Actes et paroles/Depuis l’exil/Paris 1

La bibliothèque libre.




I

RENTRÉE À PARIS

Le 4 septembre 1870, pendant que l’armée prussienne victorieuse marchait sur Paris, la république fut proclamée ; le 5 septembre, M. Victor Hugo, absent depuis dix-neuf ans, rentra. Pour que sa rentrée fût silencieuse et solitaire, il prit celui des trains de Bruxelles qui arrive la nuit. Il arriva à Paris à dix heures du soir. Une foule considérable l’attendait à la gare du Nord. Il adressa au peuple l’allocution qu’on va lire :

Les paroles me manquent pour dire à quel point m’émeut l’inexprimable accueil que me fait le généreux peuple de Paris.

Citoyens, j’avais dit : Le jour où la république rentrera, je rentrerai. Me voici.

Deux grandes choses m’appellent. La première, la république. La seconde, le danger.

Je viens ici faire mon devoir.

Quel est mon devoir ?

C’est le vôtre, c’est celui de tous.

Défendre Paris, garder Paris.

Sauver Paris, c’est plus que sauver la France, c’est sauver le monde.

Paris est le centre même de l’humanité. Paris est la ville sacrée.

Qui attaque Paris attaque en masse tout le genre humain.

Paris est la capitale de la civilisation, qui n’est ni un royaume, ni un empire, et qui est le genre humain tout entier dans son passé et dans son avenir. Et savez-vous pourquoi Paris est la ville de la civilisation ? C’est parce que Paris est la ville de la révolution.

Qu’une telle ville, qu’un tel chef-lieu, qu’un tel foyer de lumière, qu’un tel centre des esprits, des cœurs et des âmes, qu’un tel cerveau de la pensée universelle puisse être violé, brisé, pris d’assaut, par qui ? par une invasion sauvage ? cela ne se peut. Cela ne sera pas. Jamais, jamais, jamais !

Citoyens, Paris triomphera, parce qu’il représente l’idée humaine et parce qu’il représente l’instinct populaire.

L’instinct du peuple est toujours d’accord avec l’idéal de la civilisation.

Paris triomphera, mais à une condition : c’est que vous, moi, nous tous qui sommes ici, nous ne serons qu’une seule âme ; c’est que nous ne serons qu’un seul soldat et un seul citoyen, un seul citoyen pour aimer Paris, un seul soldat pour le défendre.

À cette condition, d’une part la République une, d’autre part le peuple unanime, Paris triomphera.

Quant à moi, je vous remercie de vos acclamations mais je les rapporte toutes à cette grande angoisse qui remue toutes les entrailles, la patrie en danger.

Je ne vous demande qu’une chose, l’union !

Par l’union, vous vaincrez.

Étouffez toutes les haines, éloignez tous les ressentiments, soyez unis, vous serez invincibles.

Serrons-nous tous autour de la république en face de l’invasion, et soyons frères. Nous vaincrons.

C’est par la fraternité qu’on sauve la liberté.

Reconduit par le peuple jusqu’à l’avenue Frochot qu’il allait habiter, chez son ami M. Paul Meurice, et rencontrant partout la foule sur son passage, M. Victor Hugo, en arrivant rue de Laval, remercia encore une fois le peuple de Paris et dit :

« Vous me payez en une heure dix-neuf ans d’exil. »

II

AUX ALLEMANDS

Cependant, l’armée allemande avançait et menaçait. Il semblait qu’il fût temps encore d’élever la voix entre les deux nations. M. Victor Hugo publia, en français et en allemand, l’appel que voici :

Allemands, celui qui vous parle est un ami.

Il y a trois ans, à l’époque de l’Exposition de 1867, du fond de l’exil, je vous souhaitais la bienvenue dans votre ville.

Quelle ville ?

Paris.

Car Paris ne nous appartient pas à nous seuls. Paris est à vous autant qu’à nous. Berlin, Vienne, Dresde, Munich, Stuttgart, sont vos capitales ; Paris est votre centre. C’est à Paris que l’on sent vivre l’Europe. Paris est la ville des villes. Paris est la ville des hommes. Il y a eu Athènes, il y a eu Rome, et il y a Paris.

Paris n’est autre chose qu’une immense hospitalité.

Aujourd’hui vous y revenez.

Comment ?

En frères, comme il y a trois ans ?

Non, en ennemis.

Pourquoi ?

Quel est ce malentendu sinistre ?

Deux nations ont fait l’Europe. Ces deux nations sont la France et l’Allemagne. L’Allemagne est pour l’occident ce que l’Inde est pour l’orient, une sorte de grande aïeule. Nous la vénérons. Mais que se passe-t-il donc ? et qu’est-ce que cela veut dire ? Aujourd’hui, cette Europe, que l’Allemagne a construite par son expansion et la France par son rayonnement, l’Allemagne veut la défaire.

Est-ce possible ?

L’Allemagne déferait l’Europe en mutilant la France.

L’Allemagne déferait l’Europe en détruisant Paris.

Réfléchissez.

Pourquoi cette invasion ? Pourquoi cet effort sauvage contre un peuple frère ?

Qu’est-ce que nous vous avons fait ?

Cette guerre, est-ce qu’elle vient de nous ? c’est l’empire qui l’a voulue, c’est l’empire qui l’a faite. Il est mort. C’est bien.

Nous n’avons rien de commun avec ce cadavre.

Il est le passé, nous sommes l’avenir.

Il est la haine, nous sommes la sympathie.

Il est la trahison, nous sommes la loyauté.

Il est Capoue et Gomorrhe, nous sommes la France.

Nous sommes la République française ; nous avons pour devise : Liberté, Égalité, Fraternité ; nous écrivons sur notre drapeau : États-Unis d’Europe. Nous sommes le même peuple que vous. Nous avons eu Vercingétorix comme vous avez eu Arminius. Le même rayon fraternel, trait d’union sublime, traverse le cœur allemand et l’âme française.

Cela est si vrai que nous vous disons ceci :

Si par malheur votre erreur fatale vous poussait aux suprêmes violences, si vous veniez nous attaquer dans cette ville auguste confiée en quelque sorte par l’Europe à la France, si vous donniez l’assaut à Paris, nous nous défendrons jusqu’à la dernière extrémité, nous lutterons de toutes nos forces contre vous ; mais, nous vous le déclarons, nous continuerons d’être vos frères ; et vos blessés, savez-vous où nous les mettrons ? dans le palais de la nation. Nous assignons d’avance pour hôpital aux blessés prussiens les Tuileries. Là sera l’ambulance de vos braves soldats prisonniers. C’est là que nos femmes iront les soigner et les secourir. Vos blessés seront nos hôtes, nous les traiterons royalement, et Paris les recevra dans son Louvre.

C’est avec cette fraternité dans le cœur que nous accepterons votre guerre.

Mais cette guerre, allemands, quel sens a-t-elle ? Elle est finie, puisque l’empire est fini. Vous avez tué votre ennemi qui était le nôtre. Que voulez-vous de plus ?

Vous venez prendre Paris de force ! Mais nous vous l’avons toujours offert avec amour. Ne faites pas fermer les portes par un peuple qui de tout temps vous a tendu les bras. N’ayez pas d’illusions sur Paris. Paris vous aime, mais Paris vous combattra. Paris vous combattra avec toute la majesté formidable de sa gloire et de son deuil. Paris, menacé de ce viol brutal, peut devenir effrayant.

Jules Favre vous l’a dit éloquemment, et tous nous vous le répétons, attendez-vous à une résistance indignée.

