Adam Smith sa vie, ses travaux, ses doctrines/II/1

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DEUXIÈME PARTIE

Ses Travaux et ses Doctrines.


CHAPITRE 1

UNITÉ DE L’ŒUVRE D’ADAM SMITH.


La plupart des auteurs qui se sont occupés d’Adam Smith, ont généralement considéré les différentes parties de son œuvre que comme des travaux distincts du professeur publiant les divers objets de ses leçons, et, de même qu’ils ont regardé la Théorie des sentiments moraux comme un cours de morale, de même ils ont vu dans la Richesse des Nations un véritable traité d’économie politique.

Un Anglais cependant, Thomas Buckle, s’est placé, il y a une vingtaine d’années à peine, à un point de vue beaucoup plus large et il a entrepris de démontrer, dans sa remarquable Histoire de la Civilisation en Angleterre, que, pour comprendre la philosophie de Smith, il est nécessaire de réunir les deux grands ouvrages que le maître nous a laissés et de les considérer comme les deux parties d’un même sujet. Nous n’admettons pas complètement, hâtons-nous de le dire, cette manière de voir qui nous semble encore trop étroite ; mais nous estimons néanmoins qu’il est intéressant de la faire connaître, tant la question est importante et le point de vue original.

Selon Buckle, Adam Smith avait un but unique, l’étude complète de l’âme humaine qui est un composé de sympathie et d’égoïsme. Mais il s’aperçut bien vite qu’il ne pouvait atteindre ce but directement par la méthode inductive et que le travail de toute une vie d’homme ne suffirait même pas à réunir des matériaux en assez grand nombre pour en tirer des généralisations de quelque valeur. « Sous l’empire de cette idée, ajoute l’auteur anglais, et sans doute sous l’empire encore plus grand des habitudes intellectuelles qui régnaient autour de lui, il résolut, d’adopter la méthode déductive ; mais, tout en cherchant à fixer les prémisses d’où découlerait le raisonnement et sur lesquelles il voulait bâtir son édifice, il eut recours à un artifice particulier, parfaitement valable d’ailleurs, et qu’il avait assurément le droit d’employer, bien que, pour le mettre en œuvre, il faille un tact si délicat, tant d’exquise subtilité, qu’il y a très peu d’écrivains qui s’en soient servis avantageusement en traitant des questions sociales, soit avant, soit après Smith… En effet, lorsqu’on ne peut appliquer la méthode inductive à un sujet quelconque, soit qu’il se refuse à toute expérience, soit en raison de son extrême complexité naturelle ou de la présence de détails multiples et embarrassants dans lesquels il est englobé, on peut alors faire une division imaginaire de faits indivisibles et raisonner en s’appuyant sur des séries d’événements qui n’ont aucune existence réelle et indépendante et qui ne se trouvent absolument que dans l’esprit du philosophe. Un résultat acquis de cette façon ne saurait être strictement vrai, mais si le raisonnement est exact, la conclusion sera aussi près de la vérité que les prémisses d’où nous serons partis. Pour parfaire sa vérité, il faut confronter le résultat avec d’autres acquis de la même façon et sur le même sujet. On pourra finir par coordonner en un seul système toutes les conclusions isolées, si bien que, tandis que chacune d’elles ne contient qu’une vérité imparfaite, leur tout réuni renfermera la vérité parfaite. »

C’est là, d’après Buckle, la méthode déductive qu’a employée le Dr Smith, et voilà pourquoi il a fait deux ouvrages distincts pour étudier un même sujet, l’âme humaine. Dans la Théorie des sentiments moraux, il explore le côté sympathique de notre nature ; dans la Richesse des Nations, il en fouille le côté égoïste. Dans chacune de ces monographies, son raisonnement ne s’applique qu’à une partie des prémisses et trouve son complément dans l’autre : quoique personne ne soit exclusivement sympathique et personne exclusivement égoïste, il divise, dans la théorie, ces deux qualités indivisibles dans la pratique, et, pour bien comprendre l’un de ses ouvrages, il faut aussi étudier l’autre.

