Œuvres complètes de Tertullien/Genoud, 1852/Traité contre les Spectacles

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Traité contre les Spectacles
Traduction par Antoine-Eugène Genoud.
Œuvres complètes de TertullienLouis VivèsTome 2 (p. 391-422).

I. Serviteurs de Jésus-Christ, qui travaillez en ce moment à vous approcher de Dieu[1], vous tous qui l’avez déjà confessé et lui avez rendu témoignage, apprenez sur quelles règles de la foi, sur quels principes de la vérité, sur quelle loi de la discipline repose l’obligation de renoncer aux spectacles, parmi les autres erreurs du siècle, de peur que vous ne péchiez, les uns par ignorance, les autres par dissimulation. Tel est en effet la séduction des plaisirs, qu’elle entraîne l’ignorance dans la chute, ou corrompt la conscience par le mépris du devoir. Pour ajouter à ce double malheur, on se prévaut des maximes des païens qui, dans cette matière, ont coutume de raisonner ainsi contre nous. Qu’importent à la religion, au fond de l’âme et de la conscience, des consolations extérieures accordées uniquement à l’œil et à l’oreille ? Dieu s’offense-t-il d’un délassement durant lequel l’homme garde toujours la crainte et le respect qu’il lui doit ? Non, en jouir dans son temps et dans son lieu n’est pas un crime. Illusion ! Nous avons dessein de démontrer que ces plaisirs s’accordent aussi peu avec la religion véritable qu’avec la véritable soumission à Dieu. Suivant quelques-uns, les Chrétiens, race d’hommes toujours prête à mourir[2], se forment à l’intrépidité par la privation des divertissements, afin de mépriser plus facilement la vie, en coupant les liens qui pourraient les y enchaîner, et de ne pas regretter une chose qu’ils ont rendue inutile. Ainsi, sur ce fondement, il faudrait haïr sa vie plutôt par les conseils d’une sagesse humaine que par soumission au précepte divin. En effet, ceux qui persévèrent dans le plaisir ne meurent pour Dieu qu’avec regret. Toutefois, s’il en était ainsi, cette mâle constance devrait déjà savoir gré à ces sages précautions.

II. Mais ce prétexte est dans la bouche de tout le monde : « Dieu, s’écrie-t-on, et nous l’avouons aussi, Dieu a créé toutes choses et les a données à l’homme. » Toutes ces créatures sont bonnes, puisque leur auteur est bon. Parmi elles, il faut ranger tout ce qui compose un spectacle : le cheval, le lion, les forces du corps, les agréments de la voix. Conséquemment on ne saurait regarder comme étranger ou ennemi de Dieu ce qui est sorti de ses mains ; ni comme criminel ce qui n’est pas l’ennemi de Dieu, puisqu’il ne lui est pas étranger. Les amphithéâtres eux-mêmes, qui ne sont que des pierres, du ciment, des marbres et des colonnes, sont l’ouvrage de Dieu, qui déposa ces matières dans la terre pour les besoins de l’homme ; il y a mieux : les représentations n’ont-elles pas lieu sous le ciel de la divinité ? » Ô ignorance humaine, que tu es une habile raisonneuse, surtout quand tu crains de perdre quelque joie de cette nature ou quelque avantage du monde ! Enfin, on en trouve un grand nombre que la crainte de renoncer au plaisir éloigne plus de notre religion que la crainte de la mort. Car, si insensé que l’on soit, on ne redoute pas la mort, tribut inévitable. Mais le sage lui-même se laisse captiver par le plaisir, tant il a d’ascendant ! Sages ou insensés, la vie tout entière est pour nous dans ce mot : le plaisir !

Que Dieu soit le Créateur de toutes choses, que toutes ces ces choses soient bonnes et mises au service de l’homme, personne ne le conteste, parce que personne n’ignore ce que la nature suggère d’elle-même. Mais quand on ne connaît Dieu qu’à demi, par le droit de la nature et non par celui de l’adoption, de loin et non de près, on ignore nécessairement comment il nous prescrit d’user, lorsqu’il donne, et quelle puissance jalouse tend à adultérer[3] constamment les créations divines, parce que l’on ne connaît ni la volonté, ni l’antagoniste de celui que l’on ne connaît qu’imparfaitement. Il ne suffit pas de considérer par qui l’universalité des êtres a été créée ; il faut encore examiner par qui ils ont été pervertis. Par ce moyen, on reconnaîtra à quel usage ils sont destinés, en voyant à quels usages ils ne le sont pas. Il y a une grande différence entre la corruption et l’intégrité, parce qu’il y a une grande différence entre le corrupteur et l’auteur.

Au reste, tous les crimes, de quelque nature qu’ils soient, que les païens eux-mêmes défendent et proscrivent comme des choses indubitablement mauvaises, se consomment avec les œuvres de Dieu. Vous voulez devenir homicide par le fer, le poison et les enchantements. Mais le fer est l’ouvrage de Dieu, aussi bien que les herbes vénéneuses et les mauvais anges. Leur auteur les a-t-il destinés cependant à conspirer contre la vie de l’homme ? Loin de là ! il étouffe jusqu’à la pensée de l’homicide par cet unique et principal commandement : « Tu ne tueras point. » De même l’or, l’argent, l’ivoire, le bois, toutes les matières qui servent à tailler des idoles, qui les plaça dans le monde, sinon le Dieu créateur du monde ? A-t-il prétendu cependant que le monde les adorât à son préjudice ? Non, assurément, puisque l’idolâtrie est à ses yeux le plus grand outrage. Qu’y a-t-il parmi les choses qui offensent Dieu qui ne soit à Dieu ? Mais ce qui l’offense cesse d’être l’œuvre de Dieu, et l’offense dès qu’il cesse de l’être. L’homme lui-même, auteur de toutes sortes de crimes, n’est pas seulement l’œuvre de Dieu ; il est encore son image. Et cependant il s’est révolté contre son Créateur, et dans son corps et dans son intelligence. En effet, nous n’avons pas reçu des yeux, pour les feux de la concupiscence, des oreilles pour les ouvrir aux mauvais discours, une langue pour la prostituer à la calomnie, une bouche pour les sollicitations de la gourmandise, la virilité pour la tourner aux excès de l’incontinence, des mains pour les consacrer au vol, des pieds pour courir au crime : notre âme n’a point été unie au corps pour devenir un arsenal de fraudes, de mensonge et d’iniquité. Je ne l’imagine pas. Ainsi donc, s’il est vrai que Dieu, principe de sainteté, haïsse le mal et jusqu’à la pensée du mal, il suit évidemment qu’il n’a point créé pour des fins criminelles ce qu’il condamne, puisque les instruments de nos fautes ne deviennent mauvais que par le mauvais usage que nous en faisons. Nous donc qui, en connaissant Dieu, connaissons également son rival ; nous qui avons appris à distinguer le Créateur d’avec le faussaire, pourquoi nous étonner et douter encore, puisque l’adresse de l’ange faussaire et jaloux, après avoir réussi dès l’origine à faire déchoir de son innocence l’homme image du Dieu qui l’a créé et maître de l’univers, pervertit et tourna contre le Créateur toutes les facultés que l’homme avait reçues du Créateur pour une destination d’innocence et d’intégrité ? Il avait vu avec douleur que l’empire sur l’universalité des êtres fût échu à l’homme plutôt qu’à lui-même. Que fit-il ? Il souleva contre le Créateur le roi de la création, afin d’établir dans la création son propre domaine.

