Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Contes, première partie

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ADVERTISSEMENT[1].


Les Nouvelles en Vers dont ce Livre fait part au public, et dont l’une est tirée de l’Arioste, l’autre de Bocace, quoy que d’un style bien different, sont toutefois d’une mesme main. L’Autheur a voulu éprouver lequel caractere est le plus propre pour rimer des Contes. Il a creu que les Vers irreguliers ayant un air qui tient beaucoup de la Prose, cette maniere pourroit sembler la plus naturelle, et par consequent la meilleure. D’autre part aussi le vieux langage, pour les choses de cette nature, a des graces que celuy de nostre siecle n’a pas. Les cent Nouvelles Nouvelles, les vieilles Traductions de Bocace et des Amadis, Rabelais, nos Anciens Poëtes, nous en fournissent des preuves infaillibles. L’Autheur a donc tenté ces deux voyes sans estre encore certain laquelle est la bonne. C’est au Lecteur à le determiner là-dessus ; car il ne pretend pas en demeurer là, et il a desja jetté les yeux sur d’autres Nouvelles pour les rimer. Mais auparavant il faut qu’il soit asseuré du succés de celles-cy, et du goust de la pluspart des personnes qui les liront. En cela, comme en d’autres choses, Terence luy doit servir de modele. Ce Poëte n’escrivoit pas pour se satisfaire seulement, ou pour satisfaire un petit nombre de gens choisis ; il avoit pour but,

Populo ut placerent quas fecisset Fabulas[2].
P R E F A C E[3]


DE LA


PREMIERE PARTIE.




J’avois resolu de ne consentir à l’impression de ces Contes qu’aprés que j’y pourrois joindre ceux de Bocace qui sont le plus à mon goût ; mais quelques personnes m’ont conseillé de donner dès-à-present ce qui me reste de ces bagatelles, afin de ne pas laisser refroidir la curiosité de les voir qui est encore en son premier feu. Je me suis rendu à cét avis sans beaucoup de peine, et j’ai crû pouvoir profiter de l’occasion. Non seulement cela m’est permis, mais ce seroit vanité à moy de mépriser un tel avantage Il me suffit de ne pas vouloir qu’on impose en ma faveur à qui que ce soit, et de suivre un chemin contraire à celuy de certaines gens, qui ne s’acquierent des amis que pour s’acquerir des suffrages par leur moyen ; Creatures de la Cabale, bien differens de cét Espagnol qui se piquoit d’estre fils de ses propres œuvres. Quoy que j’aye autant de besoin de ces artifices que pas un autre, je ne sçaurois me resoudre à les employer : seulement je m’accommoderay, s’il m’est possile, au goust de mon siecle, instruit que je suis par ma propre experience qu’il n’y a rien de plus necessaire. En effet, on ne peut pas dire que toutes saisons soient favorables pour toutes sortes de Livres. Nous avons veu les Rondeaux, les Metamorphoses, les Bouts-rimez, regner tour à tour : Maintenant ces Galanteries sont hors de mode, et personne ne s’en soucie : tant il est certain que ce qui plaist en un temps peut ne pas plaire en un autre. Il n’appartient qu’aux Ouvrages vrayment solides et d’une souveraine beauté, d’estre bien receus de tous les Esprits, et dans tous les Siecles, sans avoir d’autre passe-port que le seul merite dont ils sont pleins. Comme les miens sont fort eloignez d’un si haut degré de perfection, la prudence veut que je les garde en mon Cabinet, à moins que de bien prendre mon temps pour les en tirer. C’est ce que j’ay fait, ou que j’ay creu faire dans cette seconde Edition, où je n’ay ajousté de nouveaux Contes que parce qu’il m’a semblé qu’on estoit en train d’y prendre plaisir. Il y en a que j’ay estendus, et d’autres que j’ay accourcis, seulement pour diversifier et me rendre moins ennuyeux. On en trouvera mesme quelques-uns que j’ay pretendu mettre en Epigrammes. Tout cela n’a fait qu’un petit Recueil aussi peu considerable par sa grosseur que par la qualité des Ouvrages qui le composent. Pour le grossir, j’ay tiré de mes papiers je ne sçais quelle Imitation des Arrests d’amours, avec un Fragment où l’on me raconte le tour que Vulcan fit à Mars et à Venus, et celuy que Mars et Venus luy avoient fait[4]. Il est vray que ces deux pieces n’ont ny le sujet ny le caractere du tout semblables au reste du Livre ; mais, à mon sens, elles n’en sont pas entierement éloignées. Quoy que c’en soit, elles passeront : Je ne sçais mesme si la varieté n’estoit point plus à rechercher en cette rencontre qu’un assortiment si exact. Mais je m’amuse à des choses ausquelles on ne prendra peut-estre pas garde, tandis que j’ay lieu d’apprehender des objections bien plus importantes. On m’en peut faire deux principales : l’une que ce Livre est licentieux ; l’autre qu’il n’épargne pas assez le beau sexe. Quant à la premiere, je dis hardiment que la nature du Conte le vouloit ainsi ; estant une loy indispensable selon Horace, ou plustôt selon la raison et le sens commun, de se conformer aux choses dont on écrit. Or qu’il ne m’ait esté permis d’écrire de celles-cy, comme tant d’autres l’ont fait, et avec succez, je ne croy pas qu’on le mette en doute : et l’on ne me sçauroit condamner que l’on ne condamne aussi l’Arioste devant moy, et les Anciens devant l’Arioste. On me dira que j’eusse mieux fait de supprimer quelques circonstances, ou tout au moins de les déguiser. Il n’y avoit rien de plus facile ; mais cela auroit affoibly le Conte, et luy auroit osté de sa grace. Tant de circonspection n’est necessaire que dans les Ouvrages qui promettent beaucoup de retenuë dés l’abord, ou par leur sujet, ou par la maniere dont on les traite. Je confesse qu’il faut garder en cela des bornes, et que les plus étroites sont les meilleures : Aussi faut-il m’avoüer que trop de scrupule gasteroit tout. Qui voudroit reduire Bocace à la même pudeur que Virgile, ne feroit asseurément rien qui vaille, et pecheroit contre les Loix de la bienseance en prenant à tâche de les observer. Car, afin que l’on ne s’y trompe pas, en matiere de Vers et de Prose, l’extrême pudeur et la bienseance sont deux choses bien differentes. Ciceron fait consister la derniere à dire ce qu’il est à propos qu’on die, eu égard au lieu, au temps, et aux personnes qu’on entretient. Ce principe une fois posé, ce n’est pas une faute de jugement que d’entretenir les gens d’aujourd’huy de Contes un peu libres. Je ne peche pas non plus en cela contre la Morale. S’il y a quelque chose dans nos écrits qui puisse faire impression sur les ames, ce n’est nullement la gayeté de ces Contes ; elle passe legerement : je craindrois plustost une douce melancholie, où les Romans les plus chastes et les plus modestes sont très-capables de nous plonger, et qui est une grande preparation pour l’amour. Quant à la seconde objection, par laquelle on me reproche que ce Livre fait tort aux femmes, on auroit raison si je parlois serieusement ; mais qui ne voit que cecy est jeu, et par consequent ne peut porter coup ? Il ne faut pas avoir peur que les mariages en soient à l’avenir moins frequens, et les maris plus fort sur leurs gardes. On me peut encore objecter que ces Contes ne sont pas fondez, ou qu’ils ont partout un fondement aisé à détruire ; enfin, qu’il y a des absurditez, et pas la moindre teinture de vray-semblance. Je réponds en peu de mots que j’ay mes garants : et puis ce n’est ny le vray, ny le vray-semblable qui font la beauté et la grace de ces choses-cy ; c’est seulement la maniere de les conter. Voila les principaux points sur quoy j’ay creu estre obligé de me deffendre. J’abandonne le reste aux Censeurs ; aussi bien seroit-ce une entreprise infinie, que de pretendre répondre à tout. Jamais la Critique ne demeure court, ny ne manque de sujets de s’exercer : Quand ceux que je puis prevoir luy seroient ostez, elle en auroit bien-tost trouvé d’autres.


