Épîtres (Boileau)/11

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ÉPÎTRE XI.

1695.

À MON JARDINIER[1].

LE TRAVAIL.


Laborieux valet du plus commode maître
Qui pour te rendre heureux ici-bas pouvoit naître,
Antoine[2], gouverneur de mon jardin d’Auteuil,
Qui diriges chez moi l’if et le chèvrefeuil[3],
Et sur mes espaliers, industrieux génie,
Sais si bien exercer l’art de La Quintinie[4];

Oh ! que de mon esprit triste et mal ordonné,
Ainsi que de ce champ par toi si bien orné,
Ne puis-je faire ôter les ronces, les épines,
Et des défauts sans nombre arracher les racines !
EtMais parle : raisonnons. Quand, du matin au soir,
Chez moi poussant la bêche, ou portant l’arrosoir,
Tu fais d’un sable aride une terre fertile,
Et rends tout mon jardin à tes lois si docile ;
Que dis-tu de m’y voir rêveur, capricieux,
Tantôt baissant le front, tantôt levant les yeux.
De paroles dans l’air par élans envolées
Effrayer les oiseaux perchés dans mes allées ?
Ne soupçonnes-tu point qu’agité du démon,
Ainsi que ce cousin[5] des quatre fils Aimon
Dont tu lis quelquefois la merveilleuse histoire,
Je rumine en marchant quelque endroit du grimoire ?
Mais non : tu te souviens qu’au village on t’a dit
Que ton maître est nommé pour coucher par écrit
Les faits d’un roi plus grand en sagesse, en vaillance,
Que Charlemagne aidé des douze pairs de France.
Tu crois qu’il y travaille, et qu’au long de ce mur
Peut-être en ce moment il prend Mons et Namur.
PeQue penserois-tu donc, si l’on t’alloit apprendre
Que ce grand chroniqueur des gestes d’Alexandre.
Aujourd’hui méditant un projet tout nouveau,
S’agite, se démène, et s’use le cerveau,
Pour te faire à toi-même en rimes insensées
Un bizarre portrait de ses folles pensées ?
« Mon maître, dirois-tu, passe pour un docteur,

Et parle quelquefois mieux qu’un prédicateur.
Sous ces arbres pourtant, de si vaines sornettes
Il n’iroit point troubler la paix de ces fauvettes,
S’il lui falloit toujours, comme moi, s’exercer,
Labourer, couper, tondre, aplanir, palisser,
Et, dans l’eau de ces puits sans relâche tirée,
De ce sable étancher la soif démesurée. »
DeAntoine, tu crois donc de nous deux, je le voi,
Que le plus occupé dans ce jardin c’est toi ?
Oh ! que tu changerois d’avis et de langage,
Si deux jours seulement, libre du jardinage,
Tout à coup devenu poëte et bel esprit,
Tu t’allois engager à polir un écrit
Qui dit, sans s’avilir, les plus petites choses ;
Fit, des plus secs chardons, des œillets et des roses ;
Et sût même aux discours de la rusticité
Donner de l’élégance et de la dignité ;
Un ouvrage, en un mot, qui, juste en tous ses termes,
Sût plaire à Daguesseau[6], sut satisfaire Termes[7] ;
Sût, dis-je, contenter, en paroissant au jour,
Ce qu’ont d’esprits plus fins et la ville et la cour !
Bientôt de ce travail revenu sec et pâle,
Et le teint plus jauni que de vingt ans de hâle,
Tu dirois, reprenant ta pelle et ton rateau :
« J’aime mieux mettre encor cent arpens au niveau,
Que d’aller follement, égaré dans les nues,