III. Cette doctrine ainsi exposée contre l’opinion des païens, occupons-nous plutôt d’instruire les nôtres. En effet, la foi de quelques-uns, soit simplicité, soit scrupule, réclame l’autorité des Écritures pour renoncer aux spectacles, hésitant ainsi à s’abstenir de plaisirs que des textes précis et formels n’interdiraient pas aux serviteurs de Dieu. Sans doute nous ne trouvons nulle part cette défense : Tu n’iras point au Cirque ni au théâtre ; tu n’assisteras point à des jeux ni à des représentations, textuellement énoncée comme les préceptes qui suivent : « Tu ne tueras point ; » — tu n’adoreras point d’image taillée ; — tu ne commettras point d’adultère ; — tu ne déroberas point. » Mais nous trouvons que cette première parole de David concerne cette défense : « Heureux l’homme qui n’est pas entré dans l’assemblée des impies, qui ne s’est pas arrêté dans la voie des pécheurs, et ne s’est point assis dans la chaire de corruption ! » Bien que le Psalmiste semble avoir loué le juste de n’avoir pris aucune part au conseil et à l’assemblée des Juifs pendant qu’ils délibéraient sur la mort du Seigneur, toutefois l’Écriture admet toujours une interprétation plus large partout où le sens moral paraît conforme à celui que présente la lettre, de sorte que rien n’empêche de prendre ces mots pour une prohibition des spectacles. Si le prophète, en effet, a pu nommer quelques Juifs l’assemblée des impies, à combien plus forte raison l’immense multitude du peuple idolâtre ? Les païens sont-ils moins impies, moins pécheurs, moins ennemis du Christ que les Juifs d’alors ? Même conformité dans tout le reste. Les spectacles ont aussi leurs voies où l’on s’arrête. On appelle voies les degrés circulaires qui vont en pente et séparent les chevaliers d’avec le peuple. On appelle aussi chaires les siéges de l’orchestre destinés aux sénateurs. Ainsi, par opposition : « Malheureux l’homme qui entre dans l’assemblée des impies quelle qu’elle soit, qui s’arrête dans la voie des pécheurs, n’importe laquelle, et s’assied dans telle ou telle chaire de corruption ! » Prenons ces mots dans un sens général, puisque souvent des paroles qui ne semblent s’adresser qu’à quelques-uns s’adressent à tous. Quand Dieu rappelle ses préceptes aux Israélites, ou leur reproche leurs crimes, il a en vue l’universalité des hommes. S’il menace l’Égypte et l’Éthiopie d’une ruine prochaine, il condamne du même coup toutes les nations pécheresses. Ainsi toute nation pécheresse est pour lui l’Égypte et l’Éthiopie ; c’est l’espèce pour le genre. Il en use de même pour les spectacles, qu’il appelle « l’assemblée des impies. » C’est le genre pour l’espèce.

IV. Mais pour que l’on ne s’imagine pas que je cherche des subtilités, j’invoquerai l’autorité plus décisive de notre sceau baptismal. Lorsque, descendus dans l’eau régénératrice, nous avons fait profession de la foi chrétienne, en lui empruntant les paroles de sa loi, nous avons déclaré par notre propre bouche que nous renoncions au démon, à ses pompes et à ses anges. Or, où le démon, ses pompes et ses anges dominent-ils avec plus d’empire que dans l’idolâtrie ? N’est-elle pas comme le trône de l’esprit immonde et malfaisant ? car je ne veux pas m’étendre davantage sur ce point. Si donc je démontre que l’appareil et la magnificence des spectacles reposent sur l’idolâtrie, j’aurai établi un préjugé certain que les engagements pris à notre baptême impliquent aussi la renonciation aux spectacles, espèce de sacrifice que l’idolâtrie offre à Satan, à ses pompes et à ses anges. Nous remonterons donc à l’origine de chaque spectacle en particulier, pour savoir comment ils se sont introduits dans le monde ; de là, nous examinerons les titres de quelques-uns, et les noms dont ils sont appelés ; puis viendront l’appareil et les superstitions qui les accompagnent ; les lieux nous montreront ensuite à quelles divinités ils sont consacrés ; et enfin la nature de leurs représentations, quels ont été leurs fondateurs. Si quelqu’une de ces choses est étrangère aux idoles, alors elle n’aura rien de commun avec l’idolâtrie ni avec les serments de notre baptême.

V. L’origine des jeux étant obscure et inconnue à la plupart de nos frères, nous n’avons dû la chercher ni plus haut ni ailleurs que dans les monuments littéraires des païens. Il nous reste plusieurs de leurs écrivains qui ont traité de cette matière. Quant à l’institution première des jeux, ils racontent, d’après Timée, que les Lydiens, sortis de l’Asie sous la conduite d’un Tyrrhénus, qui avait été contraint de céder le royaume à son frère Lydus, s’établirent dans l’Étrurie. Là, entre autres cérémonies superstitieuses, ils fondèrent des spectacles sous un voile de religion. Les Romains, après avoir appelé chez eux quelques-uns de ces étrangers, leur empruntèrent le spectacle, le temps de la célébration, et jusqu’au nom qui le désignait, ludi, de Lydiens. Il est vrai que Varron dérive ce terme du verbe ludere, jouer, se divertir, comme on disait autrefois les jeux luperciens, parce qu’on les célébrait en courant ça et là. Toutefois, il rattache ces jeux de la jeunesse à la célébration de quelque fête, à la dédicace de quelque temple, ou à quelque motif religieux.

Mais qu’importe la question des noms, lorsque l’idolâtrie est le principe de la chose ? Ainsi les jeux appelés indistinctement libéraux, indiquaient visiblement un hommage rendu à Liber ou Bacchus. C’est à Liber que les villageois les consacraient d’abord, en reconnaissance de l’usage du vin, qu’il leur apporta, bienfait qu’ils lui attribuent. De là vient que, dans l’origine, les jeux par lesquels on honorait Neptune furent appelés consuales ; car Neptune est aussi appelé Consus. Ensuite un Romulus dédie à Mars les jeux Équiriens. Quelques-uns, cependant, attribuent les jeux consuales à Romulus, qui les aurait institués en l’honneur du dieu Consus, pour le remercier du conseil qu’il lui avait suggéré d’enlever les Sabines, afin de les unir à ses soldats. Vertueux conseil assurément, regardé encore aujourd’hui chez les Romains comme chose juste, légitime, pour ne pas dire inspirée par un dieu ! Peut-on, en effet, regarder comme bon un conseil qui, souillé à sa naissance, doit son origine à l’esprit du mal, à la fourberie, à la violence, à un fratricide, à un véritable fils de Mars ? Aujourd’hui encore il reste dans le Cirque, auprès des premières limites, un autel bâti sous terre, et consacré au dieu Consus ; il porte cette inscription : « Consus préside au conseil, Mars à la guerre, les lares à l’assemblée. » Des prêtres, ornés d’un sacerdoce public, y célèbrent des sacrifices aux nones de juillet. Le flamine, consacré à Quirinus, et les vestales, y sacrifient le douzième jour des calendes de septembre. Quelque temps après, le même Romulus institue des jeux en l’honneur de Jupiter Férétrien, sur la montagne tarpéienne, d’où ils reçurent le nom de tarpéiens et de capitolins, au rapport de Pison. Après lui, Numa Pompilius fonda d’autres jeux à la mémoire de Mars et de la Rouille, car la Rouille fut elle-même transformée en déesse. Vient ensuite Tullus Hostilius, puis Ancus Martius, puis tous les autres. Voulez-vous connaître le nom, le nombre et les idoles auxquelles ils dédièrent ces solennités ? lisez Suétone ou les devanciers de Suétone, qui lui transmirent ces détails. Mais voilà qui suffit pour convaincre ces jeux d’origine idolâtrique.

VI. À ce témoignage de l’antiquité se joignent les siècles postérieurs qui, en nous apportant avec eux les dénominations de ces époques, nous attestent, par ces titres, à quelle idole et à quelle superstition étaient consacrés ces jeux de l’une et de l’autre espèce[4]. En effet, ceux qu’on nomme mégalésiens, apollinaires, céréales, neptunaux, floréales, latiaires, se célèbrent publiquement chaque année. Les autres ont leur motif dans la naissance, le jour natal, les avènements des rois, les prospérités publiques et les fêtes superstitieuses des municipes. Dans cette catégorie entrent aussi les représentations par lesquelles des légataires honorent la mémoire de leurs parents, coutume qui remonte à une haute antiquité ; car dès les premiers temps on divisa les jeux en deux classes, les jeux sacrés et les jeux funèbres, ceux-là pour les dieux des nations, et ceux-ci pour les défunts. Mais à nous, que nous importe à quel titre et sous quel nom existe cette idolâtrie, pourvu que les mêmes esprits auxquels nous avons renoncé y exercent leur empire sous le nom de ces morts ? Qu’ils glorifient leurs dieux, c’est toujours à des morts qu’ils sacrifient ; de part et d’autre, même condition, même idolâtrie, et pour nous même protestation contre l’idolâtrie.