PREMIERE PARTIE




I. — J O C O N D E.
Nouvelle tirée de l’Arioste[5].


Jadis regnoit en Lombardie
Un Prince aussi beau que le jour,
Et tel, que des beautez qui regnoient à sa Cour
La moitié luy portoit envie,
L’autre moitié brûloit pour luy d’amour.
Un jour en se mirant : Je fais, dit-il, gageure
Qu’il n’est mortel dans la nature,
Qui me soit égal en appas ;
Et gage, si l’on veut, la meilleure Province
De mes Estats[6] ;

 
Et s’il s’en rencontre un, je promets, foy de Prince,
De le traiter si bien, qu’il ne s’en plaindra pas.
A ce propos s’avance un certain Gentil-homme
D’auprés de Rome.
Sire, dit-il, si vostre Majesté
Est curieuse de beauté,
Qu’elle fasse venir mon frere ;
Aux plus charmans il n’en doit guere :
Je m’y connois un peu, soit dit sans vanité.
Toutefois, en cela pouvant m’estre flaté,
Que je n’en sois pas crû, mais les cœurs de vos Dames :
Du soin de guerir leurs flâmes
Il vous soulagera, si vous le trouvez bon :
Car de pourvoir vous seul au tourment de chacune,
Outre que tant d’amour vous seroit importune,
Vous n’auriez jamais fait ; il vous faut un second.
Là-dessus Astolphe répond
( C’est ainsi qu’on nommoit ce Roy de Lombardie) :
Vostre discours me donne une terrible envie
De connoistre ce frere : amenez-le-nous donc.
Voyons si nos beautez en seront amoureuses,
Si ses appas le mettront en credit :
Nous en croirons les connoisseuses,
Comme tres-bien vous avez dit.
Le Gentil-homme part, et va querir Joconde,
C’est le nom que ce frere avoit[7].
A la campagne il vivoit,
Loin du commerce et du monde ;
Marié depuis peu : content, je n’en sçais rien.
Sa femme avoit de la jeunesse,
De la beauté, de la delicatesse ;
Il ne tenoit qu’à luy qu’il ne s’en trouvast bien,
Son frere arrive, et luy fait l’ambassade ;
Enfin il le persuade.
Joconde d’une part regardoit l’amitié

D’un Roy puissant, et d’ailleurs fort aymable ;
Et d’autre part aussi sa charmante moitié
Triomphoit d’estre inconsolable,
Et de luy faire des adieux[8]
A tirer les larmes des yeux.
Quoy ! tu me quites, disoit-elle,
As-tu bien l’ame assez cruelle,
Pour preferer à ma constante amour
Les faveurs de la Cour ?
Tu sçais qu’à peine elles durent un jour ;
Qu’on les conserve avec inquietude,
Pour les perdre avec desespoir.
Si tu te lasses de me voir,
Songe au moins qu’en ta solitude
Le repos regne jour et nuit :
Que les ruisseaux n’y font du bruit
Qu’afin de t’inviter à fermer la paupiere.
Croy moy, ne quitte point les hostes de tes bois,
Ces fertiles valons, ces ombrages si cois,
Enfin moy, qui devrois me nommer la premiere :
Mais ce n’est plus le temps, tu ris de mon amour :
Va, cruel, va monstrer ta beauté singuliere,
Je mourray, je l’espere, avant la fin du jour.
L’Histoire ne dit point, ny de quelle maniere
Joconde pût partir, ny ce qu’il répondit,
Ny ce qu’il fit, ny ce qu’il dit ;
Je m’en tais donc aussi de crainte de pis faire.
Disons que la douleur l’empescha de parler ;
C’est un fort bon moyen de se tirer d’affaire.
Sa femme, le voyant tout prest de s’en aller,
L’accable de baisers, et pour comble luy donne
Un brasselet de façon fort mignonne,
En luy disant : Ne le pers pas,
Et qu’il soit toûjours à ton bras,
Pour te ressouvenir de mon amour extrême ;

Il est de mes cheveux, je l’ay tissu moy-même ;
Et voila de plus mon portrait
Que j’attache à ce brasselet.
Vous autres bonnes gens eussiez crû que la Dame
Une heure après eust rendu l’âme ;
Moy qui sçais ce que c’est que l’esprit d’une femme,
Je m’en serois à bon droit defié.
Joconde partit donc ; mais ayant oublié
Le brasselet et la peinture,
Par je ne sçay quelle avanture,
Le matin mesme il s’en souvient.
Au grand galop sur ses pas il revient,
Ne sçachant quelle excuse il feroit à sa femme :
Sans rencontrer personne, et sans estre entendu,
Il monte dans sa chambre, et voit prés de la Dame
Un lourdaut de Valet sur son sein étendu.
Tous deux dormoient : dans cet abord Joconde[9]
Voulut les envoyer dormir en l’autre monde :
Mais cependant il n’en fit rien,
Et mon avis est qu’il fit bien.
Le moins de bruit que l’on peut faire
En telle affaire,
Est le plus seur de la moitié.
Soit par prudence, ou par pitié,
Le Romain ne tua personne.
D’éveiller ces Amans, il ne le faloit pas ;
Car son honneur l’obligeoit, en ce cas,
De leur donner le trespas.
Vy, meschante, dit-il tout bas ;
A ton remords je t’abandonne.
Joconde là dessus se remet en chemin,
Resvant à son mal-heur tout le long du voyage.
Bien souvent il s’écrie au fort de son chagrin :
Encor si c’estoit un blondin !
Je me consolerois d’un si sensible outrage ;

Mais un gros lourdaut de Valet !
C’est à quoy j’ay plus de regret ;
Plus j’y pense, et plus j’en enrage[10].
Ou l’amour est aveugle, ou bien il n’est pas sage
D’avoir assemblé ces Amans.
Ce sont, helas ! ses divertissemens !
Et possible est-ce par gageure
Qu’il a causé cette avanture.
Le souvenir fâcheux d’un si perfide tour
Alteroit fort la beauté de Joconde ;
Ce n’estoit plus ce miracle d’amour
Qui devoit charmer tout le monde.
Les Dames le voyant arrriver à la Cour,
Dirent d’abord : Est-ce là ce Narcisse
Qui pretendoit tous nos cœurs enchaîner ?
Quoy ! le pauvre homme a la jaunisse !
Ce n’est pas pour nous la donner.
A quel propos nous amener
Un Galant qui vient de jeusner
La quarantaine ?
On se fust bien passé de prendre tant de peine.
Astolphe estoit ravy : le frere estoit confus,
Et ne sçavoit que penser là dessus,
Car Joconde cachoit avec un soin extrême
La cause de son ennuy :
On remarquoit pourtant en luy,
Malgré ses yeux cavez et son visage blême,
De fort beaux traits, mais qui ne plaisoient point,
Faute d’eclat et d’embonpoint.
Amour en eut pitié ; d’ailleurs cette tristesse
Faisoit perdre à ce Dieu trop d’encens et de vœux ;
L’un des plus grands supposts de l’Empire amoureux
Consumoit en regrets la fleur de sa jeunesse.
Le Romain se vid donc à la fin soulagé
Par le mesme pouvoir qui l’avoit affligé.

Car un jour estant seul en une galerie,
Lieu solitaire et tenu fort secret,
II entendit en certain cabinet,
dont la cloison n’estoit que de menuiserie,
Le propre discours que voicy :
Mon cher Curtade, mon soucy,
J’ay beau t’aymer, tu n’es pour moy que glace :
Je ne vois pourtant, Dieu mercy,
Pas une beauté qui m’efface :
Cent Conquérans voudroient avoir ta place,
Et tu sembles la mépriser,
Aymant beaucoup mieux t’amuser
A jouer avec quelque Page
Au Lansquenet,
Que me venir trouver seule en ce cabinet.
Dorimene tantost t’en a fait le message ;
Tu t’es mis contre elle à jurer,
A la maudire, à murmurer,
Et n’as quitté le jeu que ta main estant faite,
Sans te mettre en soucy de ce que je souhaite.
Qui fut bien étonné ? ce fut nostre Romain.
Je donnerois jusqu’à demain
Pour deviner qui tenoit ce langage,
Et quel estoit le personnage
Qui gardoit tant son quant à moy.
Ce bel Adon estoit le nain du Roy,
Et son Amante estoit la Reine.
Le Romain, sans beaucoup de peine,
Les vid, en approchant les yeux
Des fentes que le bois laissoit en divers lieux.
Ces Amans se fioient au soin de Dorimene ;
Seule elle avoit toûjours la clef de ce lieu-là,
Mais la laissant tomber, Joconde la trouva,
Puis s’en servit, puis en tira
Consolation non petite ;
Car voicy comme il raisonna,
Je ne suis pas le seul, et puis que mesme on quitte
Un Prince si charmant pour un nain contrefait,

