Œuvres complètes de Laurent Sterne/Mémoires de Sterne

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Mémoires
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. xi-xcvi).


MÉMOIRES
DE
STERNE.


Séparateur


Origine de Tristram Shandy.


Si le lecteur est curieux de connoître l’origine d’un pareil ouvrage, la voici :

En feuilletant mes manuscrits, j’y trouve que j’eus quelque envie jadis d’écrire mes mémoires.

Je me mis, en effet, à l’ouvrage avec l’intention la plus sérieuse et la plus stupide possible ; mais tout-à-coup le fantôme de l’imagination, et le phosphore de l’esprit brillèrent à ma vue, m’éblouirent et m’entraînèrent à travers les haies et les fossés, les ronces, les fondrières et les sables arides, pendant le cours de quatre volumes, avant que je me fusse avisé de me mettre au monde. Oui, la majeure partie de mon ouvrage étoit dépensée avant l’époque de ma naissance. Ah ! je le connoissois trop, ce monde, pour être tant désireux d’y arriver.

La bisarrerie et la nouveauté des premiers volumes exercèrent le goût capricieux du public : je fus applaudi et sifflé, défendu et censuré dans plus d’une page. Cependant, comme il y a, en un sens, plus de lecteurs que de juges, l’édition fut vendue, et, par conséquent, elle réussit. Cela m’encouragea, et je continuai avec le même ton d’insouciance, tout en chantant, et entouré d’une nombreuse audience, qui épioit la chute des feuilles que je lui jetois. Ce qui m’amusoit le plus, étoit ce nombre de lecteurs pénetrans, qui jugeoient que mes extravagantes lubies contenoient un sens mystique dont ils se targuoient de dévoiler la sublime profondeur à la fin de l’ouvrage.

Il y a plus encore : des jurés-experts devineurs d’énigmes prétendoient pouvoir suivre ma trace à travers chaque volume, sans perdre de vue, un seul moment, la connexion de mes phrases. Quels lynx ! quels enthousiastes ! avec quelle intelligence et quel avantage ces messieurs n’auroient-ils pas lu l’apocalypse ? la bête à sept têtes, le puits fumant et les sauterelles cuirassées n’auroient été qu’un jeu pour leur perspicacité.

Cependant j’ai la modestie d’avouer qu’il y a, par-ci, par-là, dans mon livre quelques passages intéressans.

In sterquilinio margaritam reperit.

J’y ridiculise quelques foiblesses : la charité et la bienveillance y sont toujours inspirées et recommandées : quelquefois, il est vrai, je cours les champs et les grands chemins, sans d’autre projet que celui de jouir du bienfait de l’air et de la liberté ; mais un objet de pitié se présente-t-il à moi, je l’offre aussitôt à la pitié publique.

C’est ainsi que je vaguois dans l’insouciance, aussi innocemment qu’un enfant qui joue en cheminant, et que je ne revenois à moi, que lorsque l’humanité, posant sa main sur mon sein, m’arrêtoit tout-à-coup, et me tiroit à part : j’étois alors dans mon fort. Nous exprimons bien ce que nous sentons vivement ; et, dans un pareil sujet, l’écrivain a une double énergie : il soulage son cœur, en plaidant pour les autres.

Je continuai cette rodomontade tout le long de mon ouvrage ; le papier s’entassoit sous ma main, quand je fis réflexion qu’il n’y avoit que sept merveilles au monde. En attendant, la nouveauté vieillissoit, et la bisarrerie perdoit de sa singularité : je m’en aperçus ; mais le moyen d’arrêter la vélocité d’une plume qui a pris son vol.

Je déterminai seulement de faire cesser les caracoles de mon dada ; je serai la gourmette ; et je m’apprêtai à tenir ma promesse au public, d’une manière plus posée et plus systématique. Me voilà à jeter sur mon papier, de grands sujets ; mais je n’ai pas eu le temps de les polir. Tant d’idées, tant de caprices passoient à travers ma cervelle pendant la composition, et repoussoient tellement tour-à-tour ces grands desseins, que je n’ai encore pu en former un seul volume, pour m’acquitter envers mes lecteurs.

Un de mes projets favoris étoit de composer un petit livret intitulé alphabet, à l’usage des jeunes gens de tous les états : ils devoient s’y instruire sur la manière d’agir et de parler dans les diverses occurrences de la vie.

Avouons-le à notre honte ; un pareil code nous manque encore. La nature, je le sais, a épuisé ses libéralités en faveur de quelques individus que je connois : elle leur inspire, dans leurs actions et leurs paroles, un esprit, une ame qui équivalent, et au-delà, à la nécessité de l’éducation ; mais ces exemples sont rares ; on peut même les appeler des comètes morales.

La plupart des hommes sont nés avec cette douce foiblesse de l’esprit, qui résout chaque action et chaque idée en égoïsme. La plus belle descendance généalogique, la plus brillante fortune ne sauroient vaincre cette foiblesse sans le secours de l’instruction.

Mais la plus grande partie de nos jeunes élégans, tandem custode remoto, aussitôt qu’elle est émancipée du collège, jette à bas le fardeau dont ses épaules étoient alourdies. Tel est leur raisonnement, ou leur déraison. Les offices de Cicéron sont classés par eux, avec Despautère, parmi les pédanteries des écoles. Ils ont alors assez de christianisme pour mépriser les péchés brillans de la morale payenne, ainsi que nos orthodoxes affectent de nommer ses vertus. Dès-lors leur sentiment devient le seul motif de leur jugement ; et les usages du monde, la règle unique de leurs actions.

De-là, l’introduction de tant de faux principes et de tant d’actions viles et ignobles. De-là, parmi les grands, les coureurs de Newmarket, le courtage et la corporation des nouvellistes. De-là, les dignitaires de la magistrature dégénèrent en praticiens, et les dignitaires de l’église en collecteurs de dîmes.

Le but de mon rituel devoit être de faire connoître le verum atque decens de la morale, la beauté ou la laideur des actions humaines. Il étoit important pour les personnes d’un certain rang, de pratiquer la vertu, ou du moins d’y prétendre. Ils auroient appris que ni leur propre sentiment, ni les usages du monde n’étoient pas une autorité suffisante pour la défense du vice ou de l’indécence. Je voulois les renvoyer à l’école : quoiqu’ils aient rarement un cœur, ils auroient encore appris quelque chose par cœur.

Nos seigneurs n’auroient pas été tentés, pour cela, de réformer leur petites maisons ; mais ils n’auroient peut-être pas osé les décorer de leurs écussons, et offrir les laquais ou leurs maîtresses revêtus de la livrée de leurs femmes. Nos apprentifs ministres n’auroient pas quitté chaque jour le heaume et l’épée, pour saisir et diriger les rennes d’un cabriolet leger.

On auroit peut-être moins vu de ces divorces scandaleux autorisés par nos mœurs modernes, de ces divorces, qui, comme les sections d’un polype, engendrent, chacun de leur côté, après leur séparation.

Je ne suis pas néanmoins assez visionnaire pour croire que mon alphabet eût rendu les hommes vertueux, en dépit de notre commune éducation.

Et quæ fuerunt vitia, mores sunt. Sénèque.

Les vices d’autrefois sont les mœurs d’aujourd’hui.

Clément.


Mais je pense qu’il est possible que les hommes se fussent accoutumés à ne pas faire parade de leurs déportemens ; c’étoit déjà gagner un grand point en morale :


Est quàdam prodire tenus, si non datur ultrâ.


La prétention à avoir plus de vertu qu’on n’en a, est hypocrisie ; mais il y a aussi quelque mérite à ne pas exposer en public les vices dont on est coupable.

Un homme de loi, opulent, auroit pu, malgré mes leçons, pourchasser un emploi, à la moitié de sa valeur, parce que le malheureux propriétaire avoit le gibet à éviter ; mais après m’avoir lu, il ne se seroit jamais vanté de son intelligence.

Un libertin auroit pu tromper la beauté et marchander l’innocence auprès de la misère ; mais il n’auroit pas cherché un confident à ses amours. Il n’auroit pas plongé sa victime dans l’indigence, et proclamé son vil triomphe.

Une autre de mes visions étoit de donner quelques idées sur l’amélioration de la procréation humaine. J’avois préparé une nouvelle édition de la callipédie, ou l’art de faire de beaux enfans ; — je l’aurois décorée de notes et d’estampes, et enrichie de traits philosophiques, qui frappoient sans cesse mon sensorium, lorsque ce projet alloit et venoit dans ma tête.

Mille écoles sont ouvertes pour le progrès des sciences et des arts. Ô honte ! il n’en est point pour l’art de la nature ! Celui qui copie la physionomie divine de l’homme, reçoit des couronnes et des applaudissemens, tandis que celui qui présente la maîtresse pièce, le prototype d’un travail mimique, n’a, comme la vertu, que son travail pour récompense.

J’eusse encouragé l’antique, le moral, le politique ouvrage de la propagation : j’eusse peut-être réveillé quelque idée semblable à l’établissement des Romains, nommé Jus trium liberorum ; et restreint l’abus de ces mélanges adultères, qui se terminent toujours par la stérilité, parce que la débauche est un monstre qui n’engendre pas.

Je ne puis concevoir comment cet objet n’est pas devenu celui d’une fondation royale, à moins que l’exemple de notre roi, bon père et loyal époux, n’en tienne lieu.

Je me suis quelquefois amusé, dans mes lubies philosophiques, de l’idée de voir un couple d’enfans faits suivant mes principes. Je n’alarmerai pas, par une description, les oreilles de mes auditeurs… quoique je sois bien assuré que le suprême auteur de la beauté, de l’ordre et de l’harmonie, ne pourroit se fâcher de pareilles recherches.

Le Dieu de la nature seroit-il jaloux de voir notre curiosité se plonger dans la profondeur de ses secrets ? la philosophie peut-elle devenir une impiété ?

Plusieurs autres projets de cette espèce, dont l’exposition suffiroit à lasser l’infatigable Fabius, et dont l’exécution demanderoit une vie patriarchale, se sont présentés à mon imagination active, indépendamment de mille boutades, qui sont aussitôt avortées dans ma tête. Ces idées ont été engendrées au milieu des chagrins, des peines, des maladies ; et je n’ai jamais pu les porter plus de quelques minutes.

Appelez à présent ceci, non mes ouvrages, mais mes amusemens ; je le veux bien : songez seulement, critiques, que j’écris beaucoup pour ma santé, et un peu pour celle de mes lecteurs.

Bacon, dans son histoire de la vie et de la mort, recommande expressement la lecture des ouvrages gais et légers ; et je vais faire insérer le mien dans la nouvelle édition du dispensaire de Londres.

Cherchera-t-on, après cela, minutieusement des fautes dans un livre fait dans de pareilles vues ? Quelle gaieté les chirurgiens ne sont-ils pas forcé d’employer quand ils prêtent leur cruel ministère à la beauté souffrante ?

Les philosophes ont aussi approuvé les bagatelles dans les maladies de l’esprit :


Misce stultitiam consiliis brevem.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lusus animo debent aliquando dari

Ad cogitandum, melior ut redeat sibi ?
etc. etc. etc. etc.


Et moi, qui suis un parfait philosophe de l’école française, dont la doctrine est toute renfermée dans cette formule : Riez de tout, j’affirme que les ouvrages dont le seul but est d’égayer l’esprit, quelques libres qu’ils semblent être, ne doivent pas être jugés avec une sévérité aussi méthodique, tandis que ceux qui attentent, soit de front, soit obliquement, aux principes de la morale et de la religion, ne sauroient être trop hautement anathématisés.

Quel art, lecteur, que celui d’exciter le sourire, sans exciter la rougeur, de provoquer le désir, sans offenser la décence ! Ah ! s’il eût toujours existé, le calendrier ne regorgeroit pas de tant de saints ! Il y auroit du mérite à l’être.

Mais pourquoi cette division pénible de chapitres ?

Ah ! messieurs, cette méthode est un expédient admirable pour les petits lecteurs et les petits auteurs. Elle sert à les reposer tous


Divisum sic breve fiet opus.


La bible même pourroit sembler ennuyeuse, sans le secourable repos des chapitres.

Outre cela, les intervalles ou-lignes en blanc, en style d’imprimerie, remplissent bien adroitement le volume ; on peut les comparer à ces surtouts économiques qui couvrent une table, sans rien ajouter à la bonne chère.

Je m’attends bien à voir ici mes journalistes précepteurs remarquer que ces espaces sont les meilleurs passages de mon livre, par la raison que le blanc vaut mieux que ce qui est maculé.

