Adam Smith sa vie, ses travaux, ses doctrines/I/2

La bibliothèque libre.
◄  Chapitre 1
Chapitre 3  ►

CHAPITRE II


Cependant Adam Smith ne se livrait pas tout entier à l’exercice de son professorat. Assurément il respectait trop ses auditeurs pour négliger de préparer à l’avance la matière et le plan de ses leçons, ainsi que l’enchaînement des idées qu’il se proposait d’y exposer ; néanmoins, il ne s’inquiétait pas outre mesure de la forme, se fiant généralement à cet égard à sa facilité d’improvisation, et il économisait ainsi un temps précieux qu’il put consacrer à d’autres travaux.

Dès 1755, il fondait, avec Hugh Blair, le fameux historien Robertson et d’autres hommes de lettres éminents, une publication périodique « the Edimburgh Review », et il y faisait paraître successivement deux articles, l’un sur le Dictionnaire de Johnson, qui venait de faire son apparition, l’autre, sous la forme d’une Lettre aux Éditeurs, sur le mouvement littéraire en Europe. Ces deux études, que nous aurons à examiner dans la deuxième partie de ce travail, furent fort remarquées ; mais elles n’empêchèrent pas la disparition de la Revue, qui tomba, après la deuxième livraison, sous les coups d’une coterie dirigée contre quelques-uns des rédacteurs.

En même temps, Smith préparait un grand ouvrage sur la morale. En effet, dans ses leçons sur l’Éthique, il n’avait pas accepté entièrement la doctrine d’Hutcheson. Comme le fondateur de l’école écossaise, il professait que le sentiment est le principe de la morale ; mais il différait avec lui sur la nature de ce sentiment, croyant le trouver dans la sympathie plutôt que dans la bienveillance. C’est ce dissentiment qu’il voulait justifier par un livre.

La Théorie des sentiments moraux parut en 1759. Nous n’entreprendrons pas ici de faire l’analyse et la critique de cet important ouvrage que nous nous proposons d’examiner plus loin avec tout le soin qu’il comporte, mais nous pouvons dire dès maintenant qu’il eut un immense succès. Quelque opinion que l’on pût avoir, en effet, sur le fond même de la doctrine de l’auteur, il était impossible de ne pas être séduit par les observations délicates et consciencieuses, les aperçus fins et ingénieux de cette étude de la sympathie, et ces mérites furent parfaitement appréciés par la société écossaise, naturellement portée vers les recherches psychologiques. Aussi le traité de Smith provoqua un tel enthousiasme que, malgré les préventions nationales des Anglais de cette époque à l’égard des ouvrages écrits au delà de la Tweed, ce succès gagna leur pays, et, bientôt même, la Théorie des sentiments moraux fit fureur à Londres.

D’ailleurs, David Hume était alors en Angleterre, et, bien que les doctrines philosophiques d’Adam Smith ne fussent nullement les siennes, il mettait tout en œuvre pour faire connaître le livre de son ami. « Wedderburn et moi, écrivait-il à Smith le 12 avril 1759, nous avons fait don de nos exemplaires à des personnes de notre connaissance que nous estimons être bons juges et propres à répandre la réputation de l’ouvrage. J’en ai envoyé un au duc d’Argyle, au lord Littleton, à Horace Walpole, à Soame Jenins et à Burke, gentilhomme irlandais, qui a écrit en dernier lieu un très-joli Traité du Sublime. Millar m’a demandé la permission d’en envoyer un au Dr Warburton. »

Le succès du livre s’affirma donc dès les premiers jours, et, par cette même lettre dont nous venons de citer quelques lignes, Hume pouvait déjà l’annoncer à Adam Smith. Il le fit dans des termes si spirituels que nous ne pouvons résister au désir de reproduire certains passages de ce document, d’autant plus qu’il nous fait bien connaître le degré d’intimité qui existait entre les deux philosophes. Sachant Smith très-inquiet sur le sort de son livre, Hume se plaît à se jouer de son impatience ; il lui parle de choses et d’autres, d’un ami à recommander, d’ouvrages en cours de publication, alors qu’il sait pertinemment qu’il n’y a qu’une seule nature de faits qui puisse intéresser à ce moment son interlocuteur, prenant ainsi plaisir à agacer le jeune professeur dont il connaît le caractère bouillant :

« Mais qu’est-ce que tout cela fait à mon livre, dites-vous ? – Mon cher monsieur Smith, prenez patience, disposez votre âme à la tranquillité ; montrez-vous philosophe pratique, comme vous l’êtes par état ; pensez à la légèreté, à la témérité, à la futilité des jugements ordinaires des hommes : combien peu la raison les dirige dans tous les sujets, mais surtout dans les jugements philosophiques, qui passent de beaucoup la portée du vulgaire :

– Non si quid turbida Roma
Elevet, accedas ; examenve improbum in illa
Castiges trutina : nec te quasiveris extra.

