Aden, Arabie/01

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Aden
ARABIE


I


J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. Tout menace de ruine un jeune homme : l’amour, les idées, la perte de sa famille, l’entrée parmi les grandes personnes. Il est dur d’apprendre sa partie dans le monde.

À quoi ressemblait notre monde ? Il avait l’air du chaos que les Grecs mettaient à l’origine de l’univers dans les nuées de la fabrication. Seulement on croyait y voir le commencement de la fin, de la vraie fin, et non de celle qui est le commencement d’un commencement. Devant des transformations épuisantes dont un nombre infime de témoins s’efforçait de découvrir la clef, on pouvait simplement apercevoir que la confusion conduisait à la belle mort de ce qui existait. Tout ressemblait au désordre qui conclut les maladies : avant la mort qui se charge de rendre tous les corps invisibles, l’unité de la chair se dissipe, chaque partie dans cette multiplication tire dans son sens. Cela finit par la pourriture sans défense.

Alors très peu d’hommes se sentaient assez clairvoyants pour débrouiller les forces déjà à l’œuvre derrière les grands débris pourrissants.

On ne savait rien de ce qu’il eût fallu savoir : la culture était trop compliquée pour permettre de comprendre autre chose que les rides de la surface. Elle se consumait en subtilités dans un monde rangé de raisons et presque tous ses professionnels étaient incapables d’épeler les textes qu’ils commentaient. L’erreur est toujours moins simple que le vrai.

On avait besoin d’A. B. C. composés de ce qu’il y avait réellement d’important. Mais au lieu d’apprendre à lire, ceux qu’un tourment sincère empêchait quelquefois de dormir, imaginaient des conclusions qui reposaient toutes sur l’étude des décadences comparées : conclusions par l’invasion des barbares, le triomphe des machines, les visions à Pathmos, les recours à Genève et à Dieu. Comme tout le monde était intelligent !

Mais ces malins avaient la vue trop basse pour regarder par-dessus leurs lunettes plus loin que les naufrages. Et les jeunes gens avaient confiance en eux.

Condamnations sans appels, sentences impératives : « vous allez mourir ». Les gens de mon âge, empêchés de reprendre haleine, oppressés comme des victimes à qui on maintient la tête sous l’eau, se demandaient s’il restait de l’air quelque part : il fallait pourtant les envoyer rejoindre entre deux eaux leurs familles de noyés.

Comme l’on me classait parmi les intellectuels, je n’avais jamais rencontré d’autres êtres que des techniciens sans ressources : des ingénieurs, des avocats, des chartistes, des professeurs. Je ne peux même plus me souvenir de cette pauvreté.

Des hasards scolaires, des conseils prudents m’avaient porté vers l’École Normale et cet exercice officiel qu’on appelle encore philosophie : l’une et l’autre m’inspirèrent bientôt tout le dégoût dont j’étais déjà capable.

Pendant des années, j’ai entendu rue d’Ulm et dans les salles de la Sorbonne des hommes importants qui parlaient au nom de l’Esprit.

C’étaient de ces philosophes qui enseignent la sagesse dans des revues, écrivent des ouvrages de références et de bonnes raisons. Ils entrent dans les corps savants, ils convoquent des congrès pour décider des progrès que l’Esprit a faits dans une année et de ceux qui lui restent à faire. Ils ont des rubans à leurs revers comme de vieux gendarmes retraités. Ils inaugurent des plaques de marbre, sur des maisons natales, sur des maisons mortuaires, à des carrefours hollandais. Ces commémorations leur font voir du pays. Ils vivent presque tous dans les quartiers de l’Ouest de Paris : à Passy, à Auteuil, à Boulogne, quartiers tranquilles, pas de bruits, peu d’hommes, les filles n’y sont pas réglées avec un an de retard. Ce sont les Sages du XVIe arrondissement.

Cependant, ils présentent des idées bien dressées, des théories aux dents limées sur la psychologie, sur la morale, le progrès : ces abstractions montraient déjà la corde au temps de Jules Simon ou de Victor Cousin : elles font encore bon usage. Ils sont bonhommes, ils disent que la vérité s’attrape au vol comme un oiseau naïf. Ils lancent des messages sur la paix et la guerre, sur l’avenir de la démocratie, sur la justice et la création de Dieu, sur la relativité, la sérénité et la vie spirituelle. Ils composent des vocabulaires, parce qu’ils ont découvert tous ensemble une proposition importante : les problèmes n’existeront plus quand les termes en seront convenablement définis. Alors, ils tomberont en poussière : ni vu ni connu, les poser sera les résoudre. Les philosophes seront simplement les chiens de garde du vocabulaire et les historiens de ce Moyen âge où les mots avaient plusieurs sens. En attendant, ils apprennent à mettre de côté les pensées dangereuses pour le jour où leurs poisons seront évaporés : la raison a le temps, elle les retrouvera à son heure qui ne coïncide pas avec l’heure des hommes.