Il ne faut pas que je m’irrite
D’estre quitté pour un Valet.
Ce penser le console : il reprend tous ses charmes ;
Il devient plus beau que jamais :
Telle pour luy verse des larmes,
Qui se moquoit de ses attraits.
C’est à qui l’aymera : la plus prude s’en pique ;
Astolphe y perd mainte pratique.
Cela n’en fut que-mieux ; il en avoit assez.
Retournons aux Amans que nous avons laissez.
Aprés avoir tout vû, le Romain se retire,
Bien empesché de ce secret :
Il ne faut à la Cour ny trop voir, ny trop dire ;
Et peu se sont vantez du don qu’on leur a fait
Pour une semblable nouvelle :
Mais quoy, Joconde aymoit avecque trop de zele
Un Prince liberal qui le favorisoit,
Pour ne pas l’avertir du tort qu’on luy faisoit.
Or comme avec les Rois il faut plus de mystere
Qu’avecque d’autres gens sans doute il n’en faudroit,
Et que de but en blanc leur parler d’une affaire
Dont le discours leur doit déplaire,
Ce seroit estre mal adroit ;
Pour adoucir la chose, il falut que Joconde,
Depuis l’origine du Monde,
Fît un denombrement des Rois et des Cesars
Qui, sujets comme nous à ces communs hazards,
Malgré les soins dont leur grandeur se pique,
Avoient vû leurs femmes tomber
En telle ou semblable pratique,
Et l’avoient vû sans succomber
A la douleur, sans se mettre en colere,
Et sans en faire pire chere.
Moy qui vous parle, Sire, ajoûta le Romain,
Le jour que pour vous voir je me mis en chemin,
Je fus forcé par mon destin
De reconnoistre Cocuage
Pour un des Dieux du mariage,

Et, comme tel, de luy sacrifier.
Là dessus il conta, sans en rien oublier,
Toute sa déconvenuë,
Puis vint à celle du Roy.
Je vous tiens, dit Astolphe, homme digne de foy ;
Mais la chose, pour estre creuë,
Merite bien d’estre veuë.
Menez-moy donc sur les lieux.
Cela fut fait, et de ses propres yeux
Astolphe vid des merveilles,
Comme il en entendit de ses propres oreilles.
L’énormité du fait le rendit si confus,
Que d’abord tous ses sens demeurerent perclus :
Il fut comme accablé de ce cruel outrage :
Mais bien-tost il le prit en homme de courage,
En galant homme, et pour le faire court,
En veritable homme de Cour.
Nos femmes, ce dit-il, nous en ont donné d’une,
Nous voicy lâchement trahis :
Vengeons-nous-en, et courons le païs,
Cherchons par tout nostre fortune.
Pour reussir dans ce dessein,
Nous changerons nos noms, je laisseray mon train,
Je me diray votre cousin
Et vous ne me rendrez aucune deference :
Nous en ferons l’amour avec plus d’asseurance,
Plus de plaisir, plus de commodité,
Que si j’étois suivy selon ma qualité.
Joconde approuva fort le dessein du voyage.
Il nous faut dans nostre équipage,
Continua le Prince, avoir un livre blanc,
Pour mettre les noms de celles
Qui ne seront pas rebelles,
Chacune selon son rang.
Je consens de perdre la vie,
Si, devant que sortir des confins d’Italie,
Tout nostre livre ne s’emplit,
Et si la plus severe à nos vœux ne se range :

Nous sommes beaux ; nous avons de l’esprit ;
Avec cela bonnes lettres de change ;
Il faudroit estre bien estrange
Pour resister à tant d’appas,
Et ne pas tomber dans les lacqs
De gens qui semeront l’argent et la fleurette,
Et dont la personne est bien faite.
Leur bagage estant prest, et le livre sur tout,
Nos galans se mettent en voye.
Je ne viendrois jamais à bout
De nombrer les faveurs que l’amour leur envoye :
Nouveaux objets, nouvelle proye :
Heureuses les beautez qui s’offrent à leurs yeux !
Et plus heureuse encor celle qui peut leur plaire !
Il n’est, en la pluspart des lieux,
Femme d’Eschevin, ny de Maire,
De Podestat, de Gouverneur,
Qui ne tienne à fort grand honneur
D’avoir en leur registre place.
Les cœurs que l’on croyoit de glace
Se fondent tous à leur abord.
J’entends déja maint esprit fort
M’objecter que la vray-semblance
N’est pas en cecy tout à fait.
Car, dira-t-on, quelque parfait
Que puisse estre un Galand dedans cette science,
Encor faut-il du temps pour mettre un cœur à bien.
S’il en faut, je n’en sçais rien ;
Ce n’est pas mon mestier de cajoller personne :
Je le rends comme ou me le donne ;
Et l’Arioste ne ment pas.
Si l’on vouloit à chaque pas
Arrester un conteur d’Histoire,
Il n’auroit jamais fait ; suffit qu’en pareil cas
Je promets à ces gens quelque jour de les croire.
Quand nos avanturiers eurent goûté de tout,
(De tout un peu, c’est comme il faut l’entendre)
Nous mettrons, dit Astolphe, autant de cœurs à bout

Que nous voudrons en entreprendre ;
Mais je tiens qu’il vaut mieux attendre.
Arrestons-nous pour un temps quelque part ;
Et cela plûtost que plus tard ;
Car en amour, comme à la table,
Si l’on en croit la faculté,
Diversité de mets peut nuire à la santé.
Le trop d’affaires nous accable ;
Ayons quelque objet en commun ;
Pour tous les deux c’est assez d’un.
J’y consens, dit Joconde, et je sçais une Dame
Prés de qui nous aurons toute commodité.
Elle a beaucoup d’esprit, elle est belle, elle est femme
D’un des premiers de la Cité.
Rien moins, reprit le Roy, laissons la qualité :
Sous les cottillons des grisettes
Peut loger autant de beauté
Que sous les jupes des Coquettes.
D’ailleurs, il n’y faut point faire tant de façon ;
Estre en continuel soupçon,
Dépendre d’une humeur fiere, brusque, ou volage,
Chez les Dames de haut parage
Ces choses sont à craindre, et bien d’autres encor.
Une grisette est un tresor ;
Car sans se donner de la peine,
Et sans qu’aux bals on la promeine,
On en vient aisément à bout ;
On luy dit ce qu’on veut, bien souvent rien du tout.
Le point est d’en trouver une qui soit fidelle.
Choisissons-la toute nouvelle,
Qui ne connoisse encor ny le mal ny le bien.
Prenons, dit le Romain, la fille de notre hôte ;
Je la tiens pucelle sans faute,
Et si pucelle, qu’il n’est rien
De plus puceau que cette belle ;
Sa poupée en sçait autant qu’elle.
J’y songeois, dit le Roy ; parlons-luy dés ce soir.
Il ne s’agit que de sçavoir

Qui de nous doit donner à cette Jouvencelle,
Si son cœur se rend à nos vœux,
La premiere leçon du plaisir amoureux.
Je sçais que cet honneur est pure fantaisie ;
Toutefois, estant Roy, l’on me le doit ceder ;
Du reste, il est aisé de s’en accommoder.
Si c’estoit, dit Joconde, une ceremonie,
Vous auriez droit de pretendre le pas,
Mais il s’agit d’un autre cas.
Tirons au sort, c’est la justice ;
Deux pailles en feront l’office.
De la chappe à l’Evesque, helas ! ils se battoient,
Les bonnes gens qu’ils estoient.
Quoy qu’il en soit, Joconde eut l’avantage
Du pretendu pucelage.
La belle estant venuë en leur chambre le soir
Pour quelque petite affaire,
Nos deux Avanturiers prés d’eux la firent seoir,
Loüerent sa beauté, tâcherent de luy plaire,
Firent briller une bague à ses yeux.
A cet objet si precieux
Son cœur fit peu de resistance :
Le marché se conclud, et dés la mesme nuit,
Toute l’hostellerie estant dans le silence,
Elle les vient trouver sans bruit.
Au milieu d’eux ils luy font prendre place,
Tant qu’enfin la chose se passe
Au grand plaisir des trois, et sur tout du Romain,
Qui crut avoir rompu la glace.
Je luy pardonne, et c’est en vain
Que de ce point on s’embarrasse.
Car il n’est si sotte, aprés tout,
Qui ne puisse venir à bout
De tromper à ce jeu le plus sage du monde :
Salomon, qui grand Clerc estoit,
Le reconnoist en quelque endroit,
Dont il ne souvint pas au bon-homme Joconde.
Il se tint content pour le coup,