VII. Puisque l’origine de ces doubles jeux est la même, et les dénominations communes, comme provenant de causes semblables, il faut nécessairement qu’ils empruntent aux crimes de l’idolâtrie, leur mère, des pompes qui leur sont communes. Toutefois, ceux du Cirque surpassent tous les autres en magnificence : c’est pour eux que semble avoir été imaginé le mot pompe. À défaut de ce nom, la profusion des simulacres, l’armée des images, des chars, des litières, des brancards, des siéges, des dépouilles, le dirait assez. En outre, que de cérémonies, que de sacrifices précèdent, accompagnent, interrompent ces jeux ! Combien de colléges d’augures ! combien de sacerdoces divers ! combien de fonctions mises en mouvement ! Les habitants de cette ville où les démons ont établi le siége de leur empire ne l’ignorent pas. Que si les provinces déploient dans ces représentations moins de magnificence, à cause de l’infériorité de leurs ressources, en quelque endroit cependant qu’on les célèbre, il ne faut pas perdre de vue leur origine : leur berceau fait leur souillure. Ainsi le ruisseau le plus faible est empoisonné par la source dont il sort ; ainsi la branche naissante participe à la mauvaise qualité de la tige. Qu’importe la pompe ou l’indigence ? les jeux du cirque, quels qu’ils soient, offensent le Seigneur. On n’y promène qu’un ou deux simulacres, dites-vous ! L’idolâtrie réside dans une seule idole. On n’y traîne qu’un char. Fort bien ! mais c’est le char de Jupiter. Toute idolâtrie, opulente ou pauvre dans son appareil, est riche et splendide en crimes.

VIII. Pour en venir maintenant aux lieux, conformément à notre dessein, le Cirque est principalement consacré au Soleil ; son temple est bâti au milieu de l’enceinte, et son image rayonne sur le sommet de l’édifice, parce qu’ils ont cru qu’il ne fallait pas enfermer sous une voûte celui qui brille à découvert. Comme ils assurent que ce spectacle leur vient de Circé, qui l’institua la première en l’honneur du Soleil son père, c’est de Circé qu’ils dérivent le nom du Cirque. En vérité, la magicienne a bien servi la cause des démons et des anges dont elle était la prêtresse. Combien d’idolâtries dans les formes extérieures du lieu lui-même ! Reconnaissez-le : chacun des ornements du Cirque est à lui seul un temple. Ici des œufs consacrés à Castor et à Pollux par ceux qui ne rougissent pas de croire qu’ils sont nés d’un œuf, après la métamorphose de Jupiter en cygne. Là, des colonnes vomissent les dauphins de Neptune ; elles soutiennent les Sessies qui président aux semailles, les Messies aux moissons, les Tutelines aux fruits : devant chacune d’elles se dressent trois autels dédiés à autant de dieux, aux grands, aux puissants, aux forts. On pense qu’ils sont venus de Samothrace.

La masse du gigantesque obélisque est, comme l’assure Hermatèle, prostituée au Soleil : ses hiéroglyphes, dénonciateurs de son origine témoignent que c’est une superstition envoyée par l’Égypte. L’assemblée des démons eût langui dans la torpeur sans la Grande-Mère : aussi vient-elle les présider sur le bord de l’Euripe[5]. Consus, nous l’avons déjà dit, se cache sous la terre, près des bornes Murciennes, dont il a fait aussi une idole. Car on veut que Murtia soit la déesse de l’Amour, auquel ils ont élevé un temple dans cette partie de l’édifice. Considère, ô Chrétien ! quelle légion de noms infâmes a envahi le Cirque. Une religion où s’agitent tant d’esprits immondes, peut-elle être ta religion ?

Puisque nous en sommes sur les lieux, prévenons ici une demande. Quoi donc, me direz-vous, si je visitais le Cirque hors du temps des spectacles, courrais-je le risque de m’y souiller ? — Les lieux ne sont point interdits en eux-mêmes : un serviteur de Dieu peut aller sans péril non-seulement aux endroits où l’on s’assemble pour ces représentations, mais encore aux temples païens, pourvu qu’il ait une raison légitime, indépendante des fonctions ou des propriétés de ce lieu. D’ailleurs, les rues, les places publiques, les bains, les hôtelleries, nos maisons même, ne sont-elles pas peuplées d’idoles ? Satan et ses anges ont rempli le monde. Mais, pour demeurer encore dans le monde, nous n’avons point perdu Dieu : on le perd en participant aux crimes du monde. Pontife, ou simple adorateur, je monte au Capitole, ou bien au temple du dieu Sérapis ; c’est alors que je perds Dieu, de même que si je vais au Cirque ou au théâtre pour en contempler les spectacles. La souillure ne vient pas des lieux proprement dits ; elle vient de ce qui se passe dans ces lieux, de ce qui souille les lieux mêmes, ainsi que je l’ai démontré : la corruption communique la corruption. Nous rappelons à quelles divinités sont consacrés ces lieux, afin de mieux établir que tout ce qui s’y fait appartient spécialement aux divinités qui y président.

IX. Maintenant, un mot sur la manière dont se représentent les jeux du Cirque. L’usage des chevaux, simple autrefois et commun à tous, n’avait rien de coupable ; mais depuis qu’il a été appliqué à la célébration des jeux, le présent de la divinité est devenu l’instrument des démons. Aussi fait-on honneur de cette invention nouvelle à Castor et à Pollux : Mercure, ainsi que nous l’apprend Stésichore, leur donna des chevaux à cet effet. À leur suite arrive un Neptune, équestre selon les Romains, hippios selon les Grecs. Le char à quatre chevaux est consacré au Soleil ; le char à deux chevaux est consacré à la Lune. Mais,

Érichthonius le premier, par un effort sublime,
Osa plier au joug quatre coursiers fougueux,
Et, porté sur un char, s’élancer avec eux.

Or, Érichthonius, fruit hideux de la Terre, qui reçut les prostitutions de Minerve et de Vulcain, est un monstre démoniaque, ou plutôt un démon véritable et non un reptile. S’il est vrai que ce Trochile d’Argos soit l’inventeur du char, il dédia son ouvrage à Junon, adorée dans sa patrie. Enfin, si c’est Romulus qui attela le premier un quadrige à Rome, il doit être rangé lui-même au nombre des idoles, puisqu’il se confond avec Quirinus. Tels ont été les inventeurs des chars à quatre chevaux. Je ne m’étonne plus maintenant qu’ils aient couvert des livrées de l’idolâtrie les conducteurs de ces chars. Dans l’origine, ces livrées n’étaient que de deux couleurs, l’une blanche et consacrée à l’hiver, à cause de l’éclat de la neige ; l’autre rouge, et consacrée à l’été, à cause des rayons du soleil. Dans la suite, grâce aux progrès du plaisir et de la superstition, le rouge fut affecté à Mars, le blanc aux zéphyrs, le vert à la terre, mère du genre humain, ou au printemps ; l’azur au ciel, à la mer ou à l’automne. Mais Dieu ayant prononcé anathème contre toute espèce d’idolâtrie, il ne faut pas douter qu’il ne condamne aussi ces profanes consécrations aux éléments du monde.

X. Passons maintenant au théâtre, dont l’origine, les titres et l’administration sont les mêmes que ceux du Cirque, comme l’atteste sa première dénomination de jeux. L’appareil du premier ne diffère presque point de l’appareil du second. Pour se rendre à l’un ou à l’autre, il faut, au sortir des temples, des autels, du sang des victimes et d’un encens criminel, marcher parmi les flûtes et les trompettes sous la conduite du désignateur et de l’aruspice, chefs infâmes, l’un des sacrifices, l’autre des funérailles.

De même que l’origine des jeux nous a conduit tout à l’heure au Cirque, de même, à propos du théâtre, nous commençons par examiner l’infamie du lieu. Le théâtre, à proprement parler, est le sanctuaire de Vénus. Ce genre d’édifice n’a paru dans le monde que sous cet étendard. Autrefois, lorsqu’il s’élevait quelque nouveau théâtre, il arrivait souvent aux censeurs de le détruire dans l’intérêt des mœurs : ils savaient qu’il y avait péril immense pour elles dans ces représentations lascives, de sorte que le témoignage du paganisme lui-même nous donne gain de cause, et nous apprend à redoubler nous-mêmes de sévérité. Voilà pourquoi Pompée le Grand, dont la grandeur ne le cédait qu’à celle de son théâtre, après avoir bâti cette vaste citadelle de toutes les infamies, craignant pour sa mémoire la vindicte de la censure, convertit l’édifice en sanctuaire[6], puis convoqua par un édit tous les citoyens à la dédicace de ce qu’il appelait, non plus un théâtre, mais le temple de Vénus. « Nous y avons ajouté, dit-il, quelques degrés pour les spectacles. » Par là il couvrit du titre de temple un édifice condamné et condamnable, en même temps qu’il se joua des lois sous un vain prétexte de religion.