Ils font ainsi de la philosophie, qui demande en somme assez de propreté et de soins pour qu’il soit honorable d’y consacrer des vies soustraites à la comptabilité et à la société de Jésus.

Et quel langage ! Ils montrent tant de bons tours, de proverbes, de figures que je ne sais même plus si, à force de silences avertis par les métaphores du sommeil, d’entretiens avec les passants attardés sur les places, dans les casernes, les débits, les usines, je retrouverai le sens des paroles droites et des simples inventions des hommes.

Parmi eux un grand penseur : Léon Brunschwicg. Cachant mieux son jeu, avec plus d’as dans ses manchettes. Une précision d’horloger des pensées, une adresse relevant de l’art de l’illusionniste faisaient d’abord croire à un philosophe : mais on ne trouvait à la fin qu’un Robert Houdin qu’on pouvait mesurer, de qui on pouvait compter les mensonges. Ce petit revendeur de sophismes avait un physique de vieux maître d’hôtel autorisé sur le tard à porter ventre et barbe. La ruse sortait du coin de ses yeux, guidait dans l’espace gris les courts mouvements de ses mains doucereuses de marchand juif lançant avec des clins d’yeux des bons mots comme les décrets de la raison, suggérant à chaque discours : laissez-moi faire, tout va s’arranger, je répare tout dans les âmes et dans les sciences. Puis saluant au parterre. Quel appétit caché de places, de repos et d’honneurs! quelle terreur sincère de la vérité qui menace, de celle qui aurait pu par exemple attenter à l’argent de cet homme riche! Les disciples rangés autour de lui se tenaient prêts à relever au-dessus de son cadavre le drapeau mercenaire de l’idéalisme critique.

Cependant des hommes travaillaient à la chaîne. Cependant des policiers marchaient dans les rues, des hommes mouraient en Chine.

Ainsi faisait-on ce qu’on pouvait pour nous cacher l’existence charnelle de nos frères afin que nous fussions vraiment armés pour les tâches de curés auxquelles nous étions destinés. La bourgeoisie gave ses intellectuels dans des mues pour qu’ils ne soient pas tentés d’aimer le monde. Ainsi vivions-nous à la pauvre vitesse du sommeil : chacun sait que ce sont les grandes vitesses qui coûtent cher. Nous tournions comme l’on nous avait appris à tourner, occupés à de petits jeux de construction enseignés par tous ces fonctionnaires. Il y avait un peu partout des gens dans les campagnes et les banlieues : mais nous, nous regardions pour faire comme eux nos maîtres et nos pères tristement accroupis dans les coins, se relevant parfois pour faire rire leurs patrons, leur livrer une commande d’illusions, d’arguments ou de justifications. Bouffons, complices : métiers de l’esprit. De temps en temps, ils priaient qu’on fût patient, le monde allait prochainement être sauvé.

II

FIGUREZ-VOUS : nous voilà lâchés à vingt ans dans un monde inflexible, munis de quelques arts d’agrément : le grec, la logique, un vocabulaire étendu qui ne nous donne même pas l’illusion d’y voir clair. Nous sommes perdus dans leur galerie des machines où tous les coins mal éclairés dissimulent des rencontres sanglantes, guerres aux colonies, terreur blanche aux Balkans, assassinats américains applaudis par toutes les mains françaises : la terrible hypocrisie des hommes au pouvoir n’arrive pas à voiler la présence des malheurs que nous ne comprenons pas : nous savons seulement qu’ils sont là, qu’il arrive des malheurs quelque part. Ne nous dites pas que c’est pour notre bien. Ne vous contentez pas d’accuser le destin de faire éternellement le geste de Pilate.

Chacun trouve au fond de ses réveils tous les désordres du temps je ne sais combien de fois réduits à la médiocre échelle d’une inquiétude privée. Il y a en nous des divisions, des aliénations, des guerres et des palabres. On peut nous dire que c’est l’époque de la conscience malheureuse : cela ne nous empêche pas de craindre pour notre peau, de souffrir des mutilations qui nous attendent : après tout, nous savons comment vivent nos pères. Maladroitement, malheureux comme les chats qui ont la fièvre, les chèvres qui souffrent du mal de mer. Où était placé notre mal ? dans quelle partie de notre vie ? Voici ce que nous savons : les hommes ne vivent pas comme un homme devrait vivre.

Nous ne sommes pas satisfaits d’avance des métiers auxquels on nous dresse avec promesse de maigres salaires. Nous avons peur de ce qui va nous arriver : la belle jeunesse ! Comment demander des secours à des hommes ? Où sont-ils cachés ? Tout nous écarte d’eux : le devoir, la famille, la patrie, le respect, l’argent. C’est trop, d’ennemis pour notre force. Je sais aujourd’hui que ce sont des fantômes, des reflets dix mille fois tordus que nous prenions au sérieux à cause de nos bonnes intentions : mais j’y ai mis le temps.