Vous prendrez la forteresse, vous trouverez l’enceinte ; vous prendrez l’enceinte, vous trouverez la barricade ; vous prendrez la barricade, et peut-être alors, qui sait ce que peut conseiller le patriotisme en détresse ? vous trouverez l’égout miné faisant sauter des rues entières. Vous aurez à accepter cette condamnation terrible ; prendre Paris pierre par pierre, y égorger l’Europe sur place, tuer la France en détail, dans chaque rue, dans chaque maison ; et cette grande lumière, il faudra l’éteindre âme par âme. Arrêtez-vous.

Allemands, Paris est redoutable. Soyez pensifs devant Paris. Toutes les transformations lui sont possibles. Ses mollesses vous donnent la mesure de ses énergies ; on semblait dormir, on se réveille ; on tire l’idée du fourreau comme l’épée, et cette ville qui était hier Sybaris peut être demain Saragosse.

Est-ce que nous disons ceci pour vous intimider ? Non, certes ! On ne vous intimide pas, allemands. Vous avez eu Galgacus contre Rome et Kœrner contre Napoléon. Nous sommes le peuple de la Marseillaise, mais vous êtes le peuple des Sonnets cuirassés et du Cri de l’Épée. Vous êtes cette nation de penseurs qui devient au besoin une légion de héros. Vos soldats sont dignes des nôtres ; les nôtres sont la bravoure impassible, les vôtres sont la tranquillité intrépide.

Écoutez pourtant.

Vous avez des généraux rusés et habiles, nous avions des chefs ineptes ; vous avez fait la guerre adroite plutôt que la guerre éclatante ; vos généraux ont préféré l’utile au grand, c’était leur droit ; vous nous avez pris par surprise ; vous êtes venus dix contre un ; nos soldats se sont laissé stoïquement massacrer par vous qui aviez mis savamment toutes les chances de votre côté ; de sorte que, jusqu’à ce jour, dans cette effroyable guerre, la Prusse a la victoire, mais la France a la gloire.

À présent, songez-y, vous croyez avoir un dernier coup à faire, vous ruer sur Paris, profiter de ce que notre admirable armée, trompée et trahie, est à cette heure presque tout entière étendue morte sur le champ de bataille, pour vous jeter, vous sept cent mille soldats, avec toutes vos machines de guerre, vos mitrailleuses, vos canons d’acier, vos boulets Krupp, vos fusils Dreyse, vos innombrables cavaleries, vos artilleries épouvantables, sur trois cent mille citoyens debout sur leur rempart, sur des pères défendant leur foyer, sur une cité pleine de familles frémissantes, où il y a des femmes, des sœurs, des mères, et où, à cette heure, moi qui vous parle, j’ai mes deux petits-enfants, dont un à la mamelle. C’est sur cette ville innocente de cette guerre, sur cette cité qui ne vous a rien fait que vous donner sa clarté, c’est sur Paris isolé, superbe et désespéré, que vous vous précipiteriez, vous, immense flot de tuerie et de bataille ! ce serait là votre rôle, hommes vaillants, grands soldats, illustre armée de la noble Allemagne ! Oh ! réfléchissez !

Le dix-neuvième siècle verrait cet affreux prodige, une nation, de policée devenue sauvage, abolissant la ville des nations ; l’Allemagne éteignant Paris ; la Germanie levant la hache sur la Gaule ! Vous, les descendants des chevaliers teutoniques, vous feriez la guerre déloyale, vous extermineriez le groupe d’hommes et d’idées dont le monde a besoin, vous anéantiriez la cité organique, vous recommenceriez Attila et Alaric, vous renouvelleriez, après Omar, l’incendie de la bibliothèque humaine, vous raseriez l’Hôtel de Ville comme les huns ont rasé le Capitole, vous bombarderiez Notre-Dame comme les turcs ont bombardé le Parthénon ; vous donneriez au monde ce spectacle, les allemands redevenus les vandales, et vous seriez la barbarie décapitant la civilisation !

Non, non, non !

Savez-vous ce que serait pour vous cette victoire ? ce serait le déshonneur.

Ah ! certes, personne ne peut songer à vous effrayer, allemands, magnanime armée, courageux peuple ! mais on peut vous renseigner. Ce n’est pas, à coup sûr, l’opprobre que vous cherchez ; eh bien, c’est l’opprobre que vous trouveriez ; et moi, européen, c’est-à-dire ami de Paris, moi parisien, c’est-à-dire ami des peuples, je vous avertis du péril où vous êtes, mes frères d’Allemagne, parce que je vous admire et je vous honore, et parce que je sais bien que, si quelque chose peut vous faire reculer, ce n’est pas la peur, c’est la honte.

Ah ! nobles soldats, quel retour dans vos foyers ! Vous seriez des vainqueurs la tête basse ; et qu’est-ce que vos femmes vous diraient ?

La mort de Paris, quel deuil !

L’assassinat de Paris, quel crime !

Le monde aurait le deuil, vous auriez le crime.

N’acceptez pas cette responsabilité formidable. Arrêtez-vous.

Et puis, un dernier mot. Paris poussé à bout, Paris soutenu par toute la France soulevée, peut vaincre et vaincrait ; et vous auriez tenté en pure perte cette voie de fait qui déjà indigne le monde. Dans tous les cas, effacez de ces lignes écrites en hâte les mots destruction, abolition, mort. Non, on ne détruit pas Paris. Parvînt-on, ce qui est malaisé, à le démolir matériellement, on le grandirait moralement. En ruinant Paris, vous le sanctifieriez. La dispersion des pierres ferait la dispersion des idées. Jetez Paris aux quatre vents, vous n’arriverez qu’à faire de chaque grain de cette cendre la semence de l’avenir. Ce sépulcre criera Liberté, Égalité, Fraternité ! Paris est ville, mais Paris est âme. Brûlez nos édifices, ce ne sont que nos ossements ; leur fumée prendra forme, deviendra énorme et vivante, et montera jusqu’au ciel, et l’on verra à jamais, sur l’horizon des peuples, au-dessus de nous, au-dessus de vous, au-dessus de tout et de tous, attestant notre gloire, attestant votre honte, ce grand spectre fait d’ombre et de lumière, Paris.

Maintenant, j’ai dit. Allemands, si vous persistez, soit, vous êtes avertis. Faites, allez, attaquez la muraille de Paris. Sous vos bombes et vos mitrailles, elle se défendra. Quant à moi, vieillard, j’y serai, sans armes. Il me convient d’être avec les peuples qui meurent, je vous plains d’être avec les rois qui tuent.

Paris, 9 septembre 1870.

III

AUX FRANÇAIS

Aux paroles de M. Victor Hugo la presse féodale allemande avait répondu par des cris de colère[1]. L’armée allemande continuait sa marche. Il ne restait plus d’espoir que dans la levée en masse. Crier aux armes était le devoir de tout citoyen. Après l’appel de paix, l’appel de guerre.

Nous avons fraternellement averti l’Allemagne.

L’Allemagne a continué sa marche sur Paris.

Elle est aux portes.

L’empire a attaqué l’Allemagne comme il avait attaqué la république, à l’improviste, en traître ; et aujourd’hui l’Allemagne, de cette guerre que l’empire lui a faite, se venge sur la république.

Soit. L’histoire jugera.

Ce que l’Allemagne fera maintenant la regarde ; mais nous France, nous avons des devoirs envers les nations et envers le genre humain. Remplissons-les.

Le premier des devoirs est l’exemple.

Le moment où nous sommes est une grande heure pour les peuples.

Chacun va donner sa mesure.

La France a ce privilège, qu’a eu jadis Rome, qu’a eu jadis la Grèce, que son péril va marquer l’étiage de la civilisation.

Où en est le monde ? Nous allons le voir.

S’il arrivait, ce qui est impossible, que la France succombât, la quantité de submersion qu’elle subirait indiquerait la baisse de niveau du genre humain.

Mais la France ne succombera pas.