Le théâtre consacré à Vénus l’est également à Bacchus : ces deux démons de l’ivresse et de la débauche se tiennent par la main et marchent de front. Aussi le palais de Vénus est-il en même temps le sanctuaire de Bacchus. En effet, certaines représentations théâtrales s’appelaient autrefois jeux libéraux, non-seulement parce que, dédiés à Bacchus, ils étaient la même chose que les dionysiens des Grecs, mais encore parce qu’ils avaient Bacchus pour fondateur. Au reste, Bacchus et Vénus ne règnent pas moins sur les arts auxiliaires de la scène. Par le geste et les mouvements dissolus du corps, infamie particulière à la scène comique, de misérables histrions sacrifient leur honneur à Vénus et à Bacchus, ceux-ci en dégradant leur sexe, ceux-là par d’impudiques pantomimes. Quant au reste, musique, vers, instruments et lyre, tout cela est sous la garde des Apollon, des Muses, des Minerve, des Mercure. Disciple de Jésus-Christ, ne riras-tu point des dont tu ne peux t’empêcher de haïr les inventeurs ?

Nous voulons maintenant dire un mot des arts et des inventions de ceux que nous détestons jusque sous ces noms. Les noms des morts, nous le savons, ne sont rien, pas plus que leurs simulacres. Mais nous n’ignorons pas quels sont ceux qui, sous ces noms et ces simulacres d’emprunt, agissent, triomphent, et contristent la divinité, c’est-à-dire les esprits malfaisants ou les démons. Il est manifeste par là que les actions théâtrales sont consacrées à ceux qui se sont réfugiés sous le nom de leurs inventeurs, et par conséquent que les jeux, dont les fondateurs sont regardés pour cette raison comme des dieux, sont entachés d’idolâtrie. Il y a plus : quant à ce qui concerne ces inventions, j’aurais dû établir avant tout que les démons, prévoyant dès l’origine que le plaisir des spectacles serait un des moyens les plus actifs pour introduire dans le monde l’idolâtrie, arracher l’homme à son Créateur et l’enchaîner à leur propre culte, révélèrent eux-mêmes à l’homme ces inventions criminelles. À eux, en effet, d’inspirer ce qui devait tourner à leur gloire ! Pour enseigner cette science fatale, ils ne devaient point employer d’autres instruments que les hommes sous le nom, le simulacre et l’apothéose desquels ils se proposaient de tromper l’univers.

XI. Pour demeurer fidèle à notre plan, arrivons aux combats athlétiques. Leur origine est à peu près la même que celle des autres jeux. Aussi les divise-t-on en jeux funèbres et sacrés, là dédiés aux morts, ici aux dieux des nations : de là leurs titres idolâtriques. Les jeux olympiques honorent Jupiter : à Rome, ils se nomment capitolins ; Apollon a ses jeux pythiens ; Hercule ses néméens, Neptune ses isthméens. Quant aux autres, ils se célèbrent à la mémoire des morts. Qu’y a-t-il d’étonnant que l’idolâtrie souille l’appareil de ces jeux ? J’y vois des couronnes profanes ; des pontifes y président ; des prêtres y sont députés par leurs colléges ; enfin le sang des victimes y coule par torrent. Pour achever ce qui concerne ce lieu, de même qu’au Cirque ou au théâtre, s’agitent des bandes de joueurs de flûtes consacrées à Minerve, à Apollon et aux Muses, de même des bandes consacrées à Mars animent, au bruit de la trompette, les combattants du stade qui est le temple, et le temple même de l’idole dont il célèbre les solennités. Ne sait-on pas que les Castor, les Hercule et les Mercure sont les inventeurs de la lutte ?

XII. Il nous reste à signaler le plus fameux et le plus agréable de tous les spectacles. On l’a d’abord appelé devoir, comme qui dirait office, parce qu’office et devoir signifient la même chose. Les anciens s’imaginaient que ces spectacles étaient un devoir rendu aux morts, surtout depuis qu’ils eurent tempéré la barbarie de ces hommages. Autrefois, en effet, dans la persuasion que le sang humain apaisait les âmes des morts, on égorgeait sur leurs tombeaux les captifs, ou des esclaves de mauvais aloi achetés dans ce but. On trouva convenable, dans la suite, de couvrir des voiles du plaisir cette exécrable impiété. Après que l’on avait instruit ces misérables à manier des armes, quelles armes et comment ? peu importait pourvu qu’ils apprissent à s’entre-tuer, on les immolait sur des tombeaux, le jour marqué pour les sacrifices funèbres. C’est ainsi que l’on consolait la mort par l’homicide. Telle fut l’origine du devoir. Peu à peu il devint d’autant plus agréable qu’il fut plus cruel. On ne se contenta plus du fer[7] ; il fallut que les dents et les ongles des bêtes féroces déchirent le corps de l’homme. Les victimes étaient regardées comme un sacrifice en l’honneur des morts : idolâtrie véritable, puisque l’idolâtrie est une espèce de culte rendu aux morts. Des deux côtés, honneurs funèbres et idolâtrie, on trouve le culte des morts. Or, des démons séjournent dans les idoles ; cela nous conduit à considérer en ce moment les titres. Quoique ce spectacle ait passé de de l’honneur des morts à l’honneur des vivants, je veux dire des questeurs, des magistrats, des pontifes et des flamines, comme ces dignités touchent à l’idolâtrie, tout ce qui se pratique sous le voile de ces dignités doit être nécessairement souillé et corrompu, puisque la source en est infecte. Même reproche à l’appareil qui accompagne ces honneurs. La pourpre, les bandelettes, les couronnes, les harangues, les proclamations, les festins de la veille, qu’est-ce que tout cela, sinon la pompe de Satan, sinon les plaisirs des démons ? Que dire de ce lieu exécrable, dont les parjures ne rachètent pas l’infamie ? En effet, dans l’amphithéâtre siégent des divinités plus cruelles et plus nombreuses que dans le Capitole lui-même. Il est le temple de tous les démons. Là autant d’esprits immondes que d’hommes. Enfin, pour achever ce qui concerne les arts, Mars et Vénus président aux deux exercices de l’amphithéâtre.

XIII. Il est suffisamment démontré, j’imagine, en combien de manières les spectacles sont coupables d’idolâtrie, par l’origine, les titres, l’appareil et le lieu. Quant aux sacrifices, nous sommes certains qu’ils ne conviennent nullement à des Chrétiens qui ont renoncé deux fois aux idoles. « Non pas, suivant le langage de l’Apôtre, qu’une idole soit quelque chose dans le monde, mais parce que les sacrifices offerts aux idoles s’adressent aux démons qui habitent dans ces idoles, soit qu’elles représentent des morts, ou ce qu’on appelle des dieux. Or, ces deux espèces d’idoles étant de semblable nature, puisque morts et dieux ne sont qu’une même chose, nous nous interdisons également l’une et l’autre idolâtrie. Nous tenons en égal mépris les temples des dieux et les sépulcres des morts. Nous n’approchons pas plus des autels de ceux-là, que nous n’adorons les images de ceux-ci. Nous ne faisons pas plus de sacrifices aux uns que d’offrandes aux autres ; nous ne mangeons pas plus la chair des victimes immolées aux premiers que les viandes présentées aux seconds, parce que « nous ne pouvons nous asseoir en même temps à la table du Seigneur et à la table des démons. » Si donc nous préservons notre bouche et notre estomac de ces souillures, quel motif plus impérieux encore d’éloigner nos yeux et nos oreilles, organes plus augustes, de tout plaisir impur consacré aux morts ou aux idoles, aliment qui ne va pas se perdre dans l’estomac, mais que digèrent l’âme et l’esprit. Or, la pureté de l’esprit et de l’âme est plus agréable aux regards de Dieu que celle du corps.

