Adam Smith sa vie, ses travaux, ses doctrines/I/3

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CHAPITRE III


Au mois de mars 1764, Adam Smith, accompagné de son élève, partait pour la France, et, dès le lendemain de son arrivée à Paris, il envoyait au recteur de Glasgow sa démission officielle de professeur.

Ce document a été conservé dans les Archives de l’Université. On y sent toute l’affection que Smith avait pour sa chaire et toute l’étendue du sacrifice qu’il consentait en se résignant, pour l’amour de la science, à quitter cette vie heureuse et tranquille qu’il avait menée pendant douze années : « Je n’ai jamais été, dit-il en terminant, plus occupé du bien du collège que je ne le suis en ce moment, et je désire sincèrement que mon successeur, quel qu’il puisse être, en même temps qu’il honorera sa place par ses talents, contribue au bonheur des hommes excellents avec lesquels il sera appelé à vivre, par les vertus du cœur et la bonté du caractère ».

L’Université ne pouvait qu’accepter cette démission qu’elle avait tenu à retarder le plus possible, dans l’espoir, peu probable cependant, d’un revirement dans la détermination d’Adam Smith. Mais elle tint à constater sur ses registres toute son admiration pour le professeur et l’expression des regrets unanimes qu’il laissait derrière lui. « L’Assemblée, y est-il dit, accepte la démission du Dr Smith, aux termes de la lettre précédente, et, en conséquence, la chaire de professeur de philosophie morale dans cette Université, est déclarée vacante. L’Université ne peut, en même temps, s’empêcher de manifester son regret sincère de se voir enlever le Dr Smith, dont les vertus distinguées et les qualités aimables avaient excité l’estime et l’affection de ses collègues et qui honorait cette Société par son génie, ses talents et par l’étendue de ses lumières. Son élégante et ingénieuse Théorie des sentiments moraux l’avait fait apprécier par les hommes de goût et les gens de lettres de l’Europe entière. L’heureux talent qu’il possédait de jeter du jour sur les sujets abstraits, l’assiduité à communiquer les connaissances utiles et l’exactitude à s’acquitter des devoirs de sa charge, qui le caractérisaient comme professeur, étaient, pour les jeunes gens confiés à ses soins, une « source de plaisir et de solide instruction. »

On lui donna un successeur digne de lui dans la personne du célèbre philosophe Reid qui illustrait depuis onze ans la chaire de philosophie de l’un des collèges d’Aberdeen et qui devait continuer, d’une manière si brillante, la tradition de l’école écossaise, dans la chaire même de ses fondateurs.

Adam Smith rencontra à Paris son ami David Hume qui, secrétaire d’ambassade auprès de lord Hertford, était alors l’objet d’un véritable engouement. Cet engouement était général, bien que l’on eût peine à l’expliquer parfois chez certaines gens dont les idées paraissaient être, en tous points, bien peu d’accord avec celles du célèbre historien. « M. Hume doit aimer la France, disait Grimm dans sa Correspondance[1], non sans quelque pointe d’ironie ; il y a reçu l’accueil le plus flatteur. Paris et la Cour se sont disputé l’honneur de se surpasser. Cependant M. Hume est bien aussi hardi dans ses écrits philosophiques qu’aucun philosophe de France. Ce qu’il y a encore de plaisant, c’est que toutes les jolies femmes se le sont arraché et que le gros philosophe écossais se plaît dans leur société. C’est un excellent homme que David Hume : il est naturellement serein ; il entend finement ; il dit quelquefois avec sel, quoiqu’il parle peu ; mais il est lourd et n’a ni chaleur, ni grâce, ni agrément dans l’esprit, ni rien qui soit propre à s’allier au ramage de ces charmantes petites machines qu’on appelle jolies femmes. Oh ! que nous sommes un drôle de peuple ! »


Quoi qu’il en soit, Hume était recherché, choyé par tous, par les philosophes, par les économistes, par les gens du monde, et il écrivait à Robertson, encore tout ému de sa réception à la Cour : « Je ne me nourris que d’ambroisie, ne bois que du nectar, ne respire que l’encens, et ne marche que sur des fleurs[2]. » Il est probable qu’il aurait désiré garder avec lui son ami Smith et le présenter dans le monde où il était reçu ; mais les instructions de sir Townsend étaient sans doute formelles, car les deux voyageurs ne restèrent que dix jours dans la capitale de la France, puis ils partirent pour Toulouse.