Voici : nous allons entrer dans une prison dont nous n’arrivons pas à imaginer dans tous ses détails le régime. Quel jeune homme pensant à une prison devine ce qui se passe dans chaque cellule : ce n’est pas à vingt ans qu’on sait mettre la main sur les choses particulières, sur les événements. Mais nous en pressentons assez pour étouffer. Nous ne sommes pas malades d’illusions : des diminutions et des contraintes réelles menacent et nous ne savons pas les dénombrer. En vain vouliez-vous nous faire croire aux conflits candides de la liberté et du déterminisme, de la prédestination et de la grâce, de la maturité et de la puberté : s’il ne s’agit que de ces mots, nous ne sommes pas plus bêtes que vous : nous saurions faire des thèses ou prêcher dans les chaires. Mais il y a des réalités déchirantes derrière vos sentences.

Mais nous sommes faibles, l’impuissance est en nous, nous sommes dressés à l’esclavage docile depuis notre enfance confortable : nul moyen de dépister en nous les sources de l’espoir, nous ne sommes pas sourciers. Nul moyen de comprendre que nous souffrons du désœuvrement de nos besoins humains. Nos maîtres paraissent inébranlables, les machines qui laminent toutes les existences trop bien jointes pour être brisées. Mais si nous ne faisons rien, le chômage va durer toute la vie. Que nous arrive-t-il ? que ne nous arrive-t-il pas ? Il est dur d’être une boussole affolée par un orage ou une aurore boréale, tournant vers les points cardinaux, dans une ombre traversée de sonneries, de feux, de cris, où la folie montre parfois un visage avenant. La folie fait la belle.

Notre enfance y est bien pour quelque chose : les édredons de plume de la vie provinciale, nos premières communions, les glycines de l’été quatorze ne nous ont pas préparés à l’apparition de la guerre. La mort de nos cousins et de nos frères, la licence donnée par l’absence de nos pères, les objets meurtriers de nos aînés ont fourni au désordre de mystérieux aliments : c’était celui de l’enfance miraculeusement soustrait aux complots pacifiques de l’ordre : la guerre nous a permis de vivre. Pas d’autre contrainte que l’obligation de se découvrir devant les morts et les drapeaux. Dans les nuits de raids, enflammées par les bombes, les sirènes, les hurlements des chiens dans les caves, les incendies, les enfants s’amusaient : tranquillité des parents.

Comptant sur les misères du temps pour former des cœurs héroïques et l’amour de la vertu, les professeurs et les mères ont pris peu de soins pour nous habituer aux valeurs morales qui coulèrent à pleins bords entre quatorze et dix-huit. Ils ont pensé qu’elles iraient de soi dans l’air civique et guerrier qu’on respirait dans les préfectures les plus lointaines du midi. Grâce à une erreur si grossière, à l’âge viril, nous ignorons bien des drames : mais on se met trop tard à nous enfoncer dans la tête les Lois comme des réclames sur la vérole : comment y croire, nous n’y voyons que des chaînes effrayantes pour un homme, des chaînes qui nous entaillent la vie. Être un homme nous paraît la seule entreprise légitime : nous sommes désespérés en découvrant que tant de beaux devoirs auxquels il fallait nous faire croire dix ans plus tôt ne laissent rien debout dans l’amour de la vie. Aimer la vie que ces devoirs nous font ? Assemblez des familles provinciales, des prospectus, des examens, des jeunes filles bien élevées, des putains accoudées sur de faux marbres, des avenues noires, des leçons à trente francs l’heure et la table kantienne des jugements, vous êtes des hommes, voilà de quoi combler votre jeunesse.

Ces journées des dupes se déroulent dans la fausse lumière de foire nationale du lendemain de la guerre : elles ont commencé avec le matin de l’armistice, la seule fête des rues que j’aie vue. Une grande expiration tenue des années au fond des poumons, des désirs de sexe et de boisson, le droit naturel d’allumer toutes les lampes qu’on voulait, d’insulter les anciens ennemis, le jour enfin où j’embrassai boulevard Montmartre devant la boucherie en gros du Matin la première bouche de ma vie. Les combattants vidés de toute leur guerre entretiennent cette flamme aussi fidèlement que le gaz imbécile sous l’Arc-de-Triomphe : éclatants de l’orgueil insolent d’avoir été forcés aux sacrifices, ils exploitent devant nous les morts nationaux. Dans ces cadavres glorieux tout est bon pour une sinistre charcuterie qui débite publiquement tous les morceaux des morts. Ils vivent selon l’ordre militaire qu’ils rêvent de maintenir dans une nation déréglée, entourée des ennemis qu’ils lui inventent tous les jours : tous les cœurs sont imprégnés par eux d’une sale odeur de combat, de bivouac et de permission de détente. Derrière ce déballage d’idéal patriotique qui séduit quelques adolescents de bonne famille s’organisent l’industrie française et la petite guerre civile contre les ouvriers qui ne mangent pas les morts. Nous y pensons encore faiblement, mais ces gens-là sont pour nous les défenseurs bruyants de la loi, les prophètes de nos devoirs. Rien ne nous concerne dans ces fables : nous cherchons quelque chose de réel à nous mettre sous la dent : ils nous arracheraient le pain de la bouche. La faim et la faiblesse corrompent nos paroles et nos premières actions : les livres qu’on nous donne ont l’air écrits dans des allées de cimetière. Les partis nous font des propositions en plein jour. Les messages que nous lançons nous retombent sur le nez. Faisons quelque chose. Mais quoi ?