« Le royaume du sage, est dans son propre cœur ; ou, si jamais il étend plus loin ses regards, il se borne au jugement d’un petit nombre d’hommes choisis, libres de préjugés et capables de l’apprécier. Rien, en effet, ne peut donner une plus forte présomption de fausseté que l’approbation de la multitude, et Phocion, vous vous en souvenez, soupçonnait toujours qu’il avait dit quelque sottise quand il se voyait accueilli par les applaudissements de la populace. Supposant donc que par ces réflexions vous êtes préparé à tout, j’en viens enfin à vous annoncer que votre livre a éprouvé le plus fâcheux revers, car le public semble disposé à l’applaudir à l’excès. Il était attendu par les sots avec impatience et la tourbe des gens de lettres commence à chanter très-haut ses louanges. Trois évêques passèrent à la boutique de Millar pour l’acheter et pour s’informer de l’auteur. L’évêque de Peterborough dit qu’il avait passé la soirée dans une société où on élevait ce livre au-dessus de tous les livres de l’univers. Le duc d’Argyle parle en sa faveur d’une manière plus décidée qu’il n’a coutume de le faire ; j’imagine qu’il le considère comme une production exotique ou qu’il croit que l’auteur pourra lui rendre service aux élections de Glasgow, Lord Littleton dit que Robertson, Smith et Bower sont la gloire de la littérature anglaise. Oswald proteste qu’il lui est impossible de juger s’il a trouvé dans ce livre plus d’instruction ou plus de plaisir ; mais vous voyez bien quel cas on peut faire du jugement d’un homme qui a passé sa vie dans les affaires et qui n’a jamais vu aucun défaut dans ses amis. Millar triomphe et se vante que les deux tiers de l’édition sont déjà écoulés et qu’à présent le succès n’est plus douteux. Vous voyez que c’est un fils de la terre qui n’évalue les livres que par les profits qu’il en tire. Sous ce rapport, je ne doute pas que ce ne soit là un excellent livre. »

Charles Townsend, qui passait pour l’un des meilleurs juges de l’Angleterre, fut, lui aussi, séduit par l’originalité de cet ouvrage, et cette circonstance devait avoir une influence décisive sur la vie de l’auteur, car le succès même de son livre, qui affermissait et étendait sa réputation comme philosophe, allait avoir cet effet bizarre de le déterminer indirectement à abandonner la chaire de philosophie morale qu’il venait d’illustrer.

En effet, Charles Townsend était devenu, par son mariage avec la duchesse, le beau-père du jeune duc de Buccleugh, et, désirant compléter l’éducation de ce gentilhomme par un voyage sur le continent, il songeait depuis quelque temps à confier à un maître éminent la mission de l’accompagner. La lecture de la Théorie des sentiments moraux désigna Smith à son attention. Il ne connaissait pas personnellement le philosophe écossais ; néanmoins son livre révélait une si grande finesse d’observation, un savoir si étendu, et en même temps un cœur si généreux, qu’il se persuada bien vite que nul mieux que l’auteur de cet admirable ouvrage ne serait capable de diriger utilement le voyage de l’héritier du nom des Buccleugh. De son côté, Oswald, l’un des meilleurs amis de Smith, l’encouragea dans son dessein, et Hume, prévenu, chercha plusieurs fois à le rencontrer, dans le but de le décider. Sir Townsend n’avait d’ailleurs pas besoin de sollicitations pour persister dans son projet : d’un caractère obstiné et surtout autoritaire, il tenait à imposer ses volontés, et les résistances qu’il sentit dans l’entourage du jeune duc ne firent que fortifier sa détermination, au lieu de l’ébranler.

Ces résistances étaient cependant fondées. Ceux qui connaissaient Smith se demandaient avec inquiétude comment on pouvait songer à confier l’éducation d’un jeune gentilhomme à ce penseur gauche et distrait et à charger du soin d’un long voyage un homme qui n’avait jamais quitté son pays. Smith lui-même ne se sentait pas préparé pour cette lourde mission et il était peu disposé à l’accepter. Au surplus, quoiqu’il eût un grand désir de voyager et de comparer les observations qu’il avait recueillies en Angleterre avec celles qu’il pourrait faire en Europe, il ne pouvait se résoudre à quitter sa vie calme et tranquille, sa chaire de Glasgow où sa situation pécuniaire était pour toujours assurée.