Qu’ils en jasent à leur aise. Il y a longtemps que mon marché est fait avec eux ; je suis aussi indifférent à leurs censures qu’à leurs éloges. Les vrais critiques, comme des faucons généreux, chassent pour leur plaisir ; mais les hebdomadaires, comme les vautours, ne chassent que pour la proie. Sous ce rapport, ils méritent plus de pitié que de ressentiment.

Vous plaindriez-vous, lecteur, de la brièveté de mes chapitres ? mais songez que, s’ils étoient plus longs, ils deviendroient nécessairement plus pesans.

Il est peu de sujets qui puissent être assez variés pour amuser dans le cours suivi de plusieurs pages.

Vous plaindriez-vous de la longueur de mon ouvrage ? ne craignez pas que je l’alonge autant que je pourrois le faire. Je n’use point de l’art des procureurs pour éterniser les procès ; et je voudrois que le code Frédéric fût reçu en littérature, comme il l’est en pratique.

Au reste, vous trouverez dans ces volumes assez de choses pour votre argent ; un petit nombre de paroles suffit entre amis ; un plus petit nombre encore suffit entre ennemis ; et vous êtes sûrement dans l’une de ces deux classes, car je défie votre indifférence.


LETTRE DE STERNE


AU DOCTEUR ***,


Sur Tristram Shandy.


Mon cher monsieur,


Vous vous êtes si souvent appesanti, dans nos conversations, dans vos lettres, et particulièrement dans la dernière, sur cette sentence, de mortuis nil nisi bonum : vous avez traité la matière avec un tel sérieux et une telle sévérité, en me supposant, sans doute, transgresseur de cet article de votre décalogue, que vous m’avez rendu aussi sérieux et aussi sévère que vous ; mais, afin que les passions que vous avez élevées en moi, n’agissent pas trop vivement, j’ai différé quatre jours de vous répondre, pour tempérer leur vivacité.

De mortuis nil nisi bonum. Eh bien ! j’ai considéré les fondemens et la sagesse de cette maxime, aussi froidement, aussi charitablement qu’un chrétien peut le faire ; et je n’y ai absolument rien trouvé : je n’en ai rien pu faire qu’une mauvaise chanson de nourrice, mise en latin par quelque pédant, pour être chantée par quelque hypocrite, à la consolation de quelque libertin à l’agonie. Elle est, je l’avoue, en latin ; c’est une grande considération ; mais en anglais, c’est la plus foible et la plus futile proposition : Vous ne direz des morts que du bien. Pourquoi ? qui l’a dit ? ni la raison, ni l’écriture. Les auteurs sacrés ont fait tout autrement ; et le sens commun m’apprend que si l’on doit décrire les siècles et les hommes passés, ils faut les peindre comme ils ont existé, c’est-à-dire, avec leurs vertus et leurs foiblesses, et qu’il est de l’intérêt de la vertu que l’on ne défigure pas leurs traits. Les passions et les égaremens du cœur sont les marques distinctives du caractère des hommes ; et si je les peignois, j’omettrois aussi peu leurs fantaisies que leurs visages.

Si néanmoins on nous forçoit, pauvres diables de peintres, à nous conformer à ce canon, de mortuis, dont le son résonne comme quelque chose de pieux, si l’on nous obligeoit de prendre sur la même palette nos anges et nos diables, j’en conclus qu’il faudroit élever sur le même piédestal nos Sidenhams et nos Sangrados, nos Lucrèces et nos Messalines, nos Sommers et nos Bolinbrokes ; et que tous les historiens qui ont fait autrement depuis Saluste jusqu’à Smolet, sont coupables des crimes dont vous m’accusez, lâcheté et injustice.

Pourquoi lâcheté ? parce qu’il n’y a pas de courage à attaquer un mort qui ne peut se défendre. Eh ! pourquoi, docteurs, l’attaquez-vous avec vos bistouris ? oh ! c’est pour le bien des vivans. Voilà la bonne raison : c’est la mienne. J’ai quelque chose à ajouter à ma défense. Non, je n’ai pas meurtri le docteur Phutatorius, je ne l’ai qu’égratigné ; à peine a-t-il saigné. Je lui ai rendu d’abord tout honneur, en parlant de lui comme d’un grand homme : il est vrai que j’ai souri à l’aspect d’un de ses ridicules ; mais il étoit connu avant moi des servantes et des laquais. Si Phutatorius est un personnage sacré, duquel il ne soit pas permis de sourire, il est plus heureux que ceux qui valent mieux que lui. Dans la même page, j’en ai dit autant, (sans lâcheté et sans injustice), d’un roi qui avoit deux fois sa sagesse. C’est Salomon, sur lequel j’ai fait cette remarque. C’étoient de grands hommes ; mais il partageoient également les foiblesses de l’humanité.

Vous me dites, pour me consoler, que mon livre sera assez lu pour me rapporter la taxe que j’ai voulu mettre sur la curiosité publique. Cela n’est pas consolant, docteur ; et vous traitez l’écrivain beaucoup plus mal qu’on ne traita jadis le pécheur à qui l’on dit : Vous gagnerez un sou par vos péchés ; et c’est assez. Il est vrai qu’en écrivant, j’ai supposé, comme tous les autres, que mon travail pourroit tourner à mon avantage.

Faites-vous autrement ? mais permettez-moi d’ajouter que j’ai eu d’autres vues. J’ai désiré de rendre le monde meilleur, en livrant au ridicule ce qui m’a paru le mériter, et surtout la suffisance pédantesque. Mon livre dira si je l’ai fait ; et le monde en jugera, pourvu, docteur, que ce ne soit pas ce petit monde de votre connoissance, dont vous appelez pompeusement l’opinion, un modèle à oracles, et qui affirme, dites-vous, que l’on ne peut pas confier mes ouvrages aux mains d’une femme à caractère. Exceptons-en d’abord les veuves, soit parce qu’elles sont moins foibles, soit parce que les ai mises dans mon parti, par quelques bons offices à elles rendus dans mon premier volume. Quant aux femmes mariées, elles ne pourront pas lire mon livre ; le ciel préserve leur chasteté de l’atteinte de Shandy ! Que Dieu les prenne sous sa protection, dans cette épreuve périlleuse ; et qu’il nous envoie une quantité de duègnes, pour épier leur température, jusqu’à ce qu’elles aient gagné, saines et sauves, les bords de mon dernier volume ! Si cela ne suffit pas, que sa bonté nous gratine d’un bon nombre de Sangrados, qui versent l’eau froide à pleines cruches, jusqu’à ce que la fermentation soit passée !

Quand vous parlez de mes intérêts pécuniaires : vous me supposez sûrement bien pauvre et bien endetté. Je remercie le ciel de ce que je ne le suis pas davantage, et de ce qu’il m’en reste assez pour avoir, chaque jour, une chemise blanche, une jate de lait et la paix. Avec cela, il m’est impossible de désirer un état plus brillant, et les faveurs de la fortune. Malédiction sur elle ! je n’envie pas la posture de l’homme vil qui s’agenouille dans la boue pour l’adorer.

Quels que soient, au reste, les succès que je me suis promis, en me faisant auteur, je proteste d’abord que mon but est honnête, et que j’écris plus pour la gloire que pour le gain. On ne m’humiliera pas par des critiques injustes : car on n’humilie pas un auteur, quand on veut.

On rendroit, dites-vous, mon livre meilleur avec quelques ratures. Eh bien ! je vous assure que les passages dont vous me proposez le sacrifice y sont ceux que d’excellens critiques ont le plus approuvés ; et je serai toujours assez au-dessus de la crainte des autres, pour ne pas tailler et retailler mes ouvrages sur le patron que me donneroient les prudes et les docteurs.

Cette lettre servira d’apologie à mon ouvrage. Je ne suspecterai jamais la sincérité de mes amis ; ils seront toujours mes vrais juges. Plusieurs d’entr’eux estiment mes ouvrages meilleurs, à mesure qu’ils les lisent, et peu les trouvent plus mauvais.

Je suis, etc.


ÉLISA,


ou le Confucius femme.


J’étois un matin assis auprès de mon feu, et fort malade, quand je reçus une carte très-polie, écrite de la main d’une femme que je ne connoissois point. Frappée, disoit-elle, de cette veine heureuse de philantropie qui couloit, en ruisseaux de lait et de miel, de mes écrits, elle seroit infiniment flattée de faire une connoissance intime avec l’auteur, en le priant de venir prendre du thé chez elle.

J’étois trop malade pour sortir ; et je lui répondis en quelques lignes, que je désirois également de faire connoissance avec une personne dont le cœur et l’esprit sembloient tellement sympathiser avec les sentimens sur lesquels elle me complimentait, et que je lui demandois l’honneur d’une visite ce soir même.

Elle accepta mon invitation, et vint en conséquence. Elle me visita tout le temps que je restai confiné dans ma chambre ; et je lui rendis cette politesse aussitôt que je pus sortir.

C’était une femme de bon sens, vertueuse, peu animée, mais douée de cette charmante et constante sorte de gaieté qui dérive naturellement de la bonté, mens conscia recti. Elle étoit extrêmement réservée, et ne parloit que lorsqu’on l’interrogeoit. Semblable à un luth, elle possédoit en elle-même tous les pouvoirs passifs de la musique ; mais elle avoit besoin d’une main qui les mît en œuvre.

Elle avoit quitté l’Angleterre bien jeune, avant que ses tendres affections eussent contracté ce cal, occasionné par le frottement du monde. On l’avoit conduite dans l’Inde, où ses sentimens se mûrirent en principes, et s’échauffèrent de l’enthousiasme sublime de la morale orientale.

Elle me sembloit être malheureuse ; et cela ajouta à mon estime pour elle. Je devinai, plutôt que je ne lui demandai, son histoire ; elle sentoit et ne murmuroit pas. Le fiel ne bouilloit pas en elle ; un chyle balsamique couloit toujours dans ses veines.

Pendant son séjour en Angleterre, cette douce communication ne fut jamais interrompue ; à son départ une correspondance amicale lui succéda : elle partit, et ce fut pour toujours. Je ne la rencontrerai plus… dans ce monde… Elle étoit, hélas ! la femme d’un autre.

La femme d’un autre ! et qu’avois-je besoin de faire cette confession ? La réforme du christianisme a déchiré cette pratique de notre rituel. J’eus beau dire qu’elle m’appela dans toutes ses détresses, que je la secourus autant qu’il fut en moi, que je la servis, que ces considérations mettoient absolument hors de mon pouvoir tout projet de séduction, quand j’aurois été assez libertin pour en former ; ces excuses ne furent pas admises ; on me repliqua toujours : elle étoit la femme d’un autre.

Les femmes seront donc traitées désormais comme une reine d’Espagne. S’il arrive qu’elle tombe dans la boue, on l’y laisse se démener jusqu’à ce que son royal époux soit de loisir de venir la relever.

Tout sujet qui poseroit un doigt profane sur sa Majesté, encourroit la peine de mort ; et comme les magistrats du conseil n’ont pas encore déterminé en quel point principal de sa personne sacrée réside sa divinité, s’abstenir de toucher à aucun, fut toujours jugé la précaution la plus sûre.

Ainsi donc la philantropie, qui nous attira mutuellement, et la vertu qui nous unit, ne purent nous mettre à l’abri de la censure ! Ni son heureux caractère, ni ma figure cadavereuse n’opposèrent aucune digue aux torrens de la médisance ! Non.

L’invraisemblance d’une histoire maligne ne sert qu’à lui donner de la vogue, car elle augmente le scandale. Dans ce cas, une partie du monde, comme certains prêtres, est industrieuse à répandre une croyance dont elle rit, tandis que l’autre, comme le pieux Saint-Augustin, croit précisément parce que le mystère est aussi absurde qu’incroyable.


LE FEVRE.


Mon père étoit anglais et officier dans les armées. Il étoit en garnison à Clonmel en Irlande, lorsque j’y naquis ; je restai dans ce royaume jusqu’à l’âge de douze ans, et j’y reçus les premiers élémens de la littérature, par les soins affectueux d’un lieutenant du régiment de mon père. Il s’appeloit Lefevre. Je lui dois infiniment plus que ma grammaire latine ; il m’apprit aussi celle de la vertu. Cet excellent homme sema le premier dans mon cœur, les principes, non d’un ministre, mais d’un chrétien. Il embauma mon ame du parfum de la bienveillance et de la philantropie ; il lui imprima cette sensibilité qui la fait vibrer à la vue des maux de l’humanité.