XIV. Maintenant, quoiqu’il soit établi que l’idolâtrie est le fond de tous les spectacles, motif qu’il suffisait d’exposer pour nous engager à y renoncer, prouvons-le comme par surcroît, à cause de ceux qui se prévalent de ce qu’aucun texte formel ne défend d’assister aux spectacles, comme si la loi gardait le silence, « dès qu’elle nous interdit toutes les convoitises du siècle. » En effet, de même que l’argent, la bonne chère, les honneurs, les voluptés charnelles et l’ambition, le plaisir a aussi sa convoitise : or, les spectacles sont une espèce de plaisir. Les convoitises, à mon jugement, prises en général, renferment en soi les plaisirs ; de même les plaisirs, entendus dans une signification générale, comprennent les spectacles. Au reste, en parlant plus haut de la nature de ces lieux, nous avons dit qu’ils ne souillent pas par eux-mêmes, mais par les choses qui s’y passent : ils boivent le poison de l’infamie, et le répandent sur les spectateurs.

XV. L’idolâtrie, nous l’avons démontré, est le principal motif qui condamne ces spectacles : prouvons que tout ce dont ils se composent est contraire aux préceptes de Dieu. Dieu nous recommande d’accueillir avec la tranquillité, la douceur et le calme de la paix, l’Esprit saint, qui de sa nature « est tendre et doux ; » il nous défend de le contrister par la fureur, la colère, la vengeance et la douleur : comment pourra-t-il s’accommoder des spectacles, qui ne vont jamais sans le trouble de l’âme ? Là où il y a il y a passion ; autrement le plaisir serait insipide. Là où il y a passion, arrive aussi la jalousie ; autrement la passion serait insipide. Or la jalousie traîne avec elle la fureur, la vengeance, la colère, la douleur et tout le cortége des passions incompatibles avec la règle. Je veux même qu’une personne assiste aux spectacles avec la modestie et la gravité que donnent les fonctions, l’âge ou le naturel : ne croyez pas cependant que l’âme demeure immobile et sans quelque secrète agitation : on n’éprouve point un plaisir sans affection ; on n’éprouve point cette affection sans en ressentir les effets ; ces effets à leur tour allument l’affection. D’ailleurs si l’affection languit, point de plaisir : dès lors, quelle coupable inutilité que de se rendre à un lieu où il n’y a aucun profit à faire ! Car une action vaine et stérile ne nous convient pas, que je sache. Il y a mieux ; on se condamne soi-même en venant s’asseoir parmi ceux dont on se déclare l’ennemi en ne voulant point leur ressembler. Pour nous, il ne nous suffit pas de ne rien faire de pareil : il faut éviter même la ressemblance avec ceux qui le font. « Si tu voyais un voleur, dit le prophète, tu courrais avec lui. » Plût à Dieu que nous ne fussions pas contraints de vivre dans le monde avec eux ! Mais nous leur laissons les choses mondaines, parce que, si le monde est à Dieu, les œuvres du monde sont au démon.

XVI. Nous interdire la fureur, c’était donc nous interdire toute espèce de spectacles, et le Cirque surtout, dans lequel règne particulièrement la fureur. Voyez le peuple se poussant vers ces représentations ! Quelle agitation ! quel tumulte ! quel aveuglement ! Quelle anxiété sur le vainqueur ! Le préteur est trop lent au gré de son impatience : ses yeux roulent, pour ainsi dire, dans l’urne, remués avec les sorts. On attend en suspens le signal du préteur. Une même extravagance arrache mille cris extravagants. Je reconnais leur démence à la démence de leurs discours. « Il l’a jetée ! » s’écrient-ils. Et tous de annoncer réciproquement ce que tous ont vu à la fois. J’ai en main le témoignage de leur aveuglement : ils ne voient pas ce qui est tombé, ils le prennent pour une serviette[8] ; mais ce n’est rien moins que l’image du démon précipité du ciel dans l’enfer. Puis les fureurs, les animosités, les discordes et tout ce qui est interdit aux pontifes de la paix. De là tant d’imprécations et d’injures, sans haine qui les justifie ; tant de suffrages sans amour qui les provoque. Quel profit peuvent espérer pour eux-mêmes des spectateurs qui ne sont pas à eux-mêmes, si ce n’est peut-être qu’ils gagnent de n’être plus à eux-mêmes ! Ils s’attristent du malheur d’autrui ; ils se réjouissent du bonheur d’autrui. Tout ce qu’ils souhaitent, tout ce qu’ils maudissent leur est étranger. Leur affection est aussi vaine que leur haine est injuste. Peut-être serait-il plus permis d’aimer sans motif que de haïr injustement ? Du moins Dieu nous défend-il de haïr même avec raison, puisqu’il nous « ordonne d’aimer nos ennemis. » Il nous défend également de maudire qui que ce soit, même avec raison : « Tu béniras ceux qui te maudissent, » dit-il. Mais quoi de plus amer que le Cirque, où les spectateurs n’épargnent ni princes, ni concitoyens ! Si quelqu’un de ces emportements du Cirque est permis au Chrétien, assurément ils lui sont permis également dans le Cirque : lui sont-ils interdits partout ? ils le sont aussi dans le Cirque.

XVII. Il nous est prescrit au même titre de haïr toute impudicité. Ce précepte nous ferme donc le théâtre, siége particulier de la dissolution, où rien n’est approuvé que ce qui est désapprouvé partout ailleurs. Aussi emprunte-t-il d’ordinaire son plus grand charme à la représentation de quelque infamie, qu’un histrion toscan traduit dans des gestes, qu’un comédien met en relief en abdiquant son sexe sous des habits de femme, de sorte que l’on rougit plus volontiers dans l’intérieur de la maison que sur la scène ; infamie enfin, qu’un pantomime subit dans son corps dès sa première jeunesse, afin de l’enseigner un jour. Il y a mieux : les malheureuses victimes de la lubricité publique sont traînées elles-mêmes sur le théâtre, d’autant plus infortunées qu’il leur faut rougir en présence des femmes à qui elles avaient eu soin jusqu’alors de cacher leur honte : on les expose à la vue de tout le monde, de tout âge, de toute condition ; un crieur public annonce à ceux qui n’en avaient pas besoin, leur loge, leur beauté, leur tarif !…. Mais arrêtons-nous, et n’arrachons pas aux ténèbres de honteux secrets, de peur qu’ils ne souillent la lumière. Que le sénat rougisse, que toutes les classes rougissent ! Ces malheureuses qui immolent leur pudeur, en craignant d’étaler au grand jour et devant le peuple l’indécence de leurs gestes, savent du moins rougir une fois l’an[9].

Si nous devons avoir en abomination toute espèce d’impureté, pourquoi nous sera-t-il permis d’entendre ce qu’on ne pourrait proférer sans crime ? Ne savons-nous pas que Dieu « interdit toute plaisanterie et toute parole inutile ? » Pourquoi nous serait-il permis de regarder ce qu’il nous est défendu de faire ? Pourquoi les mêmes choses « qui souillent l’homme par la langue, » ne le souilleraient-elles pas également par les yeux et par les oreilles, puisque les oreilles et les yeux sont les ministres de l’âme, et qu’il est difficile que le cœur soit bien pur quand les organes chargés de le servir sont corrompus ? Voilà donc le théâtre condamné par l’anathème porté contre l’impudicité.

XVIII. Si nous devons mépriser les doctrines de la science mondaine, parce qu’elles ne sont aux yeux de Dieu qu’extravagance, ce précepte nous interdit suffisamment les spectacles où se déploie toute la science mondaine, je veux dire la scène tragique et la scène comique. La tragédie et la comédie étant une école de crimes et de dissolutions, de sang et de débauche, d’impiété et de blasphèmes, le récit d’une action violente ou honteuse n’est pas plus permis que l’action elle-même. On repousse celle-ci ; pourquoi adopter celui-là ?