Toulouse était d’ailleurs, à cette époque, un centre intellectuel considérable et le siège d’un Parlement fameux par ses luttes contre le pouvoir royal ; elle possédait une Université très-renommée et une bibliothèque fort remarquable. Il est donc possible aussi qu’Adam Smith ait préféré cette résidence, afin de se familiariser peu à peu avec notre génie national, avant de se jeter au milieu du mouvement littéraire et philosophique de cette société tourmentée de Paris, si différente de la société écossaise et qu’il n’avait fait qu’entrevoir en passant. À Toulouse, il pouvait à loisir se perfectionner dans l’étude et la pratique de notre langue, tout en recueillant par lui-même, sur les mœurs, les coutumes, l’esprit public, sur l’état général du pays, au point de vue matériel et moral, des observations qu’il n’eut pu faire à Paris même, car, sous bien des rapports, la France de Paris était toute différente de celle des provinces. Enfin, il trouvait là le calme qui convenait à ses recherches et qui lui était indispensable pour étudier utilement nos institutions. À vrai dire, le français qu’il entendit sur les bords de la Garonne était loin d’être aussi pur que le français de l’Île-de-France, et, quand il arriva à Paris, on trouva qu’il parlait fort mal notre langue »[3]. Néanmoins, il en avait appris assez pour soutenir, sur les sujets les plus variés et les plus techniques, des conversations de plusieurs heures, pour profiter des relations qu’il comptait entretenir avec les philosophes, et son but était atteint.

Cependant Toulouse lui paraissait peu agréable, car il n’y connaissait presque personne, et, habitué jusqu’alors à se voir recherché, tant à Édimbourg qu’à Glasgow, par l’élite de la société, il sentait fort son isolement. « La vie que je menais à Glasgow, écrivait-il à David Hume dès le 5 juillet 1764[4], était une vie de plaisir et de dissipation (a pleasurable dissipated life), en comparaison de celle que je mène ici ; j’ai entrepris de composer un livre afin de passer le temps. » Ce livre était vraisemblablement la Richesse des Nations, qu’il commençait à préparer, et il en parla souvent, au dire de l’abbé Morellet, lorsque plus tard, à Paris, il entra en rapport avec les économistes.

Il passa ainsi, avec son élève, dix-huit mois à Toulouse, cultivant notre langue, amassant des matériaux pour son ouvrage et ne négligeant aucune occasion de recueillir des observations et des renseignements, soit au moyen des nombreux documents qu’il pouvait consulter à la Bibliothèque de l’Université, soit par des conversations particulières avec d’éminents magistrats auxquels Hume avait pu enfin le recommander. Il ne quitta la capitale du Languedoc qu’à la fin du mois de septembre de l’année 1765 et il se dirigea sur Genève, à petites journées, traversant le Midi de la France dont il visita les principales villes.

Genève était une ville toute française, mais la parole y était libre, et, pour ce motif, son territoire servait habituellement de refuge aux philosophes menacés de lettres de cachet. Adam Smith et le jeune duc y séjournèrent deux mois, puis ils partirent enfin pour Paris où ils arrivèrent vers les fêtes de Noël.

Hume était alors sur le point de retourner en Angleterre. Depuis le rappel de lord Hertford, nommé vice-roi d’Irlande, il était resté à Paris comme chargé d’affaires ; mais l’arrivée du nouvel ambassadeur, le duc de Richmond, venait de le relever de ses fonctions. Il songeait, à ce moment, à partir au plus vite pour conduire au-delà du détroit son ami J.-J. Rousseau, qui, venu le rejoindre à Paris, malgré l’arrêt du Parlement, attendait impatiemment son départ, protégé par l’enceinte du Temple où habitait le prince de Conti, Grand-Prieur de France. Mais, avant de quitter la France, il prit le temps de présenter et de recommander Adam Smith à ses meilleurs amis.