Il m’apprit que la tempérance est la mère de la charité ; et c’est dans ce sens seulement que j’aime la vérité de ce proverbe, charité bien ordonnée commence toujours par soi-même.

Il assoupit et adoucit mon caractère par ses exemples ; et il me doua enfin de quelques vertus qui ont fait le bonheur et le malheur de ma vie, et qui m’assurent le repos de l’éternité.

Le Fevre est mort depuis long-temps ; et je répète, j’écris son nom avec la reconnoissance et le respect que je dois à sa mémoire. C’est tout ce que je puis faire. J’aurois arraché de dessus sa tombe quelque plante malfaisante, si j’y en avois vu croître ; car certainement ses cendres n’en peuvent, ni au physique ni au moral, produire et nourrir aucune.


MON ONCLE TOBIE.


J’avois un oncle ministre de l’évangile, mais entiérement entiché de politique. Il avoit la louable ambition de se pousser dans le monde. La prêtrise est bonne pour s’avancer dans l’autre, mais elle aide bien peu ici bas.

Il s’appliquoit néanmoins à apprendre par cœur les trente neuf articles de foi, pour subir savamment son jugement dernier, sans penser à cette vieille maxime : Vivez, apprenez, vous mourrez et oublierez.

En attendant, il s’amusoit à écrire des pamphlets pendant le ministère de Walpole, en faveur de son administration. Mais la fortune qu’il poursuivoit fuyoit toujours devant lui, sans se tourner, et ses apologies ne lui produisirent rien, car elles étoient pauvrement écrites.

Il eût mieux fait d’employer son temps à faire ses prières : en ce genre-là, tout ce qui est dit avec de bonnes intentions est fort bien reçu, quoique mal dit ; au lieu qu’ailleurs, ce qui est bien exécuté est seul bien reçu, quoique faussement pensé. Cela mortifia mon théologien.

Je venois du collége avec quelque petite littérature ; il m’employa à écrire ses feuilles pour la défense du ministère et non de l’évangile. Je lui obéis, et il donna mes ouvrages sous le nom de sir Robert.

Un sir Robert se présenta, et eut un bénéfice destiné à mon oncle. La méprise fut réparée quelque temps après.

Voici la coupe d’un de mes pamphlets.

Je ramassois d’abord toutes les objections faites contre le ministre depuis son entrée au ministère, et il y répondoit lui-même directement, suivant les connaissances certaines que j’en avois (en sortant du collége), et d’après des autorités respectables.

J’assurois que je n’étois ni un courtisan, ni l’ami d’aucun courtisan, mais un simple gentilhomme de campagne, dont la fortune étoit indépendante de qui que ce soit, (je n’avois pas le sou) ; que je ne m’étois jamais troublé la tête de débats politiques, mais qu’ayant été choqué de la licence des temps, j’étois volontaire au service de mon roi, de ma patrie, et champion de la vertu, de l’intégrité du ministre.

Je soutenois que le haut prix des denrées dont on se plaignoit si hautement, venoit des richesses et des trésors qui se versoient chaque année dans le royaume, sous les auspices de mon héros ; que l’accumulation des taxes, ainsi que le haussement des papiers publics étoient la plus sûre marque de la prospérité de l’état ; que les nouveaux impôts doubloient l’industrie, et que l’amélioration de cette espèce nouvelle de manufacture ajoutoit au capital de la nation.

Je me lamentois des fâcheux effets qu’on devoit craindre de la part de ces têtes chaudes, animées et haineuses ; j’avois la meilleure raison du monde d’appeler leur insurrection, une méthode sûre et cachée de trahison ; je disois que toutes les fois qu’un ministre est censuré, le roi étoit attaqué.

Des prêtres sans mœurs, quand ils tombent dans le mépris, invectivent contre l’impiété du siécle, et rapportent à l’athéisme des laïcs le scandale et les reproches qu’ils ont accumulés sur leurs fonctions.

Mon livre devint un code de politique pour tous les sycophantes ministériels du temps. Je n’avois pas laissé un seul paragraphe dans les écrits des auteurs politico-mercenaires passés, sans en faire usage, et les politico-mercenaires présens n’ont pas fait un seul livre sans faire usage du mien.

Le revenu du bénéfice de mon oncle étoit considérable, et j’y avois quelque droit. Il m’amusa d’espérances pendant quelques années, et arracha toujours, en attendant, quelques bribes de ma plume. Comme il étoit courtisan, il promit et tint, tout aussi bien qu’un autre.

Son ingratitude provoqua mon ressentiment au plus haut degré. Je me calmai cependant, et je fis servir mon accident à mes intérêts. Si mon esprit a donné à vivre aux autres, me dis-je à moi-même, un jour qu’il m’arriva de réfléchir, quelle folie de ne pas faire travailler cette manufacture pour mon propre compte !

Je venois d’être fait prêtre : je fis un sermon ; je le prêchai et le publiai.

Bon. Je résolus ensuite d’écrire mes Mémoires. Pourquoi non ? il n’y a pas un enseigne français qui ne le fasse. Si nous ne sommes pas de grande conséquence pour l’univers, nous le sommes certainement pour nous-mêmes. Nous sentons toute notre importance, et il est bien naturel d’exprimer ce que l’on sent.

Pour embellir mon ouvrage, je croquai le portrait de mon oncle ; il étoit assez piquant et assez vrai pour plaire ; mais, comme je le montrai à quelques-uns de mes amis, ils me réprimandèrent. Les prêtres, me disoient-ils, ont, Dieu le sait, assez d’ennemis, sans se meurtrir ainsi entre eux.

Personne ne souffre plus patiemment une mercuriale, et accueille moins le ressentiment que moi. Mon naturel n’est pas haineux, mon sang est paisible, et se fige à l’aspect du mal. J’avois oublié depuis long-temps mon oncle, et je ne fus plus tenté de le produire sur la scène.

Je changeai au contraire de projet, et je suppléai le vide de mon personnage dramatique par un oncle Tobie, enfant de mon imagination, bien différent de mon bénéficier, et tel que vous le connoissez.

Je m’étois marié long-temps avant cette époque ; ...... mais le papier est discret ; et le lecteur modeste (je n’en veux point d’autres), me permettra de tirer le rideau et de finir mon chapitre.


MOI.


Puisque je suis en train de peindre, il faut que je vous décrive ici le caractère d’Yorick, de Tristram ou de Sterne, cela vous amusera peut-être, ou je m’en amuserai ; c’est à-peu-près la même chose, ainsi donc je m’approprie tout ce chapitre


Hîc vir hic est tibi quem promitti saepius audis.


Je suis né, voilà la seule chose dont je n’aie pas à douter ; et je dois encore cet avantage au hasard qui préside à toutes mes aventures.

Mon père, qui n’étoit qu’un brave soldat, ne me donna aucune éducation ; il la méprisoit. Qu’il avoit de courage ! j’appris à lire et à écrire par hasard. Je fus à l’école, en faisant quelquefois la buissonnière, et je glanai quelques bribes de littérature par hasard. Le Fevre se trouva lieutenant de mon père par hasard. Je n’avois jamais eu l’intention de me marier, et je me mariai par hasard. Je n’ai jamais eu d’autre patron que ceux que j’ai rencontrés par hasard, et vous avez vu comment je devins auteur par hasard.

Je suis (qui le croiroit ?) plutôt un être pensant qu’un être agissant. Mon esprit a toujours été un chevalier errant, dont mon corps n’étoit que le simple écuyer ; et celui-ci a été tellement harassé des courses et des moulins à vent de son maître, qu’il a souvent eu l’envie de quitter le service, en s’écriant avec son confrère Sancho : béni soit celui qui a inventé le sommeil !

Passionné et indolent tout à la fois, j’ai complétement rempli les devoirs caractéristiques de l’homme.

Les philosophes en comptent quatre : — bâtir une maison, — planter un arbre, — écrire un livre, — et faire un enfant.

Ces quatre vertus cardinales ont été religieusement observées par moi ; et j’ai, selon la morale de l’histoire de Protogènes et d’Apelles, laissé mon nom sur le livre de vie.

Voilà, croyez-moi, foi de ministre, de plaisantes et agréables opérations. Je suis surpris que les hommes ne s’en occupent pas plus souvent : ce sont, de tous les travaux, ceux qui imitent le mieux l’ouvrage des sept jours ; tirer l’ordre du cahos, la lumière des ténèbres, orner et peupler la surface de la terre.

Allons, chrétiens et politiques, courage ! efforcez-vous de laisser quelqu’idée relative à vous, après vous. Si la postérité ne pleure pas de votre mort, qu’elle ait du moins quelque raison de parler de votre vie.

La philantropie est le sine quâ non de mon tempérament ; voilà la divinité dans laquelle je vis, je me meus, je place mon existence.

L’affection que je porte au genre humain est une correspondance entre le ciel et la terre, au centre de laquelle je me place. J’aime les hommes avec cette bienveillance et cette indulgence que je souhaite que Dieu ait pour moi ; je pallie leurs infirmités ; je pardonne leurs erreurs ; je désire en même-temps leur bien temporel et spirituel.

Ce sentiment est le premier qui se réveille avec moi, et le dernier qui me quitte quand je prends congé de mes sens. J’ai rêvé souvent que j’étois roi, et j’ai même employé des journées entières à distribuer les places de ma maison et les départemens de mon royaume. Bien plus, il faut l’avouer, je me suis gravement assis toute une matinée vis-à-vis d’une feuille de papier que je garnissois des noms de ceux de mes amis que je destinois aux emplois ; je les y classois selon leur mérite respectif, préférant toujours, ainsi qu’un bon roi doit le faire, les talens et les vertus à mes plus tendres affections.

N’étoit-ce pas, dites-moi, une scène des petites maisons ? un pareil manuscrit trouvé dans mon porte-feuille, ne passeroit il pas pour avoir été copié d’après la muraille charbonnée d’une loge ?

D’autres fois, je refusois absolument le sceptre ; je mettois le feu aux départemens de mes bureaux ; je m’écriois : nolo coronari. Mais cette résolution n’appaisoit pas ma soif de la domination ; je la resserrois seulement dans des bornes plus étroites, et la restreignois dans le cercle des hommes qui étoient compris dans celui de mon empire.

Je préfère Socrate à Solon, et j’aimerois mieux avoir le gouvernement moral que le gouvernement physique et politique des hommes. La seule et la vraie ambition est celle qui s’étend également sur toutes les nations, sur tous les âges, et qui se prolonge encore dans l’immensité de l’avenir.

Je suis peut-être un des plus grands philosophes que vous ayez connus. Les gens sensés admirent en moi, et les sots m’envient cette supériorité de talens ; ils croient que je l’ai acquise par l’étude et la résolution, combinées avec les avantages naturels d’une grande capacité et d’un grand esprit.

Je ne voudrois pas qu’ils le crussent ; d’abord, parce que cela n’est pas vrai, et ensuite, parce qu’une telle prévention peut détourner les hommes de parvenir à une excellence de caractère aussi heureuse et aussi aisée.

J’ai été, comme les autres, malade jusqu’à vingt-deux ans ; je ressentois la peine et la douleur, et je les supportois aussi naturellement que le froid et le chaud, la soif et la faim. Je réfléchissois un matin dans mon lit, car j’ai toujours aimé les réflexions, et mon esprit travailloit sur la fatalité et le poids des infirmités de tous les genres, dont il repassoit le catalogue ; il contemploit, d’un autre côté, la supériorité des anciens philosophes dans les épreuves qu’ils avoient à subir.

J’admirois, j’enviois cette heureuse situation d’un esprit qui sait se posséder ; à l’instant la lumière m’éclaira, je fis craquer mes doigts, et moi aussi, m’écriai-je, je suis philosophe ! Je me levai aussitôt, pour ne pas me rendormir sur cette résolution, pour ne pas l’oublier. Je mis les culottes d’un philosophe, voire d’un philosophe payen, et me voilà philosophe pour la vie.

Soyez assurés, messieurs, que c’est la seule inscription et le seul grade que j’aie jamais pris dans cette noble science, et cela suffit, en vérité. Les difficultés que nous craignons dans un pareil essai, sont (plus que celles que nous y trouvons) la cause qui empêche la philosophie et la vertu d’être communément recherchées.

Je suis, en général, gai, et ma gaieté est plus remarquable quand j’ai des maux et des infortunes, pourvu qu’elles me soient propres, que dans tout autre temps de ma vie. On s’empresse alors autour de mon grabat, non pas pour pleurer, mais pour rire à mes peines, pour m’ouïr plaisanter à la question, pour me voir rafiner mon être dans les tourmens.