Crut qu’Astolphe y perdoit beaucoup ;
Tout alla bien, et maistre Pucelage
Joüa des mieux son personnage.
Un jeune gars pourtant en avoit essayé.
Le temps, à cela prés, fut fort bien employé,
Et si bien que la fille en demeura contente.
Le lendemain elle le fut encor,
Et mesme encor la nuit suivante.
Le jeune gars s’étonna fort
Du refroidissement qu’il remarquoit en elle :
Il se douta du fait, la gueta, la surprit,
Et luy fit fort grosse querelle.
Afin de l’appaiser la belle luy promit,
Foy de fille de bien, que sans aucune faute,
Leurs Hostes délogez, elle luy donneroit
Autant de rendez-vous qu’il en demanderoit.
Je n’ay soucy, dit-il, ny d’hôtesse ny d’hôte :
Je veux cette nuit même, ou bien je diray tout.
Comment en viendrons nous à bout ?
(Dit la fille fort affligée)
De les aller trouver je me suis engagée :
Si j’y manque, adieu l’anneau
Que j’ay gagné bien et beau.
Faisons que l’anneau vous demeure,
Reprit le garçon tout à l’heure.
Dites-moy seulement, dorment-ils fort tous deux ?
Ouy, reprit-elle ; mais entr’eux
Il faut que toute nuit je demeure couchée :
Et tandis que je suis avec l’un empeschée,
L’autre attend sans mot dire, et s’endort bien souvent,
Tant que le siege soit vacant ;
C’est-là leur mot. Le gars dit à l’instant :
Je vous iray trouver pendant leur premier somme.
Elle reprit : Ah ! gardez-vous-en bien ;
Vous seriez un mauvais homme.
Non, non, dit-il, ne craignez rien,
Et laissez ouverte la porte.
La porte ouverte elle laissa :

Le galant vint, et s’approcha
Des pieds du lit ; puis fit en sorte
Qu’entre les draps il se glissa :
Et Dieu sçait comme il se plaça,
Et comme enfin tout se passa :
Et de cecy, ny de cela,
Ne se douta le moins du monde
Ny le Roy Lombard, ny Joconde.
Chacun d’eux pourtant s’éveilla,
Bien estonné de telle aubade.
Le Roy Lombard dit à part soy :
Qu’a donc mangé mon camarade ?
Il en prend trop ; et sur ma foy,
C’est bien fait s’il devient malade.
Autant en dit de sa part le Romain.
Et le garçon, ayant repris haleine,
S’en donna pour le jour, et pour le lendemain,
Enfin pour toute la semaine.
Puis, les voyant tous deux rendormis à la fin,
Il s’en alla de grand matin,
Toûjours par le mesme chemin,
Et fut suivy de la Donzelle,
Qui craignoit fatigue nouvelle.
Eux éveillez, le Roy dit au Romain :
Frere, dormez jusqu’à demain ;
Vous en devez avoir envie,
Et n’avez à present besoin que de repos.
Comment ? dit le Romain : mais vous-même, à propos[11],
Vous avez fait tantost une terrible vie.
Moy ? dit le Roy ; j’ay toûjours attendu :
Et puis, voyant que c’estoit temps perdu,
Que sans pitié ny conscience
Vous vouliez jusqu’au bout tourmenter ce tendron,

Sans en avoir d’autre raison[12]
Que d’éprouver ma patience ;
Je me suis, malgré moy, jusqu’au jour rendormy.
Que s’il vous eust pleu, nostre amy,
J’aurois couru volontiers quelque poste.
C’eust esté tout, n’ayant pas la riposte
Ainsi que vous : qu’y feroit-on ?
Pour Dieu, reprit son compagnon,
Cessez de vous railler, et changeons de matiere.
Je suis votre vassal, vous l’avez bien fait voir.
C’est assez que tantost il vous ait pleu d’avoir
La fillette toute entiere :
Disposez-en ainsi qu’il vous plaira ;
Nous verrons si ce feu toûjours vous durera.
Il pourra, dit le Roy, durer route ma vie,
Si j’ay beaucoup de nuits telles que celle-cy.
Sire, dit le Romain, trêve de raillerie,
Donnez-moy mon congé, puis qu’il vous plaist ainsi.
Astolphe se piqua de cette répartie ;
Et leurs propos s’alloient de plus en plus aigrir,
Si le Roy n’eust fait venir
Tout incontinent la belle.
Ils luy dirent : Jugez-nous,
En luy contant leur querelle,
Elle rougit, et se mit à genoux ;
Leur confessa tout le mystere.
Loin de luy faire pire chere,
Ils en rirent tous deux : l’anneau luy fut donné,
Et maint bel écu couronné,
Dont peu de temps aprés on la vid mariée,
Et pour pucelle employée.
Ce fut par-là que nos avanturiers
Mirent fin à leurs avantures,
Se voyant chargez de lauriers
Qui les rendront fameux chez les races futures :

Lauriers d’autant plus beaux qu’il ne leur en cousta
Qu’un peu d’adresse, et quelques feintes larmes ;
Et que loin des dangers et du bruit des allarmes,
L’un et l’autre les remporta.
Tout fiers d’avoir conquis les cœurs de tant de belles,
Et leur livre estant plus que plein[13],
Le Roy Lombard dit au Romain :
Retournons au logis par le plus court chemin :
Si nos femmes sont infidelles,
Consolons-nous, bien d’autres le sont qu’elles.
La constellation changera quelque jour :
Un temps viendra, que le flambeau d’amour
Ne bruslera les cœurs que de pudiques flâmes :
A present on diroit que quelque astre malin
Prend plaisir aux bons tours des maris et des femmes.
D’ailleurs tout l’Univers est plein
De maudits enchanteurs, qui des corps et des ames
Font tout ce qu’il leur plaist : sçavons nous si ces gens,
(Comme ils sont traistres et meschans,
Et toûjours ennemis, soit de l’un, soit de l’autre)
N’ont point ensorcelé mon espouse et la vostre ?
Et si, par quelque estrange cas,
Nous n’avons point creu voir chose qui n’estoit pas ?
Ainsi que bons bourgeois achevons nostre vie,
Chacun prés de sa femme, et demeurons-en là.
Peut-estre que l’absence, ou bien la jalousie,
Nous ont rendu leurs cœurs, que l’Hymen nous osta.
Astolphe rencontra dans cette prophetie.
Nos deux avanturiers, au logis retournez,
Furent tres-bien receus, pourtant un peu grondez,
Mais seulement par bien-seance.
L’un et l’autre se vid de baisers regalé :
On se recompensa des pertes de l’absence.
Il fut dansé, sauté, balé,
Et du nain nullement parlé,

Ny du valet, comme je pense.
Chaque époux, s’attachant auprés de sa moitié ;
Vescut en grand soulas, en paix, en amitié,
Le plus heureux, le plus content du monde.
La Reine à son devoir ne manqua d’un seul point :
Autant en fit la femme de Joconde :
Autant en font d’autres qu’on ne sçait point.



II. — RICHARD MINUTOLO.
Nouvelle tirée de Bocace[14].


C’est de tout temps qu’à Naples on a veu
Regner l’amour et la galanterie :
De beaux objets cet estat est pourveu
Mieux que pas un qui soit en Italie.
Femmes y sont, qui font venir l’envie
D’estre amoureux quand on ne voudroit pas.
Une surtout, ayant beaucoup d’appas
Eut pour amant un jeune Gentil-homme
Qu’on appeloit Richard Minutolo :
Il n’estoit lors de Paris jusqu’à Rome
Galant qui sçeût si bien le numero.
Force luy fut ; d’autant que cette belle
(Dont sous le nom de Madame Catelle
Il est parlé dans le Decameron)
Fut un long-temps si dure et si rebelle,
Que Minutol n’en sceut tirer raison.
Que fait-il donc ? Comme il void que son zele
Ne produit rien, il feint d estre guery ;
Il ne va plus chez Madame Catelle ;
Il se declare amant d’une autre belle ;
Il fait semblant d’en estre favory.