Par une raison bien simple, et nous venons de le dire. C’est qu’elle fera son devoir.

La France doit à tous les peuples et à tous les hommes de sauver Paris, non pour Paris, mais pour le monde.

Ce devoir, la France l’accomplira.

Que toutes les communes se lèvent ! que toutes les campagnes prennent feu ! que toutes les forêts s’emplissent de voix tonnantes ! Tocsin ! tocsin ! Que de chaque maison il sorte un soldat ; que le faubourg devienne régiment ; que la ville se fasse armée. Les prussiens sont huit cent mille, vous êtes quarante millions d’hommes. Dressez-vous, et soufflez sur eux ! Lille, Nantes, Tours, Bourges, Orléans, Dijon, Toulouse, Bayonne, ceignez vos reins. En marche ! Lyon, prends ton fusil, Bordeaux, prends ta carabine, Rouen, tire ton épée, et toi Marseille, chante ta chanson et viens terrible. Cités, cités, cités, faites des forêts de piques, épaississez vos bayonnettes, attelez vos canons, et toi village, prends ta fourche. On n’a pas de poudre, on n’a pas de munitions, on n’a pas d’artillerie ? Erreur ! on en a. D’ailleurs les paysans suisses n’avaient que des cognées, les paysans polonais n’avaient que des faulx, les paysans bretons n’avaient que des bâtons. Et tout s’évanouissait devant eux ! Tout est secourable à qui fait bien. Nous sommes chez nous. La saison sera pour nous, la bise sera pour nous, la pluie sera pour nous. Guerre ou Honte ! Qui veut peut. Un mauvais fusil est excellent quand le cœur est bon ; un vieux tronçon de sabre est invincible quand le bras est vaillant. C’est aux paysans d’Espagne que s’est brisé Napoléon. Tout de suite, en hâte, sans perdre un jour, sans perdre une heure, que chacun, riche, pauvre, ouvrier, bourgeois, laboureur, prenne chez lui ou ramasse à terre tout ce qui ressemble à une arme ou à un projectile. Roulez des rochers, entassez des pavés, changez les socs en haches, changez les sillons en fosses, combattez avec tout ce qui vous tombe sous la main, prenez les pierres de notre terre sacrée, lapidez les envahisseurs avec les ossements de notre mère la France. Ô citoyens, dans les cailloux du chemin, ce que vous leur jetez à la face, c’est la patrie.

Que tout homme soit Camille Desmoulins, que toute femme soit Théroigne, que tout adolescent soit Barra ! Faites comme Bonbonnel, le chasseur de panthères, qui, avec quinze hommes, a tué vingt prussiens et fait trente prisonniers. Que les rues des villes dévorent l’ennemi, que la fenêtre s’ouvre furieuse, que le logis jette ses meubles, que le toit jette ses tuiles, que les vieilles mères indignées attestent leurs cheveux blancs. Que les tombeaux crient, que derrière toute muraille on sente le peuple et Dieu, qu’une flamme sorte partout de terre, que toute broussaille soit le buisson ardent ! Harcelez ici, foudroyez là, interceptez les convois, coupez les prolonges, brisez les ponts, rompez les routes, effondrez le sol, et que la France sous la Prusse devienne abîme.

Ah ! peuple ! te voilà acculé dans l’antre. Déploie ta stature inattendue. Montre au monde le formidable prodige de ton réveil. Que le lion de 92 se dresse et se hérisse, et qu’on voie l’immense volée noire des vautours à deux têtes s’enfuir à la secousse de cette crinière !

Faisons la guerre de jour et de nuit, la guerre des montagnes, la guerre des plaines, la guerre des bois. Levez-vous ! levez-vous ! Pas de trêve, pas de repos, pas de sommeil. Le despotisme attaque la liberté, l’Allemagne attente à la France. Qu’à la sombre chaleur de notre sol cette colossale armée fonde comme la neige. Que pas un point du territoire ne se dérobe au devoir. Organisons l’effrayante bataille de la patrie. Ô francs-tireurs, allez, traversez les halliers, passez les torrents, profitez de l’ombre et du crépuscule, serpentez dans les ravins, glissez-vous, rampez, ajustez, tirez, exterminez l’invasion. Défendez la France avec héroïsme, avec désespoir, avec tendresse. Soyez terribles, ô patriotes ! Arrêtez-vous seulement, quand vous passerez devant une chaumière, pour baiser au front un petit enfant endormi.

Car l’enfant c’est l’avenir. Car l’avenir c’est la république.

Faisons cela, français.

Quant à l’Europe, que nous importe l’Europe ! Qu’elle regarde, si elle a des yeux. On vient à nous si l’on veut. Nous ne quêtons pas d’auxiliaires. Si l’Europe a peur, qu’elle ait peur. Nous rendons service à l’Europe, voilà tout. Qu’elle reste chez elle, si bon lui semble. Pour le redoutable dénoûment que la France accepte si l’Allemagne l’y contraint, la France suffit à la France, et Paris suffit à Paris. Paris a toujours donné plus qu’il n’a reçu. S’il engage les nations à l’aider, c’est dans leur intérêt plus encore que dans le sien. Qu’elles fassent comme elles voudront, Paris ne prie personne. Un si grand suppliant, que lui étonnerait l’histoire. Sois grande ou sois petite, Europe, c’est ton affaire. Incendiez Paris, allemands, comme vous avez incendié Strasbourg. Vous allumerez les colères plus encore que les maisons.

Paris a des forteresses, des remparts, des fossés, des canons, des casemates, des barricades, des égouts qui sont des sapes ; il a de la poudre, du pétrole et de la nitroglycérine ; il a trois cent mille citoyens armés ; l’honneur, la justice, le droit, la civilisation indignée, fermentent en lui ; la fournaise vermeille de la république s’enfle dans son cratère ; déjà sur ses pentes se répandent et s’allongent des coulées de lave, et il est plein, ce puissant Paris, de toutes les explosions de l’âme humaine. Tranquille et formidable, il attend l’invasion, et il sent monter son bouillonnement. Un volcan n’a pas besoin d’être secouru.

Français, vous combattrez. Vous vous dévouerez à la cause universelle, parce qu’il faut que la France soit grande afin que la terre soit affranchie ; parce qu’il ne faut pas que tant de sang ait coulé et que tant d’ossements aient blanchi sans qu’il en sorte la liberté ; parce que toutes les ombres illustres, Léonidas, Brutus, Arminius, Dante, Rienzi, Washington, Danton, Riego, Manin, sont là souriantes et fières autour de vous ; parce qu’il est temps de montrer à l’univers que la vertu existe, que le devoir existe et que la patrie existe ; et vous ne faiblirez pas, et vous irez jusqu’au bout, et le monde saura par vous que, si la diplomatie est lâche, le citoyen est brave ; que, s’il y a des rois, il y a aussi des peuples ; que, si le continent monarchique s’éclipse, la république rayonne, et que, si, pour l’instant, il n’y a plus d’Europe, il y a toujours une France.

Paris, 17 septembre 1870.

IV

AUX PARISIENS

On demanda à M. Victor Hugo d’aller par toute la France jeter lui-même et reproduire sous toutes les formes de la parole ce cri de guerre. Il avait promis de partager le sort de Paris, il resta à Paris. Bientôt Paris fut bloqué et enfermé ; la Prusse l’investit et l’assiégea. Le peuple était héroïque. On était en octobre. Quelques symptômes de division éclatèrent. M. Victor Hugo, après avoir parlé aux allemands pour la paix, puis aux français pour la guerre, s’adressa aux parisiens pour l’union.