Il continua donc, pendant quatre années encore, ses cours de philosophie, mais en leur faisant subir une transformation considérable. En effet, ses leçons sur l’Éthique ayant été reproduites en grande partie dans la Théorie des sentiments moraux, il devenait inutile de s’y arrêter longuement, et Smith songeait à donner une plus large place à l’étude du droit et des lois de la richesse.

Ces deux genres de recherches étaient d’ailleurs à l’ordre du jour. L’Esprit des Lois, qui n’avait guère plus de dix années de date, avait donné une puissante impulsion à l’étude de la jurisprudence, tant en France que dans le reste de l’Europe : en un an et demi, il avait eu vingt-deux éditions[1], il était traduit dans presque toutes les langues et il avait acquis en Angleterre, plus que partout ailleurs, une autorité incontestée. Un mouvement analogue et parallèle, mais plus général encore, se manifestait, dans l’Europe occidentale, au sujet de l’étude des phénomènes de la richesse. En Angleterre, les petits Essais de Hume, écrits en 1752, avaient eu de la faveur, en attaquant les préjugés mercantiles qui régnaient depuis si longtemps dans la politique commerciale des nations. En France surtout, on avait fait beaucoup de bruit autour des articles publiés par Quesnay dans l’Encyclopédie, en 1756, et l’apparition récente du Tableau économique puis des Maximes, avait opéré une véritable révolution dans cette science, à peine éclose, qu’on devait appeler plus tard l’économie politique. Enfin, de tous côtés, les théories nouvelles avaient rencontré des adeptes, et, tandis que, en Italie, Verri et Beccaria, pénétrés des doctrines de l’école française, poursuivaient les recherches commencées et songeaient à fonder, pour la réforme des abus, leur fameuse Société, dite « Société du café », en Espagne même, un ministre puissant, Campomanes, allait tenter d’appliquer, dans le pays le plus imbu des préjugés de la balance du commerce, les nouveaux principes de la liberté industrielle et commerciale.

Smith, qui suivait toujours avec le plus grand soin, comme nous en trouvons la preuve dans sa Lettre aux Éditeurs de la Revue d’Édimbourg, les publications de toute sorte qui se faisaient en Europe, ne pouvait rester étranger à ce double mouvement. Depuis 1752 d’ailleurs, époque à laquelle il avait pris possession de sa chaire de philosophie morale, il avait toujours réservé dans son cours, à l’exemple d’Hutcheson, quelques leçons à l’étude de la richesse et de la jurisprudence ; mais, préoccupé par ses travaux sur les sentiments moraux, il n’avait pu jusque-là donner à cette importante matière toute l’attention qu’elle lui paraissait comporter. Il saisit donc avec empressement l’occasion qui se présentait pour imprimer à son cours une direction différente et il consacra le temps laissé libre par l’Éthique à cet ordre de recherches.

Du reste, le milieu où il se trouvait était excellent pour ce genre d’études. Quoiqu’elle n’eût pas encore pris l’importance considérable qu’elle a acquise de nos jours, la ville de Glasgow était devenue déjà, depuis l’union de l’Écosse avec l’Angleterre qui lui avait ouvert le marché des Indes occidentales, une des villes les plus commerçantes de la Grande-Bretagne. Smith pouvait donc y examiner, dans ses détails, chacune des branches du commerce, et il s’attachait sans cesse, par des observations répétées et consciencieuses, à contrôler, au moyen des faits, les doctrines qu’il tenait de Hume ou de ses nombreuses lectures, notamment de l’étude de l’Encyclopédie et des ouvrages des Économistes français. Pour mieux pénétrer au cœur de la place, il recherchait même la société des marchands et il s’efforçait, à tout propos, d’amener la conversation sur l’objet de leur commerce.

Ce n’étaient pas d’ailleurs des ignorants, ces marchands de Glasgow ; ils dissertaient volontiers sur les principes de ce qu’ils appelaient leur art ; ils aimaient, par tempérament, les discussions doctrinales, raisonnaient les règles de leur commerce, et le jeune professeur, dans les argumentations délicates qu’il eut à soutenir avec eux, apprit, dit M. W. Bagehott, « non-seulement une foule de choses qu’il eût vainement cherchées dans les livres, mais encore peut-être cet art puissant, et, pour ainsi dire pratique, de les expliquer, qui caractérise la ' Richesse des Nations[2] ». Certains de ces marchands prônaient déjà la liberté commerciale, et Smith a lui-même reconnu, au dire d’un de ses biographes, devoir beaucoup à leur prévôt Cochrane qui venait de fonder un club pour la propagation de ces idées.