Au surplus, le philosophe anglais n’était pas un inconnu à Paris : sa Théorie des sentiments moraux avait été déjà traduite, deux ans auparavant, sous le titre de Métaphysique de l’âme, et, quoique cette publication ait paru sans nom d’auteur, on n’ignorait pas qu’elle était due à la plume du professeur de Glasgow, dont la célébrité n’avait pas tardé à traverser le détroit. Il fut donc accueilli avec empressement dans la société des philosophes et des économistes, chez d’Alembert, Helvétius, Marmontel, Turgot, Quesnay, Necker, Mme Riccoboni, chez le jeune duc de La Rochefoucauld et chez sa mère, la duchesse d’Anville, dont le salon réunissait les littérateurs les plus éminents de cette époque.

Adam Smith avait beaucoup à observer et à apprendre dans une pareille société. À Toulouse, à cent soixante-dix lieues de Paris, il n’avait pu se rendre compte de l’état réel des esprits. Toute la vie intellectuelle était concentrée dans la capitale, et c’était un spectacle bien nouveau pour lui que celui qui se déroulait sous ses yeux, alors que les anciens abus et les nouvelles théories fleurissaient côte à côte, avec une vigueur qu’ils n’avaient jamais eue jusque là.

Le Gouvernement était resté cantonné dans les préjugés et les pratiques du système mercantile organisé par Colbert. Attribuant la richesse de l’Angleterre à son organisation industrielle, le ministre de Louis XIV avait voulu arriver aussi à faire de la France un pays manufacturier, et, sans s’inquiéter de la nature différente de notre climat qui nous pousse naturellement à produire du blé et à cultiver la vigne, il avait cherché, par tous les moyens, à détourner les capitaux de l’agriculture pour les porter vers les emplois plus productifs, selon lui, de l’industrie et du commerce. De là une législation vexatoire et compliquée, imaginée par ce grand financier et aggravée encore par ses successeurs : on réglait par des ordonnances jusqu’aux procédés de la fabrication, la largeur des étoffes, le nombre des fils de la trame et de la chaîne ; en un mot, on s’efforçait de favoriser l’industrie en l’opprimant.

Toutefois, une certaine réaction commençait à se faire sentir dans les conseils du Gouvernement : on n’en était pas encore aux réformes, mais on commençait à discuter les mesures mercantiles jusque-là incontestées, et les ministres du roi, poussés par l’opinion et sacrifiant à la mode, parlaient économie politique. C’est qu’il y avait déjà sept ans que le Tableau économique et les Maximes de Quesnay avaient été publiés, et ces ouvrages, qui renversaient de fond en comble les systèmes établis, avaient eu un immense retentissement dans cette société du XVIIIe siècle qui voulait tout réformer. Cette science nouvelle avait apparu au moment le plus opportun : « Vers 1750, dit Voltaire[5], la nation, rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, de romans, d’opéras, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore, se mit à raisonner sur les blés. » il fut alors de bon ton de s’occuper d’économie politique et on s’engoua d’autant plus facilement de ces études que, tendant à améliorer la situation matérielle du plus grand nombre, elles étaient conformes à l’esprit du siècle dont la grande gloire est son amour fervent et désintéressé de l’humanité. Paris offrit alors un admirable spectacle : économistes, philosophes, gens du monde et femmes d’esprit, tous travaillaient, les uns à l’émancipation politique, d’autres à l’émancipation religieuse, d’autres enfin à l’émancipation industrielle et commerciale, et tous étaient animés du même souffle, le souffle de la liberté, tous étaient dirigés par le même mobile, l’amour du bien public.