Me lasser à chercher des visions cornues,
Et, pour lier des mots si mal s’entr’accordans,
Prendre dans ce jardin la lune avec les dents.
PrApproche donc, et viens ; qu’un paresseux t’apprenne,
Antoine, ce que c’est que fatigue et que peine.
L’homme ici-bas, toujours inquiet et gêné,
Est, dans le repos même, au travail condamné.
La fatigue l’y suit. C’est en vain qu’aux poëtes
Les neuf trompeuses Sœurs dans leurs douces retraites
Promettent du repos sous leurs ombrages frais ;
Dans ces tranquilles bois pour eux plantés exprès,
La cadence aussitôt, la rime, la césure,
La riche expression, la nombreuse mesure,
Sorcières dont l’amour sait d’abord les charmer,
De fatigues sans fin viennent les consumer.
Sans cesse poursuivant ces fugitives fées[8],
On voit sous les lauriers haleter les Orphées[9] ;
Leur esprit toutefois se plaît dans son tourment,
Et se fait de sa peine un noble amusement.
Mais je ne trouve point de fatigue si rude
Que l’ennuyeux loisir d’un mortel sans étude,
Qui, jamais ne sortant de sa stupidité,
Soutient, dans les langueurs de son oisiveté,
D’une lâche indolence esclave volontaire,
Le pénible fardeau de n’avoir rien à faire.
Vainement offusqué de ses pensers épais,
Loin du trouble et du bruit il croit trouver la paix.
Dans le calme odieux de sa sombre paresse,
Tous les honteux plaisirs, enfans de la mollesse,
Usurpant sur son âme un absolu pouvoir,
De monstrueux désirs le viennent émouvoir,

Irritent de ses sens la fureur endormie,
Et le font le jouet de leur triste infamie.
Puis sur leurs pas soudain arrivent les remords ;
Et bientôt avec eux tous les fléaux du corps,
La pierre, la colique et les gouttes cruelles ;
Guenaud, Rainssant, Brayer[10], presque aussi tristes qu’elles,
Chez l’indigne mortel courent tous s’assembler,
De travaux douloureux le viennent accabler ;
Sur le duvet d’un lit, théâtre de ses gênes,
Lui font scier des rocs, lui font fendre des chênes,
Et le mettent au point d’envier ton emploi.
Reconnois donc, Antoine, et conclus avec moi,
Que la pauvreté mâle, active et vigilante,
Est, parmi les travaux, moins lasse et plus contente
Que la richesse oisive au sein des voluptés.
QuJe te vais sur cela prouver deux vérités :
L’une, que le travail, aux hommes nécessaire,
Fait leur félicité plutôt que leur misère ;
Et l’autre, qu’il n’est point de coupable en repos.
C’est ce qu’il faut ici montrer en peu de mots.
Suis-moi donc. Mais je vois, sur ce début de prône,
Que ta bouche déjà s’ouvre large d’une aune,
Et que, les yeux fermés, tu baisses le menton.
Ma foi, le plus sûr est de finir ce sermon.
Aussi bien j’aperçois ces melons qui t’attendent,
Et ces fleurs qui là-bas entre elles se demandent
S’il est fête au village, et pour quel saint nouveau
On les laisse aujourd’hui si longtemps manquer d’eau.

  1. Horace a également adressé une épitre à son fermier, dans laquelle il établit un parallèle entre la vie des champs et celle de la ville. Boileau, au contraire, en s’adressant à son jardinier lui démontre qu’il existe d’autres travaux que les travaux matériels, et que ceux de l’esprit ne sont pas moins pénibles.
  2. Le jardinier de Boileau s’appelait Antoine Riquet ou Riquié.
  3. On écrit chèvrefeuille. C’est ce qui fit dire à Voltaire dans son épître à Boileau :

    J’ai vu le jardinier de la maison d’Auteuil,

    Qui chez toi, pour rimer, planta le chèvrefeuil.

  4. Jean de La Quintinie était directeur des jardins du Roi, et dis que Le Nôtre dessinait les jardins, que Mansard construisait les palais, il plantait les arbres et disposait les fleurs dans les parterres et les plates-bandes.
  5. Ce cousin des quatre fils Aymon est l’enchanteur Maugis, un des héros importants de ce poëme.
  6. Daguesseau n’avait encore que vingt-sept ans, et déjà son talent s’était fait remarquer dans les délicates fonctions d’avocat général. Il fut nommé plus tard procureur général et enfin chancelier de France, et a laissé à sa mort, en 1750, la réputation d’un savant jurisconsulte et d’un intègre magistrat.
  7. De Pardaillan de Gondrin, marquis de Termes, premier valet de chambre du roi. Saint-Simon prétend que le fils et le neveu du prince de Condé lui firent donner à Versailles une grêle de coups de bâton par des gardes-suisses, et qu’il n’en demanda aucune réparation.
  8. Les Muses.
  9. Les poëtes.
  10. Médecins alors en grand renom.