Le séjour de Smith à Glasgow fut donc un excellent milieu pour ses premières études sur la science de la richesse ; puis, la nécessité d’exposer dans un cours le résultat de ses recherches vint, à point, le forcer à digérer ses observations, à en dégager les principes, et, durant les quatre années qu’il passa encore à l’Université, ses leçons gagnèrent peu à peu en netteté et en précision. « Il semble, en effet, disait-il plus tard dans la Richesse des Nations[3], que la méthode la plus efficace pour rendre un homme parfaitement maître d’une science particulière, c’est de lui imposer la nécessité d’enseigner cette science régulièrement chaque année. Étant obligé de parcourir tous les ans la même carrière, pour peu qu’il soit bon à quelque chose il devient nécessairement, en peu d’années, complètement au fait de chaque partie de sa matière ; et, s’il lui arrivait, dans une année, de se former sur quelque point en particulier une opinion trop hâtive, quand il vient, l’année suivante, à repasser sur le même objet dans le cours de ses leçons, il y a à parier qu’il réformera ses idées. Si l’emploi d’enseigner une science est certainement l’emploi naturel de celui qui est purement homme de lettres, c’est aussi peut-être le genre d’éducation le plus propre à en faire un homme vraiment profond en savoir et en connaissances. »

Pour ces motifs, on doit, peut-être se féliciter que Smith n’ait pas accepté, dès 1759, la mission d’accompagner sur le continent le jeune duc de Buccleugh, car le travail de classement et de condensation qui se fit dans son esprit durant les dernières années qu’il professa à Glasgow, le mit mieux en état de profiter de son voyage en France et de ses relations avec les Économistes.

D’ailleurs, grâce aux heureuses modifications qu’il avait apportées dans l’objet de ses leçons, il vit son cours de plus en plus suivi ; les étudiants accoururent en foule pour l’entendre, de toutes les parties de l’Écosse et jusque de l’Angleterre ; enfin ses collègues eux-mêmes tinrent à lui donner un témoignage flatteur de leur admiration, en lui conférant, à l’unanimité, le grade de Docteur en droit, comme témoignage, disent les minutes de l’assemblée, de leur respect pour ses talents universellement reconnus et du renom qu’a donné à l’Université la compétence avec laquelle il a exposé pendant plusieurs années les principes de la jurisprudence[4].

Cependant, il regrettait parfois de n’avoir pas accepté l’offre de sir Townsend. Dans l’exercice de son professorat, il se rendait fort bien compte de l’insuffisance de ses données et de ses observations ; il sentait que, pour mener à bien cette Histoire de la Civilisation qu’il avait en vue, il lui était indispensable de sortir de son pays et d’étudier au moins les mœurs et le génie de la France qui était incontestablement le centre intellectuel de l’Europe et le foyer de la civilisation du monde.

Heureusement sir Townsend n’avait pas abandonné son dessein, et, n’étant pas pressé par l’âge de son pupille, il avait ajourné le voyage projeté, espérant bien que l’auteur de la Théorie des sentiments moraux se déciderait enfin à le diriger. Aussi, en 1763, il renouvela ses démarches auprès de Smith, et celui-ci prêta une oreille plus attentive à ses propositions. La seule chose qui pût arrêter encore le jeune philosophe, était la question pécuniaire, car, n’ayant aucune fortune, il ne lui était pas permis d’abandonner sans compensation le traitement qui lui était à jamais assuré s’il restait à l’Université, et il hésitait à sacrifier son indépendance matérielle, se demandant ce qui arriverait lorsque après avoir terminé, l’éducation du jeune duc, il serait obligé de se créer des ressources pour lui et sa mère. Mais sir Townsend comprit ces inquiétudes bien légitimes, et, sans que Smith eût besoin de formuler d’objections, il les prévint de lui-même en lui offrant, comme condition de son acceptation, une pension annuelle de 5,000 francs qui lui serait servie jusqu’au moment où, par la protection de la famille de Buccleugh, dont l’influence était considérable, on pourrait lui procurer un emploi de la couronne, d’une valeur au moins égale. Les dernières résistances du philosophe étaient ainsi vaincues et il accepta définitivement la mission qu’on lui proposait.


  1. Lettre de Montesquieu au marquis de Stainville, le 27 mai 1850. Œuvres complètes. (Paris, Lefebvre, 1853.)
  2. Fortnightly Review du 1er juillet 1876 : Adam Smith as a person.
  3. Liv. V, ch. I.
  4. Encylclopædia Britannica.