Mais le stade est nommé dans l’Écriture, direz-vous ? D’accord ; mais avouez aussi avec moi qu’il est indigne de vous de regarder ce qui se passe dans le stade, les coups de pied, les coups de poing, les soufflets et les mille insolences qui dégradent la majesté de l’homme, image de Dieu. Vous ne parviendrez jamais à approuver ces courses insensées, ces efforts pour lancer le disque, et ces sauts non moins extravagants ; jamais vous ne louerez cette vigueur inutile ou fatale, encore moins cette science qui travaille à nous donner un corps nouveau, comme pour réformer l’œuvre de Dieu. Non, non, vous haïrez ces hommes que l’on n’engraisse que pour amuser l’oisiveté des Grecs. La lutte est une invention du démon : c’est le démon qui renversa nos premiers parents. Qu’est-ce que le mouvement des lutteurs ? Une souplesse semblable à celle du serpent, vigoureuse pour saisir, oblique pour supplanter, glissante pour échapper. Vous n’avez pas besoin de couronnes ; et pourquoi rechercher les plaisirs pour mériter des couronnes ?

XIX. Demandons maintenant aux Écritures si elles condamnent l’amphithéâtre ? Si nous pouvons soutenir que la cruauté, la barbarie, l’impiété nous sont permises, allons à l’amphithéâtre. Si nous sommes tels qu’on nous suppose, prenons plaisir au sang de l’homme. Je vous entends : « Il est bon que les scélérats soient punis. Qui peut le nier, sinon les scélérats eux-mêmes ? » — D’accord ; mais l’homme de bien ne peut se réjouir du supplice d’un criminel : loin de là ! il doit s’affliger de ce qu’un homme, son semblable, est devenu assez coupable pour mériter un traitement si cruel. Mais qui me garantira qu’on ne livre aux bêtes féroces ou à tout autre supplice que des criminels ? la vengeance d’un juge, la négligence d’un avocat, les tortures prolongées de la question, n’ont-elles jamais sacrifié l’innocence ? Qu’il me vaut mieux ignorer quand les méchants sont punis, afin d’ignorer également quand les hommes de bien périssent, si toutefois ils sont hommes de bien ! Certainement il y a des gladiateurs innocents qui sont traînés à l’amphithéâtre, victimes destinées au plaisir de la multitude. D’autres sont condamnés à combattre ; mais quelle absurdité que, pour un délit léger, au lieu de les corriger, on en fasse des homicides !

Au reste, je n’ai répondu ici qu’aux païens. À Dieu ne plaise qu’un Chrétien veuille en savoir davantage pour renoncer aux spectacles ! Toutefois personne ne peut mieux raconter les infamies de l’amphithéâtre que celui qui le fréquente encore. Pour moi, j’aime mieux tromper l’attente qu’éveiller le souvenir.

XX. Qu’elle est donc vaine, ou plutôt qu’elle est misérable, l’argumentation de ceux qui, par la crainte de perdre un plaisir, prétendent que les Écritures ne renferment aucune mention particulière qui oblige à s’en abstenir, ou qui empêche directement le serviteur de Dieu de paraître dans ces assemblées ! J’ai entendu dernièrement la défense toute nouvelle d’un de ces partisans des jeux : « Le soleil, disait-il, je me trompe, Dieu lui-même regarde les spectacles du haut du ciel : est-il souillé pour cela ? » — Sans doute, le soleil traverse de ses rayons les égouts, sans en devenir moins pur. Mais qu’il serait à souhaiter que Dieu ne regardât pas les infamies des hommes, afin qu’il nous fût possible de nous dérober tous à ses jugements ! Mais il les voit. Il voit nos brigandages, nos fourberies, nos adultères, nos idolâtries, nos spectacles eux-mêmes. Voilà pourquoi nous ne devons pas y assister, afin que celui qui aperçoit tout ne nous y aperçoive pas. Insensés ! vous comparez le coupable avec son juge ! L’un est coupable parce qu’il a été découvert, l’autre est juge, parce qu’il n’y a rien qu’il ne découvre. Ne nous sera-t-il pas libre aussi, selon vous, de nous abandonner à la fureur hors du Cirque, à l’impudicité hors du théâtre, à l’insolence hors du stade, à l’inhumanité hors de l’amphithéâtre, puisque Dieu a des yeux aussi hors des loges, hors des degrés, hors des portiques ? Illusion ! En aucun temps, en aucun lieu, ce que Dieu condamne n’est excusable. En aucun temps, en aucun lieu n’est permis ce qui n’est pas permis partout et toujours. Voilà quelle est l’intégrité de la vérité, quelle est la plénitude de la soumission qui lui est due, quelle est l’égalité de la crainte, quelle est la fidélité de l’obéissance : garder immuable ce précepte, et ne pas faire fléchir la justice. Ce qui est bon ou mauvais par soi-même ne saurait jamais être autre chose. Tout est irrévocablement fixé dans la vérité de Dieu.

XXI. Les païens, chez qui ne réside pas la plénitude de la vérité, parce qu’ils n’ont pas le Dieu qui enseigne la vérité, jugent du bien et du mal d’après leur fantaisie et leur caprice, appelant bien ce qu’hier ils appelaient mal, et mal ce qu’hier ils appelaient bien. Il arrive de là que dans une rue le même qui soulève à peine sa tunique pour une nécessité de la nature, au Cirque perd la pudeur jusqu’à livrer, aux regards de tous, les secrets de l’organisation humaine. Chez lui, il ferme les oreilles de sa fille à toute parole impure, puis il la conduit aux discours et aux gestes dissolus du théâtre : sur les places publiques, il apaise et condamne les querelles ; dans le stade, il applaudit aux sanglantes meurtrissures des athlètes. À l’aspect du cadavre d’un homme qu’a enlevé une mort naturelle, il frémit d’horreur ; dans l’amphithéâtre, il repaît avidement ses yeux du spectacle d’un corps déchiré, mis en pièces et nageant dans son sang. Il y a mieux : il vient à l’amphithéâtre pour châtier un homicide, puis le voilà qui, le fouet à la main, pousse un gladiateur à devenir homicide malgré lui. Il demande qu’on jette au lion le plus fameux assassin ; ailleurs il sollicite les insignes de la liberté pour le plus cruel gladiateur. Le gladiateur vient-il à succomber dans la lutte, il va savourer de près la mort de celui qu’il a voulu tuer de loin, d’autant plus barbare en ce moment, si tout à l’heure il ne le voulait pas.

XXII. Pourquoi nous étonner des contradictions de ces hommes qui mêlent et confondent l’essence du bien et du mal, par l’inconstance de leurs opinions et la mobilité de leurs jugements ? En effet, les conducteurs de chars, les athlètes, les comédiens, les gladiateurs, tous ces favoris auxquels les hommes prostituent leur âme ; auxquels les femmes et souvent même les hommes prostituent leur corps, à cause desquels ils se jettent dans des dissolutions qu’ils réprouvent en public, les auteurs et les administrateurs des jeux les excluent de toute charge honorable, en vertu de cette même profession pour laquelle ils les glorifient. Il y a mieux : on condamne par des arrêts publics toute cette classe à l’infamie légale ; on la bannit du palais, de la tribune aux harangues, du sénat, de l’ordre équestre ; on lui interdit toutes les dignités et jusqu’à certains ornements. Ô étrange renversement de toutes les idées ! Aimer ceux que l’on châtie ! mépriser ceux que l’on approuve ! exalter l’art et flétrir l’artiste ! Singulière justice, qui condamne un homme pour les mêmes choses qui lui méritent la faveur ! Je me trompe, quel éclatant aveu que la chose est mauvaise, puisque les auteurs, si bien accueillis qu’ils soient, vivent sous le poids de l’infamie !

XXIII. Puisque la justice humaine se souvient, malgré l’ascendant du plaisir, de condamner ces misérables, puisqu’elle leur interdit toute espèce de dignité pour les jeter sur l’écueil de l’infamie, avec combien plus de rigueur la justice divine sévira-t-elle contre des artisans de cette nature ? Plaira-t-il à Dieu ce cocher du Cirque, qui trouble tant d’âmes, qui allume tant de fureurs, qui excite tant d’émotions diverses, couronné comme le pontife du paganisme, ou brillant des couleurs d’un maître d’impudicité ? Il glisse sur son char rapide. Ne diriez-vous pas que le démon veut avoir aussi ses Élie emportés dans les cieux ? Plaira-t-il à Dieu ce comédien qui, le rasoir à la main, attente à la dignité de l’homme, infidèle au visage que Dieu lui a donné ? C’est trop peu pour lui de vouloir ressembler à Saturne, à Isis et à Bacchus, il livre ses joues à l’ignominie des soufflets, comme pour insulter au précepte de notre Seigneur. Car le démon lui apprend aussi « à présenter la joue gauche lorsqu’il a été frappé sur la joue droite. » De même le rival de Dieu a lu dans l’Écriture : « Personne ne peut ajouter une coudée à sa taille. » Que fait-il ? Pour donner un démenti à Jésus-Christ, il élève l’acteur tragique sur des cothurnes.