La Cour elle-même favorisait le mouvement économique. Alors qu’elle poursuivait de toutes ses rigueurs les autres philosophes, elle protégeait ouvertement ceux qu’on devait appeler plus tard les physiocrates. Le roi avait anobli Quesnay, qu’il appelait le Penseur ; il avait tenu à contribuer de ses propres mains à la composition typographique du Tableau économique, et Mme de Pompadour ne dédaignait pas de descendre parfois dans le petit entresol qu’habitait le docteur pour s’asseoir à la table qui réunissait les partisans de la doctrine nouvelle. Elle ne se rendait pas compte qu’en favorisant ainsi le mouvement économique, elle faisait courir de véritables périls à la royauté, et que l’étude des finances de l’État, en mettant à jour l’arbitraire, le désordre et la corruption qui régnaient dans l’assiette et la perception des taxes, aurait pour effet d’ébranler le trône bien plus sûrement que toutes les attaques politiques du parti philosophique. Les physiocrates paraissaient être, au contraire, pour le pouvoir des auxiliaires précieux, parce que, comptant sur le roi pour imposer leurs réformes, ils voulaient un gouvernement fort, imbu de la maxime « tout pour le peuple et rien par le peuple » : c’était là, tout au moins, la doctrine de la majeure partie d’entre eux. Ils trouvaient, en effet, dit M. Taine[6], que rien n’est plus commode qu’un tel instrument pour faire les réformes en grand et d’un seul coup. C’est pourquoi, bien loin de restreindre le pouvoir central, les économistes ont voulu l’étendre. Au lieu de lui opposer des digues nouvelles, ils ont songé à détruire les vieux restes de digues qui le gênaient encore. « Dans un gouvernement, déclaraient Quesnay et ses disciples, le système des contre-forces est une idée funeste… Les spéculations d’après lesquelles on a imaginé le système des « contre-poids sont chimériques… Que l’État comprenne ses devoirs et alors qu’on le laisse libre… Il faut que l’État gouverne selon les règles de l’ordre essentiel, et, quand il en est ainsi, il faut qu’il soit tout-puissant. »

Pour tous ces motifs, l’économie politique avait déjà pris un essor assez considérable au moment de l’arrivée d’Adam Smith à Paris : on n’en parlait pas seulement chez Quesnay, Turgot, Diderot, mais dans tous les salons. Aussi le philosophe écossais put profiter largement de son séjour dans la capitale de la France pour compléter ses observations, étudier à son aise les théories des physiocrates et apprécier la valeur comme les points faibles de chacune d’elles, grâce à ces discussions familières auxquelles il assistait chaque jour.

Malheureusement il ne nous a laissé aucun détail sur son séjour à Paris. « Il est fort à regretter, dit son biographe Dugald Stewart[7], qu’il n’ait conservé aucun journal de ce période si intéressant de sa vie, et sa répugnance à écrire des lettres était si forte que je ne crois pas qu’il en reste aucune trace dans sa correspondance. L’étendue, la fidélité de sa mémoire, à laquelle on en trouverait peu de comparables, l’empêchaient de mettre de l’importance à consigner par écrit ce qu’il avait vu et entendu, et le soin inquiet qu’il a mis à détruire avant sa mort tous ses papiers, semble indiquer qu’il avait à cœur de ne laisser à ceux qui voudraient écrire sa vie, d’autres matériaux que ceux qui leur seraient fournis par les monuments durables de son génie et par les vertus exemplaires de sa vie privée. »

Il nous est resté cependant un document de cette époque, une lettre, écrite par Adam Smith à Hume et datée à Paris, du 6 juillet 1766[8] ; elle a trait à la rupture éclatante qui venait de se produire entre l’historien écossais et J.-J. Rousseau. Bien qu’elle soit exclusivement consacrée à cette querelle, nous tenons à la traduire, parce que, d’une part, les lettres de Smith étant rares, c’est une bonne fortune d’avoir pu en découvrir quelques-unes, et, d’autre part, parce que ce document nous révèle sous un jour particulier le caractère bouillant de notre philosophe, dont l’indignation va peut-être même jusqu’à l’injustice lorsqu’il voit attaquer son meilleur ami.

On connaît les faits. On sait qu’au commencement de 1766, David Hume avait emmené en Angleterre J.-J. Rousseau qui venait d’être chassé de la Suisse, et qu’il l’avait installé à Wooton, dans le comté de Derby : les rapports les plus cordiaux régnaient alors entre eux, et le philosophe genevois appelait son ami « le plus illustre de ses contemporains ». Tout à coup on apprit avec stupéfaction que cette intimité s’était subitement rompue et que Rousseau avait écrit à Hume une lettre violente pour le lui signifier. Dans sa solitude de Wooton, son imagination avait travaillé : il avait cru démêler que l’historien écossais s’était ligué avec ses ennemis pour le perdre, qu’il ne l’avait emmené en Angleterre que pour nuire à sa réputation en le comblant de bienfaits et pour le déshonorer en lui faisant accepter de la Couronne une pension secrète. Sur ces entrefaites avait paru dans les feuilles anglaises la prétendue lettre de Frédéric, dans laquelle le roi de Prusse était censé tourner en ridicule la manie de persécution qui hantait l’esprit de l’auteur d’Émile. Cet écrit était d’Horace Walpole, mais Rousseau crut que Hume en était l’auteur et aussitôt il brisa là bruyamment par la lettre que l’on sait.

