Adam Smith sa vie, ses travaux, ses doctrines/Conclusion

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CONCLUSION.


Telles sont, dans leurs grandes lignes, les principales théories qui forment le fonds de la doctrine du fondateur de l’économie politique. Afin d’en respecter l’originalité, nous avons laissé la parole, aussi souvent que possible, à l’auteur lui-même, et nous n’avons pas craint de multiplier les citations. En outre, pour en mieux comprendre la portée et les exposer plus nettement, nous nous sommes efforcé de nous pénétrer de l’esprit du maître, non seulement par une analyse scrupuleuse des diverses parties de ses Recherches et de ses travaux antérieurs, mais aussi et surtout en cherchant à surprendre sa vie, ses habitudes, à connaître ses relations, à le suivre dans les différents milieux qui ont pu influer sur le développement de ses idées et la direction de ses études. Nous avons acquis ainsi la certitude que les divers travaux de ce puissant philosophe se rattachaient tous à un plan unique, immense, embrassant à la fois chacune des faces de l’histoire de la Civilisation.

Nous osons espérer que cette vue d’ensemble n’aura pas été inutile ; elle permet d’apprécier mieux encore chacune des parties de cette œuvre admirable, en en faisant comprendre le véritable caractère, en éclairant certaines obscurités et en disculpant l’auteur des défauts de composition qu’on lui a si souvent reprochés. Il ne faut pas voir seulement dans Adam Smith le savant et le philosophe qui a démêlé les lois des choses par la puissance de son observation et l’étude consciencieuse des faits de l’histoire ; il faut voir aussi le philanthrope désireux de tirer de ces lois des conséquences pratiques pour le soulagement de ses semblables. Partout on sent battre son cœur, et son amour de l’humanité lui arrache parfois même des concessions, des compromis et jusqu’à des contradictions avec ses principes. Cet apôtre de la liberté qui réclame des réformes, ne peut s’empêcher de redouter qu’on les réalise trop brusquement ; il demande la suppression des entraves, mais il craint qu’on les brise ; il recommande sans cesse de ménager les transitions, de ne pas brusquer les habitudes de la nation, de ne pas violer les droits acquis.

« L’homme dont l’esprit public a pour base la bienfaisance et l’humanité, dit-il avec un grand sens politique, respectera les pouvoirs établis et même les privilèges des individus, particulièrement ceux des ordres principaux qui composent l’État : quoiqu’il trouve, à quelques égards, leur existence abusive, il se contente souvent de modérer ce qui ne peut être anéanti que par des mouvements violents. Lorsqu’on ne peut vaincre par la raison et la persuasion les préjugés enracinés des peuples, il n’essaie point de les étouffer par la force, et il observe religieusement ce que Cicéron appelait si justement la divine maxime de Platon : Qu’il ne faut pas plus employer la violence à l’égard de son pays qu’à l’égard de ses parents. Il fait accorder, autant qu’il le peut, ses nouvelles institutions avec les habitudes invétérées et avec les préjugés du peuple, et il s’attache surtout à remédier aux maux résultant de l’absence de certaines lois régulatrices auxquelles la foule se soumet en général avec peine. Quand il ne peut rétablir le droit, il ne dédaigne pas d’affaiblir l’abus qui a pris sa place, semblable à Solon, qui, ne pouvant établir la meilleure des législations possibles, se contentait de faire admettre la moins mauvaise de toutes celles dont les Athéniens étaient susceptibles. – L’homme systématique au contraire, peut être sage dans ses conceptions ; mais son enthousiasme pour la beauté idéale du plan de gouvernement qu’il a combiné, est tel qu’il n’y peut souffrir la moindre altération. Il veut l’établir d’une manière complète, sans aucun égard pour les grands intérêts et les puissants préjugés qui s’y opposent. Il croit qu’on peut disposer des différentes parties du corps social aussi librement que des pièces d’un jeu d’échecs : il oublie que les pièces d’un jeu d’échecs n’ont d’autres principes de mouvement que la main qui les déplace, et que, dans le grand jeu des sociétés humaines, chaque partie a un principe de mouvement qui lui est propre et qui est absolument différent de celui dont le législateur a fait choix pour le lui imprimer : quand ces deux principes coïncident et ont la même direction, le jeu de la machine sociale est facile, harmonieux et prospère ; s’ils sont opposés l’un à l’autre, ce jeu est discordant et funeste, et la machine sociale est bientôt dans un désordre absolu. »

Ce passage admirable fait connaître sous son véritable jour l’esprit du maître, si différent de celui des philosophes français de son époque, et il donne le secret de sa puissance sur ses compatriotes. De nos jours encore les gouvernements ne sauraient trop s’inspirer de ces maximes, conformes à la fois aux principes de la morale et à ceux de la politique.

On a contesté à Adam Smith l’honneur d’avoir fondé l’économie politique, et Français et Anglais ont apporté dans cette discussion une passion regrettable : nous n’y interviendrons pas. Mais que cet honneur revienne aux physiocrates ou à l’économiste écossais, la gloire de ce dernier n’a nullement besoin d’être rehaussée. Si les premiers avaient fondé la science et creusé habilement, suivant l’expression de Germain Garnier, un terrain que personne n’avait pu défricher avant eux, c’est du moins Adam Smith qui sut lui faire porter des fruits. Ils n’avaient que des idées spéculatives, émises dans un langage particulier et peu réalisables, il les traduisit, les rectifia, les compléta, et il en fit, en politique, des applications sages et fécondes.

Son champ d’action fut immense et les services qu’il a rendus à l’humanité ne sont pas à énumérer. Loin qu’il nous en coûte d’ailleurs de le reconnaître, nous sommes plutôt tenté de nous en enorgueillir : les illustrations de l’Écosse sont, en effet, un peu les nôtres, et, de même que récemment l’Université d’Edimbourg, en fêtant solennellement son troisième centenaire, donnait la première place aux représentants de la France, de même nous sommes heureux de devoir à cette terre-sœur cette sympathique figure du grand économiste.