Je vous le demande encore, le masque théâtral plaira-t-il à Dieu ? S’il défend toute espèce de simulacres, à plus forte raison défendra-t-il qu’on défigure son image ? Non, non, l’auteur de la vérité n’aime pas ce qui est faux. Tout ce qu’on réforme dans son œuvre est adultère à ses yeux. Par conséquent, vous qui contrefaites votre voix, votre sexe, votre âge ; vous qui jouez l’amour, le colère, les gémissements, les larmes, Dieu ne vous approuvera pas, puisqu’il condamne toute hypocrisie. D’ailleurs, quand il dit dans la loi : « Maudit celui qui porte des vêtements de femme, » quelle sentence prononcera-t-il contre le pantomime qui emprunte tout à la femme ? Ce lutteur si habile demeurera-t-il impuni ? En effet, c’est de Dieu apparemment qu’il a reçu au jour de sa naissance ces larges cicatrices du ceste, ces mains endurcies par les coups, et ces oreilles converties en livides tumeurs ! Dieu ne lui a donné ses yeux que pour qu’ils eussent à s’éteindre sous les meurtrissures. Je ne dis rien de celui qui, prêt à combattre le lion, lui jette un homme à dévorer, afin que celui qui va égorger l’animal repu ne soit pas moins homicide que lui.

XXIV. En combien de manières prouverons-nous encore que rien de ce qui appartient aux spectacles n’est agréable à Dieu ou convenable à un serviteur de Dieu, puisque cela déplaît à Dieu ?

S’il est vrai, comme nous l’avons démontré, que les spectacles institués pour honorer le démon se composent des œuvres du démon, car tout ce qui ne vient pas de Dieu ou tout ce qui lui déplaît est l’œuvre du démon, voilà bien la pompe de Satan à laquelle nous avons renoncé le jour où nous avons été marqués du sceau de la foi. Or, nous ne devons participer, ni de parole, ni d’action, ni de regard, ni même de désir, à ce que nous avons répudié alors. D’ailleurs, n’est-ce pas nous parjurer, n’est-ce pas briser le sceau baptismal que de violer nos engagements ?

Maintenant que nous reste-t-il à faire, sinon à interroger les païens eux-mêmes ? Qu’ils nous disent s’il est permis aux Chrétiens d’assister aux spectacles ! Il y a mieux ; ils jugent qu’un homme est devenu Chrétien, du moment qu’il cesse de paraître aux spectacles. Par conséquent le fidèle qui brise sur son front cette marque distinctive, apostasie publiquement. Quelle espérance reste-t-il donc à cet infortuné ? Un soldat ne passe dans le camp ennemi qu’en jetant ses armes, qu’en désertant son drapeau, qu’en violant les serments faits à son prince, enfin, que décidé à périr avec ses nouveaux amis.

XXV. Se souviendra-t-il encore de Dieu là où rien ne lui parlera de Dieu ? Nourrira-t-il, que je sache, la paix au fond de son âme, en se passionnant pour un cocher ? Apprendra-t-il la pudeur en tenant ses regards attachés sur des pantomimes ? Ce n’est pas tout : quel scandale plus criant dans tous ces spectacles que le luxe des parures, que ce mélange des sexes assis sur les mêmes degrés, que ces cabales prenant parti pour ou contre, réunion où s’allument les feux de la concupiscence ? Ajoutez à cela que la première pensée qui conduit au théâtre, c’est de voir et d’être vu. Quand l’acteur tragique enflera sa voix, le Chrétien se rappellera-t-il les imprécations de quelque prophète ? Au milieu des accents efféminés d’un histrion, repassera-t-il en lui-même les chants du Psalmiste ? Lorsque les athlètes seront aux prises, se dira-t-il qu’il ne faut point rendre la pareille ? Son cœur s’ouvrira-t-il encore à la compassion, quand il se sera rassasié du sang qui coule sous la dent des bêtes féroces, ou qu’essuie l’éponge des gladiateurs ? Grand Dieu ! étouffez dans vos serviteurs le désir de prendre part à des plaisirs si funestes ! Car enfin, quel malheur que de passer de l’Église de Dieu à l’assemblée des démons, des splendeurs du ciel à la fange de la terre ! Quoi ! ces mêmes mains que vous avez élevées vers le Seigneur, les fatiguer le moment d’après à applaudir un bouffon ! Cette même bouche qui a répondu Ainsi soit-il, à la fin du sacrifice, la prostituer à rendre témoignage à un gladiateur ! Dire à tout autre qu’à Dieu et à son Christ : « Dans tous les siècles des siècles ! »

XXVI. Après cela, pourquoi de pareils Chrétiens ne seraient-ils pas ouverts aux incursions des démons ? J’en appelle, Dieu m’est témoin, à l’exemple de cette femme qui, étant allée au théâtre, en revint avec un démon intérieur. On exorcisait l’esprit immonde. Pourquoi as-tu osé t’emparer de cette femme ? lui dit-on avec menace. « N’avais-je pas raison, répondit-il audacieusement, je l’ai trouvée chez moi ? » Une autre femme, le fait est constant, vit en songe un linceul la nuit même du jour où elle était allée entendre un comédien. Le nom de cet acteur retentit souvent à ses oreilles avec des accents de reproche. Cinq jours après elle avait cessé de vivre. Il y a mille exemples pareils de personnes qui, en communiquant avec le démon dans les spectacles, ont perdu le Seigneur ; « car nul ne peut servir deux maîtres. Qu’y a-t-il de commun entre la lumière et les ténèbres, » entre la vie et la mort ? Anathème donc à ces assemblées païennes, soit parce qu’on y blasphème le nom de Dieu tous les jours, soit parce que l’on y crie : Les Chrétiens aux lions ! soit parce que les persécutions et les grandes épreuves partent de cette enceinte.

XXVII. Que ferez-vous, surpris dans ce détroit orageux de suffrages impies ? Ce n’est pas toutefois que vous deviez redouter la persécution de l’homme ; vous êtes bien gardé contre elle ; personne ne vous reconnaîtra là pour Chrétien. Mais songez à l’arrêt que Dieu prononce contre vous dans le ciel. Doutez-vous qu’au moment où Satan déchaîne toutes ses fureurs dans son Église, les anges vous regardent du haut du ciel ? Oui ils ont les yeux fixés sur chacun. Ils remarquent en particulier qui a proféré un blasphème, qui l’a écouté, qui a prêté sa langue et ses oreilles à Satan contre Dieu lui-même. Ne fuirez-vous donc pas ces degrés où s’asseyent les ennemis de Jésus-Christ, ces chaires de corruption, selon le langage du prophète, et cet air lui-même chargé de blasphèmes et d’impiétés, qui pèse si cruellement sur la conscience ? Qu’il s’y trouve des choses agréables, simples, modestes, quelquefois même honnêtes, je le veux bien. Personne d’assez mal habile pour mêler le poison avec le fiel ou l’hellébore. On l’associe, pour le rendre plus fatal, à des breuvages qui flattent le goût. Ainsi en use le démon. Il cache son poison mortel dans les créatures de Dieu qui nous sont le plus agréables et le plus chères ; par conséquent, l’honnêteté, la grandeur, l’harmonie, la subtilité, l’adresse des spectacles, rayon de miel empoisonné que tout cela ! Songez moins aux sollicitations de la gourmandise qu’au danger de cette saveur !