Au surplus, ce qui démontre bien, selon Buckle, que telle était la méthode de Smith, c’est que, dans son premier travail, en étudiant la sympathie, il a passé sous silence l’égoïsme comme si cet instinct n’existait pas en nous, il l’a omis volontairement et de parti pris ; de même, dans sa Richesse des Nations, il s’est gardé de faire aucune allusion à la sympathie à laquelle il avait attribué précédemment un pouvoir si absolu et si exclusif, et il a posé en fait que le grand pouvoir moteur de tous les hommes, de toutes les classes, en tous siècles et en tous pays, c’est l’intérêt. « Il est donc évident, dit Buckle, qu’en étudiant d’abord une passion, puis la passion contraire, il n’y eut là aucun arrangement capricieux ou accidentel, mais la conséquence de la vaste idée qui présida à tous les travaux d’Adam Smith et qui, aux yeux de ceux qui les comprennent bien, leur donne une admirable unité. Ce vaste génie, embrassant à la fois d’un coup d’œil et l’horizon éloigné et l’espace intermédiaire, chercha à traverser le champ tout entier dans deux directions distinctes et indépendantes ; il espéra par là qu’en complétant dans une série d’arguments les prémisses qui manquaient dans l’autre, leurs conclusions opposées seraient plutôt compensatoires qu’hostiles et établiraient une base large et durable sur laquelle on pourrait élever en sécurité une grande science de la nature humaine. »

Cette manière de comprendre l’œuvre de Smith est très curieuse : la méthode employée par le philosophe écossais y est admirablement décrite, et, plus on y réfléchit, plus on reconnaît la vraisemblance de cette hypothèse. Comme M. Lowe le signalait au Political Economy Club de Londres, lors du centenaire de la Richesse des Nations[1], les ouvrages du célèbre philosophe se font remarquer par leur caractère déductif et démonstratif, et la riposte de M. Thorold Rogers ne put changer à cet égard le sentiment de l’assemblée. Au temps de Smith, en effet, la statistique n’était pas encore fondée et les données qu’on prétendait tirer des faits trop peu nombreux qu’on avait pu réunir, étaient souvent trop contestables pour servir de fondement à une induction. Smith, ne s’y méprenait pas, et, il l’a dit lui-même quelque part[2], il n’avait pas beaucoup de foi dans l’arithmétique politique. Dans ces conditions, il eût été imprudent de partir des faits comme base de la science et il dut adopter la méthode déductive. Si les faits abondent néanmoins dans son œuvre et l’alourdissent même parfois, ils sont toujours subséquents à l’argument, lui donnant plus de clarté sans pour cela le rendre plus certain : ils ne servent qu’à préciser le résultat des spéculations, à en démontrer ou à en contrôler l’exactitude, et ils ont souvent, d’ailleurs, pour seul objet, de sacrifier au goût du public anglais pour l’amas des documents ; ils sont tout-à-fait distincts de l’argumentation, et, seraient-ils tous faux, que le livre n’en resterait pas moins et que ses conclusions, tout en perdant de leur intérêt, ne perdraient rien de leur valeur.


Toutefois, nous différons profondément avec Thomas Buckle, et sur le but même de l’œuvre de Smith et sur la conception de son plan.

Pour nous, les divers travaux du maître ne sont que des parties distinctes d’une véritable Histoire de la Civilisation ; il voulait étudier à la fois le développement de l’homme et le progrès de la société, afin de démontrer finalement cette tendance à l’harmonie universelle qu’il souligne à toute occasion dans chacun de ses ouvrages et qui paraît être l’objet de sa plus constante préoccupation. Cette préoccupation, à vrai dire, n’avait pas échappé à Buckle, mais il n’y voyait qu’un des traits particuliers de l’œuvre alors que nous croyons y saisir le but même de l’auteur. L’âme généreuse du jeune philosophe de Glasgow avait été frappée de l’antagonisme apparent qui se manifeste entre les intérêts, il s’était dit qu’il n’est pas possible que la nature même de l’homme le pousse à la guerre, et il avait consacré sa vie à démontrer qu’au contraire tout en nous tend à l’harmonie, dans le domaine moral par la sympathie, dans le domaine matériel par l’intérêt, et que l’égoïsme lui-même est un précieux auxiliaire de la vertu. Il avait pensé qu’en éclairant ces sentiments, qu’en éclairant ces intérêts, on éviterait à la postérité toutes sortes de rivalités, et, s’il a pris si violemment à partie la plus funeste des erreurs économiques, le système mercantile, c’est parce qu’il la considérait comme la source la plus abondante des conflits entre les individus, des guerres entre les nations.

Aussi, après avoir montré, dans la Théorie des sentiments moraux, que la sympathie nous pousse à l’harmonie en mettant nos sentiments à l’unisson de ceux des gens qui nous entourent, il veut établir, par la Richesse des Nations, que, dans la société prise en son ensemble, il y a également tendance à l’harmonie et que toutes les fois que l’homme travaille en vue de son intérêt bien entendu, il agit aussi à son insu dans l’intérêt de ses semblables. En un mot, la sympathie nous fait tendre à l’harmonie et l’intérêt vient la seconder en nous y poussant inconsciemment : voilà la grande loi sociale que le maître a mise en lumière dans ces deux ouvrages, et il avait entrepris de démontrer, dans les derniers livres des Recherches et dans son Traité du Droit, comment la justice humaine favorise cet accord ou le contrarie.