Un de mes amis, croyant un jour que j’allois succomber aux accès d’une colique bilieuse, me parut fort étonné de la gaieté avec laquelle j’allois sortir de ce monde. Voici ma réponse :

Les chrétiens indolens se persuadent trop l’efficacité du repentir qu’un mourant peut témoigner à son lit de mort ; je n’y ai jamais cru. Quand on demanda à Socrate, avant son supplice, pourquoi il ne se préparoit pas à ce fatal passage, il répondit avec noblesse : je n’ai fait que cela toute ma vie.

Celui qui diffère le grand œuvre de son salut jusqu’à ce dernier moment, pousse le temps jusqu’à ce qu’il ait atteint le crépuscule de cette nuit éternelle, auquel il perd la lumière. La contrition de l’agonie peut être comparée à l’exclamation de Vanini, qui, ayant été athée pendant toute sa vie, appela machinalement Dieu au milieu des flammes de son bûcher.

Une attaque d’apoplexie nous privera-t-elle donc du bienfait de l’éternité ? cela est possible, si la crainte seule appelle le repentir. La vie n’est pourtant qu’un badinage, c’est une épigramme dont la mort est la pointe.

À ces mots, ma servante gagna le coin de ma chambre, et s’y mit en prières.


SUR LA MÉLANCOLIE.


Comme le plaisir est le seul plan de ma vie, je me donne quelquefois la douce, la tendre jouissance de la mélancolie, je pleure avec délices. Mes larmes ne tombent pas une à une et à regret ; mais, comme mes aumônes, elles se répandent abondamment et avec joie.

Si je pouvois être reproduit, je déclare ici solennellement que je me départirais plutôt des muscles du rire que de ceux des larmes. La sympathie est l’aimant de la vie, et je suis plutôt en harmonie avec l’homme malheureux, qu’avec celui à qui tout prospère.

Je me régale toutes les fois que cela me plaît. Combien d’amis j’ai perdus ! pauvre le Fevre ! infortunée Marie ! ma chère, ma toujours chère Elisa ! oui, j’évoque vos mânes, des profondeurs de la mort ; je les serre sur mon cœur, et je les y trouve toujours.

Celui qui peut lire sans pleurer la touchante prosopopée dans laquelle Samson déplore la perte de ses yeux, est plus malade que moi, car son cœur est pétrifié. Milton l’écrivit d’après ses sentimens, et sa cécité ternit et humecte souvent les regards que je fixe sur son livre.

Mais si je veux me donner une superbe fête de mélancolie, luxe inconnu aux ames vulgaires, je prends la vie de Thomas Morus, et je m’arrête à ce passage dans lequel mistriss Ropert, sa fille, le trouve retournant à la Tour immédiatement après sa condamnation ! Mon père !..... oh mon père !.....

Le titre seul d’un livre perdu depuis bien long-temps, m’a donné quelques heures de mélancolie : lamentatio gloriosi regis Eduardi de Kernavan, quam edidit tempore suae incarcerationis : Lamentation du glorieux roi Édouard de Kernavan, composée par lui pendant son emprisonnement. Le contraste frappant des troisième et quatrième mots avec le dernier, affecte ma sensibilité. Quoique l’histoire soit vieille, je ne puis m’empêcher d’y réfléchir aussi douloureusement que si j’apprenois quelque fâcheuse nouvelle.

Je crois être le seul à ressentir de pareils effets.

La multitude lit des yeux et écoute des oreilles ; il en est peu qui parcourent un livre ou qui l’écoutent avec leur ame. L’intuition et la sensibilité sont les seuls organes de la vertu et du génie.

Quand je considère la dureté de cœur de la plupart des hommes, je suis tenté d’ajouter foi à la vieille fable de Deucalion, qui les produisit avec des pierres. On peut encore conjecturer que le monde étoit si corrompu jadis, que l’homme-dieu qui vint nous sauver confia à peu d’entre eux la garde de leurs ames, et logea celle de la multitude dans une case des limbes, pour ne les leur rendre qu’au jour du jugement.

Ah ! je ne jouirai pas long-temps du bienfait de la mélancolie ! mes nerfs sont bien malades ! je commande à présent ma joie, et la tristesse est devenue l’habitude de mon ame.


SUR LA SENSIBILITÉ.


Quand je lis dans un cercle quelque tragédie ou quelque passage touchant une histoire, mes yeux s’emplissent, et la voix quelquefois me manque. Aussitôt je m’attends aux mêmes effets dans mes auditeurs ; point du tout, au lieu de pleurs, je surprends le souris sur leurs lèvres. Ils se moquent de mon émotion.

Je me suis souvent retiré en pareille occasion, honteux, non de leur insensibilité, mais de moi-même. J’ai plus suspecté ma foiblesse que leur dureté. De la vanité, par laquelle je m’associois en moi-même à la nature des anges, je descendois rapidement dans l’idée humiliante d’être moins qu’un homme. Je doutois de la force de mon intellect, et me voilà dorénavant à veiller soigneusement mes actions et mes paroles.

L’opinion de quelques hommes privilégiés me rendoit peu à peu ma confiance. J’essayois une seconde fois mon expérience ; j’étois repoussé vers les plus mortifiantes réflexions, et je cuirassois mon cœur contre l’impression du malheur des autres.

Que le monde rie de la sensibilité comme d’une foiblesse ! que la philosophie stoïque la ridiculise ! mais qu’un esprit délicat se garde bien de la concentrer, pour paroître sage aux yeux du public ; qu’il évite d’affecter un caractère au-dessus de la nature humaine, en imitant ceux qui quelquefois sont au-dessous d’elle.

Je me rappelle une scène bien singulière que nous donna jadis un écolier de Cambridge. Il étoit devenu éperdument amoureux de sa sœur ; et son désespoir, ainsi que sa passion, étoient des preuves de sa raison et de sa vertu.

« Junon, nous disoit-il, n’étoit-elle pas la sœur et la femme de Jupiter ? Adam et Ève étoient sûrement plus proches parens ensemble. Leurs enfans, du moins, étoient frères et sœurs, et ils se marioient. Amnon n’étoit-il pas l’époux de Thamar ? Ou, c’étoit la même chose, ils avoient contracté le mariage permis dans ce siècle de bonheur. Si Sara n’étoit pas la sœur d’Abraham, il dit un mensonge bien grossier à Abimelech. Les usages sont changés ; et pourquoi ? c’est une impiété de dire que le Tout-Puissant fut, au commencement des choses, dans la nécessité de dispenser des formes ordinaires ; il eût plutôt créé un ministre pour les marier, que de permettre un crime. »

Quand nous lui disons, pour le tranquilliser, que sa sœur étoit morte, il juroit que c’étoit impossible, puisqu’il continuoit de vivre. Nous sommes, s’écrioit-il, la même chair ; et la sympathie est si forte entre nous, que je connois lorsqu’elle a soif, lorsqu’elle s’éveille, lorsqu’elle éternue. Elle fut bien malade, il y a quelques années, et je le fus à mourir ; mais je bus une quantité d’eau de mauve, et elle fut guérie. Elle dort peu, et mon sommeil est aussi court que le sien. Elle est souvent travaillée de songes funestes, et je partage ses erreurs. J’ai fait ce que j’ai pu, par mes jeûnes et mes prières, pour la guérir en moi-même ; tout a été inutile.

Mes compagnons rirent beaucoup de cette extravagance, et j’en pleurai. Un d’eux me dit : vous connoissez, sans doute, ce jeune homme. Ah ! répliquai-je, mieux qu’il ne se connoît lui-même.

Les Mahométans ont de la vénération pour les lunatiques. Ils prétendent que Dieu leur a fait la faveur de les priver de leur raison, pour rendre leurs péchés pardonnables. Je suis Musulman.


SUR L’ESPRIT.


Qu’est-ce que l’esprit ? non, ce n’est pas un mécanisme. Les facultés de l’ame ne le produisent pas tout ouvré ; il n’est pas le résultat de nos études, ainsi que la raison et les sciences. Les idées, avec les mots qui les expriment, sortent avec éclat de notre tête, sans le moindre travail et la moindre réflexion.

Il m’est souvent arrivé d’avoir dit, sans intention, des choses auxquelles je ne croyois mettre aucun esprit, jusqu’à ce que les derniers sons de mes paroles alarmoient mes oreilles, et faisoient dresser celles des autres.

Quelquefois les mots m’échappent sans aucune idée qui leur corresponde. Je suis malheureusement infecté d’une phraséologie particulière, à laquelle je ne puis commander dans la chaleur du récit, et je parois souvent avoir entendu ce qui étoit bien loin de ma pensée.

J’ai maintes fois grondé mes servantes et réprimandé ma femme et mes enfans avec le plus grand sérieux, et lorsque je tremblois de les voir alarmés et contrits de ma colère, quelle mortification pour un homme passionné, de les entendre éclater de rire de quelque expression ridicule, de quelque image bouffonne qui m’étoient échappées dans la chaleur de la remontrance !

Le boulet qui emporta le maréchal de Turenne, emporta aussi le bras de Saint-Hilaire. Son fils, à ses côtés, pleuroit du malheur de son père. Il lui dit : mon fils, ne pleure pas sur moi, mais sur lui.

La générosité, la noblesse de ce brave militaire, les sentimens dont il fut affecté en ce moment, agissent si puissamment sur mes nerfs, que je puis dire avec Sidney, quand il entendoit la balle de Perci et Douglas, qu’elle retentit dans mon cœur comme une trompette qui sonne l’alarme.

Je répétois une fois cette histoire dans une société, et elle y faisoit de l’effet ; mais comme je finissois par ces mots, il montra à son fils ce cadavre sans nom, avec la main qui lui restoit, on éclata de rire. Je les crus fous ; mais je revins tout-à-coup à moi-même, et je fus saisi de honte.

En expliquant une autrefois le mystère de la rédemption à un jeune étudiant en droit, je me servis d’une allusion adaptée à ses études : ...... C’est, lui dis-je, la restitution de l’amende imposée sur nos péchés. Il me regarda : ma comparaison fut répétée à mon désavantage, et je passai désormais pour un impie.

Et pourquoi ? parce que je suis, au pis-aller, un plaisant curé. Saint-Patrice, le patron de l’Irlande, fut canonisé, pour avoir illustré la Trinité de la comparaison qu’il en fit avec un trefle. Et pourquoi ? parce qu’il étoit grave.

Si une saillie méritoit la corde, (et cela est possible, puisque tout mal est du ressort des lois criminelles) j’aurois souvent encouru la peine du meurtre involontaire, tant il m’eût été difficile dans la conversation de m’exprimer mieux et plus légalement !

Dites-moi, pourquoi de deux personnes également raisonnables et savantes, il en est une qui est frappée d’une image, tandis que l’autre ne l’est pas ?

Si elles le sont toutes les deux, ce sera toujours dans un sens différent.

En voyant une verte prairie couverte d’agneaux, l’un n’y verra que de l’herbe et des moutons, tandis que l’autre y dressera tout de suite un lit de fleurs à la volupté.

Le physicien, un beau jour de printems, dira que le soleil brille, mais n’échauffe pas ; et le poëte, à ses côtés, le comparera à l’œil d’Iris, qui brille et échauffe également.

Vous voyez, par conséquent, que l’esprit est à double entente : quelle pitié, mesdames, que la double entente ne soit pas de l’esprit !

L’on m’accorde de la saillie, de l’originalité, l’art des descriptions. Qu’est-ce que l’esprit, s’il n’est pas compris dans ces attributs ? Si c’est autre chose, combien peu il est nécessaire quand on les possède !

Faut-il que tous les mets soient piquans ? ne sait-on pas que le meilleur cuisinier est celui qui mélange si bien tous ses ingrédiens, qu’une saveur ne domine jamais sur l’autre ? Les mauvais appétits ont seuls besoin d’être stimulés.

Les anciens appeloient esprit la capacité, l’invention, l’imagination. Martial fut le premier qui le réduisit à un seul point ; et depuis cette époque du faux brillant, il y a tant d’ouvrages plus aigres que piquans, que le public en a les dents agacées.


SUR L’ESPRIT EN MORALE.


Je préférois jadis les épîtres de Pline et la morale de Sénèque à tous les Ouvrages de Cicéron, à cause de leurs pointes répétées et de la tournure piquante de leur esprit. Je me rappelle que je trouvois Horace et Catulle plats et insipides : c’étoit quand j’admirois Martial et Cowley.