Catelle en rit ; pas grain de jalousie.
Sa concurrente en estoit sa bonne amie :
Si bien qu’un jour qu’ils estoient en devis,
Minutolo pour lors de la partie,
Comme en passant mit dessus le tapis
Certains propos de certaines coquettes,
Certain mary, certaines amourettes,
Qu’il controuva sans personne nommer ;
Et fit si bien que Madame Catelle
De son époux commence à s’allarmer,
Entre en soupçon, prend le morceau pour elle.
Tant en fut dit, que la pauvre femelle,
Ne pouvant plus durer en tel tourment,
Voulut sçavoir de son défunt amant,
Qu’elle tira dedans une ruelle,
De quelles gens il entendoit parler :
Qui, quoy, comment, et ce qu’il vouloit dire.
Vous avez eu, luy dit-il, trop d’empire
Sur mon esprit pour vous dissimuler.
Vostre mary void Madame Simone :
Vous connoissez la galande que c’est :
Je ne le dis pour offenser personne ;
Mais il y va tant de votre interest
Que je n’ay pû me taire davantage.
Si je vivois dessous vostre servage,
Comme autresfois, je me garderois bien
De vous tenir un semblable langage,
Qui de ma part ne seroit bon à rien.
De ses amans toûjours on se méfie.
Vous penseriez que par supercherie
Je vous dirois du mal de vostre époux ;
Mais, grace à Dieu, je ne veux rien de vous.
Ce qui me meut n’est du tout que bon zele.
Depuis un jour j’ay certaine nouvelle
Que votre époux, chez Janot le Baigneur,
Doit se trouver avecque sa Donzelle.
Comme Janot n’est pas fort grand Seigneur,
Pour cent ducats vous luy ferez tout dire ;

Pour cent ducats il fera tout aussi.
Vous pouvez donc tellement vous conduire,
Qu’au rendez-vous trouvant vostre mary,
Il sera pris sans s’en pouvoir dédire.
Voicy comment. La Dame a stipulé
Qu’en une chambre, où tout sera fermé,
L’on les mettra ; soit craignant qu’on n’ait veuë
Sur le Baigneur ; soit que, sentant son cas,
Simone encor n’ait toute honte bûe.
Prenez sa place, et ne marchandez pas[15] :
Gagnez Janot ; donnez-luy cent ducats ;
Il vous mettra dedans la chambre noire ;
Non pour jeusner, comme vous pouvez croire :
Trop bien ferez tout ce qu’il vous plaira.
Ne parlez point, vous gâteriez l’histoire,
Et vous verrez comme tout en ira.
L’expedient plût tres-fort à Catelle,
De grand dépit Richard elle interrompt.
Je vous entends, c’est assez, luy dit-elle
Laissez-moy faire ; et le drosle et sa belle
Verront beau jeu si la corde ne rompt.
Pensent-ils donc que je sois quelque buze ?
Lors pour sortir elle prend une excuse,
Et tout d’un pas s’en va trouver Janot,
A qui Richard avoit donné le mot.
L’argent fait tout : si l’on en prend en France
Pour obliger en de semblables cas,
On peut juger avec grande apparence
Qu’en Italie on n’en refuse pas.
Pour tout carquois, d’une large escarcelle
En ce pays le Dieu d’amour se sert.
Janot en prend de Richard, de Catelle ;
Il en eust pris du grand diable d’enfer.
Pour abreger, la chose s’execute
Comme Richard s’estoit imaginé.

Sa maistresse eut d’abord quelque dispute
Avec Janot, qui fit le reservé ;
Mais en voyant bel argent bien compté,
Il promet plus que l’on ne luy demande.
Le temps venu d’aller au rendez-vous,
Minutolo s’y rend seul de sa bande,
Entre en la chambre, et n’y trouve aucuns trous
Par où le jour puisse nuire à sa flâme.
Gueres n’attend : il tardoit à la Dame
D’y rencontrer son perfide d’époux,
Bien préparée à luy chanter sa game.
Pas n’y manqua, l’on peut s’en asseurer.
Dans le lieu dit Janot la fit entrer.
Là ne trouva ce qu’elle alloit chercher :
Point de mary, point de Dame Simone,
Mais au lieu d’eux Minutol en personne
Qui sans parler se mit à l’embrasser.
Quant au surplus je le laisse à penser :
Chacun s’en doute assez sans qu’on le die.
De grand plaisir nostre amant s’extasie.
Que si le jeu plut beaucoup à Richard,
Catelle aussi, toute rancune à part,
Le laissa faire, et ne voulut mot dire.
Il en profite, et se garde de rire ;
Mais toutefois ce n’est pas sans effort
De figurer le plaisir qu’a le sire,
Il me faudroit un esprit bien plus fort.
Premierement il joüit de sa belle ;
En second lieu il trompe une cruelle,
Et croit gagner les pardons en cela.
Mais à la fin Catelle s’emporta.
C’est trop souffrir, Traître ! Ce luy dit-elle,
Je ne suis pas celle que tu pretents.
Laisse-moy là ; sinon à belles dents
Je te déchire, et te saute à la veuë.
C’est donc cela que tu te tiens en muë ;
Fais le malade, et te plains tous les jours ;
Te reservant sans doute à tes amours.

Parle, méchant, dis-moy, suis-je pourveuë
De moins d’appas, ay-je moins d’agrément,
Moins de beauté, que ta Dame Simone ?
Le rare oiseau ! O la belle friponne !
T’aymois-je moins ? Je te hais à present ;
Et pleust à Dieu que je t’eusse veu pendre.
Pendant cela Richard pour l’appaiser
La caressoit, tâchoit de la baiser ;
Mais il ne pût ; elle s’en sceut défendre.
Laisse-moy là ! se mit-elle à crier ;
Comme un enfant penses-tu me traiter ?
N’approche point, je ne suis plus ta femme :
Rends-moy mon bien, va-t’en trouver ta Dame :
Va déloyal, va-t’en, je te le dis.
Je suis bien sotte et bien de mon païs
De te garder la foy de mariage :
A quoy tient-il que, pour te rendre sage,
Tout sur le champ je n’envoye querir
Minutolo, qui m’a si fort cherie ?
Je le devrois afin de te punir ;
Et, sur ma foy, j’en ay presque l’envie.
A ce propos le galand éclata.
Tu ris, dit-elle, ô Dieux ! quelle insolence !
Rougira-t-il ? Voyons sa contenance.
Lors de ses bras la Belle s’échappa,
D’une fenestre à tastons approcha,
L’ouvrit de force ; et fut bien estonnée
Quand elle vit Minutol, son amant :
Elle tomba plus d’à demi-pâmée.
Ah ! qui t’eust creu, dit-elle, si méchant ?
Que dira-t-on ? me voila diffamée.
Qui le sçaura ? dit Richard à l’instant,
Janot est seur, j’en répons sur ma vie.
Excusez donc si je vous ay trahie ;
Ne me sçachez mauvais gré d’un tel tour :
Adresse, force, et ruse, et tromperie,
Tout est permis en matiere d’amour.
J’estois reduit avant ce stratagême

A vous servir, sans plus, pour vos beaux yeux :
Ay-je failli de me payer moy-mesme ?
L’eussiez-vous fait ? non sans doute ; et les Dieux
En ce rencontre ont tout fait pour le mieux :
Je suis content ; vous n’estes point coupable ;
Est-ce dequoy paroistre inconsolable ?
Pourquoi gemir ? J’en connois, Dieu-mercy,
Qui voudroient bien qu’on les trompast ainsi.
Tout ce discours n’appaisa point Catelle ;
Elle se mit à pleurer tendrement.
En cet estat elle parut si belle,
Que Minutol, de nouveau s’enflâmant,
Luy prit la main. Laisse-moy, luy dit-elle :
Contente-toy ; veux-tu donc que j’appelle
Tous les voisins, tous les gens de Janot ?
Ne faites point, dit-il, cette folie ;
Vostre plus court est de ne dire mot.
Pour de l’argent, et non par tromperie,
(Comme le monde est à present bâty)
L’on vous croiroit venuë en ce lieu-cy.
Que si d’ailleurs cette supercherie
Alloit jamais jusqu’à vostre mary,
Quel déplaisir ! songez-y, je vous prie ;
En des combats n’engagez point sa vie ;
Je suis du moins aussi mauvais que luy.
A ces raisons enfin Catelle cede.
La chose estant, poursuit-il, sans remede,
Le mieux sera que vous vous consoliez.
N’y pensez plus. Si pourtant vous vouliez……
Mais bannissons bien loin toute esperance ;
Jamais mon zele et ma perseverance
N’ont eu de vous que mauvais traitement.
Si vous vouliez, vous feriez aisément
Que le plaisir de cette jouissance
Ne seroit pas, comme il est, imparfait :
Que reste-t-il ? le plus fort en est fait.
Tant bien sceut dire, et prescher, que la Dame,
Sechant ses yeux, rasserenant son ame,

Plus doux que miel à la fin l’écouta.
D’une faveur en une autre il passa,
Eut un souris, puis aprés autre chose,
Puis un baiser, puis autre chose encor ;
Tant que la belle, aprés un peu d’effort,
Vient à son point, et le drosle en dispose[16].
Heureux cent fois plus qu’il n’avoit esté !
Car quand l’amour d’un et d’autre costé
Veut s’entremettre, et prend part à l’affaire
Tout va bien mieux, comme m’ont asseuré
Ceux que l’on tient sçavans en ce mystere.
Ainsi Richard joüit de ses amours,
Vescut content, et fit force bons tours,
Dont celuy-cy peut passer à la monstre.
Pas ne voudrois en faire un plus rusé.
Que pleust à Dieu qu’en certaine rencontre
D’un pareil cas je me fusse avisé !