Il n’est pas de notre sujet d’examiner ici les torts respectifs des deux philosophes. Quoi qu’il en soit, à Paris, certains amis de Hume estimaient que celui-ci aurait le beau rôle en ne s’offensant pas de cette lettre, qui dénotait un esprit malade, et en prenant plutôt en pitié le caractère malheureux de ce pauvre Rousseau. Quant à Smith, il s’était senti personnellement atteint par l’insulte qui avait frappé son compatriote et il n’admettait aucune excuse en faveur de l’agresseur, mais il n’en considérait pas moins aussi que Hume avait intérêt à éviter un éclat et il tenait à le lui faire savoir. Voici sa lettre :


Paris, 6 juillet 1766.


Mon cher ami,

Comme vous, je suis absolument convaincu que Rousseau est un grand misérable (a great rascal), et chacun ici partage mon avis[9]. Cependant, laissez-moi vous prier de ne songer à publier quoi que ce soit au sujet de l’insolence dont il s’est rendu coupable envers vous.

En refusant la pension que vous avez eu la bonté de solliciter pour lui, avec son assentiment, il peut avoir jeté sur vous quelque ridicule aux yeux de la Cour et du Ministère. Ne vous laissez pas atteindre par ce ridicule, montrez sa lettre brutale, mais ne vous en dessaisissez pas, de façon qu’elle ne puisse jamais être imprimée. Si vous le pouvez même, soyez le premier à en rire, et je parierais ma vie qu’avant qu’il soit trois semaines, on considérera que cette petite affaire, qui, à présent, vous cause tant d’ennui, vous fait autant d’honneur que quoi que ce soit qui vous arriva jamais. En cherchant à démasquer devant le public ce pédant hypocrite, vous courez le risque de troubler la tranquillité de toute votre existence. En le laissant tranquille, il ne peut vous donner quinze jours de souci.

Écrire contre lui, c’est, vous pouvez y compter, ce qu’il désire fort vous voir faire. Il est sur le point de tomber dans l’obscurité en Angleterre et il espère se rendre important en provoquant un illustre adversaire. Il aura beaucoup de gens pour lui, l’Église, les Whigs, les Jacobites, toute la partie éclairée de la nation anglaise qui aimera à mortifier un Écossais et à applaudir un homme qui a refusé une pension du Roi. Il n’est pas même invraisemblable qu’ils le paient très-bien pour l’avoir refusée et que Rousseau ait eu en vue cette compensation.

Tous vos amis désirent que vous n’écriviez rien : le baron d’Alembert, Mme Riccoboni, Mlle Riancourt, M. Turgot, etc., etc. – M. Turgot, un ami en tous points digne de vous, m’a prié de vous recommander cette conduite d’une manière toute particulière, comme un avis très-sérieux sur lequel il insiste vivement. Nous avons peur que vous ne soyez entouré de mauvais conseillers et que l’opinion de vos gens de lettres anglais (english litterati), qui sont eux-mêmes habitués à publier dans les journaux tous leurs petits commérages, n’ait une trop grande influence sur vous.

Rappelez-moi au souvenir de M. Walpole, et croyez-moi, avec l’affection la plus sincère,

Toujours à vous.
Adam Smith


On sait que David Hume ne suivit pas le conseil de Smith : il tint à rendre le public juge du différend et il publia toute sa correspondance avec Rousseau, en y joignant un commentaire destiné à faire ressortir l’ingratitude de son ancien ami. La querelle fit beaucoup de bruit, mais tout cet éclat n’eut d’autre résultat que de nuire grandement à la réputation de l’historien écossais : on jugea qu’il était indélicat de se servir des armes d’une correspondance privée et qu’il était maladroit de reprocher des bienfaits.

