Ainsi parlait Zarathoustra/Première partie/Des prédicateurs de la mort

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Traduction par Henri Albert.
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9p. 60-63).
DES PRÉDICATEURS DE LA MORT


Il y a des prédicateurs de la mort et le monde est plein de ceux à qui il faut prêcher de se détourner de la vie.

La terre est pleine de superflus, la vie est gâtée par ceux qui sont de trop. Qu’on les attire hors de cette vie, par l’appât de la « vie éternelle » !

« Jaunes » : c’est ainsi que l’on désigne les prédicateurs de la mort, ou bien « noirs ». Mais je veux vous les montrer sous d’autres couleurs encore.

Ce sont les plus terribles, ceux qui portent en eux la bête sauvage et qui n’ont pas de choix, si ce n’est entre les convoitises et les mortifications. Et leurs convoitises sont encore des mortifications.

Ils ne sont pas encore devenus des hommes, ces êtres terribles : qu’ils prêchent donc l’aversion de la vie et qu’ils s’en aillent !

Voici les phtisiques de l’âme : à peine sont-ils nés qu’ils commencent déjà à mourir, et ils aspirent aux doctrines de la fatigue et du renoncement.

Ils aimeraient à être morts et nous devons sanctifier leur volonté ! Gardons-nous de ressusciter ces morts et d’endommager ces cercueils vivants.

S’ils rencontrent un malade ou bien un vieillard, ou bien encore un cadavre, ils disent de suite « la vie est réfutée » !

Mais eux seuls sont réfutés, ainsi que leur regard qui ne voit qu’un seul aspect de l’existence.

Enveloppés d’épaisse mélancolie, et avides des petits hasards qui apportent la mort : ainsi ils attendent en serrant les dents.

Ou bien encore, ils tendent la main vers des sucreries et se moquent de leurs propres enfantillages : ils sont accrochés à la vie comme à un brin de paille et ils se moquent de tenir à un brin de paille.

Leur sagesse dit : « Est fou qui demeure en vie, mais nous sommes tellement fous ! Et ceci est la plus grande folie de la vie ! » —

« La vie n’est que souffrance » — prétendent-ils, et ils ne mentent pas : faites donc en sorte que vous cessiez d’être ! Faites donc cesser la vie qui n’est que souffrance !

Et voici l’enseignement de votre vertu : « Tu dois te tuer toi-même ! Tu dois t’esquiver toi-même ! »

« La luxure est un péché, — disent les uns, en prêchant la mort — mettons-nous à l’écart et n’engendrons pas d’enfants ! »

« L’enfantement est pénible, disent les autres, — pourquoi enfanter encore ? On n’enfante que des malheureux ! » Et eux aussi sont des prédicateurs de la mort.

« Il nous faut de la pitié — disent les troisièmes. Prenez ce que j’ai ! Prenez ce que je suis ! Je serai d’autant moins lié par la vie ! »

Si leur pitié allait jusqu’au fond de leur être, ils tâcheraient de dégoûter de la vie leurs prochains. Être méchants — ce serait là leur véritable bonté.

Mais ils veulent se débarrasser de la vie : que leur importe si avec leurs chaînes et leurs présents ils en attachent d’autres plus étroitement encore ! —

Et vous aussi, vous dont la vie est inquiétude et travail sauvage : n’êtes-vous pas fatigués de la vie ? N’êtes-vous pas mûrs pour la prédication de la mort ?

Vous tous, vous qui aimez le travail sauvage et tout ce qui est rapide, nouveau, étrange, — vous vous supportez mal vous-mêmes, votre activité est une fuite et c’est la volonté de s’oublier soi-même.

Si vous aviez plus de foi en la vie, vous vous abandonneriez moins au moment. Mais vous n’avez pas assez de valeur intérieure pour l’attente — et vous n’en avez pas même assez pour la paresse !

Partout résonne la voix de ceux qui prêchent la mort : et le monde est plein de ceux à qui il faut prêcher la mort.

Ou bien « la vie éternelle » : ce qui pour moi est la même chose, — pourvu qu’ils s’en aillent rapidement !

Ainsi parlait Zarathoustra.