Il paraît que les prussiens ont décrété que la France serait Allemagne et que l’Allemagne serait Prusse ; que moi qui parle, né lorrain, je suis allemand ; qu’il faisait nuit en plein midi ; que l’Eurotas, le Nil, le Tibre et la Seine étaient des affluents de la Sprée ; que la ville qui depuis quatre siècles éclaire le globe n’avait plus de raison d’être ; que Berlin suffisait ; que Montaigne, Rabelais, d’Aubigné, Pascal, Corneille, Molière, Montesquieu, Diderot, Jean-Jacques, Mirabeau, Danton et la Révolution française n’ont jamais existé ; qu’on n’avait plus besoin de Voltaire puisqu’on avait M. de Bismarck ; que l’univers appartient aux vaincus de Napoléon le Grand et aux vainqueurs de Napoléon le Petit ; que dorénavant la pensée, la conscience, la poésie, l’art, le progrès, l’intelligence, commenceraient à Potsdam et finiraient à Spandau ; qu’il n’y aurait plus de civilisation, qu’il n’y aurait plus d’Europe, qu’il n’y aurait plus de Paris ; qu’il n’était pas démontré que le soleil fût nécessaire ; que d’ailleurs nous donnions le mauvais exemple ; que nous sommes Gomorrhe et qu’ils sont, eux, prussiens, le feu du ciel ; qu’il est temps d’en finir, et que désormais le genre humain ne sera plus qu’une puissance de second ordre.

Ce décret, parisiens, on l’exécute sur vous. En supprimant Paris, on mutile le monde. L’attaque s’adresse urbi et orbi. Paris éteint, et la Prusse ayant seule la fonction de briller, l’Europe sera dans les ténèbres.

Cet avenir est-il possible ?

Ne nous donnons pas la peine de dire non.

Répondons simplement par un sourire.

Deux adversaires sont en présence en ce moment. D’un côté la Prusse, toute la Prusse, avec neuf cent mille soldats ; de l’autre Paris avec quatre cent mille citoyens. D’un côté la force, de l’autre la volonté. D’un côté une armée, de l’autre un peuple. D’un côté la nuit, de l’autre la lumière.

C’est le vieux combat de l’archange et du dragon qui recommence.

Il aura aujourd’hui la fin qu’il a eue autrefois.

La Prusse sera précipitée.

Cette guerre, si épouvantable qu’elle soit, n’a encore été que petite. Elle va devenir grande.

J’en suis fâché pour vous, prussiens, mais il va falloir changer votre façon de faire. Cela va être moins commode. Vous serez toujours deux ou trois contre un, je le sais ; mais il faut aborder Paris de front. Plus de forêts, plus de broussailles, plus de ravins, plus de tactique tortueuse, plus de glissement dans l’obscurité. La stratégie des chats ne sert pas à grand’chose devant le lion. Plus de surprises. On va vous entendre venir. Vous aurez beau marcher doucement, la mort écoute. Elle a l’oreille fine, cette guetteuse terrible. Vous espionnez, mais nous épions. Paris, le tonnerre en main et le doigt sur la détente, veille et regarde l’horizon. Allons, attaquez. Sortez de l’ombre. Montrez vous. C’en est fini des succès faciles. Le corps à corps commence. On va se colleter. Prenez-en votre parti. La victoire maintenant exigera un peu d’imprudence. Il faut renoncer à cette guerre d’invisibles, à cette guerre à distance, à cette guerre à cache-cache, où vous nous tuez sans que nous ayons l’honneur de vous connaître.

Nous allons voir enfin la vraie bataille. Les massacres tombant sur un seul côté sont finis. L’imbécillité ne nous commande plus. Vous allez avoir affaire au grand soldat qui s’appelait la Gaule du temps que vous étiez les borusses, et qui s’appelle la France aujourd’hui que vous êtes les vandales ; la France : miles magnus, disait César ; soldat de Dieu, disait Shakespeare.

Donc, guerre, et guerre franche, guerre loyale, guerre farouche. Nous vous la demandons et nous vous la promettons. Nous allons juger vos généraux. La glorieuse France grandit volontiers ses ennemis. Mais il se pourrait bien après tout que ce que nous avons appelé l’habileté de Moltke ne fût autre chose que l’ineptie de Lebœuf. Nous allons voir.

Vous hésitez, cela se comprend. Sauter à la gorge de Paris est difficile. Notre collier est garni de pointes.

Vous avez deux ressources qui ne feront pas précisément l’admiration de l’Europe :

Affamer Paris.

Bombarder Paris.

Faites. Nous attendons vos projectiles. Et tenez, si une de vos bombes, roi de Prusse, tombe sur ma maison, cela prouvera une chose, c’est que je ne suis pas Pindare, mais que vous n’êtes pas Alexandre.

On vous prête, prussiens, un autre projet. Ce serait de cerner Paris sans l’attaquer, et de réserver toute votre bravoure contre nos villes sans défense, contre nos bourgades, contre nos hameaux. Vous enfonceriez héroïquement ces portes ouvertes, et vous vous installeriez là, rançonnant vos captifs, l’arquebuse au poing. Cela s’est vu au moyen âge. Cela se voit encore dans les cavernes. La civilisation stupéfaite assisterait à un banditisme gigantesque. On verrait cette chose : un peuple détroussant un autre peuple. Nous n’aurions plus affaire à Arminius, mais à Jean l’Écorcheur. Non ! nous ne croyons pas cela. La Prusse attaquera Paris, mais l’Allemagne ne pillera pas les villages. Le meurtre, soit. Le vol, non. Nous croyons à l’honneur des peuples.

Attaquez Paris, prussiens. Bloquez, cernez, bombardez.

Essayez.

Pendant ce temps-là l’hiver viendra.

Et la France.

L’hiver, c’est-à-dire la neige, la pluie, la gelée, le verglas, le givre, la glace. La France, c’est-à-dire la flamme.

Paris se défendra, soyez tranquilles.

Paris se défendra victorieusement.

Tous au feu, citoyens ! Il n’y a plus désormais que la France ici et la Prusse là. Rien n’existe que cette urgence. Quelle est la question d’aujourd’hui ? combattre. Quelle est la question de demain ? vaincre. Quelle est la question de tous les jours ? mourir. Ne vous tournez pas d’un autre côté. Le souvenir que tu dois au devoir se compose de ton propre oubli. Union et unité. Les griefs, les ressentiments, les rancunes, les haines, jetons ça au vent. Que ces ténèbres s’en aillent dans la fumée des canons. Aimons-nous pour lutter ensemble. Nous avons tous les mêmes mérites. Est-ce qu’il y a eu des proscrits ? je n’en sais rien. Quelqu’un a-t-il été en exil ? je l’ignore. Il n’y a plus de personnalités, il n’y a plus d’ambitions, il n’y a plus rien dans les mémoires que ce mot, salut public. Nous ne sommes qu’un seul français, qu’un seul parisien, qu’un seul cœur ; il n’y a plus qu’un seul citoyen qui est vous, qui est moi, qui est nous tous. Où sera la brèche seront nos poitrines. Résistance aujourd’hui, délivrance demain ; tout est là. Nous ne sommes plus de chair, mais de pierre. Je ne sais plus mon nom, je m’appelle Patrie. Face à l’ennemi ! Nous nous appelons tous France, Paris, muraille !

Comme elle va être belle, notre cité ! Que l’Europe s’attende à un spectacle impossible, qu’elle s’attende à voir grandir Paris ; qu’elle s’attende à voir flamboyer la ville extraordinaire. Paris va terrifier le monde. Dans ce charmeur il y a un héros. Cette ville d’esprit a du génie. Quand elle tourne le dos à Tabarin, elle est digne d’Homère. On va voir comment Paris sait mourir. Sous le soleil couchant, Notre-Dame à l’agonie est d’une gaîté superbe. Le Panthéon se demande comment il fera pour recevoir sous sa voûte tout ce peuple qui va avoir droit à son dôme. La garde sédentaire est vaillante ; la garde mobile est intrépide ; jeunes hommes par le visage, vieux soldats par l’allure. Les enfants chantent mêlés aux bataillons. Et dès à présent, chaque fois que la Prusse attaque, pendant le rugissement de la mitraille, que voit-on dans les rues ? les femmes sourire. Ô Paris, tu as couronné de fleurs la statue de Strasbourg ; l’histoire te couronnera d’étoiles !