À l’exception de la lettre que nous venons de citer, nous ne possédons, de la main d’Adam Smith, aucun document qui puisse nous renseigner sur son séjour à Paris.

Nous n’avons, notamment, aucune donnée sur ses rapports avec les Économistes. Nous eussions aimé cependant à connaître la nature et le caractère de ses relations avec Quesnay, et surtout ses premières impressions sur les théories des physiocrates. Assurément nous trouvons, dans les Recherches mêmes, une étude sommaire de cette doctrine « qui, avec toutes ses imperfections, dit Smith[10], est peut-être, de tout ce qu’on a publié sur l’économie politique, ce qui se rapproche le plus de la vérité » ; mais cette étude, mûrie par une solitude de dix années, ne reproduit certainement pas d’une manière exacte le jugement que le philosophe a dû porter sur ce système à son arrivée à Paris, lorsque ses idées étaient sans doute peu fixées sur les divers points de la science nouvelle.

Nous sommes un peu mieux renseignés sur ses relations avec Turgot, qui, en philosophie, lui doit certainement beaucoup. Le futur ministre de Louis XVI était alors intendant du Limousin, mais il venait fréquemment à Paris et avait grand plaisir à converser avec Adam Smith dont il estimait beaucoup le talent[11]. Ces deux grands esprits se ressemblaient d’ailleurs sous plus d’un rapport : même puissance d’observation, même goût pour les recherches philosophiques qu’ils poursuivaient dans toutes les branches des sciences morales et politiques, même amour pour l’humanité, et on pouvait appliquer à l’un comme à l’autre ce vers de Voltaire que M. Baudrillart a placé au frontispice de son admirable Éloge de Turgot[12] :

Il ne cherche le vrai que pour faire le bien.

Leur conversation roulait sur toutes les sciences qui leur étaient familières, et si Smith put tirer parti des recherches économiques et de l’expérience administrative de son interlocuteur, ce dernier profita, dans une plus large mesure encore, des études philosophiques, des observations délicates de l’auteur de la Théorie des sentiments moraux, et son esprit, préparé par la noblesse de ses sentiments aux principes supérieurs de l’école écossaise, s’inspira puissamment de la doctrine élevée du philosophe de Glasgow.

D’ailleurs, depuis quelque temps déjà, Turgot paraissait tout acquis à cette école, et les entretiens de Smith, en la lui faisant mieux connaître, l’y rattachèrent seulement davantage. Il n’avait pas été sans lire, avant d’avoir rencontré Adam Smith, le grand traité d’Hutcheson, et, presque à son apparition, la Théorie des sentiments moraux, car, dès 1760, un journal français en avait publié un extrait, et, en 1764, deux ans avant l’arrivée du philosophe écossais à Paris, l’ouvrage entier avait été traduit chez nous, nous l’avons dit, sous le titre de Métaphysique de l’âme. Aussi les travaux philosophiques de Turgot n’avaient pas été sans se ressentir de cette heureuse influence. « Selon nous, dit Victor Cousin[13], Turgot est, après Montesquieu, le plus grand, esprit du XVIIIe siècle ; mais il serait, en vérité, un homme un peu trop extraordinaire si, ne tenant en rien à la tradition du XVIIe siècle, il se fût élevé à une métaphysique bien supérieure à celle de Condillac et à une morale toute différente de celle d’Helvétius, sans aucun autre appui que ses propres réflexions. Quand on lit sa lettre sur le livre de l’Esprit, l’article Existence, et quelques autres morceaux de philosophie sortis de sa plume, on est frappé du rapport qui se trouve entre ses principes et ceux de l’école écossaise. Dans l’article Existence, il n’hésite pas à fonder toute la métaphysique sur la psychologie, c’est-à-dire sur la conscience et sur ce fait primitif et permanent de la conscience, le sentiment du moi. En morale, il repousse l’égoïsme d’Helvétius au nom des sentiments naturels du cœur humain. »


Durant son séjour à Paris, le Dr Smith attacha encore à l’école écossaise un autre disciple distingué, dans la personne du duc de La Rochefoucauld, ce jeune libéral qui devint plus tard l’un des membres les plus influents de la fameuse société dite des Amis des noirs, et qui devait périr si misérablement, après le 10 août 1792, dans sa retraite de Gisors. Bien que le philosophe de Glasgow eût fort maltraité l’auteur des Maximes dans son ouvrage et dans son cours, il n’en fut pas moins accueilli chez le petit-fils avec affabilité et respect, et plus tard, le jeune duc, tout-à-fait pénétré des doctrines d’Adam Smith, entreprenait même la traduction de la Théorie des sentiments moraux, à la suite de laquelle il comptait tenter en même temps une justification des écrits de son aïeul.