Ce que font les esclaves désœuvrés. On se divertit, on boit en bandes : nuits consolatrices. On entre dans des cinémas : il y a au moins la chaleur animale, les femmes dont on touche les genoux et qu’on accompagne. Dans ces cuves sonores pleines d’éclairs blancs, les hommes vont s’oublier : ils sortent hébétés par les songes et vont se perdre dans les cubes où se déroule ce que M. Bergson ose encore appeler la vie, avec ce robinet éternel dans un coin. Nous faisons comme les hommes.

Nous connaissons encore des femmes. Je vais en retrouver une qui tient un des tristes petits bars de la rue Saint-Jacques : son mari séché par les vents de l’Argentine circule entre Paris et Londres absorbé par des trafics que les codes commerciaux ne définissent pas : à ses retours il enfonce des flèches tricolores dans une cible de paille. Cette jeune femme purifiée des alluvions de sa ville natale n’est qu’un corps ennuyé sur les frontières d’un désert, mais ses genoux écartés, les ciseaux noirs et blancs de ses cuisses suffisent provisoirement à l’amour de la liberté, dans ces années où une bouche humide peut seule nous sortir de nos habitudes. Je me perds dans un pays sans contours fermé par les grands pans verticaux de la nuit.

Tout cela dure des mois et des mois : on veut nous faire croire que c’est la croissance, mais nous savons qu’il n’y a pas de raisons pour que cette vie finisse, puisque tous les hommes vivent comme nous, tournant comme des chauves-souris. Comme nous ignorons nos compagnons de révolte dans le fond des campagnes et les hôtels meublés de Billancourt, nous ne pensons qu’à fuir. Eux restent là, plus durement esclaves, parce que leur servitude est aussi celle du corps, la fatigue des reins, le manque de viande et d’air. Ils savent, ils annoncent leur guerre. Mais nous du fond de notre bourgeoisie comment deviner que les fondements de notre peur et de notre esclavage sont dans les usines, les banques, les casernes, les commissariats de police, tout ce qui est pays étranger.

Chacun veut assurer son évasion par ses propres moyens.

III

IL y avait des quantités d’échappatoires : que de portes pour n’aller nulle part !

Les uns allaient demander à Dieu et à ses prêtres de les recevoir et de leur expliquer ce qui n’allait pas. Ils s’occupaient à apprendre Notre Père aux enfants dans les patronages. Ils étaient vite au chaud, prenant l’humiliation pour la prière, la ruine de l’homme pour sa sainteté. Cela permettait aux plus intelligents de se livrer à une certaine sorte de poésie : Dieu continuait son vieux métier en se laissant accommoder à toutes les recettes. Naissance de bons dieux, apparitions de saints gagnés à des poètes qui auraient bien voulu qu’on les prît pour des Jongleurs de Notre-Dame. Immense pureté, refuges, indulgences. Des poètes ouvraient des bureaux de conversion. Rimbaud était tiré malgré ses derniers défenseurs du côté de la sacristie de Saint-Sulpice ; les curés pour être salués par la jeunesse expliquaient que la prière et la poésie sont les faces d’un acte unique. Ce Janus bifrons laissait place à toutes les déclarations sur la pureté et l’impureté de la poésie, sur l’inspiration, la conversion et l’inversion.

D’autres flambés jusqu’à la peau par les lumières de Paris s’habituaient à mourir dans les trous, assiégés par les images femelles qui s’étaient terrées un peu partout au sortir de la guerre : gens de loisir, ils vivaient dans un état horrible de fausse naïveté encore nommée poésie, simplement enfoncés dans le mal dont ils n’essayaient pas de regarder les raisons. Alors renaissait le phénix pelé romantisme : on allait porter l’objet littéraire à la température d’un dieu docile à la fréquente communion. Ce mal du siècle confortable comme le spiritisme, dernier asile où crevaient en paix dans l’odeur de renfermé des châteaux abandonnés par les grands-pères. Ce sérieux d’enfants malades arrive-t-il à faire crouler les murs percés de meurtrières par où des quantités d’yeux les regardent, ces murs le long desquels ils n’arrivent pas à grimper ? Après tout voilà d’autres bouffons des bourgeois, tourmentés par le retour d’âge et les avertissements que chaque jour leur apporte de leur déclin. Toute cette réalité poétique aide les industriels français, les académiciens, les policiers, les séminaristes, les socialistes français à empêcher de mourir leur classe bien aimée. Espérons pour le dernier honneur de l’homme que les poètes ne se doutaient de rien.