Paris, 2 octobre 1870.

V

LES CHÂTIMENTS

L’édition parisienne des Châtiments parut le 20 octobre. Paris était bloqué depuis plus d’un mois. Le livre fut donc, à cette époque, enfermé dans Paris comme le peuple même. Les Châtiments furent mêlés à ce siége mémorable, et firent leur devoir dans Paris pendant l’invasion, comme ils l’avaient fait hors de France pendant l’empire.

Paris, 22 octobre 1870.
Monsieur le directeur du Siècle,

Les Châtiments n’ont jamais rien rapporté à leur auteur, et il est loin de s’en plaindre. Aujourd’hui, cependant, la vente des cinq mille premiers exemplaires de l’édition parisienne produit un bénéfice de cinq cents francs. Je demande la permission d’offrir ces cinq cents francs à la souscription pour les canons.

Recevez l’assurance de ma cordialité fraternelle.

Victor Hugo.



la societe des gens de lettres
À VICTOR HUGO
Paris, 29 octobre 1870.
Cher et honoré président,

La Société des gens de lettres veut offrir un canon à la défense nationale.

Elle a eu l’idée de faire dire par les premiers artistes de Paris quelques-unes des pièces de ce livre proscrit qui rentre en France avec la république, les Châtiments.

Fière de vous qui l’honorez, elle serait heureuse de devoir à votre bienveillante confraternité le produit d’une matinée tout entière offerte à la patrie, et elle vous demande de nous laisser appeler ce canon le Victor Hugo.


RÉPONSE DE VICTOR HUGO
Paris, 30 octobre 1870.
Mes honorables et chers confrères,

Je vous félicite de votre patriotique initiative. Vous voulez bien vous servir de moi. Je vous remercie.

Prenez les Châtiments, et, pour la défense de Paris, vous et ces généreux artistes, vos auxiliaires, usez-en comme vous voudrez.

Ajoutons, si nous le pouvons, un canon de plus à la protection de cette ville auguste et inviolable, qui est comme une patrie dans la patrie.

Chers confrères, écoutez une prière. Ne donnez pas mon nom à ce canon. Donnez-lui le nom de l’intrépide petite ville qui, à cette heure, partage l’admiration de l’Europe avec Strasbourg, qui est vaincue, et Paris, qui vaincra.

Que ce canon se dresse sur nos murs. Une ville ouverte a été assassinée ; une cité sans défense a été mise à sac par une armée devenue en plein dix-neuvième siècle une horde ; un groupe de maisons paisibles a été changé en un monceau de ruines. Des familles ont été massacrées dans leur foyer. L’extermination sauvage n’a épargné ni le sexe ni l’âge. Des populations désarmées, n’ayant d’autre ressource que le suprême héroïsme du désespoir, ont subi le bombardement, la mitraille, le pillage et l’incendie ; que ce canon les venge ! Que ce canon venge les mères, les orphelins, les veuves ; qu’il venge les fils qui n’ont plus de pères et les pères qui n’ont plus de fils ; qu’il venge la civilisation ; qu’il venge l’honneur universel ; qu’il venge la conscience humaine insultée par cette guerre abominable où la barbarie balbutie des sophismes ! Que ce canon soit implacable, fulgurant et terrible ; et, quand les prussiens l’entendront gronder, s’ils lui demandent : Qui es-tu ? qu’il réponde : Je suis le coup de foudre ! et je m’appelle Châteaudun !

Victor Hugo.

audition des Châtiments
au théâtre de la porte-saint-martin
5 novembre.

Le comité de la Société des gens de lettres fait imprimer et distribuer l’annonce suivante :

« La Société des gens de lettres a voulu, elle aussi, donner son canon à la défense nationale, et elle doit consacrer à cette œuvre le produit d’une Matinée littéraire, dont son président honoraire, M. Victor Hugo, s’est empressé de fournir les éléments.

« L’audition aura lieu mardi prochain, à deux heures précises, au théâtre de la Porte-Saint-Martin. Plusieurs pièces des Châtiments y

seront dites par l’élite des artistes de Paris. »
PROGRAMME
première partie
Notre Souscription 
 M. Jules Claretie.
Les Volontaires de l’An II 
 M. Taillade.
À ceux qui dorment 
 Mlle Duguéret.
Hymne des Transportés 
 M. Lafontaine.
La Caravane 
 Mlle Lia Félix.
Souvenir de la nuit du 4 
 M. Frédérick-Lemaître.
deuxieme partie
L’Expiation 
 M. Berton.
Stella 
 Mlle Favart.
Chansons 
 M. Coquelin.
Joyeuse Vie 
 Mme Marie-Laurent.
Patria, musique de Beethoven 
 Mme Gueymard-Lauters.

« À la demande de la Société des gens de lettres, M. Raphaël-Félix a donné gratuitement la salle ; tous les artistes dramatiques, ainsi que M. Pasdeloup et son orchestre, ont tenu à honneur de prêter également un concours désintéressé à cette solennité patriotique. »


DISCOURS DE M. JULES CLARETIE.
Citoyennes, citoyens,

À cette heure, la plus grave et la plus terrible de notre histoire, où la patrie est menacée jusque dans son cœur, Paris, — tout homme ressent l’âpre désir de servir un pays qu’on aime d’autant plus qu’il est plus menacé et plus meurtri.

La Société des gens de lettres, voyant avec douleur la grande patrie de la pensée, la patrie de Rabelais, la patrie de Pascal, la patrie de Diderot, la patrie de Voltaire, abaissée et écrasée sous la botte d’un uhlan, a voulu, non seulement par chacun de ses membres, mais en corps, affirmer son patriotisme, et, puisque le canon dénoue aujourd’hui les batailles, puisque le courage est peu de chose quand il n’a pas d’artillerie, la Société des gens de lettres a voulu offrir un canon à la patrie.

Mais comment l’offrir ce canon ? Avec quoi faire le bronze ou l’acier qui nous manquait ?

Il y avait un livre qu’on n’avait publié sous l’empire qu’en se cachant et en le dérobant à l’œil de la police ; livre patriotique qu’on se passait sous le manteau, comme s’il se fût agi d’un livre malsain ; livre superbe qui, au lendemain de décembre, à l’heure où Paris était écrasé, où les faubourgs étaient muets, où les paysans étaient satisfaits, protestait contre le succès, protestait contre l’usurpation, protestait contre le crime, et, au nom de la conscience humaine étouffée, prononçait, dès 1851, le mot de l’avenir et le mot de l’histoire : châtiment !

Il y avait un homme qui, depuis tantôt vingt ans, représentait le volontaire exil, la négation de l’empire, la revendication du droit proscrit, un homme qui, après avoir chanté les roses et les enfants, plein d’amour, s’était tout à coup senti plein de courroux et plein de haine, un homme qui, parlant de l’homme de Décembre, avait dit :

Oui, tant qu’il sera là, qu’on cède ou qu’on persiste,
Ô France ! France aimée et qu’on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours !

Je ne reverrai pas la rive qui nous tente,
France ! hors le devoir, hélas ! j’oublierai tout.
Parmi les éprouvés je planterai ma tente ;
Je resterai proscrit, voulant rester debout.

J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme,
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer.

Si l’on n’est plus que mille, eh bien j’en suis ! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
S’il en demeure dix, je serai le dixième ;
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !

C’est à ce livre qui avait deviné l’avenir, et à ce poëte qui, fidèle à l’exil, a loyalement tenu le serment juré, que nous voulions demander, nous, Société des gens de lettres, de nous aider dans notre œuvre. Victor Hugo est notre président honoraire. Voici la lettre que lui adressa notre comité :

L’orateur lit la lettre du comité et la réponse de Victor Hugo (voir plus haut), et reprend :

Je ne veux pas vous empêcher plus longtemps d’écouter les admirables vers et les remarquables artistes que vous allez entendre. Je ne veux pas plus longtemps vous parler de notre souscription, je ne veux que vous faire remarquer une chose qui frappe aujourd’hui en lisant ce livre des Châtiments, dont nous détachons pour vous quelques fragments : c’est l’étonnante prophétie de l’œuvre. Lu à la lumière sinistre des derniers événements, le livre du poëte acquiert une grandeur nouvelle. Le poëte a tout prévu, le poëte a tout prédit. Il avait deviné dans les fusilleurs de Décembre ces généraux de boudoir et d’antichambre qui traînent

Des sabres qu’au besoin ils sauraient avaler.

Il avait deviné, dans le sang du début, la boue du dénouement. Il avait deviné la chute de celui qu’il appelait déjà Napoléon le Petit. L’histoire devait donner raison à la poésie, et le destin à la prédiction.

Oui, comme une prédiction terrible, les vers des Châtiments me revenaient au souvenir lorsque je parcourais le champ de bataille de Sedan, et j’étais tenté de les trouver trop doux lorsque je voyais ces 400 canons, ces mitrailleuses, ces drapeaux qu’emportait l’ennemi, lorsque je regardais ces mamelons couverts de morts, ces soldats couchés et entassés, vieux zouaves aux barbes rousses, jeunes Saint-Cyriens encore revêtus du costume de l’École, artilleurs foudroyés à côté de leurs pièces, conscrits tombés dans les fossés, et lorsque me revenaient ces vers de Victor Hugo sur les morts du 4 décembre, vers qui pourraient s’écrire sur les cadavres du 2 septembre :

Tous, qui que vous fussiez, tête ardente, esprit sage,
Soit qu’en vos yeux brillât la jeunesse ou que l’âge
Vous prît et vous courbât,
Que le destin pour vous fût deuil, énigme ou fête,
Vous aviez dans vos cœurs l’amour, cette tempête,
La douleur, ce combat.

Grâce au quatre décembre, aujourd’hui, sans pensée,
Vous gisez étendus dans la fosse glacée
Sous les linceuls épais ;
Ô morts, l’herbe sans bruit croît sur vos catacombes,
Dormez dans vos cercueils ! taisez-vous dans vos tombes !
L’empire, c’est la paix.

Avec le neveu comme avec l’oncle : — l’empire, c’est l’invasion.

Il avait donc, encore un coup, deviné, le grand poëte, tout ce que l’empire nous réservait de lâchetés et de catastrophes. Il était le prophète alarmé de cette chute qui n’a point d’égale dans l’histoire, de cette reddition dont une lèvre française ne peut parler sans frémir, il avait tout deviné, et, devant le triomphe de l’abjection, sa colère pouvait passer pour excessive. Hélas ! le sort lui a donné raison, et les Châtiments restent le livre le plus éclatant, le fer rouge inoubliable, et ils consoleront la patrie de tant de honte, après l’avoir vengée de tant d’infamie !

Maintenant, citoyens, tout cela est passé, tout cela doit être oublié, tout cela doit être effacé ! — Maintenant, ne songeons plus qu’à la vengeance, et, en dépit des bruits d’armistice, songeons toujours à ces canons d’où sortira la victoire. Grâce à vous, nous en avons un aujourd’hui qui s’appellera Châteaudun et qui rappellera la mémoire de cette héroïque cité, si chère à tout cœur français et à tout cœur républicain. Mais laissez-moi espérer encore que, grâce à vous, bientôt nous en pourrons avoir un second, et, cette fois, nous lui donnerons un autre nom, si vous voulez bien. Après Châteaudun, qui veut dire douleur et sacrifice, notre canon futur signifiera revanche et victoire et s’appellera d’un grand nom, d’un beau nom, — le Châtiment.

Puis, les désastres vengés, la patrie refaite, la France régénérée, la France reconquise, arrachée à l’étranger, sauvée et lavée de ses souillures, alors nous reprendrons notre œuvre de fraternité après avoir fait notre devoir de patriotes, et nous pourrons écrire fièrement, nous, et sans mensonge :

La République, c’est la paix !

comité de la société des gens de lettres
Procès-verbal de la séance du 7 novembre.

M. Charles Valois, membre de la commission spéciale, rend compte de la recette produite par l’audition des Châtiments à la Porte-Saint-Martin.

Recette et quête : 7,577 fr. 50 c. ; frais : 577 fr.

Il n’a été prélevé sur la recette que les frais rigoureusement exigibles, pompiers, ouvreuses, éclairage, chauffage.

La commission spéciale annonce qu’elle a demandé à M. Victor Hugo l’autorisation de donner une deuxième audition des Châtiments, dans le même but national et patriotique. M. Paul Meurice apporte au comité l’autorisation de M. Victor Hugo.


deuxième audition des Châtiments
au théâtre de la porte-saint-martin
13 novembre

La note et le programme suivants ont été publiés par les journaux et distribués au public :

« L’effet produit par la première audition des Châtiments de Victor Hugo a été si grand, qu’une seconde séance est demandée à la Société des gens de lettres.

« Le comité a répondu à cet appel.

« La nouvelle audition, dont le produit donnera un autre canon à la défense nationale :

LE CHÂTIMENT

aura lieu dimanche prochain, 13 novembre, à 7 heures 1/2 précises, au théâtre de la Porte-Saint-Martin. »

PROGRAMME
première partie
Notre deuxième canon 
 M. Eugène Muller.
Ultima Verba 
 M. Taillade.
Jersey 
 Mlle Lia Félix.
Hymne des Transportés 
 M. Lafontaine.
Aux femmes 
 Mlle Rousseil.
Jéricho 
 M. Charly.
Le Manteau impérial 
 Mme Marie Laurent.
Souvenir de la nuit du 4 
 M. Frederick-Lemaître.
deixieme partie
L’Expiation 
 M. Berton.
Chansons 
 Mme V. Lafontaine.
Orientale 
 M. Lacressonnière.
Pauline Rolland 
 Mlle Périga.
Paroles d’un conservateur 
 M. Coquelin.
Stella 
 Mlle Favart.
Au moment de rentrer en France 
 M. Maubant.

comité de la société des gens de lettres
Procès-verbal de la séance du 14 novembre

Rapport de M. Charles Valois sur le résultat de la deuxième audition des Châtiments.

Recette et quête, 8,281 fr. 90 c. ; frais, 892 fr. 30 c.

Le produit net, 7,389 fr., ajouté à celui du 6 novembre, forme pour les deux auditions un total de 14,272 fr. 50 c.

Une commission est nommée pour aller officiellement remercier M. Victor Hugo.


troisième audition des Châtiments.
Séance du 17 novembre

La Société des gens de lettres demande à M. Victor Hugo, par l’intermédiaire de son Comité, une troisième audition des Châtiments. M. Victor Hugo répond :

Mes chers confrères, donnons-la au peuple cette troisième lecture des Châtiments, donnons-la-lui gratuitement ; donnons-la-lui dans la vieille salle royale et impériale, dans la salle de l’Opéra, que nous élèverons à la dignité de salle populaire. On fera là quête dans des casques prussiens, et le cuivre des gros sous du peuple de Paris fera un excellent bronze pour nos canons contre la Prusse.