Voici la lettre par laquelle il annonça à Smith qu’il renonçait à son dessein. Ce document, transmis par Dugald-Stewart, montre la nature des relations et les rapports d’affectueuse déférence qui existaient entre le jeune duc et le philosophe écossais ; à cet égard, il mérite de prendre place dans ce travail.


Paris, 3 mars 1778.


Le désir de se rappeler à votre souvenir, Monsieur, quand on a eu l’honneur de vous connaître, doit vous paraître fort naturel ; permettez que nous saisissions pour cela, ma mère et moi, l’occasion d’une nouvelle édition des Maximes de La Rochefoucauld, dont nous prenons la liberté de vous offrir un exemplaire. Vous voyez que nous n’avons point de rancune, puisque le mal que vous avez dit de lui dans la Théorie des sentiments moraux ne nous empêche point de vous envoyer ce même ouvrage. Il s’en est même fallu de peu que je ne fisse encore plus, car j’aurais eu peut-être la témérité d’entreprendre une traduction de votre Théorie ; mais, comme je venais de terminer la première partie, j’ai vu paraître la traduction de M. l’abbé Blavet et j’ai été forcé de renoncer au plaisir que j’aurais eu de faire passer dans ma langue un des meilleurs ouvrages de la vôtre.

Il aurait bien fallu pour lors entreprendre une justification de mon grand-père. Peut-être n’aurait-il pas été difficile premièrement de l’excuser, en disant qu’il avait toujours vu les hommes à la Cour et dans la guerre civile, deux théâtres sur lesquels ils sont certainement plus mauvais qu’ailleurs ; et ensuite de justifier, par la conduite personnelle de l’auteur, des principes qui sont certainement trop généralisés dans son ouvrage. Il a pris la partie pour le tout, et, parce que les gens qu’il avait eus sous les yeux étaient animés par l’amour-propre, il en a fait le mobile général de tous les hommes. Au reste, quoique son ouvrage mérite à certains égards d’être combattu, il est cependant estimable même pour le fond et beaucoup pour la forme.

Permettez-moi de vous demander si nous aurons bientôt une édition complète des Œuvres de votre illustre ami M. Hume ? Nous l’avons sincèrement regretté.

Recevez, je vous supplie, l’expression sincère de tous les sentiments d’estime et d’attachement avec lesquels j’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Duc de la Rochefoucauld.


Ajoutons que Smith fut touché par les sentiments de piété filiale qui étaient exprimés dans cette lettre. Il fit prévenir le jeune duc que, dans les futures éditions de sa Théorie, le nom de La Rochefoucauld ne se trouverait plus associé à celui du Dr Mandeville, l’auteur de la Fable des abeilles, et il relut avec attention l’ouvrage qu’on lui adressait, dans l’espoir de trouver la doctrine moins mauvaise qu’il ne l’avait jugé précédemment. Mais il ne put trouver à approuver quoi que ce soit, en dehors de la forme, dans l’œuvre du célèbre frondeur, et il préféra faire disparaître purement et simplement, dans la dernière édition de son traité, tout ce qui se rapportait à ce système qu’il avait toujours qualifié jusque-là de licencieux et de dégénéré.