III. — LE COCU, BATTU ET CONTENT.
Nouvelle tirée de Bocace[17].


 
N’a pas long-temps de Rome revenoit
Certain Cadet, qui n’y profita guere,
Et volontiers en chemin sejournoit,
Quand par hazard le Galand rencontroit
Bon vin, bon giste, et belle chambriere.
Avint qu’un jour, en un Bourg arresté,
Il vid passer une Dame jolie,
Leste, pimpante, et d’un Page suivie,
et la voyant il en fut enchanté.

La convoita, comme bien sçavoit faire.
Prou de pardons il avoit rapportés ;
De vertu peu ; chose assez ordinaire.
La Dame estoit de gracieux maintien,
De doux regard, jeune, fringante et belle,
Somme qu’enfin il ne luy manquoit rien,
Fors que d’avoir un Amy digne d’elle.
Tant se la mit le drosle en la cervelle,
Que dans sa peau peu ny point ne duroit :
Et s’informant comment on l’appelloit :
C’est, luy dit-on, la Dame du Village ;
Messire Bon l’a prise en mariage,
Quoyqu’il n’ait plus que quatre cheveux gris :
Mais, comme il est des premiers au païs,
Son bien supplée au défaut de son âge.
Nostre Cadet tout ce détail apprit,
Dont il conceut esperance certaine.
Voicy comment le Pelerin s’y prit.
Il renvoya dans la Ville prochaine
Tous ses Valets ; puis s’en fut au chasteau ;
Dit qu’il estoit un jeune jouvenceau
Qui cherchoit maistre, et qui sçavoit tout faire.
Messire Bon, fort content de l’affaire,
Pour Fauconnier le loüa bien et beau
(Non toutesfois sans l’avis de sa femme).
Le Fauconnier plût tres-fort à la Dame ;
Et n’estant homme en tel pourchas nouveau,
Guere ne mit à declarer sa flâme.
Ce fut beaucoup ; car le Vieillard estoit
Fou de sa femme, et fort peu la quittoit,
Sinon les jours qu’il alloit à la chasse.
Son Fauconnier, qui pour lors le suivoit[18],
Eust demeuré volontiers en sa place.
La jeune dame en estoit bien d’accord ;
Ils n’attendoient que le temps de mieux faire.

Quand je diray qu’il leur en tardoit fort,
Nul n’osera soustenir le contraire.
Amour enfin, qui prit à cœur l’affaire,
Leur inspira la ruse que voicy.
La Dame dit un soir à son mary :
Qui croyez-vous le plus remply de zele
De tous vos gens ? Ce propos entendu,
Messire Bon luy dit : J’ay toûjours creu
Le Fauconnier garçon sage et fidelle ;
Et c’est à luy que plus je me fierois.
Vous auriez tort, repartit cette Belle ;
C’est un méchant : il me tint l’autre fois
Propos d’amour, dont je fus si surprise,
Que je pensay tomber tout de mon haut ;
Car qui croiroit une telle entreprise ?
Dedans l’esprit il me vint aussi-tost
De l’étrangler, de luy manger la veuë :
Il tint à peu ; je n’en fus retenuë
Que pour n’oser un tel cas publier :
Mesme, à dessein qu’il ne le pust nier,
Je fis semblant d’y vouloir condescendre ;
Et cette nuit, sous un certain poirier,
Dans le jardin je luy dis de m’attendre.
Mon mary, dis-je, est toûjours avec moy,
Plus par amour que doutant de ma foy ;
Je ne me puis dépestrer de cet homme,
Sinon la nuit pendant son premier somme :
D’auprés de luy taschant de me lever,
Dans le jardin je vous iray trouver.
Voila l’estat où j’ay laissé l’affaire.
Messire Bon se mit fort en colere.
Sa femme dit : Mon mary, mon Epoux,
Jusqu’à tantost cachez vostre courroux ;
Dans le jardin attrapez-le vous-mesme ;
Vous le pourrez trouver fort aisément,
Le poirier est à main gauche en entrant.
Mais il vous faut user de stratagème :
Prenez ma juppe, et contre-faites-vous ;

Vous entendrez son insolence extrême :
Lors d’un baston donnez-luy tant de coups,
Que le Galant demeure sur la place.
Je suis d’avis que le friponneau fasse
Tel compliment à des femmes d’honneur.
L’Espoux retint cette leçon par cœur.
Onc il ne fut une plus forte dupe
Que ce vieillard, bon-homme au demeurant.
Le temps venu d’attraper le Galant,
Messire Bon se couvrit d’une juppe,
S’encorneta, courut incontinent[19]
Dans le jardin, où ne trouva personne :
Garde n’avoit ; car tandis qu’il frissonne,
Claque des dents, et meurt quasi de froid,
Le Pelerin, qui le tout observoit,
Va voir la Dame ; avec elle se donne
Tout le bon temps qu’on a, comme je croy,
Lors qu’amour seul estant de la partie,
Entre deux draps on tient femme jolie ;
Femme jolie, et qui n’est point à soy.
Quand le Galant, un assez bon espace,
Avec la Dame eust esté dans ce lieu,
Force luy fut d’abandonner la place :
Ce ne fut pas sans le vin de l’adieu.
Dans le jardin il court en diligence.
Messire Bon, remply d’impatience,
A tous momens sa paresse maudit.
Le Pelerin, d’aussi loin qu’il le vid,
Feignit de croire appercevoir la Dame,
Et luy cria : Quoy donc, méchante femme !
A ton mary tu brassois un tel tour !
Est-ce le fruit de son parfait amour !
Dieu soit témoin que pour toy j’en ay honte :
Et de venir ne tenois quasi conte,

Ne te croyant le cœur si perverti
Que de vouloir tromper un tel mary.
Or bien, je vois qu’il te faut un amy ;
Trouvé ne l’as en moy, je t’en asseure.
Si j’ay tiré ce rendez-vous de toy,
C’est seulement pour éprouver ta foy ;
Et ne t’attends de m’induire à luxure :
Grand pecheur suis ; mais j’ay là, Dieu mercy,
De ton honneur encor quelque soucy.
A Monseigneur ferois-je un tel outrage ?
Pour toy, tu viens avec un front de Page :
Mais, foy de Dieu, ce bras te chastiera ;
Et Monseigneur puis aprés le sçaura.
Pendant ces mots l’Epoux pleuroit de joye,
Et, tout ravy disoit entre ses dents :
Loué soit Dieu, dont la bonté m’envoye
Femme et valet si chastes, si prudens.
Ce ne fut tout ; car à grands coups de gaule
Le Pelerin vous luy froisse une épaule ;
De horions laidement l’accoustra ;
Jusqu’au logis ainsi le convoya.
Messire Bon eust voulu que le zele
De son valet n’eust esté jusques-là ;
Mais, le voyant si sage et si fidelle,
Le bon-hommeau des coups se consola.
Dedans le lit sa femme il retrouva ;
Luy conta tout, en luy disant : Mamie,
Quand nous pourrions vivre cent ans encor,
Ny vous ny moy n’aurions de nostre vie
Un tel valet ; c’est sans doute un tresor.
Dans nostre Bourg je veux qu’il prenne femme :
A l’avenir traitez-le ainsi que moy.
Pas n’y faudray, luy repartit la Dame ;
Et de cecy ie vous donne ma foy.