Votre confrère et votre ami,
Victor Hugo.

note publiee par les journeaux
des 26 et 27 novembre :

« La Société des gens de lettres, d’accord avec M. Victor Hugo, organise pour lundi 28 novembre, à une heure, dans la salle de l’Opéra, une audition des Châtiments, à laquelle ne seront admis que des spectateurs non payants.

« Sans nul doute la foule s’empressera d’assister à cette solennité populaire offerte par l’illustre poëte, avec l’autorisation du ministre qui dispose du théâtre de l’Opéra.

« Cette affluence pourrait occasionner une grande fatigue à ceux qui ne parviendraient à entrer qu’après une longue attente, en même temps qu’un plus grand nombre devraient se retirer désappointés après avoir fait queue pendant plusieurs heures.

« Pour éviter ces inconvénients et assurer néanmoins aux plus diligents la satisfaction d’entendre réciter par d’éminents artistes les vers qui ont déjà été acclamés dans plusieurs représentations, la distribution des 2,400 billets, à raison de 120 par mairie, sera faite dans les vingt mairies de Paris, le dimanche 27, à midi, par les sociétaires délégués du comité des gens de lettres.

« Ces billets ne pourront être l’objet d’aucune faveur et seront rigoureusement attribués à ceux qui viendront, les premiers, les prendre le dimanche aux mairies. Le lundi, jour de la solennité, il ne sera délivré aucun billet au théâtre. La salle ne sera ouverte qu’aux seuls porteurs de billets pris la veille aux mairies ; les places appartiendront, sans distinction, aux premiers occupants, porteurs de billets. »


THÉÂTRE NATIONAL DE L’OPÉRA
audition gratuite des Châtiments
PROGRAMME
PREMIÈRE PARTIE
Ouverture de la Muette, d’Auber
Les Châtiments 
 M. Tony Révillon.
Pauline Rolland 
 Mlle Périga.
Cette nuit-là 
 M. Desrieux.
Aux Femmes 
 Mlle Rousseil.
Floréal 
 Mlle Sarah Bernhardt.
Hymne des transportés 
 M. Lafontaine.
Le Manteau impérial 
 Mme Marie Laurent.
La nuit du 4 Décembre 
 M. Frédérick-Lemaître.
deuxieme partie
Ouverture de Zampa, d’Hérold
Stella 
 Mlle Favart.
Joyeuse vie 
 M. Dumaine.
Il faut qu’il vive 
 Mme Lia Félix.
Paroles d’un conservateur 
 M. Coquelin.
Chansons 
 Mme V. Lafontaine.
Patria, musique de Beethoven 
 Mme Ugalde.
L’Expiation 
 M. Taillade.
Lux 
 Mme Marie Laurent.
L’orchestre de l’Opéra sera dirigé par M. Georges Hainl

Pendant les entr’actes de la représentation populaire, les belles et généreuses artistes qui y contribuaient ont fait la quête, comme Victor Hugo l’avait annoncé, dans des casques pris aux prussiens. Les sous du peuple sont tombés dans ces casques et ont produit la somme de quatre cent soixante-huit francs cinquante centimes.

À la fin de la représentation, il a été jeté sur la scène une couronne de laurier dorée avec un papier portant cette inscription : À notre poëte, qui a voulu donner aux pauvres le pain de l’esprit.


comité des gens de lettres
Séances des 18 et 19 novembre

Il est versé au Trésor, par les soins de la commission, 10,600 francs, somme indiquée par M. Dorian comme prix de deux canons. La commission informe le comité de la difficulté qui s’oppose à ce que le nom de Châteaudun soit donné à l’une de nos deux pièces, ce nom ayant été antérieurement retenu par d’autres souscripteurs. Le comité décide que le nom Victor Hugo sera substitué à celui de Châteaudun, et qu’en outre les deux canons porteront pour exergue : Société des gens de lettres.


En réponse à l’envoi fait au ministre des travaux publics du reçu des 10,600 francs versés au Trésor, M. Dorian écrit au comité :

Paris, 22 novembre 1870.

« Messieurs, par une lettre du 17 de ce mois, répondant à celle que j’ai eu l’honneur de vous écrire le 14 novembre précédent, vous m’adressez le récépissé du versement, fait par vous à la caisse centrale du Trésor public, d’une somme de 10,600 francs destinée à la confection de deux canons offerts par la Société des gens de lettres au gouvernement de la défense nationale ; vous m’exprimez en même temps le désir que sur l’un de ces canons soit gravé le mot « Châtiment », sur l’autre « Victor Hugo », et sur tous les deux, en exergue, les mots « Société des gens lettres ».

« Je vous renouvelle, messieurs, au nom du gouvernement, l’expression de ses remercîments pour cette souscription patriotique.

« Des mesures vont être prises pour que les canons dont il s’agit soient mis immédiatement en fabrication, et je n’ai pas besoin d’ajouter que le désir de la Société, en ce qui concerne les inscriptions à graver, sera ponctuellement suivi.

« Vous serez informés, ainsi que je vous l’ai promis, du jour où auront lieu les essais, afin que la Société puisse s’y faire représenter si elle le désire.

« Enfin, j’aurai l’honneur de vous faire parvenir un duplicata de la facture du fondeur.

« Recevez, messieurs, l’assurance de ma considération distinguée.

« Le ministre des travaux publics,
« Dorian. »

société des gens de lettres

À VICTOR HUGO
Paris, le 26 janvier 1871.
« Illustre et cher collègue,

« Le comité, déduction faite des frais et de la somme de 10,600 francs employée à la fabrication des deux canons le Victor Hugo et le Châtiment, offerts à la défense nationale, est dépositaire de la somme de 3,470 francs, reliquat de la recette produite par les lectures publiques des Châtiments.

« Le comité a cherché, sans y réussir, l’application de ce reliquat à des engins de guerre.

« Il ne croit pas pouvoir conserver cette somme dans la caisse sociale. En conséquence, il m’a chargé de la remettre entre vos mains, parce que vous avez seul le droit d’en disposer.

« Veuillez agréer, cher et illustre collègue, l’expression respectueuse de notre cordiale affection.

« Pour le comité :
« Le président de la séance,
« Altaroche.
« Le délégué du comité,
« Emmanuel Gonzalès. »
AUDITIONS DES CHÂTIMENTS
compte rendu
Recettes :
1re , 2e  et 3e  séances 
 16,817 fr. 90
Dépenses :
Frais généraux des représentations
  suivant détail 
 2,747 fr. 90
Versement au Trésor pour deux
  canons, suivant reçu 
 10,600 fr. »
13.345 fr.90

Solde 
 3.470 fr. » 

M. Victor Hugo a prié le comité de garder cette somme et de l’employer à secourir les victimes de la guerre, nombreuses parmi les gens de lettres que le comité représente.


Concurremment avec ces représentations, le Théâtre-Français a donné, le 25 novembre, une matinée littéraire, dramatique et musicale, où Mlle Favart a joué doña Sol (cinquième acte d’Hernani), et Mme Laurent, Lucrèce Borgia (cinquième acte de Lucrèce Borgia), où Mme Ugalde a chanté Patria. — Booz endormi (Légende des siècles); le Revenant (Contemplations), les Paroles d’un conservateur à propos d’un perturbateur (Châtiments) ont complété cette séance, qui a produit, au bénéfice des victimes de la guerre, une recette de 6,000 francs.


