Adresse à l’Assemblée-Nationale, pour les citoyens-libres de couleur, des isles & colonies françoises, 18 octobre 1789

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ADRESSE
À L’ASSEMBLÉE-NATIONALE.


À NOSSEIGNEURS,
Noſſeigneurs les Repréſentans de la Nation.



Nosseigneurs,


Les Citoyens-libres, & Propriétaires de couleur, des Iſles & Colonies-Françoiſes, ont l’honneur de vous repréſenter

Qu’il exiſte encore, dans une des Contrées de cet Empire, une eſpéce d’hommes avilis & dégradés ; une claſſe de Citoyens voués au mépris, à toutes les humiliations de l’eſclavage ; en un mot, des François qui gémiſſent ſous le joug de l’oppreſſion.

Tel eſt le ſort des infortunés Colons-Américains, connus, dans les Iſles, ſous le nom de Mulâtres, Quarterons, &c.

Nés Citoyens & libres, ils vivent étrangers dans leur propre Patrie. Exclus de toutes les Places, de toutes les Dignités, de toutes les Profeſſions, on leur interdit juſqu’à l’exercice d’une partie des Arts Méchaniques ; ſoumis aux diſtinctions les plus aviliſſantes, ils trouvent l’eſclavage, au ſein même de la Liberté.

Les États-Généraux ont été convoqués.

Dans toute la France, on s’eſt empreſſé de ſeconder les vues bienfaiſantes du Monarque : les Citoyens de toutes les Claſſes ont été appellés au grand œuvre de la Régénération publique ; tous ont concouru à la formation des Cahiers, & à la nomination de Députés, chargés de défendre leurs droits, & de ſtipuler leurs intérêts.

Le cri de la Liberté a retenti dans l’autre Hémiſphère.

Il auroit dû, ſans doute, étouffer juſqu’au ſouvenir de ces diſtinctions outrageantes entre les Citoyens d’une même contrée ; il n’a fait qu’en développer de plus odieuſes encore.

Pour l’ambitieuſe Ariſtocratie, la Liberté n’eſt que le droit de dominer, ſans partage, ſur les autres hommes.

Les Colons blancs ont agi conformément à ce principe ; & tel eſt encore aujourd’hui le mobile conſtant de leur conduite.

Ils ſe ſont arrogé le droit de s’aſſembler & d’élire des Repréſentans pour les Colonies.

Exclus de ces Aſſemblées, les Citoyens de Couleur ont été privés de la faculté de s’occuper de leurs intérêts perſonnels, de délibérer ſur les choſes qui leur ſont communes, & de porter, à l’Aſſemblée-Nationale, leurs vœux, leurs plaintes & leurs réclamations.

Dans cet étrange ſyſtême, les Citoyens de Couleur ſe trouveroient repréſentés par les Députés des Colons blancs, quand il eſt conſtant, d’un côté, qu’ils n’ont point été appellés à leurs Aſſemblées partielles, & qu’ils n’ont confié aucun pouvoir à ces Députés ; & que, d’un autre côté, l’oppoſition d’intérêts malheureuſement trop évidente rendroit une pareille repréſentation abſurde & contradictoire.

C’eſt à vous, Noſſeigneurs, à peſer ces conſidérations ; c’eſt à vous à rendre, à des Citoyens opprimés, les droits dont on les a injuſtement dépouillés ; c’eſt à vous d’achever glorieuſement votre ouvrage, en aſſûrant la liberté des Citoyens François dans l’un & l’autre Hémiſphère.

Inſtruits par la Déclaration des Droits de l’Homme & du Citoyen, les Colons de Couleur ont ſenti ce qu’ils étoient ; ils ſe ſont élevés à la dignité que vous leur aviez aſſignée ; ils ont connu leurs droits, & ils en ont uſé.

Ils ſe ſont réunis ; ils ont rédigé un Cahier qui contient toutes leurs demandes ; ils y ont conſigné des réclamations, dont les bâſes ſont établies dans le Code que vous avez donné à l’Univers ; ils en ont chargé leurs Députés ; & ils ſe bornent, en ce moment, à ſolliciter, dans cette auguſte Aſſemblée, une repréſentation néceſſaire, pour être en état d’y faire valoir leurs droits, & ſur-tout d’y défendre leurs intérêts, contre les prétentions tyranniques des Blancs.

Pour demander cette repréſentation, les Citoyens de couleur ont évidemment les mêmes titres que les Blancs.

Comme eux, ils ſont tous Citoyens, Libres & François ; l’Édit du mois de Mars 1685 leur en accorde tous les droits, il leur en aſſure tous les priviléges ; il veut « que les Affranchis (& à plus forte raiſon leurs deſcendans) méritent une liberté acquiſe ; que cette liberté produiſe en eux, tant pour leurs perſonnes que pour leurs biens, les mêmes effets que le bonheur de la liberté naturelle à tous les François[1] » ; Comme eux, ils ſont propriétaires & cultivateurs ; comme eux, ils contribuent au ſoulagement de l’Etat, en payant les ſubſides, en ſupportant toutes les charges qui leur ſont communes avec les blancs ; comme eux, ils ont déjà verſé & ils ſont prêts à verſer leur ſang pour la défenſe de la Patrie ; comme eux, enfin, & toujours avec moins d’encouragement & de moyens, ils ont multiplié les preuves de leur patriotiſme.

