de terre, obtenu par prière[3],
Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière,
Mille de ses beaux traits, aujourd’hui si vantés,
Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.
L’ignorance et l’erreur à ses naissantes pièces,
En habit de marquis, en robes de comtesses,
Venoient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
Et secouoient la tête à l’endroit le plus beau.
Le commandeur[4] vouloit la scène plus exacte ;
Le vicomte indigné sortoit au second acte :
L’un, défensenr zélé des bigots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnoit au feu[5] ;
L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Vouloit venger la cour immolée au parterre[6].

Mais, sitôt que d’un trait de ses fatales mains
La Parque l’eut rayé du nombre des humains,
On reconnut le prix de sa muse éclipsée.
L’aimable comédie avec lui terrassée,
En vain d’un coup si rude espéra revenir,
Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.
Tel fut chez nous le sort du théâtre comique.
TeToi donc qui, t’élevant sur la scène tragique,
Sur les pas de Sophocle, et, seul de tant d’esprits,
De Corneille vieilli[7] sais consoler Paris,
Cesse de t’étonner si l’envie animée,
Attachant à ton nom sa rouille envenimée,
La calomnie en main quelquefois te poursuit.
En cela, comme en tout, le ciel qui nous conduit,
Racine, fait briller sa profonde sagesse.
Le mérite en repos s’endort dans la paresse :
Mais par les envieux un génie excité
Au comble de son art est mille fois monté.
Plus on veut l’affaiblir, plus il croît et s’élance.
Au Cid[8] persécuté Cinna doit sa naissance ;
Et peut-être ta plume aux censeurs de Pyrrhus[9].
Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus[10].
DoMoi-même, dont la gloire ici moins répandue
Des pâles envieux ne blesse point la vue,
Mais qu’une humeur trop libre, un esprit peu soumis,
De bonne heure a pourvu d’utiles ennemis,

Je dois plus à leur haine, il faut que je l’avoue,
Qu’au foible et vain talent dont la France me loue.
Leur venin, qui sur moi brûle de s’épancher,
Tous les jours en marchant, m’empêche de broncher.
Je songe à chaque trait que ma plume hasarde,
Que d’un œil dangereux leur troupe me regarde.
Je sais sur leurs avis corriger mes erreurs,
Et je mets à profit leurs malignes fureurs.
Sitôt que sur un vice ils pensent me confondre,
C’est en me guérissant que je sais leur répondre :
Et plus en criminel ils pensent m’ériger,
Plus, croissant en vertu, je songe à me venger.
Imite mon exemple ; et lorsqu’une cabale,
Un flot de vains auteurs follement te ravale,
Profite de leur haine et de leur mauvais sens,
Ris du bruit passager de leurs cris impuissans.
Que peut contre tes vers une ignorance vaine ?
Le Parnasse françois, ennobli par ta veine,
Contre tous ces complots saura te maintenir,
Et soulever pour toi l’équitable avenir.
Eh ! qui, voyant un jour la douleur vertueuse
De Phèdre malgré soi perfide, incestueuse,
D’un si noble travail justement étonné,
Ne bénira d’abord le siècle fortuné
Qui, rendu plus fameux par tes illustres veilles,
Vit naître sous ta main ces pompeuses merveilles ?
ViCependant laisse ici gronder quelques censeurs
Qu’aigrissent de tes vers les charmantes douceurs.
Et qu’importe à nos vers que Perrin[11] les admire ;
Que l’auteur du Jonas[12] s’empresse pour les lire ;

Qu’ils charment de Senlis le poëte idiot[13],
Ou le sec traducteur du françois d’Amyot[14] :
Pourvu qu’avec éclat leurs rimes débitées
Soient du peuple, des grands, des provinces goûtées ;
Pourvu qu’ils puissent plaire au plus puissant des rois,
Qu’à Chantilli Condé les souffre quelquefois ;
Qu’Enghien en soit touché ; que Colbert et Vivonne,
Que La Rochefoucauld, Marsillac et Pomponne[15],
Et mille autres qu’ici je ne puis faire entrer,
A leurs traits délicats se laissent pénétrer ?
Et plût au ciel encor, pour couronner l’ouvrage,
Que Montausier voulût leur donner son suffrage !
QuC’est à de tels lecteurs que j’offre mes écrits ;
Mais pour un tas grossier de frivoles esprits,
Admirateurs zélés de toute œuvre insipide,
Que non loin de la place où Brioché[16] préside,
Sans chercher dans les vers ni cadence ni son,
Il s’en aille admirer le savoir de Pradon !

  1. Quand parut cette épître, la Phèdre de Racine venait d’être représentée, et malgré sa supériorité sur celle de Pradon, les ennemis de Racine, à la tête desquels se trouvait le duc de Nevers, avaient usé de tous les moyens pour éloigner ce chef-d’œuvre de la scène. Racine avait dès lors pris le parti de renoncer à travailler pour le théâtre. C’est dans la pensée de le dissuader de ce dessein que Boileau écrivit cette épître.
  2. Célèbre comédienne formée par les avis et les conseils de Racine.
  3. Sans l’intervention du roi, le corps de Molière n’aurait pu être placé en terre sainte, car il était mort sous le coup de l’excommunication qui frappait alors tous les comédiens.
  4. Le commandeur de Souvré, dont Boileau a déjà parlé dans la satire du repas ; il s’était prononcé contre l’École des Femmes. L’autre était le vicomte de Broussin, de l’ordre des Coteaux, qui pour faire la cour au commandeur de Souvré, sortit d’une représentation de l’École des Femmes, au second acte, n’ayant pas, disait-il, la patience d’écouter une pièce où les règles étaient à ce point violées.
  5. Bourdaloue avait prêché contre l’auteur du Tartuffe.
  6. Le nommé Plapisson, qui eut l’insolence de se retourner vers le parterre à une représentation de l’Ecole des Femmes en s’écriant : « Ris donc, parterre ! ris donc. » Molière a retracé ce fait dans sa petite comédie intitulée la Critique de l’École des Femmes.
  7. Corneille avait alors complètement abandonné le théâtre.
  8. Le Cid parut en 1636 et fut l’occasion d’une véritable émeute littéraire qui, loin de l’éteindre, augmenta encore l’enthousiasme public.
  9. l'Andromaque de Racine fut au début l’objet de critiques aussi vives que le Cid, ce qui ne l’empêcha pas d’obtenir un égal succès.
  10. Burrhus, gouverneur de Néron, un des principaux personnages de la tragédie de Britannicus.
  11. Traducteur de lEnéide et auteur du premier opéra qui ait paru en France.
  12. Coras.
  13. Linière.
  14. Le sec traducteur d’Amyot est l’abbé Tallemant qui gâta plus souvent, dans sa version des Vies de Plutarque, l’excellente traduction d’Amyot qu’il ne la rajeunit.
  15. Les grands seigneurs que nomme ici Boileau étaient pour lui dis amis sincères et des juges éclairés. La Rochefoucauld est l’auteur des Maximes, Marsillac est son fils. Pomponne, fils d’Arnauld d’Andilly, et neveu d’Antoine Arnauld le théologien janséniste, était un homme de goût, qui mourut ministre d’État en 1699.
  16. Fameux joueur de marionnettes qui donnait ses représentations près du Pont-Neuf, au bas de la rue Guénégaud.