IV. — LE MARY CONFESSEUR.


Conte tiré des Cent Nouvelles Nouvelles.

 

Messire Artus, sous le grand Roy François,
Alla servir aux guerres d’Italie[20] ;
Tant qu’il se vid, aprés maints beaux exploits,
Fait Chevalier en grand’ceremonie.
Son general luy chaussa l’éperon ;
Dont il croyoit que le plus haut Baron
Ne luy deust plus contester le passage.
Si s’en revient tout fier en son Village,
Où ne surprit sa femme en Oraison.
Seule il l’avoit laissée à la maison ;
Il la retrouve en bonne compagnie,
Dansant, sautant, menant joyeuse vie,
Et des Muguets avec elle à foison.
Messire Artus ne prit goust à l’affaire,
Et, ruminant sur ce qu’il devoit faire :
Depuis que j’ay mon Village quitté,
Si j’estois crû, dit-il, en dignité
De cocüage et de chevalerie ?
C’est moitié trop : sçachons la verité.
Pour ce s’avise, un jour de Confrairie,
De se vestir en Prestre, et Confesser.
Sa femme vient à ses pieds se placer.
De prime abord sont par la bonne Dame
Expediez tous les pechez menus ;
Puis à leur tour les gros estant venus,
Force luy fur qu’elle changeast de game.

Pere, dit-elle, en mon lit sont receus
Un Gentil-homme, un Chevalier, un Prêtre.
Si le Mary ne se fust fait connoistre,
Elle en alloit enfiler beaucoup plus ;
Courte n’estoit, pour seur, la Kyrielle.
Son Mary donc l’interrompt là-dessus,
Dont bien luy prit. Ah, dit-il, infidelle !
Un Prestre mesme ! A qui crois-tu parler ?
A mon mary, dit la fausse femelle,
Qui d’un tel pas se sceut bien démesler.
Je vous ay veu dans ce lieu vous couler,
Ce qui m’a fait douter du badinage.
C’est un grand cas qu’estant homme si sage
Vous n’ayez sceu l’énigme débroüiller.
On vous a fait, dites-vous, Chevalier :
Auparavant vous estiez Gentil-homme ;
Vous estes Prestre avecque ces habits.
Benist soit Dieu, dit alors le bon-homme :
Je suis un sot de l’avoir si mal pris.



V. — CONTE D’UNE CHOSE ARRIVÉE
A CHASTEAU-THIERRY [21].


Un Savetier, que nous nommerons Blaise,
Prit belle femme, et fut trés-avisé.
Les bonnes gens, qui n’estoient à leur aise,
S’en vont prier un marchand peu rusé
Qu’il leur prêtast, dessous bonne promesse,
My-muid de grain ; ce que le Marchand fait.
Le terme écheu, ce creancier les presse,

Dieu sçait pourquoy : le galant, en effet,
Crut que parlà baiseroit la commere.
Vous avez trop dequoy me satisfaire,
(Ce luy dit-il) et sans débourser rien :
Accordez-moy ce que vous sçavez bien.
Je songeray, répond-elle, à la chose :
Puis vient trouver Blaise tout aussi-tost,
L’avertissant de ce qu’on luy propose.
Blaise luy dit : Par bieu ! femme, il nous faut
Sans coup ferir, rattraper nostre somme.
Tout de ce pas allez dire à cet homme
Qu’il peut venir, et que je n’y suis point.
Je veux icy me cacher tout à point.
Avant le coup demandez la cedule.
De la donner je ne crois qu’il recule.
Puis tousserez afin de m’avertir ;
Mais haut et clair, et plûtost deux fois qu’une.
Lors de mon coin vous me verrez sortir
Incontinent, de crainte de fortune.
Ainsi fut dit, ainsi s’executa ;
Dont le mary puis aprés se vanta ;
Si que chacun glosoit sur ce mystere.
Mieux eust valu tousser aprés l’affaire
(Dit à la Belle un des plus gros Bourgeois) ;
Vous eussiez eu vostre conte tous trois.
N’y manquez plus, sauf aprés de se taire.
Mais qu’en est-il ? or çà, Belle, entre nous.
Elle repond : Ah monsieur ! croyez-vous
Que nous ayons tant d’esprit que vos Dames ?
(Notez qu’illec, avec deux autres femmes,
Du gros Bourgeois l’épouse estoit aussi.)
Je pense bien, continua la Belle,
Qu’en pareil cas Madame en use ainsi ;
Mais quoy, chacun n’est pas si sage qu’elle.


VI. — CONTE TIRÉ D’ATHÉNÉE [22].


Du temps des Grecs deux sœurs disoient avoir
Aussi beau cul que fille de leur sorte ;
La question ne fut que de sçavoir
Quelle des deux dessus l’autre l’emporte.
Pour en juger un expert estant pris,
A la moins jeune il accorde le prix,
Puis, l’espousant, luy fait don de son ame ;
A son exemple un sien frere est épris
De la cadette, et la prend pour sa femme.
Tant fut entr’eux à la fin procedé,
Que par les sœurs un temple fut fondé
Dessous le nom de Vénus belle-fesse.
Je ne sçais pas à quelle intention,
Mais c’eust esté le temple de la Grece
Pour qui j’eusse eu plus de dévotion.



VII. — CONTE TIRÉ D’ATHÉNÉE [23]


Axiocus avec Alcibiades,
Jeunes, bien-faits, galants, et vigoureux,
Par bon accord, comme grands camarades,
En mesme nid furent pondre tous deux.

Qu’arrive-t-il ? l’un de ces amoureux
Tant bien exploite autour de la Donzelle,
Qu'il en nâquit une fille si belle,
Qu'ils s'en vantoient tous deux également.
Le temps venu que cet objet charmant
Pût pratiquer les leçons de sa mere,
Chacun des deux en voulut estre amant;
Plus n’en voulut l’un ny l’autre estre pere.
Frere, dit l’un, ah ! vous ne sçauriez faire
Que cet enfant ne soit vous tout craché.
Parbieu, dit l’autre, il est à vous, compere :
Je prends sur moy le hazard du peché.



VIII. — AUTRE CONTE TIRÉ
D’ATHÉNÉE [24].


À son souper un glouton
Commande que l’on appreste
Pour luy seul un Esturgeon.
Sans en laisser que la teste,
Il soupe ; il creve, on y court :
On luy donne maints clisteres.
On luy dit, pour faire court,
Qu’il mette ordre à ses affaires.
Mes amis, dit le goulu,
M’y voila tout resolu ;
Et puis qu’il faut que le meure,
Sans faire tant de façon,
Qu’on m’apporte tout à l’heure
Le reste de mon poisson.


IX. — CONTE-DE **** [25]


Sœur Jeanne, ayant fait un poupon,
Jeûnoit, vivoit en sainte fille,
Toûjours estoit en oraison,
Et toûjours ses Sœurs à la grille.
Un jour donc l’Abbesse leur dit :
Vivez comme Sœur Jeanne vit ;
Fuyez le monde et sa sequelle.
Toutes reprirent à l’instant :
Nous serons aussi sages qu’elle,
Quand nous en aurons fait autant.



X. — CONTE DU JUGE DE MESLE.


Deux Avocats qui ne s’accordoient point
Rendoient perplex un Juge de Province :
Si ne pût onc découvrir le vray point,
Tant luy sembloist que fust obscur et mince.
Deux pailles prend d'inégale grandeur :
Du doigt les serre ; il avoit bonne pince.
La longue échet sans faute au deffendeur,

Dont renvoyé s’en va gay comme un Prince.
La Cour s’en plaint, et le Juge repart :
Ne me blâmez, Messieurs, pour cet égard.
De nouveauté dans mon fait il n’est maille ;
Maint d’entre-vous souvent juge au hazard,
Sans que pour ce tire à la courte-paille.