Tout récemment encore, malgré l’oppreſſion ſous laquelle ils gémiſſent, malgré les efforts combinés de leurs Adverſaires, les Citoyens de Couleur ont eu la généroſité de députer auprès des Blancs, de leur propoſer le pacte qu’ils viennent ſoumettre à votre juſtice ; & ils ont eu la douleur de ſe voir repouſſer, avec le mépris dont on les a toujours accablés.

Par un dernier effort, & nous devons le publier, c’eſt de tous ceux qu’ils ont faits, celui qui coûte le moins à leur cœur, parce qu’ils brûlent du deſir de travailler pour la cauſe commune ; les Citoyens de Couleur ont voté, & ils dépoſent ici, par nos mains, la ſoumiſſion ſolemnelle de ſubvenir aux charges de l’État, pour le quart de leurs revenus ; ils déclarent avec vérité que ce quart forme un objet de ſix millions. Ils ont encore voté un cautionnement de la cinquantiéme partie de leurs biens pour l’acquit des dettes de l’État. Ils vous ſupplient d’en agréer l’hommage, & de leur indiquer inceſſamment les moyens de le réaliſer.

Loin de nous cependant toute idée, tout eſprit d’intérêt perſonnel ; les Citoyens de Couleur n’entendent point faire ces offres pour entraîner votre Jugement.

Ils vous ſupplient, Noſſeigneurs, de les oublier, pour ne vous attacher qu’à la rigueur des principes.

Ils ne demandent aucune faveur.

Ils réclament les droits de l’Homme & du Citoyen, ces droits impreſcriptibles, fondés ſur la Nature & le contrat ſocial, ces droits que vous avez ſi ſolemnellement reconnus, & ſi authentiquement conſacrés, lorſque vous avez établi pour baſe de la Conſtitution, « que tous les hommes naiſſent & demeurent libres & égaux en droits » ;

« Que la Loi eſt l’expreſſion de la volonté générale ; que tous les Citoyens ont le droit de concourir perſonnellement, ou par leurs Repréſentans, à ſa formation,

« Que chaque Citoyen a le droit, par lui ou par ſes Repréſentans, de conſtater la néceſſité de la contribution publique, & de la conſentir librement ».

Prétendroit-on repouſſer ces maximes fondamentales, en oppoſant l’intérêt des Blancs & celui des Colonies ? Seroit-ce donc par les calculs d’un intérêt ſoldide, qu’on voudroit étouffer la voix de la Nature ?

N’y reconnoît-on pas le langage de l’Ambition & de la Cupidité, qui n’eſtiment la proſpérité de l’État, qu’à raiſon de leurs jouiſſances perſonnelles ?

Mais ce n’eſt pas encore ici le lieu de ſe livrer à des diſcuſſions ſérieuſes, ſur le fonds des droits des Citoyens de Couleur.

Lorſque vous aurez admis leurs Réclamations préliminaires ; lorſqu’ils ſeront deſcendus dans l’arêne pour combattre leurs adverſaires, ils démontreront facilement que l’intérêt légitime des Blancs eux-mêmes, ſe réunit à celui des Colonies, pour aſſûrer l’état & la liberté des Citoyens de Couleur, parce que le bonheur d’un État conſiſte dans la paix & l’harmonie des Membres qui le compoſent, & qu’il ne peut y avoir de véritable paix & de bonne union entre la force qui opprime, & la foibleſſe qui cède ; entre le Maître qui commande, & l’Eſclave qui obéit.

Encore une fois, Noſſeigneurs, les Citoyens de Couleur ſe bornent, dans ce moment, à réclamer un droit de Repréſentation ; ils le tiennent également de la Nature & de la Loi ; & ils eſpèrent, avec une entière confiance, recevoir, dans votre Déciſion, la confirmation de Titres, auſſi inviolables.

Signé, de Joly, Avocat aux Conſeils, Commiſſaire Député nommé à cet effet, avec MM. Raymond, Fleury, Audiger, Lafourcade, du Souchet l’ainé, Ogé jeune, De Vaureal, le Chevalier de Lavit, Lanon, Hellot, Honoré, Poizat & la Source, Commiſſaires.

RÉPONSE
SUCCINTE
DES DÉPUTÉS DE S. DOMINGUE,
AU MÉMOIRE
DES COMMERÇANTS DES PORTS DE MER,
Diſtribué dans les Bureaux de l’Assemblée
Nationale
, le 9 Octobre 1789.

À VERSAILLES,
Chez Baudouin, Imprimeur de l’ASSEMBLÉE
NATIONALE, Avenue de Paris N°. 62.

1789.

  1. Art. 59.