Il y avait d’autres portes qui menaient vers les grands hommes : on se baignait dans leurs vies, on trempait dans leur gloire comme dans le cinéma, comme dans un carême à Notre-Dame. Ils étaient à la mode ; on se mettait dans leur peau en s’endormant, on se mettait à genoux dans leurs chapelles expiatoires si calmes, où l’on ne pense pas aux cours de la Bourse, aux grèves, aux assassinats, aux armées, aux mariages convenables, aux devoirs conjugaux. Saint Thomas ramassait des disciples au sang pauvre dans les familles bien élevées autour de Sainte-Croix de Neuilly et de l’Institut Catholique. De même Kant, Pascal, Descartes, Louis XIV.

Il y avait l’ironie, si convenable, comme un notaire. Elle était au moins conforme au passé de la France, elle était patriotique : la pudeur, vertu de ces petits Français. Elle n’effraye personne, elle n’est pas si négative qu’elle en a l’air, elle n’interdit pas de faire des carrières applaudies jusque dans le quartier Malesherbes. On peut arriver, sous cette étiquette de sceptique si honorable depuis Montaigne et Huet.

Reste la fuite réelle : cela arrivait ; les faits divers annonçaient quelquefois des suicides. Alors des jeunes gens d’une correction américaine organisaient des enquêtes : le suicide est-il une solution ?

Quelques-uns ayant frappé à toutes ces portes voyaient fondre les raisons glacées qu’ils avaient malgré tout de rester à l’attache. Faisant appel à des souvenirs de lectures et aux jeux collectifs de l’enfance, ils pensaient tout d’un coup qu’on voyage. Dans ces années molles où le dégoût, où l’impatience d’être des hommes montaient dans tous les corps comme des accès de fièvre, une force centrifuge irrésistible attirait les hommes les moins pesants de l’Europe loin de ce nombril de la terre qu’était peut-être Paris. Ils volaient du côté où les dernières chances paraissaient accrochées à la rose des vents : le prétexte des aventures garantissait la confiance qu’ils ne pouvaient s’empêcher malgré tout de conserver à la vie. L’aventure était l’attention merveilleuse qu’ils portaient à leur avenir. Il y avait une grande part de naïveté dans ces entreprises qui avaient rarement une signification commerciale ; mais cette naïveté a des excuses : des écrivains, des philosophes promettaient merveille des voyages. C’était un mot où pendaient bien des ornements littéraires et moraux. Les souillures de la morale gâtaient tout.

Pas de voyages en Europe : nous en étions venus à regarder cette mince bande de territoires, ce surjeon de l’Asie comme un bloc, comme la masse de notre pays natal. On parlait d’elle comme d’un être unique, voué aux malheurs d’un unique destin : il y avait notre patrie, l’Europe, et nous. C’était d’elle qu’il était important de se débarrasser. Ailleurs reposaient les autres continent, chargés des forces, des vertus, des sagesses absentes de notre province. Tout valait mieux qu’elle et qu’elle tout entière. Et en effet l’ombre des cartels allemands, des milices fascistes, des textiles anglais, des bourreaux roumains, des socialistes polonais était aussi noire et froide que celle du comité des Forges et des usines de Saint-Gobain : mais nous n’en savions rien. Nous pensions vie intérieure quand il fallait penser dividendes, impérialisme, plus-value. Saisissez que nous étions en proie au vague des passions, que nous étions emportés dans un tourbillon d’apparences sentimentales. Notre éducation avait été assez mal faite, assez artificiellement conçue pour que nous pensions sans rire à la Justice, au Bien, au Mal : nous vivions dans le ciel, après tout. Mais toutes nos forces nous tiraient du côté de la terre.

Franchissons donc les frontières de cette presqu’île limitée par des mers et les poteaux frontières de la Russie. Condamnons cette taupinière avec ses tas de scories. Les professeurs eux-mêmes, complices patients des poètes, parlaient de son déclin, les philosophes décrivaient la décadence de l’Occident. Comment savoir que la décadence véritable du monde était manifestée partout, dans les fabriques américaines, dans les guerres coloniales, les comptoirs africains ? Comment savoir que tout pouvait recommencer un jour, que tout recommençait dans les assemblées soviétiques, dans les mouvements ouvriers ?

Notre conclusion était vide, parce que l’on nous avait accoutumés à penser à l’Orient comme au contraire de l’Occident : alors au moment que la chute et la pourriture de l’Europe étaient des faits absolument simples et clairs et distincts, la renaissance et la floraison de l’Orient n’appartenaient pas moins à l’ordre des évidences. Il renfermait le salut et la nouvelle vie des européens, il avait des remèdes et de l’amour de reste. On usait un peu partout avec imprudence des analogies antiques et de l’histoire officielle des religions ; on ornait l’Asie de toutes les vertus humaines que l’Occident achevait de perdre depuis tantôt trois cents ans et ne réclamait plus que dans la colonne d’agonie des quotidiens anglais. L’esprit de la civilisation planait sur l’Inde, la Chine nous semblait plus merveilleuse qu’à Marco Polo. Qui donc nous aurait révélé de bonnes raisons brutales, de bonnes raisons humaines, de nous intéresser à l’Asie : les grèves à Bombay, les révolutions et les massacres en Chine, les emprisonnements au Tonkin. Et non Bouddha.