Les mets simples sont plus sains, sans doute, que les ragoûts composés ; mais, quand on a dépravé son appétit avec les seconds, il est difficile d’en revenir aux premiers. Cette comparaison est juste en littérature.

Le brillant de l’imagination et le drame des paroles peuvent fixer quelquefois la morale dans l’esprit ; mais plus souvent ils rodent autour de la tête, et ne pénètrent pas dans le cœur.

Cette opposition de mots, ces phrases à prétention remplissent les places vides de la mémoire, d’apophtegmes, qui luisent dans les écrits du jour et les cercles à la mode ; mais elles manquent de cette splendeur du vrai savoir, de cette raison, de ce sens exquis, qui font le charme de la morale.

Les acquisitions que nous faisons en ce genre sont les vrais enfans de notre sang, tandis que celles que nous fournit notre spirituelle mémoire, sont reçues aussi froidement dans notre cœur que des enfans d’adoption.

Ne voilà-t-il pas que je moralise moi-même, du stile que je censure ! Quand on condamne une faute, il faut se hâter d’en donner un exemple, et l’on peut m’appliquer ce qui est dit de Jérémie dans l’Amour pour Amour, (comédie anglaise) Il a déclamé contre l’esprit avec tout l’esprit qu’il a pu montrer.

Eh bien ! je suis résolu, messieurs, d’en avoir toujours. La résolution est une forte chose ; elle a rendu plus d’un poltron brave, et quelques femmes chastes. Le même miracle ne pourra-t-il jamais donner de l’esprit à un curé !


L’ESPRIT ÉPIGRAMMATIQUE.


C’est ainsi que j’ai passé ma vie à travers les chagrins et les maladies, souffrant toujours, soit de mes dissipations, soit de mon mépris des formalités. On a souvent censuré la légèreté de mes manières, quoiqu’elles dérivent réellement du poids de ma philosophie. Qu’est-ce qui est digne, dans la vie, d’une pensée sérieuse ? Pour avoir eu de la Providence une plus haute idée que celle de la croire orthodoxe, l’on m’a cru souvent athée.

D’après le calcul théologique du moment, il y a dix ames de damnées pour une de sauvée. À ce compte, l’enfer peut lever ses légions, tandis que le ciel ne peut ramasser que quelques cohortes. Le sauveur a pu triompher de la mort par sa résurrection ; mais sûrement il n’a pas triomphé du péché par la rédemption.

Voilà la plus damnable arithmétique. Non… non ;… je crois que si nous donnons au diable tous les tyrans, les usuriers, les meurtriers du corps et de la réputation, les hypocrites, les parjures et les premiers ministres, à l’exception de Sully, Walsingham et Strafford, qui signa son ordre de mort pour sauver son roi et sa patrie ; c’est tout ce que nous pouvons faire en conscience pour lui, c’est tout ce que vos révérences peuvent en justice exiger en son nom.

Je dînois un jour chez un de mes amis ; le vin manqua : il m’envoya à son cellier, qu’il avoit creusé dans le roc. À mon retour dans le salon, je jetai à travers la table cet impromptu, barbouillé sur une carte :


Un roc, frappé d’une sainte baguette,
Aux Juifs, presqu’enragés, donna jadis de l’eau :
Le vin jaillit de ta roche secrette,
Par un miracle bien plus beau.

Vive la loi nouvelle et la nouvelle Église !..
Le Christ, par son exemple, a consacré le tien ;
À Cana son doigt fit du vin :
C’est une leçon à Moyse.


Quelques années après cette misérable saillie, ces lignes furent tournées contre moi par un certain évêque. Il en conclut que je ne croyois pas un mot du vieux et du nouveau Testament, et m’empêcha d’avoir un bénéfice que j’allois obtenir. J’en souris alors, et j’en ris aujourd’hui.

Puisque j’en suis là, je veux vous raconter un autre fait à excommunication. Étoit-ce avant ou après ? peu importe.

On réparoit l’église de la cité de..... et la municipalité avoit arrangé, en attendant, en manière de chapelle de secours, la maison de ville. On y avoit fait depuis peu l’élection des députés du parlement. En cette rencontre mercantile, les vénérables maire et aldermans avoient, selon l’usage, notoirement Vous savez comment se font ces élections, et quelle admirable sécurité elles donnent aux citoyens sur leur vie, leurs propriétés et leurs libertés.

Je prêchois un dimanche en cette boutique, et l’évangile du jour se trouva, par hasard, être les Vendeurs chassés du Temple. Un mouvement impétueux d’une honnête indignation me saisit : je sortis mon crayon, et j’écrivis à la hâte, sur un des panneaux de ma chaire ces quelques vers :


Saint Luc apprend à son lecteur
Que certain jour, la maison du Seigneur
Des larrons devint le repaire.
Par la permission de notre précieux Maire,
Une caverne de voleur
Se change en maison de prière.


On m’observa, et comme j’avois été admis dans cette corporation, quelques temps avant mon sarcasme, le vénérable maire l’ayant découvert, effaça tout de suite et d’office mon nom des registres publics, sans observer ni loi ni forme.

Je ne pouvois pas m’en plaindre ; car j’avois été coupable d’impiété, en violant les droits de la fraternité. Ils le ressentirent comme citoyens : chrétiens, devoient-ils s’en rappeler ?

Parmi eux il se trouva de pieux ascétiques, qui jugèrent que j’aurois dû être excommunié depuis long-temps. Je suis pourtant certain que j’étois digne d’être prêtre, du moins dans les temples des Perses, s’il est vrai que leurs initiés fussent obligés de passer par un noviciat pénible, pour prouver qu’ils étoient exempts de passion, de ressentiment et d’impatience.

Je ressemble à Caton, non pas dans la sévérité de ses principes, mais au moins en ce que j’ai été, comme lui, accusé quatre-vingt fois. Mais il eut sur moi l’avantage le plus complet, car il fut quatre-vingt fois absous.

Dieu leur pardonne, et qu’il oublie qu’il les a destinés à prier, bien dire et bien faire.


VOYAGES.


L’amour de la variété et la curiosité de voir des objets nouveaux, sont deux qualités que la main de la nature a tissues dans notre contexture ; nous leur donnons quelquefois le nom d’inquiétude, ou nous en faisons un titre de légéreté contre les hommes, tandis qu’elles sont inhérentes en nous pour des desseins plus nobles, et qu’elles excitent notre ame à s’ouvrir de nouveaux sentiers de recherches et de savoir. Arrachez-les de notre cœur, l’indolence va tout de suite usurper cette place vide, et nous resterons environnés des objets que nous avons toujours vus dans la paroisse où nous naquîmes.

C’est à cette impatience naturelle que nous devons le désir de voyager, et cette passion, comme toutes les autres, n’est condamnable que par ses excès. Ordonnez-la comme il faut, et vous en recueillerez bien des avantages. Les voici : apprendre les langues, les lois et les coutumes ; comparer les gouvernemens et peser les intérêts des nations ; acquérir de l’urbanité et la facilité de discourir et de converser ; éloigner un jeune homme des préjugés que lui trame sa grand’mère, et des contes de sa gouvernante ; réformer son jugement en voyant des choses nouvelles, ou en contemplant des choses anciennes, dans un jour nouveau ; apprendre ce qui est bon, en considérant les variétés des mœurs et des idées ; juger ce qui est nécessaire ou non, en épiant l’adresse et l’art des hommes qui nous parlent, et former en nous-mêmes un plan de conduite d’après l’aspect des manières, des erreurs, des vertus des nations que nous aurons observées. Voilà une partie de la cargaison que nous devons importer chez nous.

La folie de nos jeunes gens ne leur est pas aussi profitable, et le tableau des voyages de l’enfant prodigue est plus à présent une copie qu’un original. C’est bien assez qu’un pareil aventurier, s’évadant sans compas, sans carte, sans boussole, sans instructions, ne se soit pas égaré pour toujours, et qu’il revienne frapper à la maison paternelle couvert de haillons.

Que racontera-t-il aux parens, que le bruit de son retour aura attroupés dans la maison de son père ?

Les fêtes et les banquets qu’il aura donnés aux jolies femmes et aux petits-maîtres asiatiques ; le prix des mets, et la manière ingénieuse et coûteuse dont les cuisiniers les apprêtent ; le luxe de ses concerts ; les flûtes, les harpes, les sacbutes qu’il payoit ; la magnificence de la cour des rois de Perse ; le nombre de leurs esclaves, de leurs chars, de leurs chevaux et de leurs palais ; la beauté de leurs maîtresses.

Il ne dira pas comment il fut trompé à Damas, par un des plus honnêtes gens du pays ; comment un ami chaud et sincère lui emprunta de l’argent, et l’emporta vers le Gange ; comment une prostituée de Babylone engloutit sa perle la plus précieuse, et oignit toute la ville de son baume de Gilehad ; combien un graveur lui demanda de sicles, pour quelques estampes des jardins de Sémiramis, et comment ces raretés, n’ayant pu être transportées dans le désert, se brûlèrent à Suze ; comment les perroquets qu’il avoit fait venir de Tarsis, moururent sur ses doigts ; comment, enfin, les momies qu’on lui avoit faites en Égypte, furent enlevées à trois lieues de la manufacture, par ceux qui les avoient vendues.

Mais je donnerai un pilote à mon fils… son précepteur..... Si la sagesse ne peut parler qu’en grec ou en latin, c’est fort bien fait. Si les mathématiques peuvent en faire un homme aimable, et si, par les efforts de la philosophie naturelle, ce précepteur peut lui apprendre à faire un salut, je sais qu’il l’introduira dans quelques bonnes compagnies. S’il n’est qu’un érudit, le malheureux écolier aura son tuteur à traîner, au lieu d’en être accompagné.

Mais je le ferai escorter par un homme qui connoît le monde, non-seulement sur les livres, mais encore d’après son expérience ; un homme accoutumé à de pareils exercices, qui a fait, avec succès, trois fois le tour de l’europe.

C’est-à-dire, qu’il ne s’est jamais cassé le cou, et qu’il a eu la prudence de ne pas le laisser casser à son pupille. Ce sera quelque entrepreneur général de voyages qui prendra celui de votre fils, à forfait ; quelque valet de chambre suisse, qui saura, à demi-sou près, le prix des relais de Calais à Rome, qui le ménera dans les meilleures auberges, l’instruira à fond sur la meilleure qualité des vins, et le fera souper à une guinée plus cher que si le pupille avoit lui-même fait son marché. Quel gouverneur ! examinez-le, et voyez s’il ne grandit pas d’un pouce à mesure qu’il vous parle de ces avantages précieux. Sa fierté, sa science et son utilité cessent après cette énumération.

Mais, quand mon fils voyagera, il sera enlevé des mains de son gouverneur, par des gens de qualité et des gens de lettres, avec lesquels il passera la plus grande partie de son temps.

D’abord, la véritable bonne compagnie est aussi rare que réservée.

Mais cette difficulté est surmontée, et il part chargé de lettres de recommandation pour tout ce qu’il y a de mieux dans chaque ville.

Oui, il obtiendra de ces recommandations tout ce que la politesse la plus stricte leur prescrira, et voilà tout.

Quant aux gens de lettres, rien ne nous trompe tant que les attentes que nous nous promettons de leurs liaisons, surtout lorsque nous en faisons l’expérience avant d’avoir mûri notre esprit par l’étude et les années.

La conversation est un trafic, et si on l’entreprend sans fond, la balance penche et le commerce tombe. Qu’on publie tant qu’on voudra le contraire. Les voyageurs communiquent peu avec les étrangers qu’ils visitent, et cela vient sûrement de ce que ceux-ci soupçonnent, et sont même convaincus qu’il n’y a rien dans la conversation de ces pélerins qui compense le trouble que donnent la difficulté de les comprendre, et les visites qu’il en faut essuyer.

Le jeune homme cherche alors une société plus aisée. La mauvaise compagnie est toujours prête ; elle se présente sur ses pas, et sa carrière est aussitôt finie.


LA MÉDISANCE.


Les véhicules avec lesquels on prépare le poison mortel de la médisance sont innombrables. Il est délayé par des mains si adroites, il est versé d’une manière si aimable et si naturelle, qu’on ne peut le découvrir que par ses effets.

Combien de fois a-t-on disposé de l’intégrité et de la probité d’un homme par un souris ou un mouvement des épaules ? combien de bonnes et de généreuses actions n’ont-elles pas été ensevelies dans l’oubli par un regard artificieusement distrait ? ou flétries d’un motif intéressé et vil, par un chuchotement mystérieux ?

