Aiol/Introduction

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Texte établi par Jacques Normand et Gaston Raynaud (p. i-lxiii).

INTRODUCTION

La chanson d’Aiol que nous publions aujourd’hui pour la première fois[1] est un des poëmes du moyen-âge qui méritent de la façon la plus complète l’attention de tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de notre littérature nationale. Les questions que soulève l’examen de cette chanson de geste, celle entre autres de l’origine et de la date qu’il faut lui attribuer, sont nombreuses et souvent assez difficiles ; aussi, pour les étudier plus clairement, avons-nous divisé cette Introduction en plusieurs chapitres, distincts les uns

des autres.

I

Manuscrit du poëme.

On ne connaît jusqu’à ce jour qu’un seul manuscrit de notre chanson. C’est un ms. sur vélin de 0m,179 de large sur 0m,252 de hauteur, relié en maroquin plein, sans armes, et qui se compose de 209 feuillets complets à 4 colonnes par feuillet (que nous avons indiquées dans notre édition par a et b pour le ro, et par c et d pour le vo) ; chaque colonne contient 36 vers, sauf le cas où une miniature est intercalée dans le texte. Ce ms., qui porte aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de Paris le no 25516 du fonds français, faisait autrefois partie de la Bibliothèque du duc de la Vallière (anc. La Vall. 80, Cat. de Bure 2732) ; il contient 4 romans qui sont les suivants :

1o Le Roman de Guion duc d’Hanstone et de Bevon son fil (fol. I) ;

2o Le Roman de Julien de St Gille lequés fu pere Elye duquel Aiols issi (fol. 76) ;

3o Le Roman d’Aiol et de Mirabel sa feme (fol. 96) ;

4o Le Roman de Robert le diable (fol. 174).

L’écriture de ce ms., généralement bonne, est cependant quelquefois assez difficile à déchiffrer ; c’est la minuscule romane du xiiie siècle, sans influence gothique bien prononcée. Les grandes lettres, commençant les laisses, sont ou rouges ou bleues ; quelques-unes sont ornées, mais de simples traits rouges ou bleus. Le recto du folio commençant chaque roman est orné de figures et d’animaux dans le style du xiiie siècle. Enfin le ms. contient des miniatures assez bien conservées et intéressantes au point de vue du costume. Notre chanson d’Aiol, pour sa part, en contient onze dont nous avons donné les rubriques en note de notre édition. Nous reproduisons ces rubriques ci-dessous et indiquons le vers après lequel elles se trouvent placées dans le ms., en faisant exception pour celle qui commence la chanson et qui est placée en tête, avant le premier vers :

1 — Ichi commenche li droite estoire d’Aiol et de Mirabel, sa feme, ensi con vous orés el livre (v. 1) ;

2 — Ch’est chi ensi com Aiols a pris congiet a pere et a mere et al saint hermite et s’en va vers Franche (v. 554) ;

3 — Ch’est chi ensi com Aiols est venus a Orliens et com li rois de Franche le gaba et ses gens (v. 2618) ;

4 — Ch’est chi ensi com Aiols en va a Panpelune el message et si doi compaignon (v. 4684) ;

5 — Ch’est chi ensi com Aiols a conquisse la puchele (v. 5359) ;

6 — Ch’est chi ensi com Aiols et Mirabel troverent un laron et com les vait herbergier (v. 6574) ;

7 — Ch’est chi ensi com Aiols revient en Franche et com il amaine Mirabel, fille roi Mibrien (v. 7988) ;

8 — Ch’est chi ensi com Elyes est revenus en Franche (v. 8227) ;

9 — Ch’est chi ensi com Makaires li traitres vaut noier les enfans Aiol (v. 9198) ;

10 — Ch’est chi ensi com li laron ont vendu Aiol et s’entrochient (v. 9866) ;

11 — Ch’est chi ensi c’on fait justiche de Makaire (v. 10900).

Ajoutons, pour finir la description de notre ms., que dans quelques passages assez rares, une main qui n’a pas toujours été heureuse a corrigé et même effacé le texte (cf. 2690).

II

Analyse du poëme.

Comme on a pu le voir plus haut, notre chanson commence au fol. 96 du ms., et va jusqu’au fol. 173, c’est-à-dire qu’elle comprend près de 11000 vers ; et cependant, quelque longue qu’elle puisse paraître, son résumé est tout entier contenu dans les v. 396-428 de cette édition. Ces vers se rapportent à l’explication d’un songe que donne Moysès, le clerc sachant, à Élie père d’Aiol : les victoires d’Aiol sur les païens (v. 405-8), son mariage avec Mirabel (v. 423), la naissance de ses deux fils (v. 424-5), toute l’histoire de notre héros s’y trouve en substance, et sauf la royauté future des enfants d’Aiol, qui ne se réalise pas dans notre poëme, ces vers en donnent le résumé que nous développons d’après le ms. dans l’analyse suivante :

