Œuvres de Robespierre/Sur le droit de tester

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Texte établi par recueillies et annotées par A. VermorelF. Cournol (p. 182-185).


SUR LE DROIT DE TESTER

constituante.Séance du 5 avril 1791.


Vous avez décrété que l’égalité serait la base des successions. Permettrez-vous que cette loi soit violée par la volonté particulière de l’homme ? Conserverez-vous la faculté de disposer, et quelles en seront les bornes ? Il est bon de jeter un coup d’œil sur l’état actuel de la législation sur ce point. Dans certains pays la faculté de tester a la plus grande latitude ; dans d’autres elle est interdite avec rigueur : c’est entre ces deux coutumes que vous devez opter, car votre intention n’est pas de conserver deux lois et deux principes contradictoires. L’une de ces lois est fondée sur le vœu de la nature, qui semble exiger l’égalité entre les enfants ; mais ce n’est pas là le principe fondamental de cette loi : il en existe un autre d’une importance majeure dans l’état politique, et qui s’applique même aux successions collatérales. Ce principe, c’est que la trop grande inégalité des fortunes est la source de l’inégalité politique, de la destruction de la liberté. D’après ce principe, les lois doivent toujours tendre à diminuer cette inégalité, dont un certain nombre d’hommes font l’instrument de leur orgueil, de leurs passions et souvent de leurs crimes. Les grandes richesses corrompent et ceux qui les possèdent et ceux qui les envient. Avec les grandes richesses, la vertu est en horreur ; le talent même, dans les pays corrompus par le luxe, est regardé moins comme un moyen d’être utile à la patrie, que comme un moyen d’acquérir de la fortune. Dans cet état de choses, la liberté est une vaine chimère, les lois ne sont plus qu’un instrument d’oppression. Vous n’avez donc rien fait pour le bonheur public, si toutes vos lois, si toutes vos institutions ne tendent pas à détruire cette trop grande inégalité des fortunes. Vous avez fait déjà une loi pour les successions ; laisserez-vous au caprice d’un individu à déranger cet ordre établi par la sagesse de la loi ? Voyez ce qui se passe dans les pays de droit écrit. La loi de l’égalité des successions y règne ; mais une autre loi permet à l’homme d’éluder par un testament la disposition de la loi, et la loi est nulle et sans effet. Et quel est le motif de cette faculté ? L’homme peut-il disposer de cette terre qu’il a cultivée lorsqu’il est lui-même réduit en poussière ? Non, la propriété de l’homme, après sa mort, doit retourner au domaine public de la société ; ce n’est que pour l’intérêt public qu’elle transmet ces biens à la postérité du premier propriétaire ; or, l’intérêt public est celui de l’égalité. Il faut donc que dans tous les cas l’égalité soit établie dans les successions.

Quel motif encore pour préférer la sagesse du testateur à la sagesse de la loi ? Consultez la nature des choses et les circonstances où se trouvent ceux qui font des testaments : n’est-il pas dans la nature de l’homme d’être toujours disposé à éloigner dans son imagination le terme de son existence ? Son testament lui rappelle l’heure de la mort, et il ne se détermine à le faire que lorsqu’il est affaibli par l’âge, absorbé par la maladie ; mais dans tous les temps la cupidité, l’intrigue, lui tendent des pièges. Les testaments sont l’écueil de la faiblesse et de la crédulité, le signal de la discorde dans les familles ; ajoutez que presque toujours à la faiblesse se joint le préjugé, cette habitude des chimères qui a encore ses racines sous les débris de la féodalité, cette vanité qui porte l’homme à favoriser l’un de ses enfants pour soutenir la gloire de son nom. Mais, dit-on, l’autorité paternelle sera anéantie. Non, qu’on ne se persuade pas que la piété filiale puisse reposer sur d’autres bases que sur la nature, sur les soins, la tendresse, les mœurs et les vertus des pères. Croit-on que la plus belle des vertus puisse être entée sur l’intérêt personnel et la cupidité ? Celui qui ne respecte son père que parce qu’il espère une plus forte part de sa succession, celui-là est bien près d’attendre avec impatience le moment de la recueillir, celui-là est bien près de haïr son père. Voyez ces procès éternels, voyez ces manœuvres et ces artifices par lesquels la cupidité abusait de la faiblesse des pères ; voyez l’opulence d’un frère insultant à la misère d’un autre frère. Cette loi, qui produit d’aussi funestes effets, qui tend à anéantir les mœurs privées, et par conséquent les mœurs publiques, je ne vous rappellerai pas que le hasard seul l’a transplantée chez nous ; je ne vous rappellerai pas que chez les Romains la puissance d’un père sur ses enfants représentait celle d’un maître sur ses esclaves ; que cette puissance était marquée par le pouvoir atroce de vie et de mort. Cette puissance était si révoltante, que toutes les lois de Rome se sont, par la suite, appliquées à la modifier, parce qu’en effet elle était l’opprobre des lois sociales, et qu’elle n’eût jamais été admise chez une nation policée. Je dirai qu’il n’y a de sacré dans la puissance paternelle que l’autorité qui lui est confiée ; que cette autorité est bornée par la nature aux besoins de ceux pour qui elle est instituée, et non pas pour l’utilité personnelle des premiers protecteurs de l’enfance ; je dirai que le législateur viole la nature lorsqu’il franchit ces bornes sacrées, lorsque, par le plus absurde de tous les systèmes, il prolonge inutilement l’enfance de l’homme, et le ravit et à lui-même et à sa patrie… Je conclus de tout ce que je viens de dire, que l’égalité des successions ne peut être dérangée par les dispositions de l’homme ; mais je n’en conclus pas que la faculté de tester doive être entièrement anéantie. Je crois que le citoyen peut être le maître de disposer d’une partie de sa fortune, pourvu qu’il ne dérange pas le principe d’égalité envers ses héritiers. Mon avis est donc qu’on ne puisse favoriser aucun de ses héritiers au préjudice de l’autre, soit en ligne directe, soit en ligne collatérale, sauf les cas qui seront déterminés par la loi.