Entrez dans ces sociétés, dont le titre pompeux de bonne compagnie, devroit faire proscrire tout ce qui est mauvais ; vous ne serez pas plus satisfait d’elles. Là, vous verrez arracher sans cesse, quoique de loin, et sans malice, à la chasteté quelques-uns de ses attributs : un signe de tête en renversera quelqu’autre ; et bientôt un clin d’œil, dirigé par l’envie de quelques personnes, qui ne se seront jamais refusées à la tentation, finira l’œuvre de la suspicion. Là, vous verrez la réputation d’une malheureuse créature, ensanglantée par un rapport que le médisant sera bien fâché de faire, mais dont il corrigera l’âpreté nécessaire, en désirant qu’il soit faux, ou en plaignant sincèrement celui qui en est l’objet. Il osera même espérer que la charité voudra bien l’oublier, comme il l’oublie lui-même.

Tels sont les expédiens avec lesquels ce vice rassasie, et déguise sa cruauté. Mais si son poignard ainsi caché, frappe et égorge si doucement, que dirons-nous de ces propos scandaleux et sans pudeur qui ne sont soumis à aucune caution, et qui vaguent sans bornes ? les premiers, comme une flêche lancée dans les ténèbres, atteignent et blessent en silence : tandis que les autres, comme la peste, déployent leur rage en plein jour, balayent tout devant eux, et rasent, au niveau du sol et sans distinction, le bon et le mauvais. Mille tombent à la gauche du calomniateur ; dix mille tombent à sa droite ; ils tombent, ils sont déchirés, et foulés si inhumainement, que jamais, peut-être, ils ne se remettront de leurs blessures, et que celle de leur cœur sera mortelle.

Mais, comme il n’y a point d’actions si criminelles, qu’on ne puisse alléguer quelques raisons pour les défendre, on me demandera si les inconvéniens que les hommes souffrent des abus licencieux de la médisance, ne sont pas suffisamment contrebalancés par son influence utile sur la conduite et les mœurs publiques ? on me dira que, si elle se taisoit, mille personnes encouragées au mal par le silence, se plongeroient, tête baissée, dans la mêlée des vices et des ridicules, comme un cheval dans celle des batailles, pourvu qu’elles fussent sûres d’échapper à la langue des hommes.

On me dira que, si nous voulons jeter un coup-d’œil sur l’ensemble de la société, nous trouverons que la vertu, ou du moins son apparence, ne dérive d’aucun autre principe fixe que de la terreur que nous inspire la censure ; et que si nous descendons de là aux particularités, on prend plus de peine pour usurper une bonne réputation, qu’il n’en faudroit pour la mériter.

Que plusieurs personnes des deux sexes supportent aisément la vie sans honneur et sans chasteté ! elles qui, sans réputation, et sans l’opinion qu’elles s’efforcent de donner aux autres, baisseroient leur tête dans la honte, et languiroient dans le désespoir du bonheur !

La langue est une arme, sans doute, qui châtie les dépravations sur lesquelles les lois se taisent : elle retient dans leur devoir ceux que leur conscience n’y renfermeroit jamais ; et lorsque le vice est public, il semble que la médisance ne peut pas rester au nombre des prohibitions. C’est un hommage à rendre à la vertu, et un acte de justice indispensable, que d’exposer à la vue des hommes le vice peint de ses propres couleurs, ainsi que d’exalter les louanges que mérite l’honnêteté. Si, par hasard, la punition infligée à l’homme vicieux est sévère ou même intéressée, ce cas arrive si rarement, qu’on ne petit en faire une exception.

Eh bien ! malgré les objections que me feront les vrais patrons de la cause de la vertu, je leur recommanderai sans cesse de lui donner d’autres preuves de leur zèle. Quand leur devoir semble leur prescrire d’établir une distinction entre le bien et le mal, que leurs actions parlent, et non leurs langues, ou que du moins elles parlent unanimement le même langage. Nous déclamons si haut contre les vicieux, nos cris se réunissent tellement contr’eux, qu’un homme sans expérience, qui s’en rapporteroit seulement à ses oreilles, s’imagineroit que le genre humain a formé une association pour chasser le vice hors des limites du monde. Changeons la scène, et qu’il voie la réception que la société fait au vice, il connoîtra que sa conduite est en opposition avec ses paroles ; ce qu’il a entendu sera tellement contrarié par ce qu’il voit, qu’il ne saura auquel de ses sens il pourra désormais se fier.

Ah ! s’il en étoit autrement, c’est-à-dire si les personnes qui méritent la louange, obtenoient seules un bon accueil ; s’il étoit d’une conséquence irréfragable qu’un homme qui a perdu ses vertus, perdît, en même-temps, ses amis, les avantages de la naissance et de la fortune, et qu’il fût ravalé au rang le plus bas parmi ses frères ; si la qualité n’étoit pas un port derrière lequel les femmes abritent leur honneur presque naufragé ; et si celle qui a perdu sa réputation perdoit aussi tous ses droits au respect et même à la civilité publique ; si, en un mot, l’on inséroit dans notre cérémonial une loi qui notât d’infamie ceux que l’opinion a déjà notés, une loi qui défendît de les visiter, d’en être visités, une loi qui fermât à leur rencontre toutes les portes qui conduisent aux fonctions de la société, jusqu’à ce qu’ils l’eussent satisfaite par de meilleurs exemples : une telle maxime, mise fidèlement en pratique, opéreroit sans doute une réforme utile. Mais, en l’état des choses, qu’ils échappent à nos langues, puisqu’ils ont le bonheur d’échapper à toute punition.

Si l’on insiste encore en faveur de la médisance, je finirai par répondre, que sans nous il y en aura toujours assez qui se chargeront du châtiment des coupables, et qu’on ne doit pas craindre la cessation de ces exécutions tant que les hommes voudront bien être les bourreaux de leurs semblables. Abandonnons-leur cette tâche cruelle, et cultivons, loin des passions, des vertus plus paisibles. Aimons-nous et pardonnons-nous.


L’ORGUEIL


L’homme vain est toujours malade : touchez-le, vous le blessez. Il agit comme si personne autour de lui n’avoit ni sensibilité ni délicatesse ; et il en a tant, que les plus petites négligences, qui seroient à peine ressenties par les autres, le piquent continuellement, et le percent sans cesse jusqu’au cœur.

Je ne voudrois pas être vain, quand ce ne seroit que parce que personne ne pourroit me reprendre : mes autres infirmités m’incommodent bien moins. Ce n’est pas même la faute du public si j’en souffre ; mais ici, si je m’exalte, je suis perdu. Quelque chemin que je prenne, quelque pas que je fasse sous la direction de l’orgueil, je mets nécessairement le pied sur quelqu’un. Je l’offense ; et je dois me préparer à en être repoussé et à rétrograder avec la douleur de l’humiliation.

Et puis, l’homme peut-il être vain quand il jette un coup-d’œil sur ses imperfections naturelles et morales ? il est impossible d’y réfléchir un seul instant sans sentir son cœur plein de la plus humble conviction, sans entendre du fond de ce sanctuaire une voix qui répète : ô Dieu ! qu’est-ce que l’homme ? rien et toujours rien : c’est un malheureux, un infirme, un être de quelques jours, qui passe comme une ombre.

Il tombe tout-à-coup du théâtre avec ses titres, ses distinctions scéniques, dépouillé de ses habits dramatiques et du masque que l’orgueil a soutenu un instant sur son visage : et il reste nu comme son esclave. Arrêtez votre imagination sur la dernière scène que l’homme puissant et orgueilleux donne au monde qu’il a tenu dans la crainte et le respect ; voyez cette vaine vapeur disparoître : la flèche de la mort pénètre lentement dans son sein ; elle glace son sang, et dissipe ses esprits.

Ne le craignez plus : approchez-vous de son lit de mort ; ouvrez les rideaux : contemplez-le un instant en silence. Il ne reste donc à celui que son orgueil et quelques flatteries ont mis au rang de Dieux, que ces mains flétries et ces lèvres décolorées.

Ô mon ame ! quels songes t’ont charmée ! combien tu as été cruellement trompée par les objets brillans qui t’éblouissoient, et que tu enviois !

Si l’aspect de notre imperfection naturelle à laquelle l’homme n’est pas maître de remedier, combat tellement sa vanité, que sera-ce des foiblesses et des vices enfantés, chaque jour, dans son cœur ?

Hommes ! regardez-vous un instant, dans ce jour où je vais vous placer. Voyez le plus désobéissant, le plus ingrat, le plus désordonné des êtres, trébuchant chaque jour dans la carrière de la vie, agissant, chaque heure du jour, contre sa propre conviction, ses intérêts et l’intention du créateur, qui ne s’est proposé que son bonheur. Qu’est-ce qui peut lui donner de l’orgueil ? qu’est-ce qui ne peut pas, au contraire, lui donner de la modestie ? Ah ! que j’aime cette sentence prononcée depuis long-temps sur lui : La vanité n’est point faite pour l’homme ! cette passion peut exister pour quelqu’autre créature et pour quelqu’autre dessein, mais non pas pour lui : il n’est point d’être à qui elle convienne si peu.

Donnerai-je à tout cela, me direz-vous, un froid consentement ? cette vérité est-elle incontestable ? oh ! peut-être avez-vous quelque raison d’être vain ! Écoutons-la.

Vous avez les avantages d’une haute naissance et des titres pompeux, ou ceux de la faveur dans la cour des rois, ou ceux d’une grande fortune, de grands talens, d’un grand savoir ; ou bien la nature a épuisé ses dons et ses grâces en vous formant. Parlez… Sur laquelle de ces qualités avez-vous fondé et élevé le temple où vous vous exposez à l’adoration ? examinons-les.

Vous êtes bien né..... Eh ! croyez-moi, l’humilité ne peut pas polluer le sang qui vous anime ; elle ne vous fera pas tomber du haut de votre rang ; elle ne dépouille pas les princes de leurs titres. Comme le clair-obscur en peinture, elle fait saillir le héros du fond du tableau, et détache sa figure du groupe où elle seroit confondue sans elle.

Vous êtes riche… Étendez, éparpillez vos richesses ; rachetez-en la haine, par la douceur de vos mœurs. Descendez vers vos inférieurs, soulagez le malheur, étayez la foiblesse, vengez l’opprimé : soyez grand. Considérez cet argent comme des talens entassés dans un vaisseau d’argile : vous n’en êtes que le dépositaire. Être obligé d’en rendre compte et être vain, c’est allier la pauvreté et l’orgueil. Oh ! bien absurde assemblage !

Vous êtes puissant et en crédit ; une foule servile de clients se traîne sur vos pas… De quoi seriez-vous orgueilleux ? de ce qu’ils ont faim ? chassez, chassez ces sycophantes, ils en ont abusé mille autres.

Mais le rang a été donné à ma dextérité et à mes lumières : soit… Et vous êtes vain d’une place où vous devenez la butte titrée, contre laquelle se dirigent la vengeance de l’un, la malice de l’autre et l’envie de tous, dans laquelle les hommes les plus honnêtes ne peuvent pas même échapper au soupçon, et dont les fripons cherchent sans cesse à vous détrôner, Quoi ! seriez-vous vain d’une faveur incertaine ? Aman l’étoit ainsi, parce qu’il étoit admis aux banquets d’Esther.

Passons aux prétentions que le savoir peut vous donner. Si vous savez peu, je comprends comment vous pouvez être vain. Si vous savez beaucoup, êtes-vous orgueilleux de ce que vous ignorez encore et de ce que vous ignorerez toujours ? dans tous les cas, ne vous écrirez-vous pas, avec le pauvre homme à la coignée, des chapitres 6 et 7 des Rois : Hélas ! hélas ! mon maître, je l’avois empruntée !

Dirai-je la même chose de la beauté ? quels que soient les embellissemens et les parures dont l’orgueil la décore, ils frappent les yeux seuls de la multitude ; et la fausse beauté, dans l’impuissance et le désespoir de réussir par des moyens naturels, se targue de captiver les regards et l’attention par une pompe étrangère.

Mais la vraie beauté est si attrayante, qu’on ne sait comment déclamer contr’elle ; et lorsqu’il arrive qu’une figure céleste, et qu’une taille enchanteresse sont la demeure d’une ame vertueuse, quand la régularité et la douceur des traits caractérisent celle de l’ame, et que ces avantages élèvent les pensées jusques vers l’auteur de la nature, dont la sagesse créa l’harmonie, ah ! qu’il y a de choses à dire, et sur la beauté et sur l’art de la faire ressortir ! quand l’apologie est néanmoins achevée, il reste enfin que la beauté, comme la vérité, n’est jamais si glorieuse que lorsqu’elle est simple.