Adam Smith ne s’occupa pas seulement de philosophie et d’économie politique pendant son voyage en France : il ne négligea aucune partie de son vaste plan, et, de même qu’il avait cherché à Toulouse, dans la société des magistrats, des documents pour son Traité du Droit, il profita de son séjour à Paris pour compléter ses recherches sur les arts imitatifs dans l’histoire desquels il comptait trouver des renseignements précieux sur la marche de l’esprit humain. « Il n’avait jamais négligé, dit Dugald-Stewart, de cultiver son goût pour les arts libéraux, moins sans doute pour jouir des plaisirs qu’ils procurent, quelque sensible qu’il y pût être, qu’à cause de leur liaison avec les principes généraux de l’esprit humain, dont l’étude semble s’ouvrir par cette voie sous sa forme la plus riante. Ceux qui s’occupent de ce sujet délicat trouvent dans la comparaison des goûts divers des différents peuples, un recueil de faits précieux, et M. Smith, toujours disposé à attribuer à la mode et à la coutume toute leur influence sur les opinions relatives à la beauté, devait, comme on le sent assez, profiter de toutes les occasions que pourrait lui offrir un pays nouveau pour lui de confirmer sa théorie par des exemples. » Or, Paris était, plus que jamais, la reine de la littérature, et le philosophe écossais se trouvait dans les meilleures conditions possible pour poursuivre également ses études dans cette partie de la science.


Toutefois il fallait songer au départ et rentrer en Angleterre, car plus de deux ans et demi s’étaient écoulés depuis l’arrivée en France des deux voyageurs. Aussi, en octobre 1766, Smith ramenait son élève à Londres pour le remettre à sa famille. Malgré toutes les appréhensions qu’avaient pu concevoir ses amis, le jeune duc de Buccleugh était enchanté de son voyage. Il avait trouvé dans Adam Smith, en même temps qu’un maître éminent, un ami dévoué, et, longtemps après, il écrivait ces lignes qui constituent le meilleur des témoignages en faveur du caractère privé du philosophe[14] : « Au mois d’octobre 1766, nous rentrions à Londres après avoir passé presque trois années ensemble, sans le moindre désagrément, sans la moindre froideur, et, de mon côté, avec tout l’avantage que l’on pouvait attendre de la société d’un pareil homme. Notre amitié s’est continuée jusqu’à l’heure de sa mort et je resterai toujours sous le coup d’avoir perdu un ami que j’aimais et que je respectais, non-seulement pour ses grandes facultés, mais encore pour ses vertus privées. »


  1. Grimm. (Correspondance, t. V, p. 124)
  2. Life of David Hume, by Edward Ritchie. — Villemain : Littérature au xviiie siècle, t. II, p. 368.
  3. L’abbé Morellet : Mémoires.
  4. Lord Brougham : Lives of men of letters and science who flourished in the time of George III. 3 vol. in-8. London, 1846.
  5. Voltaire. Dictionnaire philosophique, art. Blé.
  6. Taine. L’ancien régime, p. 321.
  7. Dugald Stewart. Vie de Smith (traduction P. Prevost). Paris, Agasse, 1797.
  8. Cette lettre a été recueillie et publiée par lord Brougham : Lives of men of letters and science who flourished in the time of George III.
  9. Smith, prévenu contre Rousseau, n’avait pas observé avec assez de sang-froid l’état de l’opinion à Paris sur cette fugue du philosophe genevois. Les esprits impartiaux ne considéraient pas Rousseau comme un misérable, mais comme un caractère malheureux ; il ne leur inspirait pas du mépris, mais plutôt de la pitié, et la marquise de Boufflers était une interprète plus fidèle du sentiment général lorsqu’elle écrivait à Hume 22 juillet 1766) : « Ne croyez pas que Rousseau soit capable d’artifice ni de mensonge, qu’il soit un imposteur ni un scélérat. Sa colère n’est pas fondée, mais elle est réelle, je n’en doute pas… Au lieu de vous irriter contre un malheureux qui ne peut vous nuire et qui se ruine lui-même, que n’avez-vous laissé agir cette pitié généreuse dont vous êtes si susceptible ! Vous eussiez évité un éclat qui scandalise, qui divisa les esprits, qui flatte la malignité, qui amuse, aux dépens de tous deux, les gens oisifs et inconsidérés, qui fait faire des réflexions injurieuses et renouvelle les clameurs contre les philosophes et la philosophie. »
  10. Richesse des Nations, II, 328.
  11. L’abbé Morellet : Mémoires.
  12. Cet éloge a été couronné par l’Académie française, en 1846.
  13. Philosophie écossaise, p. 150.
  14. Fortnightly Review. Adam Smith as a person, by W. Bagehot.