M. Victor Hugo n’a assisté à aucune de ces représentations.


Indépendamment des représentations et des lectures dont on vient de voir le détail et le résultat, les Châtiments et toutes les œuvres de Victor Hugo furent pour les théâtres, pendant le siége de Paris, une sorte de propriété publique. Quiconque voulait organiser une lecture pour une caisse de secours quelconque n’avait qu’à parler, et l’auteur abandonnait immédiatement son droit. Les représentations et les lectures des Châtiments, de Napoléon le Petit, des Contemplations, de la Légende des siècles, etc., au bénéfice des canons ou des ambulances, durèrent sans interruption et tous les jours, sur tous les théâtres à la fois, jusqu’au moment où il ne fut plus possible d’éclairer et de chauffer les salles.

On n’a pu noter ces innombrables représentations. Parmi celles dont le souvenir est resté, on peut citer le concert Pasdeloup, où M. Taillade disait les Volontaires de l’an II (Châtiments); les Pauvres Gens (Légende des siècles) dits par M. Noël Parfait, au bénéfice de la ville de Châteaudun ; les deux soirées de lectures organisées par M. Bonvalet, maire du 5e  arrondissement, l’une pour les blessés, l’autre pour les orphelins et les veuves ; la soirée de Mlle Thurel, directrice d’une ambulance, pour les malades ; les représentations données par le club Drouot pour les orphelins et les veuves ; par le commandant Fourdinois pour les blessés ; par les carabiniers parisiens pour les blessés ; les soirées où Mlle Suzanne Lagier chantait, sur la musique de M. Darcier, Petit, petit (Châtiments) au profit des ambulances ; la représentation du Comité des artistes dramatiques pour un canon ; celle du 18e  arrondissement pour la bibliothèque populaire ; celle de M. Dumaine, à la Gaîté, pour les blessés ; celle de Mme Raucourt, au théâtre Beaumarchais, pour contribuer à l’équipement des compagnies de marche ; celle de la mairie de Montmartre, pour les pauvres ; celle de la mairie de Neuilly, pour les pauvres ; celle du 5e  arrondissement, pour son ouvroir municipal ; la soirée donnée le 25 décembre au Conservatoire pour la caisse de secours de la Société des victimes de la guerre ; les diverses lectures des Châtiments organisées, pour les canons et les blessés, par la légion d’artillerie et par dix-huit bataillons de la garde nationale, qui sont les 7e , 24e, 64e, 90e, 92e, 93e, 95e, 96e, 100e, 109e, 134e, 144e (deux représentations), 152e, 153e, 166e, 194e, 239e, 247e.

Pour toutes ces représentations, M. Victor Hugo a fait l’abandon de son droit d’auteur.

Ces représentations ont cessé par la force majeure en janvier, les théâtres n’ayant plus de bois pour le chauffage ni de gaz pour l’éclairage.


Le 30 octobre, vers minuit, M. Victor Hugo, rentrant chez lui, rencontra, rue Drouot, M. Gustave Chaudey, sortant de la mairie dont il était adjoint. Il était accompagné de M. Philibert Audebrand. M. Victor Hugo avait connu M. Gustave Chaudey à Lausanne, au congrès de la Paix, tenu en septembre 1869 ; ils se serrèrent la main.

Quelques semaines après, M. Gustave Chaudey vint avenue Frochot pour voir M. Victor Hugo, et, ne l’ayant pas trouvé, lui laissa deux mots par écrit pour lui demander l’autorisation de faire dire les Châtiments au profit de la caisse de secours de la mairie Drouot.

M. Victor Hugo répondit par la lettre qu’on va lire :

À M. GUSTAVE CHAUDEY.
22 novembre.

Mon honorable concitoyen, quand notre éloquent et vaillant Gambetta, quelques jours avant son départ, est venu me voir, croyant que je pouvais être de quelque utilité à la république et à la patrie, je lui ai dit : Usez de moi comme vous voudrez pour l’intérêt public. Dépensez-moi comme l’eau.

Je vous dirai la même chose. Mon livre comme moi, nous appartenons à la France. Qu’elle fasse du livre et de l’auteur ce qu’elle voudra.

C’est du reste ainsi que je parlais à Lausanne, vous en souvenez-vous ? Vous ne pouvez avoir oublié Lausanne, où vous avez laissé, vous personnellement, un tel souvenir. Je ne vous avais jamais vu, je vous entendais pour la première fois, j’étais charmé. Quelle loyale, vive et ferme parole ! laissez-moi vous le dire. Vous vous êtes montré à Lausanne un vrai et solide serviteur du peuple, connaissant à fond les questions, socialiste et républicain, voulant le progrès, tout le progrès, rien que le progrès, et voulant cela comme il faut le vouloir ; avec résolution, mais avec lucidité.

En ce moment-ci, soit dit en passant, j’irais plus loin que vous, je le crois, dans le sens des aspirations populaires, car le problème s’élargit et la solution doit s’agrandir. Mais vous êtes de mon avis et je suis absolument du vôtre sur ce point que, tant que la Prusse sera là, nous ne devons songer qu’à la France. Tout doit être ajourné. À cette heure pas d’autre ennemi que l’ennemi. Quant à la question sociale, c’est un problème insubmersible, et nous la retrouverons plus tard. Selon moi, il faudra la résoudre dans le sens à la fois le plus sympathique et le plus pratique. La disparition de la misère, la production du bien-être, aucune spoliation, aucune violence, le crédit public sous la forme de monnaie fiduciaire à rente créant le crédit individuel, l’atelier communal et le magasin communal assurant le droit au travail, la propriété non collective, ce qui serait un retour au moyen âge, mais démocratisée et rendue accessible à tous, la circulation, qui est la vie décuplée, en un mot l’assainissement des hommes par le devoir combiné avec le droit ; tel est le but. Le moyen, je suis de ceux qui croient l’entrevoir. Nous en causerons.

Ce qui me plaît en vous, c’est votre haute et simple raison. Les hommes tels que vous sont précieux. Vous marcherez un peu plus de notre côté, parce que votre cœur le voudra, parce que votre esprit le voudra, et vous êtes appelé à rendre aux idées et aux faits de très grands services.

Pour moi l’homme n’est complet que s’il réunit ces trois conditions, science, prescience, conscience.

Savoir, prévoir, vouloir. Tout est là.

Vous avez ces dons. Vous n’avez qu’un pas de plus à faire en avant. Vous le ferez.

Je reviens à la demande que vous voulez bien m’adresser.

Ce n’est pas une lecture des Châtiments que je vous concède. C’est autant de lectures que vous voudrez.

Et ce n’est pas seulement dans les Châtiments que vous pourrez puiser, c’est dans toutes mes œuvres.

Je vous redis à vous la déclaration que j’ai déjà faite à tous.

Tant que durera cette guerre, j’autorise qui le veut à dire ou à représenter tout ce qu’on voudra de moi, sur n’importe quelle scène et n’importe de quelle façon, pour les canons, les combattants, les blessés, les ambulances, les municipalités, les ateliers, les orphelinats, les veuves et les enfants, les victimes de la guerre, les pauvres, et j’abandonne tous mes droits d’auteur sur ces lectures et sur ces représentations.

C’est dit, n’est-ce pas ? Je vous serre la main.

v. h.

Quand vous verrez votre ami M. Cernuschi, dites-lui bien combien j’ai été touché de sa visite. C’est un très noble et très généreux esprit. Il comprend qu’en ce moment où la grande civilisation latine est menacée, les italiens doivent être français. De même que demain, si Rome courait les dangers que court aujourd’hui Paris, les français devraient être italiens. D’ailleurs, de même qu’il n’y a qu’une seule humanité, il n’y a qu’un seul peuple. Défendre partout le progrès humain en péril, c’est l’unique devoir. Nous sommes les nationaux de

la civilisation.

VI

ÉLECTIONS
À L’ASSEMBLÉE NATIONALE


scrutin du 8 février 1871

SEINE

M. Victor Hugo est élu par
214,169 suffrages
  1. « Pendez le poëte au haut du mât. — Hœngt den Dichter an den Mast auf. »