Oui, la simplicité est l’amie de la nature ; et si je pouvois être vain de quelque chose dans ce monde vil, ce seroit de cette noble alliance.


L’ÉLOQUENCE DES LIVRES SACRÉS.


Il y a deux sortes d’éloquence : l’une en mérite à peine le nom ; elle consiste en un nombre fixe de périodes arrangées et compassées, et de figures artificielles, brillantées de mots à prétention : cette éloquence éblouit, mais éclaire peu l’entendement. Admirée et affectée par des demi-savans, dont le jugement est aussi faux, que le goût vicié, elle est entièrement étrangère aux écrivains sacrés. Si elle fut toujours estimée être au-dessous des grands hommes de tous les siècles, combien, à plus forte raison, a-t-elle dû paroître indigne de ces écrivains, que l’esprit d’éternelle sagesse animoit dans leurs veilles, et qui devoient atteindre à cette force, cette majesté, cette simplicité, à laquelle l’homme seul n’atteignit jamais ?

L’autre sorte d’éloquence est entièrement opposée à celle que je viens de censurer ; et elle caractérise véritablement les saintes écritures. Son excellence ne dérive pas d’une élocution travaillée et amenée de loin, mais d’un mélange étonnant de simplicité et de majesté, double caractère si difficilement réuni, qu’on le trouve bien rarement dans les compositions purement humaines.

Les pages saintes ne sont pas chargées d’ornemens superflus et affectés. L’Être infini, ayant bien voulu condescendre à parler notre langage, pour nous apporter la lumière de la révélation, s’est plu, sans doute, à le douer de ces tournures naturelles et gracieuses, qui devoient pénétrer nos ames.

Observez que les plus grands écrivains de l’antiquité, soit grecs, soit latins, perdent infiniment des grâces de leur style, quand ils sont traduits littéralement dans nos langues modernes.

La fameuse apparition de Jupiter, dans le premier livre d’Homère, sa pompeuse description d’une tempête, son Neptune ébranlant la terre et l’entrouvrant jusqu’à son centre, la beauté des cheveux de sa Pallas, tous ces passages, en un mot, admirés de siècles en siècles, se flétrissent, et disparaissent, presque entièrement, dans les versions latines.

Qu’on lise les traductions de Sophocle, de Théocrite, de Pindare même, y trouvera-t-on autre chose que quelques vestiges légers des grâces qui nous ont charmés dans les originaux ? concluons-en que la pompe de l’expression, la suavité des nombres et la phrase musicale constituent la plus grande partie des beautés de nos auteurs classiques, tandis que celle de nos écritures consiste plutôt dans la grandeur des choses mêmes, que dans celle des mots. Les idées y sont si élevées de leur nature, qu’elles doivent paroître nécessairement sublimes dans leur modeste ajustement ; elles brillent à travers les plus foibles et les plus littérales versions de la bible.

La glorieuse description de la création du ciel et de la terre, dont Longin, le meilleur de nos anciens critiques, étoit enthousiasmé, n’a rien perdu de son mérite intrinsèque ; et quoiqu’elle ait subi diverses traductions, elle triomphe encore, et étonne par sa force et sa véhémence, comme dans l’original. Mille passages suivans de l’écriture jouissent des mêmes droits : la description tant célébrée d’une tempête au pseaume 107 ; les touchantes réflexions du saint homme Job, sur la brièveté de la vie, et l’instabilité des choses humaines ; la peinture vivante d’un cheval de bataille, du livre de Job, dans laquelle il n’y a pas un seul mot dont la beauté n’exige un commentaire particulier. Je pourrois y ajouter ces reproches tendres et pathétiques aux enfans d’Israël, qui éclatent dans les prophètes, et dont le lecteur le plus froid et le plus prévenu a tant de peine de n’être pas affecté :

« Ô habitans de Jérusalem, et vous hommes de Juda ! décidez, je vous prie, entre ma vigne et moi. Que pouvois-je faire de plus pour ma vigne, que ce que j’ai fait ? eh bien ! lorsque j’attendois qu’elle me donnât des raisins, elle me jette quelques grappes sauvages. Mais, direz-vous, la voie du Seigneur est inégale : écoutez à présent, maison d’Israël, c’est la vôtre qui l’est, et non pas la mienne. Ai-je quelque plaisir à voir l’homme s’égarer et mourir ? n’en aurois-je pas davantage à le voir revenir et vivre ? j’ai nourri, j’ai élevé des enfans, et ils se sont révoltés contre moi. Le bœuf connoît son maître, l’âne connoît la crêche du sien ; mais Israël ne me connoît pas : mon peuple ne veut pas me connoître ! »

Non, il n’est rien dans les livres des payens, qui soit comparable à l’éloquence, à la vivacité, à la tendresse de ces reproches. Il y règne quelque chose de si affectueux, de si noble et de si sublime qu’on peut défier les plus grands orateurs de l’antiquité, de rien produire de semblable.

Ces observations sur la supériorité des écrivains inspirés, comme écrivains, sont encore vraies si on les considère comme historiens. D’abord, les histoires profanes ne nous apprennent que des événemens temporels, si remplis d’incertitudes et de contradictions que l’on est bien embarrassé d’y trouver la vérité.

Tandis que l’histoire sacrée est celle de Dieu même, de sa toute-puissance, de sa sagesse infinie, de sa providence universelle, de sa justice, de sa bonté, et de tous ses autres attributs. Ils y sont déployés sous mille formes, et dans une série d’événemens variés, miraculeux, et tels qu’aucune nation n’en eut de semblables. N’insistons plus sur la supériorité de l’écriture en ce sens.

Elle est encore douée d’un avantage, auquel les historiens profanes n’arrivent pas, et qui distingue seul les siens ; c’est la manière simple et sans affectation avec laquelle les faits y sont racontés : en voici quelques exemples. Lorsque Joseph se fait connoître, et qu’il pleure sur la tête de son frère Benjamin, à cet instant dramatique y a-t-il un de ses frères qui profère un seul mot, soit pour exprimer sa joie, soit pour pallier l’injure qu’ils lui firent ? Non, de tous côtés s’ensuit un silence profond et solennel, un silence infiniment plus éloquent et plus expressif que tout ce qu’on auroit pu substituer à sa place.

Que Thucidide, Hérodote, Tite-Live, ou tel autre historien classique, eussent été chargés d’écrire cette histoire, quand ils en auroient été là, ils eussent sûrement épuisé toute leur éloquence à fournir les frères de Joseph de harangues étudiées, et cependant quelque belles qu’on puisse les supposer, elles auroient été peu naturelles, et nullement propres à la circonstance. Lorsqu’une telle variété de passions dut fondre tout-à-coup dans le cœur de ces frères, quelle langue auroit été capable d’exprimer le tumulte de leurs idées ? Quand le remords, la surprise, la honte, la joie, la reconnoissance envahirent soudainement leurs ames, ah ! que l’éloquence de leurs lèvres eût été insuffisante ! combien leurs langues eussent été infidelles en transmettant le langage de leur cœur ! oui, le silence seul, participoit de la sublimité oratoire ; et des pleurs achevoient de rendre ce qu’une harangue ne pouvoit jamais faire.


LE FANATIQUE.


Voyez-le, fastueusement enveloppé de l’habit de l’humilité et de la sainteté, pour attirer les regards du vulgaire. Il évite, aussi studieusement que le crime, une contenance gaie, résultat d’une conscience tranquille et contente. Le découragement est peint sur son maintien sombre, comme si la religion, dont le but est de nous rendre heureux dans cette vie et dans l’autre, pouvoit produire le chagrin et le mécontentement. Écoutez-le pousser des soupirs dans les rues ; écoutez-le se targuer de ses fréquentes communications avec le Dieu ; de tout savoir, et en même temps offenser les règles de sa langue même par ses barbarismes religieux. Écoutez-le remercier Dieu arrogamment, de ce qu’il ne l’a point créé semblable aux autres hommes ; et, en prônant sa charité, adjuger libéralement aux princes des ténèbres, ceux que sa partialité juge moins parfaits que lui, ceux qui marchent sobrement et avec vigilance dans les voies du devoir, ceux qui vont aspirans à la perfection par des épreuves successives.

Lorsqu’une malheureuse créature se fane ainsi dans les larmes, et se refuse, tout effrayée, la moindre joie et la moindre consolation ; lorsqu’elle prie sans cesse jusqu’à ce que son imagination s’échauffe, qu’elle jeûne, se mortifie et s’attriste jusqu’à ce que son corps soit aussi malade que son esprit, il n’est pas étonnant que les conflits et les disparates qui s’engendrent dans un estomac vide, et sont reçus et interprétés par une tête plus vide encore, produisent, par cette combinaison, des effets et des ouvrages fâcheux. Un homme dans cette situation est plus fait pour un médecin, que pour être apôtre.


SUR L’HUMILITÉ.


Les injures et les offenses sont la règle la plus sûre pour juger entre les inconvéniens de l’orgueil et les avantages de l’humilité. Les déplaisirs de l’homme vain sont toujours en raison de sa vanité : l’injure s’élève à la hauteur de son opinion ; et sa fierté est la mesure de son ressentiment. C’est ainsi qu’il aiguise lui-même le fer qui le frappe, et qu’il excite dans sa plaie cette fermentation interne, qui la rend incurable.

Combien l’homme humble diffère de lui ! Il échappe à la moitié de ces chagrins, et l’autre moitié tombe légèrement sur lui. Il ne provoque pas les hommes par le mépris ; et en se pénétrant de l’idée qu’il ne peut exciter l’envie de personne, il arrête, dans sa source, le torrent qui a abymé l’homme vain. Si les passions des autres l’enveloppent jamais dans leur cours débordé, semblable à l’humble arbrisseau de la vallée, il leur donne passage, et ressent à peine l’injure de ces vents orageux qui rompent le cèdre orgueilleux, et le renversent sur ses racines.

Ce que nous attendons des autres, est toujours en raison de ce que nous nous estimons nous mêmes ; et les refus, sans nous détromper, irritent notre orgueil. Je vois des hommes si cruellement tourmentés par les chagrins que leur vanité a créés pour eux, que, quoiqu’ils aient dans leurs mains tout ce qui entre dans la composition du bonheur, ils ne peuvent en faire aucun usage. Comment le feroient-ils ? ils se piquent de leur propre aiguillon, et courent ainsi d’une attente à l’autre, sans jamais goûter de repos. L’humilité précautionne l’homme contre ces maux, les plus sensibles qui soient inscrits dans le catalogue de ceux de la vie. Celui qui est peu de chose à ses yeux, est modéré dans ses désirs, et par conséquent dans leur poursuite. Il peut être trompé dans son attente, et manquer le but auquel il vise ; il peut perdre ses pas ; mais voilà tout : il ne se perd pas lui-même ; il ne perd pas cette heureuse paix de l’ame. Les chagrins de l’homme humble sont doux et paisibles. Heureux caractère ! quand il est affligé, qui n’a pas pitié de lui ? quand il tombe, qui ne s’empresse pas de lui tendre la main ? il semble, à le voir nu et sans défense, qu’il ne pourra pas résister à cet insolent antagoniste qui va le terrasser en passant à ses côtés, et le fouler dans la poussière. Non, il est gardé par l’amour, l’affection et les vœux du genre humain, tandis que l’autre reste seul exposé à sa haine et à sa vengeance.

S’il se présente une occasion où il faille déployer un vrai courage et la force de l’ame, je jetterois plutôt les yeux sur lui, que sur son adversaire. L’orgueil peut rendre un homme violent : l’humilité le rend ferme ; et lequel des deux approche le plus près de l’honneur ? celui qui agit d’après les impulsions variables d’un sang embrasé, et qui se meut d’après celles de la fureur, ou bien celui qui se concentre froidement en lui-même, et qui gouverne son ressentiment, au lieu d’en être gouverné.

L’homme humble a ramassé, dans son ame, un trésor de plaisirs et de contentemens. Il ne blâme pas le soleil, de ce qu’il ne mûrit pas sa vigne, et ne querelle pas les vents de ce qu’ils ne lui apportent aucun nuage. Si sa fontaine ne s’élève pas aussi haut qu’il le désire, il étudie les lois de la nature, et S’y soumet, sans se plaindre.