XI. — CONTE D’UN PAYSAN
QUI AVOIT OFFENSÉ SON SEIGNEUR [26].


Un Païsan son Seigneur offensa :
L’Histoire dit que c’estoit bagatelle ;
Et toutesfois ce Seigneur le tança
Fort rudement; ce n’est chose nouvelle.
Coquin, dit-il, tu merites la hard :
Fay ton calcul d’y venir tost ou tard ;
C’est une fin à tes pareils commune.
Mais je suis bon ; et de trois peines l’une
Tu peux choisir : ou de manger trente aulx,
J’entends sans boire, et sans prendre repos ;
Ou de souffrir trente bons coups de gaules,
Bien appliquez sur tes larges épaules ;
Ou de payer sur le champ cent écus.
Le Païsan consultant là-dessus :
Trente aulx sans boire ! ah, dit-il en soy-même,
Je n’appris onc à les manger ainsi.
De recevoir les trente coups aussi,
Je ne le puis sans un peril extrême.
Les cent écus, c’est le pire de tous.

Incertain donc il se mit à genoux,
Et s’écria : Pour Dieu, miséricorde !
Son Seigneur dit : Qu’on apporte une corde ;
Quoy ! le Galant m’ose répondre encor ?
Le Païsan, de peur qu’on ne le pende,
Fait choix de l’ail ; et le Seigneur commande
Que l’on en cueüille, et surtout du plus fort.
Un aprés un luy-mesme il fait le conte :
Puis, quand il void que son calcul se monte
A la trentaine, il les met dans un plat ;
Et, cela fait, le malheureux pied-plat
Prend le plus gros, en pitié le regarde,
Mange, et rechigne ainsi que fait un chat
Dont les morceaux sont frotez de moûtarde.
Il n’oseroit de la langue y toucher.
Son Seigneur rit, et surtout il prend garde
Que le Galant n’avale sans mascher.
Le premier passe ; aussi fait le deuxiéme ;
Au tiers il dit : Que le diable y ait part !
Bref il en fut à grand’peine au douziéme,
Que s’écriant : Haro ! la gorge m’ard !
Tost, tost, dit-il, que l’on m’apporte à boire !
Son Seigneur dit : Ah ! ah ! sire Gregoire !
Vous avez soif ! je vois qu’en vos repas
Vous humectez volontiers le lampas.
Or beuvez donc, et beuvez à vostre aise ;
Bon prou vous fasse : hola, du vin, hola !
Mais mon amy, qu’il ne vous en déplaise,
II vous fauldra choisir aprés cela,
Des cent écus, ou de la bastonnade,
Pour suppléer au défaut de l’aillade.
Qu’il plaise donc, dit l’autre, à vos bontez
Que les aulx soient sur les coups precontez :
Car, pour l’argent, par trop grosse est la somme :
Où la trouver, moy qui suis un pauvre homme ?
Hé bien, souffrez les trente horions,
Dit le Seigneur ; mais laissons les oignons.
Pour prendre cœur, le Vassal en sa panse

Loge un long trait, se munit le dedans ;
Pus souffre un coup avec grande constance.
Au deux, il dit : Donnez-moy patience,
Mon doux Jesus, en tous ces accidens.
Le tiers est rude, il en grince les dents,
Se courbe tout, et saute de sa place.
Au quart il fait une horrible grimace ;
Au cinq un cri : mais il n’est pas au bout ;
Et c’est grand cas s’il peut digerer tout.
On ne vit onc si cruelle avanture.
Deux forts paillards ont chacun un baston,
Qu’ils font tomber par poids et par mesure,
En observant la cadence et le ton.
Le mal-heureux n’a rien qu’une chanson :
Grace, dit-il. Mais las ! point de nouvelle ;
Car le Seigneur fait frapper de plus belle,
Juge des coups, et tient sa gravité,
Disant toûjours qu’il a trop de bonté.
Le pauvre diable enfin craint pour sa vie.
Aprés vingt coups d’un ton piteux il crie :
Pour Dieu cessez : helas ! je n’en puis plus.
Son Seigneur dit : Payez donc cent écus,
Net et contant : je sçais qu’à la desserre
Vous estes dur ; j’en suis fasché pour vous.
Si tout n’est prest, vostre compere Pierre
Vous en peut bien assister, entre nous.
Mais pour si peu vous ne vous feriez tondre.
Le mal-heureux, n’osant presque répondre,
Court au magot, et dit : c’est tout mon fait.
On examine, on prend un trébuchet.
L’eau cependant luy coule de la face :
Il n’a point fait encor telle grimace.
Mais que luy sert ? il convient tout payer.
C’est grand’pitié quand on fasche son maitre !
Ce Païsan eut beau s’humilier ;
Et pour un fait, assez leger peut-estre
Il se sentit enflâmer le gosier,

Vuider la bourse, émoucher les épaules,
Sans qu’il luy fust dessus les cent écus,
Ny pour les aulx, ny pour les coups de gaules,
Fait seulement grace d’un carolus.


  1. En tête des Nouvelles en vers tirées de Bocace et de l’Arioste. Par M. de L. F. A Paris, chez Claude Barbin, 1665, in-12. Ce recueil contient seulement : Le cocu battu et content, Joconde, et La matrone d’Ephèse, imitation en prose de Pétrone, par Saint-Evremond. Quoique le titre porte la date de 1665, on lit après le privilège : Achevé d’imprimer le 10 Decembre 1664.
  2. Andria, prologus, v. 3.
  3. Publiée en 1665.
  4. On trouvera cette Imitation des arrests d’amours dans les Poësies diverses ; quant au fragment dont il s’agit ici, il appartient au Songe de Vaux.
  5. Orlando furioso, canto XXVIII. — L’édition originale, qui fait partie du recueil décrit ci-dessus dans la note de la page 1, porte le titre suivant : Joconde ou l’infidelité des femmes. Nouvelle, par M. de L. F.
  6. Edition originale :
    Un jour qu’il se miroit dans le cristal d’une onde,
    Je gage, ce dit-il, qu’il n’est point d’homme au monde
    Qui me puisse égaler en matiere d’appas.
    J’y mettray, si l’on veut, la meilleure Province
    De mes Estats.

  7. Edition originale
    C’est le nom que le frere avoit.
  8. Edition originale :
    Et se distilloit en adieux.
  9. Edition originale :
    Tous deux dormoient : de prim’ abord Joconde.
  10. Edition originale et 1re édition de la 1re partie.
    Plus j’y pense et plus j’enrage.
  11. Edition originale :
    Et n’avez de present besoin que de repos.
    Voire, dit le Romain, mais vous-mesme, à propos…
  12. Edition originale :
    N’en ayant point d’autre raison…
  13. Edition originale :
    Et leur livre estant presque plein.
  14. Decameron, giornata III, novella VI.
  15. Edition de 1665 :
    Prenez sa place, et n’y marchandez pas.
  16. Manuscrits de Conrart :
    Tant qu’à son point, aprés un peu d’effort,
    La belle vient, et le drosle en dispose.
  17. Decameron, giornata VII, novella VII.
  18. Edition originale :
    Le Fauconnier…
  19. Edition originale et 1re édition de la 1re partie, publiée en 1665 :
    S’encorneta, s’en fut incontinent.
  20. Manuscrits de Conrart :
    S’en fut…..
  21. Dans les éditions antérieures à 1669, au lieu de Chasteau-Thierry, on lit seulement l’initiale C. En 1685, Henri Desbordes, libraire d’Amsterdam, remplaça ce titre par le suivant : Le Savetier, qui fut adopté depuis par tous les autres éditeurs. — La Fontaine a traité ce même sujet dans un ballet intitulé Les Rieurs du Beau-Richard.
  22. Ce conte, imprimé d’abord fort incorrectement parmi les épigrammes de J. B. Rousseau, où il est intitulé Les Belles fesses, fut admis en 1817 dans l’édition compacte des Œuvres complètes de J. La Fontaine avec le titre de La Vénus Callipyge, qu’il a conservé depuis. Nous le donnons ici d’après les manuscrits de Conrart.
  23. Edition de 1685 : Les deux Amis.
  24. Le mot autre s’explique par la suppression qui avoit été faite de l’avant-dernier conte. Dans l’édition de 1685 le titre est : Le Glouton.
  25. M. Valckenaer fait remarquer que cette pièce a paru pour la première fois sous le titre d’Historiette dans un recueil intitulé : Les Plaisirs de la poësie galante, gaillarde et amoureuse. Dans cette édition le nom du principal personnage est sœur Claude. C’est à partir de l'édition hollandaise de 1685 qu’on voit paraître le titre de Sœur Jeanne, adopté depuis par tous les éditeurs.
  26. Dans les manuscrits de Conrart cette pièce a pour titre : Conte d’un Gentilhomme espagnol et d’un Païsan son vassal. Molière s’est rappelé ce conte en écrivant le 1er intermède du Malade imaginaire.