Il y avait aussi l’Amérique. L’Europe avec son maigre compte de terres, sa pauvreté d’hommes et de pétrole, sa misère d’événements paraissait une vieille femme agonisante entre deux héros : l’Asie héros de la sagesse, l’Amérique, héros de la puissance.

L’Afrique, l’Océanie étaient encore des réservoirs débordants de poésie que n’utilisaient guère que des marchands de curiosités et des poètes à l’inspiration appauvrie.

Tout cela marquait simplement la paresse et l’impuissance des gens d’Europe à faire quelque chose pour eux-mêmes ; et les autres continents fournissaient quelques-uns des mondes imaginaires que tous les hommes inventaient dans la nuit pour oublier les vérités de leur purgatoire et décorer d’illusions, leur indigence et leur écrasement.

IV

QUE contenait encore le nom du voyage ? Qu’y avait-il dans cette boîte de Pandore ?

La liberté, le désintéressement, l’aventure, la plénitude, tout ce qui faisait défaut à tant de malheureux et n’était possédé qu’en rêve, comme les femmes par les adolescents catholiques. Il contenait la paix, la joie, l’approbation du monde, le contentement de soi-même.

On faisait un sort à des exemples devenus vénérables, Stevenson, Gauguin, Rimbaud, Rupert Brooke. Beaucoup d’écrivains étaient employés dans la diplomatie, et le nombre et la vitesse des trains internationaux, le développement des lignes de navigation mettaient le déplacement à la portée de tous.

Les Parisiens sédentaires comme des moules se sentaient émus par les affiches du P.-L.-M., par les sifflets des trains sous le pont de l’Europe comme les courtisans de Louis XVI par un bêlement de mouton et un tableau de Watteau : ils pensaient à des voyages comme les habitants du xviiiesiècle étaient malades du désir de la campagne, des archipels bienheureux et allaient à Ermenonville lire les écrits champêtres de Rousseau.

Nous possédons une tradition rarement interrompue de l’espace géographique, favorisée par les expéditions maritimes et que le développement républicain de l’instruction gratuite et obligatoire a contribué à rendre populaire. Tous les instituteurs encouragent à l’amour des pays étrangers. Cette tradition est aussi répandue que l’utilisation du suffrage universel. Elle remonte aussi loin qu’aux débuts de la Renaissance : c’était un temps où les gens commençaient à en avoir assez, où ils étaient passionnés par des histoires de paradis terrestres perdus et retrouvés, par des anecdotes morales sur les bons sauvages. Ils en croyaient Christine de Pisan racontant du fond du Moyen âge :


Je fus au pais de Brachyne
Ou les gens sont bons par nature
Et ne font pechie ne leidure


Christophe Colomb aperçoit sur l’Atlantique, avant même d’arriver dans sa fausse Amérique, les présages du monde des merveilles : il débarque aux îles : voici, en attendant les massacres, le vrai lieu de la vie humaine partout ailleurs corrompue. On décrit pendant des siècles des voyages imaginaires, comme Platon décrit les îles des Bienheureux, on se croit autorisé à placer le paradis terrestre quelque part dans le monde : c’est une contrée qui a longitude et latitude, la route en est perdue mais une exploration heureuse peut faire retrouver ses coordonnées. Béatitude et joie relèvent de la géographie. Cela continue au xviiie siècle : en attendant la Révolution, les utopies sont voyageuses. Nous en sommes toujours là : des garçons de quatorze ans étouffés par la vertu de la famille, dégoûtés des têtières au crochet sur les fauteuils, des ronds de sparterie sous les semelles, fracturent les tiroirs ordonnés de leurs parents. Des bourgeois mécanisés par l’existence ont leur digestion troublée par le nom des Îles sous le Vent et des Îles Paradis, par l’Astrolabe et la Zélée. On en trouve d’assez candides pour partir vers les îles d’Océanie, vers le centre africain. Les intellectuels ne sont pas plus malins que les enfants et les bijoutiers.

Seulement la terre connue, arpentée, cadastrée, les gens d’Europe l’ont mise en coupe : on est partout volé comme dans un bois ; les paradis sont des entreprises commerciales de cobalt, d’arachides, de caoutchouc, de coprah ; les sauvages vertueux sont des clients et des esclaves. Les curés de tous les dieux blancs se sont mis à convertir ces idolâtres, ces fétichistes, à leur parler de Luther et de la Vierge de Lourdes, à leur révéler les culottes de chez Esders. Avec l’Eucharistie arrive le travail forcé du Brazzaville-Océan. Ainsi sont réduits au silence ceux-là mêmes de qui nos pères attendaient des secrets. Tout va bien : la prière et l’absinthe entrent dans le jeu, le cours des valeurs coloniales monte dans les bourses civilisées. Ceux qui abordent en dépit de tous les mauvais signes à Tahiti et aux Marquises y trouvent des missionnaires, si bons pour les lépreux, de grandes filles molles syphilitiques, des trafiquants grecs aux dents cariées, des sous-officiers alcooliques qui rêvèrent pour leur retraite d’être policiers à Saïgon.