Une histoire de la civilisation était le cadre le plus propre à faire ressortir l’universalité de cette tendance et c’est ce cadre qu’il choisit. Mais ce plan particulier, qui convenait si bien aux besoins de son sujet et au groupement de ses études, n’a généralement pas été compris par ceux qui ont étudié l’ensemble de ses œuvres, ni par Buckle lui-même qui, cependant, en écrivant son Histoire de la Civilisation, a puisé en réalité bien des documents et des aperçus dans les diverses parties de ce travail immense. Un seul auteur, M. Walter Bagehot, le même qui dirigea jusqu’à sa mort le journal financier The Economist, paraît avoir saisi ce point de vue, et il l’a signalé, en 1876, dans un article de The Fortnightly Review ; mais il s’est abstenu de le développer. « Un vaste dessein, dit-il[3], semblable beaucoup à celui de Buckle, hantait l’esprit de Smith, et sa vie se passa dans l’étude des origines et des progrès des sciences, des lois, de la politique, en un mot de tous les moyens et de toutes tes forces qui ont élevé l’homme de l’état sauvage à la civilisation. Son plan était plus vaste encore : il se proposait de retracer les progrès non-seulement de la race, mais de l’individu ; il voulait montrer comment l’homme, né, selon lui, avec un petit nombre de facultés, était parvenu à en acquérir de nombreuses et de puissantes, et répondre à la question souvent posée de savoir comment l’homme, soit comme race, soit comme individu, était parvenu à son point actuel. »


Cependant, nous ne pouvons pas non plus accepter sans restriction l’hypothèse de M. Bagehot, car il paraît voir dans cette Histoire de la Civilisation le but même des travaux de Smith, alors qu’elle n’est pour nous qu’un mode de démonstration, ou plutôt un véritable cadre destiné à mettre en lumière la grande loi de l’harmonie.

Selon le publiciste anglais, la découverte des principes de l’économie politique n’aurait été, pour ainsi dire, qu’un événement fortuit dans les études du Dr Smith. En faisant l’histoire des richesses, l’éminent philosophe aurait remarqué que les lois en étaient peu connues, il se serait heurté à l’impossibilité de rencontrer là aucune base certaine pour ses travaux, et, trouvant ainsi ce terrain inexploré, il aurait été amené à s’y attarder pour le mettre en valeur, quitte à renoncer à l’exécution d’une partie de son vaste plan. « Une ambition compréhensive et diffuse, dit en effet M. Bagehot, n’à pas laissé de le conduire à un résultat particulier et durable. Il a découvert les lois de la richesse en s’occupant des progrès naturels de l’opulence en tant que liée au progrès et au développement de toutes les choses. Comme il est arrivé à beaucoup d’autres, quoique rarement sur une aussi grande échelle, en visant un genre de renommée, il en avait atteint un autre. Pour se servir du mot toujours vrai de lord Bacon, « semblable à Saül, il était parti à la recherche des ânes de son père, et, chemin faisant, il avait rencontré un royaume. »

Ce point de vue n’est pas exact. La Richesse des Nations n’est pas une digression ni même le résultat d’une modification dans le plan de Smith, car il a étudié les lois de la richesse comme il avait étudié les lois morales et comme il avait entrepris d’étudier les lois qui régissent notre esprit. Cette histoire de la civilisation n’était, dans son esprit, qu’un cadre destiné à grouper ces différentes études faites dans un but unique et à rendre manifeste cette tendance universelle à l’harmonie que son esprit et son cœur avaient devinée.

Comme l’a magistralement enseigné Guizot[4], la civilisation consiste dans la combinaison des idées théoriques nées du développement de l’esprit humain avec les circonstances de l’état social. Or, dans sa Théorie des sentiments moraux, le philosophe écossais a suivi le développement moral de l’homme ; dans ses Essais, il a entrepris la genèse de son développement intellectuel ; dans ses Recherches, il a étudié le développement de l’état social en ce qui concerne la richesse, c’est-à-dire l’histoire du développement matériel de la société, tandis que dans son Traité du Droit, il se proposait de suivre le développement de ses institutions. Voilà ce qu’il était nécessaire, d’établir afin de bien faire comprendre l’unité de l’œuvre de Smith et la grande pensée qui domine ses divers travaux.


  1. Ce centenaire fut célébré, le 2 juin 1876, dans un banquet organisé par le Political Economy Club de Londres et présidé par M. Gladstone. Des discours intéressants y furent prononcés par MM. Gladstone, Léon Say, Lowe, de Laveleye, Thorold Rogers, etc.
  2. Richesse, t. II, p. 140.
  3. W. Bagehot. Fortnightly Review. loc. cit.
  4. Histoire de la Civilisation en Europe, p. 96.