S’il n’est pas riche, il sait que Dieu ne lui doit rien ; et que s’il a moins reçu que les autres, comme il se croit moins qu’eux, il a encore des remerciemens à lui Faire.

Une ame résignée se laisse ainsi porter doucement et tranquillement sur le courant de la providence ; aucune tentation dans son pélerinage, n’excite en elle des désirs immodérés. Les dangers ne l’alarment pas : elle respecte la justice de tout ce qui arrive ; et, se courbant humblement sous la tempête, si elle en est atteinte, elle ne l’est pas aussi dangereusement que les autres.


MA RELIGION.


Yorick, quels sont vos notions religieuses ?

Me le demandez-vous ? je vais vous le dire, car je suis sur mon lit de mort.

J’ai assez de foi pour être méthodiste, et assez de chaleur pour être enthousiaste ; mais, Dieu merci, je n’ai jamais été assez méchant pour être ni l’un ni l’autre.

Il faut nécessairement que les passions soient combattues par les passions. Voilà pourquoi les plus grands pécheurs deviennent les plus zélés dévots. C’est une conséquence naturelle à une infinité de gens, qui credunt multùm et peccant fortiter.

Pour moi, j’ai la confiance intime que la douce mousson de notre orthodoxie anglicane est assez forte pour envoyer mon ame au ciel. Mon frêle esquif n’est pas lesté de péchés assez pesans pour qu’il ne marche que par un vent orageux ; et je crois qu’après la cessation des oracles, on peut être assez inspiré par la grâce, pour n’avoir pas besoin de convulsions.

Je suis certain qu’il y a un Dieu en haut, comme je suis certain que je suis ici bas : ma certitude est la même. Comment serois-je autrement sur la terre ? dites-moi, comment j’y suis venu, comment j’y suis ? ce n’est pas de moi-même.

Dieu existe : il doit aimer la vertu, et détester le vice. Il doit, en conséquence, récompenser et punir. Si nous ne lui devons aucun compte, nous sommes les plus singuliers animaux qui soient sur la surface de la terre.

Lorsque l’ame a pris son vol, et qu’elle a laissé le corps se résoudre en la poussière du tombeau, la vaine philosophie du siècle combattra-t-elle la résurrection de l’homme ? Consulte, raisonneur, une chenille ; et le papillon résoudra ta question. Vois-la d’abord, inerte, paresseuse, rampant lentement sur la terre, et se nourrissant de l’herbe des champs. Après sa métamorphose, et sa résurrection, c’est un Séraphin aîlé : il est glorieux, léger comme l’air, actif comme le vent ; il aspire la rosée de l’aurore ; il extrait des fleurs aromatiques, le nectar et l’ambroisie.

La fable de l’hydre est depuis long-temps vérifiée : elle est, dis-je, surpassée au-delà même des bornes que l’imagination la plus extravagante lui auroit données par la réalité du polype, qui engendre de ses sections. Les analogies de la nature démontrent par-tout les voies de la providence.

Trouverons-nous sans cesse impossible ce à quoi notre insuffisance ne peut atteindre ? n’y a-t-il pas dans la nature des mystères sans nombre que les événemens révèlent, ou que la philosophie expérimentale démontre chaque jour ? présumerons-nous, après cela, de limiter les pouvoirs de l’auteur même de la nature ?

Qui a créé la matière ? qui lui a donné le mouvement ? qui a ajouté les sensations à la matière, et au mouvement ? qui a surajouté à toutes ces qualités la pensée, l’intelligence et la réflexion ? qui a fait tout cela ? Incrédules, qui l’a fait ? vous ne parlez pas ? restez donc muets.

1°. Leuwenhoeck, avec le secours de son microscope, montre, dans le corps humain, de certaines fibres si menues qu’il en faudroit rassembler six cent pour faire la grosseur d’un cheveu.

2°. Il démontre encore, avec le même instrument, qu’un grain de sable est assez volumineux pour couvrir cent vingt mille pores, par lesquels nous transpirons.

3°. On peut faire de la glace dans l’été, pourvu que l’eau qu’on emploie, soit auprès du feu.

4°. Une lentille de glace brûle comme une lentille de verre.

5°. Une ligne d’un pouce peut être divisée en autant de parties qu’une ligne de mille toises.

6°. Il y a deux lignes, les asymptotes de l’hyperbole, qui, par la certitude mathématique, se rapprochent toujours, sans qu’il soit possible qu’elles soient jamais en contact.

7°. Le soleil est de plusieurs millions de lieues plus près de nous en hiver qu’en été.

8°. Quand un homme fait le tour de la terre, sa tête fait quelques cent milles de plus que ses talons.

Y a-t-il, incrédules, dans le symbole chrétien, un article de foi qui paroisse plus contraire à la raison que quelques-unes de ces propositions ? et cependant elles sont toutes prouvées, soit en physique, soit en mathématique.

Celui qui est capable de faire de pareilles réflexions, peut-il être accusé de ne croire ni à la religion naturelle, ni à la religion révélée ? ah ! mes charitables confrères, qui studet, orat. Cette expression est bien juste.


LA CONVERSION.


J’avois fait la plus intime connoissance avec un homme vertueux et de bon sens, mais affligé, en même-temps, d’une certaine indolence d’esprit, qui le faisoit acquiescer aux opinions des autres, sans prendre la peine de les discuter. Il avoit plus d’esprit que de sagesse ; et un sarcasme étoit un argument pour lui aussi fort, que pour Shafstbury, qui prétendoit que le ridicule est l’épreuve de la foi.

Je l’aimois et le plaignois. Avoir assez de vertu pour bien faire, et trop peu de jugement pour s’y décider ! nous avions là-dessus de fréquentes conversations. Il me disoit souvent qu’il donneront tout au monde pour penser comme moi ; et il réclamoit mon assistance.

J’en fis un déiste, avec la seule aide de ma pauvre petite philosophie. Après cela, je lui mis entre les mains les pensées de Forbès sur la religion. Il les lut attentivement, me renvoya le livre, avec cette réflexion, écrite au bas de la dernière page : Tu m’as presque persuadé de devenir chrétien.

Je crus qu’il falloit faire avancer Pascal ; et je lui prêtai ses pensées. Il me les rendit, après les avoir endossées avec ces mots : Je suis presque de ton avis, mais pas tout-à-fait, surtout quand tu veux me faire croire certains mystères aussi absurdes que peu philosophiques.

Faites d’un incrédule un moraliste ; et si vous n’en faites pas bientôt après un chrétien, son indolence ou son ignorance en seront plutôt la cause, que l’impiété à laquelle tout le monde crie. J’ai eu depuis la satisfaction de voir mon catéchumène vertueux, ajouter foi aux bonnes œuvres, vivre exemplairement, et pratiquer aussi bien que croire.


SUR LA GAIETÉ RELIGIEUSE.


C’est le véritable esprit religieux qui, dans le cours de ma vie, m’a donné cette bonne gaieté, dont mes sévères confrères ont été tant scandalisés : pourquoi donc un prêtre seroit-il toujours grave ? le ministère est-il un lugubre devoir ?

Ressemblez à ces enfans, dit le Christ, c’est-à-dire, soyez aussi gais et aussi innocens qu’eux. Les trente-neuf articles sont incomplets, si l’on n’y ajoute pas le quarantième précepte qui ordonne la gaieté. En tout cas, n’ajoutez rien, laissez subsister le même nombre, pourvu qu’à la place du treizième précepte, que vous rayerez, vous mettiez cette maxime céleste.

L’archevêque de Cassel en fut-il moins un profond théologien, parce qu’il ajouta un couplet fort gai à l’ancienne ballade irlandoise ? Le poëme de l’évêque de Rochester, dans lequel il prouva légèrement que le cœur des hommes relevoit de l’éventail d’une femme, troubla-t-il jamais son orthodoxie ?

L’évêque Héliodore fut privé de son bénéfice, pour avoir composé Théagènes et Chariclée. Le Pape fut doublement absurde ; et sa sainteté outrepassa les bornes de son infaillibilité. D’abord, il n’y avoit rien d’hétérodoxe dans ce roman. En second lieu, l’épisode d’un enfant blanc, engendré par des parens noirs, au moyen de l’impression que fit sur eux le portrait d’un européen placé aux pieds du lit nuptial, cet événement, dis-je, n’est qu’une addition de preuves, si elle en a besoin, à la philosophie de l’écriture sur les chèvres bigarrées. Il est certain que les papes, après tout, sont comme les autres hommes.

Platon et Sénèque, personnages assez graves et assez sages pour avoir été ordonnés et consacrés, pensoient qu’on devoit accoutumer les enfans à la joie et à la gaieté, dès l’âge le plus tendre, non-seulement pour leur santé, mais encore pour leurs vertus. Je traduis leurs propres paroles.

La joie et la gaieté, qui en est l’expression, s’accordent avec toutes les pratiques religieuses : elles sont incompatibles seulement avec le vice et l’impiété. Les voies du ciel sont aimables.

Nous adorons, nous louons, nous remercions le Tout-Puissant avec des hymnes, des chants et des antiennes. La musique nous prête ses harmonieux accords. Abandonnons-nous à la joie : voilà le premier de tous nos pseaumes. Laissons les tristes Indiens implorer et évoquer le diable, avec des pleurs et des cris douloureux.

Quand les Athéniens adoptèrent la chouette, comme étant l’oiseau de la sagesse, ils n’entendirent pas que ce fût l’effraie : et moi je pense, sous leur bon plaisir, que le moineau eût été l’emblême le plus vrai de la sagesse, car il est le plus amoureux et le plus gai des habitans de l’air.

Je connois quelques révérences qui m’excommunieront à table, pour avoir écrit cette allusion.


SUR LA TOLÉRANCE.


J’en parlois un jour avec Voltaire ; et il me félicitoit sur le bonheur et l’avantage que j’avois de vivre dans une contrée, où quelques expressions libres, quelques allusions piquantes, interprétées par la malice et l’ignorance, et devenues aussitôt des blasphèmes contre l’église et l’état, échappoient néanmoins à l’inquisition et à la bastille.

Il me mit aussitôt entre les mains son traité sur la tolérance qu’il venoit de publier. Il est écrit, comme tous ses ouvrages, avec beaucoup d’esprit et de savoir. Il prouve, à ceux qui ont besoin de preuves, que la persécution pour l’amour de dieu, est le système le plus absurde et le plus contraire à l’écriture.

J’ai, en effet, trouvé toujours fort extraordinaire, que depuis que les hommes sont assez dépravés pour se persécuter au sujet de leur croyance, il n’y ait pas eu cependant chez les payens des auto-da-fé, des inquisitions, et des croisades.

Dans les siècles d’ignorance et de barbarie, où, le diable, selon les théologiens, gouvernoit l’Église, rendoit des oracles équivoques, ordonnoit des impuretés, et exigeoit des victimes humaines, des frères ne combattirent point contre des frères, des nations ne s’armèrent point contre les nations, pour des opinions religieuses.

Et aussitôt que, par sa miraculeuse interposition. Dieu eut bien voulu prendre l’église dans ses propres mains, le siècle de l’impiété et de la cruauté commença : un peuple chrétien et pacifique tira l’épée ; et des préceptes de concorde et d’amour produisirent la haine et la dissention.

Un prêtre chrétien (ai-je dit chrétien ?) m’apprend que la raison de cette différence remarquable est, que les payens n’avoient pas un seul article de foi pour lequel il valût la peine de se battre ; qu’ils supposoient tous que l’ame périssoit avec le corps ; que la formule post mortem nihil est, étoit leur symbole  ; et que ceux de leurs philosophes, qui admettoient une existence postérieure au trépas, nioient les peines de l’enfer. Non est unus, dit Cicéron, tam excors, qui credat.

Ainsi donc, suivant ce bon prêtre catholique, pendant que les ténèbres de la mortalité de l’ame et du matérialisme couvroient la surface de la terre, la paix, l’amitié et la bienveillance régnoient sous ce voile obscur : la guerre, les persécutions, et la haine vinrent à la lumière du christianisme.

Lorsque l’immortalité de l’ame est confiée au soin du vicaire du Christ sur la terre, comment des prêtres, qui jettent au feu le corps d’un hérétique, et damnent son ame, peuvent-ils s’appeler des prêtres de l’agneau ?

Oui, je diffère en tout de l’orthodoxie d’un pareil article, et je pencherois plutôt vers la doctrine de Cicéron, que je viens de citer, quoiqu’il soit lui-même dans les ténèbres du paganisme. Croire à la post-existence de l’ame, et la damner, ce n’est pas éclairer ; c’est brûler.