Reste à conjuguer au futur les dernières utopies, à les enfoncer dans le brillant avenir du temps, à inventer enfin pour la consolation des populations urbaines les uchronies de la vie intérieure.

Mais il faudra parler aux hommes des actions présentes qui sont ici et en ce temps, et les mettre en train.

Ainsi, il y avait dans ce temps cruel dont je parle des hommes qui voulaient vraiment fuir les niches où les fixaient des chaînes de causes auxquelles ils ne comprenaient presque rien. Ils le voulaient sans hypocrisie, sans docilité à des mots d’ordre littéraires : ils n’étaient pas tous des intellectuels adonnés aux délices de leurs raisonnements abstraits. Ni des amateurs oisifs qui aiment les paquebots des croisières ruineuses ni des commerçants anonymes. Ces fuites étaient naturelles comme des crimes, des mariages, des suicides qui sont en tel et tel nombre dans un pays. Les pouvoirs connaissaient assez bien ces désirs pour les utiliser aux fins les plus brutales de leur activité le recrutement des marins et des militaires de carrière, la paix sanglante de leurs expériences coloniales. Les affiches de racolage à la porte des gendarmeries, des casernes, des mairies exploitaient avec une ruse grossière le désir que des paysans, des ouvriers, des employés pouvaient avoir d’échapper à leur vieille peau : elles promettaient avec la certitude de la nourriture et du lit, les plaisirs des tropiques, la facilité des femmes de couleur, séduisaient les cœurs par des artifices enfantins qu’inspirait une connaissance élémentaire mais efficace des tentations humaines.

Comme tout le monde, ces voyageurs avaient vécu de ces années où on est mené par des puissances méthodiques, où on ne comprend goutte à ses passions, à ses mouvements, ses mots, au travail, à l’amour. Tout est commandement militaire, règlement sur la discipline. Comme tout le monde, victimes de diables qui ne laissent pas de marge aux plus simples vagabonds humains. Des voix qui les amollissaient au milieu de leurs tâches, comme le vent du mois de mars, leur ordonnaient d’aller à la rencontre des événements, de les mettre au défi de toujours échapper. Les événements ne venaient pas à domicile, les événements n’étaient pas un service public comme le gaz et l’eau. Il y a des routes, des ports, des gares, d’autres pays que leur chenil : il suffit un jour de ne pas descendre à sa station de métro. Ils savaient cela avec une précision plus ou moins éclairée, mais ils étaient tous de la même bande honteuse qui connaît son état de disette quand elle sort de son travail éternel. À quels jeux employer si tard dans la journée la vacance insolite des mains, la liberté de la promenade des prisonniers ? Où sont les femmes, ou les amis introuvables, ces choses aussi simples que l’eau et que le pain ?

Alors ils partaient vers des accidents obscurs, que personne ne prévoyait, plus merveilleux que des comètes, en l’an 1000, et qui feraient d’eux des hommes. Tout ce qu’ils voyaient bien était les manques de leur vie, leur agitation d’ombres en proie à d’horribles humiliations.

Il était temps pour eux, il allait être trop tard, d’ouvrir des yeux capables de voir le monde, de mettre la main sur un animal charnel, sur des objets à trois dimensions, de vivre soudain une telle journée qu’ils seraient assurés que la vie en général n’est pas le songe irrémédiable de leurs déserts. Ils se dirigeaient à tâtons, vers une découverte, une invention substantielle, comme celle de la sainte Croix, qu’ils ne désiraient même pas clairement, parce qu’ils s’étaient toujours endormis, éveillés dans une ombre si noire que leurs désirs n’étaient pas nommés, comme un couteau, comme un chien, comme Dieu.

J’attends parmi eux, nous sommes des émigrants. Je ne juge pas, toute la méthode pour bien penser est aux orties, je tremble d’inquiétude. La porte s’ouvre. On parle autour de moi du départ, on me fait des recommandations, je respire dans un vertige que je devais trouver agréable. On me dit adieu, je file comme un mort.

V

JE me trouve un matin dans la lumière rougeâtre du mois d’octobre sur le pont d’un petit cargo neuf qui lève l’ancre, dans un dock de la Clyde, à Paisley. Le soleil au-dessus de la gelée blanche ressemble à l’étendard du Japon. Dans les champs les meules sont glacées, les tiges d’herbe sont probablement cassantes comme du verre filé.