XXVIII. Que les convives de Satan s’engraissent de ces aliments. Le lieu, le temps, le patron qui les convie, tout est à eux. Pour nous, l’heure de nos banquets et de nos noces n’est pas encore venue. Nous ne pouvons nous asseoir à la table des Gentils, parce que les Gentils ne peuvent s’asseoir à la nôtre. Chaque chose arrive à son tour. Ils sont, maintenant dans la joie ; nous, nous sommes dans la tristesse. « Le monde, est-il dit, se réjouira, et vous, vous pleurerez. » Pleurons donc pendant que les idolâtres se réjouissent, afin que nous puissions nous réjouir à l’heure où commenceront leurs gémissements, de peur qu’en nous réjouissant avec eux aujourd’hui, nous ne pleurions avec eux un jour. Disciple du Christ, quelle est ta délicatesse, si tu convoites le plaisir du monde ; je me trompe : quelle est ton extravagance, si tu prends cela pour le plaisir ! Certains philosophes n’ont donné ce nom qu’à la tranquillité de l’âme. C’est dans cette douce quiétude qu’ils se réjouissent, dans elle qu’ils se glorifient, dans elle qu’ils s’isolent de la terre. Et toi, tu ne soupires qu’après la poussière de l’arène, les bornes du Cirque, les représentations de la scène, ou les cris de l’amphithéâtre. Réponds-moi, ne pouvons-nous vivre sans plaisir, nous qui devons mourir avec joie ? En effet, quel est notre vœu le plus ardent, sinon de « sortir du monde avec l’Apôtre et d’aller régner avec le Seigneur ? » Or, notre plaisir est là où est notre désir.

XXIX. Eh bien, je vous l’accorde, il faut à l’homme des délassements. Pourquoi donc êtes-vous assez ingrats pour fermer les yeux aux plaisirs si nombreux et si variés que Dieu a mis sous votre main, d’ailleurs plus que suffisants pour vous satisfaire ? Est-il un bonheur plus parfait que notre réconciliation avec Dieu le Père et avec notre Seigneur, que la révélation de la vérité, la connaissance de nos erreurs, et le pardon de nos crimes si nombreux dans le passé ? Quel plaisir plus grand que le dégoût du plaisir lui-même, que le mépris du monde tout entier, que la jouissance de la liberté véritable, que le calme d’une bonne conscience, que la sainteté de la vie, dégagée des terreurs de la mort ! Quelle satisfaction plus douce que de fouler aux pieds les dieux des nations, que de chasser les anges de ténèbres, que d’avoir le don des guérisons miraculeuses et des révélations divines, enfin que de vivre constamment pour Dieu ! Voilà les plaisirs des Chrétiens ! voilà leurs spectacles : spectacles innocents, perpétuels, gratuits ! Qu’il vous représentent une image des jeux du Cirque. Reconnaissez-y avec la mobilité du siècle, le déclin des temps ; sachez-y mesurer l’espace, y envisager la borne de la consommation dernière, vous y animer de saints transports à l’aspect de l’étendard divin, vous éveiller au bruit de la trompette de l’ange, et aspirer à la palme glorieuse du martyre.

Les sciences et la poésie vous charment, dites-vous. Eh bien ! nous avons assez de beaux monuments, assez de vers, assez de maximes, assez de cantiques, assez de chœurs sacrés. Il ne s’agit point ici de fables, mais de vérités saintes ; de frivolités ridicules, mais de sentences aussi simples qu’elles sont pures. Voulez-vous des combats et des luttes ? le christianisme vous en offre en grand nombre. Regardez ! Ici l’impureté est renversée par la chasteté ; là, la perfidie est immolée par la foi ; ailleurs, la cruauté est comme meurtrie par la miséricorde ; plus loin l’insolence est voilée par la modestie. Tels sont nos combats et nos couronnes. Enfin vous faut-il du sang ? celui de Jésus-Christ coule sous vos yeux.

XXX. Mais, surtout, quel admirable et prochain spectacle que l’avénement du Seigneur, alors enfin reconnu pour ce qu’il est, alors superbe et triomphant ! Quelle sera dans ce jour l’allégresse des anges, la gloire des saints ressuscités, et la magnificence de cette nouvelle Jérusalem, où les justes régneront éternellement ! D’autres spectacles vous restent, c’est le jour du jugement, jour éternel, jour que n’attendent pas les nations, jour qu’elles insultent, jour enfin où la terre, avec ses monuments antiques et ses créations nouvelles, disparaîtra dans un seul et même incendie. Ô immense étendue de ce spectacle ! Que me faut-il admirer ? où dois-je promener mes regards ? Quelle joie, quels transports, en voyant tant de célèbres monarques que la flatterie plaçait dans le ciel, pousser d’horribles gémissements au fond des ténèbres de l’enfer, où ils sont précipités avec Jupiter lui-même et tous ses témoins ! Quelle allégresse, en voyant tant de gouverneurs, tant de magistrats persécuteurs du nom chrétien, se fondre dans des flammes qui, mille fois plus intolérables que celles qu’ils ont allumées autrefois contre les Chrétiens, insulteront à leurs douleurs. Ajoutez tant d’orgueilleux philosophes, glorieux autrefois de leur vaine sagesse, réduits aujourd’hui à rougir devant leurs disciples et à brûler avec eux. Qu’ils viennent encore, ces docteurs insensés, persuader à leurs auditeurs qu’il n’y a point de providence, que notre âme est une chimère, et que jamais elle ne rentrera dans le corps qu’elle animait autrefois ! Ajoutez enfin tant de poètes tremblant d’épouvanté, non plus à l’aspect d’un Rhadamanthe ou d’un Minos imaginaire, mais devant le tribunal de Jésus-Christ, effrayante nouveauté pour eux !

C’est alors que les acteurs tragiques pousseront, dans l’immensité de leur propre infortune, des cris plus lamentables et plus déchirants. C’est alors que les bouffons se feront mieux reconnaître à la nouvelle subtilité qu’ils auront acquise dans les flammes. C’est alors que les cochers des cirques attireront nos regards, environnés de feu, sur des chars de feu. C’est alors que nous verrons les gladiateurs tomber non plus sous les javelots du gymnase, mais sous les traits enflammés du ciel. Mais non, j’aime mieux attacher un insatiable regard sur ces monstres d’inhumanité qui s’attaquèrent autrefois au Seigneur : « Le voilà, leur dirai-je, ce fils d’un charpentier ou d’une mère qui vivait du travail de ses mains ! Le voilà ce destructeur du sabbat, ce Samaritain, ce possédé du démon ! Le voilà celui que vous avez acheté du perfide Judas ; celui que vous avez déchiré sous vos coups, insulté par vos soufflets, déshonoré par vos crachats, abreuvé de fiel et de vinaigre ! Le voilà celui que ses disciples ont dérobé secrètement pour propager le mensonge de sa résurrection, ou qu’un jardinier a déterré furtivement, » afin d’empêcher sans doute que les laitues de son jardin ne fussent foulées aux pieds par la multitude des passants. Pour vous mettre sous les yeux de pareils spectacles, ou vous donner des joies si enivrantes, que peut la libéralité d’un préteur, d’un consul, d’un pontife ? Et cependant ce drame magnifique se joue devant nous en quelque façon, puisque la foi le rend déjà présent aux yeux de l’esprit. Au reste, où trouver des paroles pour exprimer des biens « que l’œil n’a point vus, que l’oreille n’a point entendus, et que le cœur de l’homme n’a jamais pu imaginer ? » N’en doutons pas ; ils surpassent infiniment les joies du Cirque, des deux amphithéâtres, du stade et de tout ce qu’on peut imaginer de semblable.



  1. Les catéchumènes.
  2. Bossuet a dit : « Genre d’hommes destiné à la mort ; » ce qui fait aussi un très beau sens.
  3. L’expression est de Bossuet, Sermons, tom. IV, p.188.
  4. Les jeux du Cirque et du théâtre.
  5. Canal qui environnait le Cirque.
  6. Il y a ici un double sens : Tertullien veut dire ou que Pompée changea l’inscription de l’édifice, ou qu’il y fit ajouter un petit sanctuaire en l’honneur de Vénus.
  7. Nous avons lu ferrum avec plusieurs éditions, au lieu de ferarum.
  8. On donnait le signal des jeux avec une serviette. Cassiodore nous apprend l’origine de cet usage. Un jour que Néron prolongeait son dîner, le peuple sollicitait à grands cris l’ouverture du spectacle. L’empereur voulant satisfaire cette impatience, jeta la serviette qu’il tenait à la main, pour indiquer que l’on pouvait commencer. La coutume s’en conserva depuis. Il paraît néanmoins, par des vers d’Ennius, que nous devons à une citation de Tertullien, que cet usage est bien plus ancien que Néron.
  9. Aux sacrifices de Flora.