La mer d’Irlande descendue, l’île de Lundy doublée, l’Europe tombe dans le sillage comme une bouée. Entre Swansea et le cap Saint Vincent, l’Amin coupe les eaux de l’Atlantique dans les coups de vent et les grains de la saison : derrière les vitres de la chambre des cartes on voit les paquets de mer éclater contre la roue du gouvernail, le corps de l’homme de quart, ils font sonner la cloche de timonerie. Au centre des froids humides de la mer, les mouettes soustraites au vent planent au-dessus du pont, pendues à des fils invisibles. La nuit les malles battent les parois de la cabine, la vaisselle accrochée au plafond de l’office perd une tasse, une assiette. Les couchettes craquent.

Dans un mouvement monotone, les promontoires de l’Espagne et du Maroc, les hauts lieux, la ruche guerrière de Gibraltar, Ceuta, Cadix, Algésiras, le mont Ida apparaissent comme des avertissements : on les suit des yeux jusqu’à ce qu’ils ne soient plus qu’une ligne de fumée plate sur l’horizon : on les commente longtemps à la table vernie du carré. Trois, quatre navires par jour paraissent peupler ce désert.

Port-Saïd passé avec ses femmes à vendre, ses garçons à acheter, ses juifs syriens, ses eaux jaunes, les paquebots couleur d’abeille de la Peninsular et de la British India, grouillants de coolies, de charbon, le bateau perd de vue le dôme de verre de la Compagnie du Canal, traîne jusqu’à Suez entre les sables, voit le Sinaï, tombe en mer Rouge.

Le thermomètre monte chaque jour, les soleils tournent, les jours, les nuits finissent par se fondre au sein d’une lumière terne et éclatante qui aveugle tous les yeux, l’Amin longe parfois des falaises rouges et jaunes coupées de rares accidents, les repères blancs d’un tombeau de saint homme, d’une maison écroulée. On se croirait dans la planète Mars : ce sont les limites marines du désert.

Les poissons volants filent sous l’étrave comme des grenouilles. À l’approche de certaines côtes volent dans la mâture des oiseaux singuliers.

Les péninsules s’étalent sur l’eau comme des mains et on voit dans le lointain les hautes épines dorsales de ces morts. La mer est bombée comme une tortue, ses volutes se défont et respirent avec un bruit de vapeur. La mer a des mouvements d’animaux en gelée, elle gonfle, étire, rétracte, souffle un protoplasme vitrifié. Elle ne ressemble pas à une femme capricieuse, mais à la plus primitive des bêtes.

Des palmiers bas sur pattes comme des bassets, des grues métalliques, des toits rouges apparaissent un matin. Cette apparition est l’escale de Port Soudan. Le long des quais des bandes de requins se retournent maladroitement sur le dos et quêtent de la nourriture comme des ours, éblouis le soir par le feu du projecteur ils dansent des ballets de guêpes : ils ressemblent à tous les autres animaux.

Les employés des douanes britanniques montent la garde entre les parois de longs couloirs bordés de caisses d’essence, à l’orée desquels on aperçoit des rideaux de paille blanche et rouge, un ciel noir habité par des nébuleuses torrides, des vautours et des lampes à arc.

On essaie de descendre à terre : les forçats avec leurs gros boulets empierrent les rues, arrosent des arbres de cinquante centimètres. Des Soudanais vendent des porte-cigarettes en ivoire, des colliers pour les femmes, des fouets de cuir. Quand on a bu les coudes sur des tables de tôle, on rentre pour ne plus voir les fonctionnaires jouer au bridge sous les vérandas de leurs maisons des femmes à côté d’eux. Alors il est impossible de soutenir le poids des airs aigres doux que joue à longueur de soirée l’opérateur du sans-fil : il tente d’attirer pour ses compagnons de chaîne des fantômes écossais capables de peupler le creux des mers tropicales. Je ne suis pas là pour des séances de spiritisme.

Accroupis à l’arrière, les lascars de l’équipage parlent à voix basse, à toute vitesse, tard dans la nuit.

Les ailes du ventilateur, ce hanneton, chassent comme des feuilles les cartes du mort étalées sur la table, des mains humides de sueur les ramassent parmi les brins de rafia, les taches d’huile, l’urine des moutons débarqués.

On repart au milieu de la grande rue marine de la mer Rouge, loin de cette lourde escale où l’on est déjà envahi par l’état tropical. L’état tropical, une fureur inépuisable et quelquefois un grand dérèglement sexuel.

Le matin du trente-quatrième jour une pyramide violette qui monte la garde se hisse sur le dos de l’Océan Indien. Elle augmente de minute en minute comme les plantes que les fakirs font pousser rien qu’en les regardant. Jeu de pavillons. Le pilote et le docteur arrivent, les machines marchent au ralenti. On découvre des maisons qui prennent peu à peu la taille des terriers où habitent les hommes, une ville à l’ombre de rochers éclatés. L’ancre tombe, une fumée de sable s’épanouit dans la mer.

Je suis arrivé. Il n’y a pas de quoi être fier.

P. NIZAN.

(À suivre).