Élie, époux d’Avisse, sœur de Louis fils de Charlemagne, a été injustement chassé de France par suite des intrigues du traître Makaire de Lausanne, et malgré de nombreux services rendus à la royauté en combattant les Sarrasins. Il s’est réfugié avec sa femme dans les landes de Bordeaux. Là, Avisse met au monde un fils à qui une circonstance fortuite de sa naissance fait donner le nom d’Aiol (v. 60-8 et 451-2)[2]. Très-jeune encore, celui-ci, revêtu des vieilles armes de son père et monté sur son ancien destrier Marchegai, part seul en France pour reconquérir les fiefs dont Élie a été injustement dépossédé. Après avoir fait ses premières armes contre des Sarrasins, ensuite contre des voleurs pillant une abbaye, il arrive à Poitiers. Les habitants de cette ville peu hospitalière se moquent de ses vieilles armes, de sa lance « torte et enfumée, » de son cheval maigre et déferré. Aiol répond noblement à leurs moqueries. Un ribaud, sortant d’une taverne, insulte Aiol et saisit Marchegai par la bride : le vaillant cheval le renverse d’un coup de pied. Un ancien sénéchal d’Élie, Gautier de Saint-Denis, prend pitié d’Aiol et lui donne gîte pour la nuit. Le lendemain matin Aiol se remet en route, et, vainqueur d’un lion terrible, effroi de la contrée, il arrive le soir à Châtellerault. Quittant cette ville le lendemain, après de nombreuses aventures, entre autres la rencontre d’un riche pèlerin, Renier, duc de Gascogne, il arrive à Blois qu’il ne fait que traverser, puis à Orléans. Là, même scène qu’à Poitiers, mêmes insultes de la populace, même épisode du ribaud prenant Marchegai par la bride et renversé par lui. Ysabel, tante d’Aiol, le reçoit et l’héberge ; Lusiane, sa fille, cousine germaine d’Aiol, se sent prise pour le chevalier d’un vif amour qu’elle lui avoue assez vite et trop franchement, et que le jeune homme repousse.

Le roi de France est en ce moment à Orléans, engagé dans une guerre contre les Berruiers qui, sous la conduite de leur chef le comte de Bourges, menacent sans cesse la ville. Ce comte de Bourges se trouve être neveu d’Élie et cousin germain d’Aiol, et c’est pour rendre à Élie les fiefs dont il a été dépossédé, qu’il combat le roi de France. Aiol, sans se soucier des plaisanteries qui l’assaillent et que le roi lui-même fait sur son compte, entre fièrement en lice avec quatre chevaliers ennemis venus pour porter un défi au roi Louis. Vainqueur de ses adversaires, il en trouve un nouveau dans le comte de Bourges qui vient secourir ses chevaliers d’une troupe nombreuse. La bataille devient générale : Aiol, poursuivant le comte de Bourges, le force à lui demander merci et le remet prisonnier aux mains de l’empereur, mais apprenant que le comte de Bourges n’est autre que son cousin, il demande et obtient sa grâce à condition qu’il se soumette.

À la suite de si brillants exploits, Aiol entre en faveur auprès du roi, qui le comble de bienfaits. En chevalier généreux, Aiol en fait profiter tout le monde, et envoie à son père un messager pour lui annoncer sa réussite et lui porter quelques secours.

À partir de cet épisode, l’action devient très-peu originale et rentre dans le cadre banal et bien connu de mainte autre chanson de geste ; aussi abrégeons-nous encore cette analyse que nous avons cependant donnée aussi courte que possible.

Pour répondre à un défi porté à l’empereur par le roi Mibrien, Aiol est envoyé à Pampelune comme messager auprès de ce roi. Il part accompagné de deux chevaliers de la cour de Louis, qui lui servent d’écuyers, Jobert et Ylaire. Arrivé à Pampelune où est le roi Mibrien, il enlève sa fille Mirabel, et après de nombreuses et interminables aventures, poursuivi sans cesse par les parents du traître Makaire ou bien par des Sarrasins, et sortant toujours vainqueur du combat, il arrive enfin avec sa captive à la cour du roi de France. Il dévoile alors à Louis son nom et sa naissance (ce qu’il n’avait pas fait encore jusqu’ici sans raison bien appréciable), réclame les biens de son père qui lui sont rendus, et épouse Mirabel après l’avoir fait préalablement baptiser.

Makaire n’abandonne pas ainsi sa vengeance : disgracié à la cour du roi, il réunit une armée composée de Bourguignons et de Lombards, vient s’embusquer auprès de Langres où Aiol se rend avec sa femme après ses noces, les surprend, les fait prisonniers et les emmène à Lausanne où il les enferme en prison. Là, Mirabel met au monde deux jumeaux. Makaire, assiégé dans Lausanne par le roi de France et Élie revenu à la cour, s’empare des enfants d’Aiol et les jette dans le Rhône. Le pêcheur Tieri, un nouveau venu dans le poëme, les sauve et les conduit à Tornebrie, à la cour de Grasien, roi de Venise. C’est là qu’Aiol, échappé de Lausanne avec Makaire et conduit par le traître auprès du roi Mibrien, les retrouve plus tard. Quant à Mirabel, elle est restée, pour n’avoir pas voulu renoncer à la foi chrétienne, emprisonnée chez son père ; c’est afin de la délivrer qu’Aiol, honoré pour ses exploits à la cour de Grasien, entraîne le roi de France et les Vénitiens à venir mettre le siége devant Pampelune. La ville est prise, Mirabel délivrée, et Makaire subit la peine de ses forfaits : il est écartelé.

Tel est le poëme d’Aiol ; nous pensons en avoir donné une idée suffisante par cette analyse écourtée[3], mais le lecteur voudra bien retenir ce fait, destiné à nous aider plus tard dans notre démonstration, que des deux parties que nous avons distinguées dans notre chanson, l’une, la première, est pleine d’intérêt et de vie, l’autre au contraire ne fait que reproduire les aventures, trop souvent identiques à elles-mêmes, des poëmes romanesques du moyen-âge.

III

Langue du poëme.

Quelle est la langue de notre poëme ? « Le dialecte, » nous dit M. P. Paris (Hist. litt., XXII, 288), « semble indiquer que le copiste, sinon le trouvère, était de Picardie. » Cette assertion ne nous semble pas assez définie. Nous reviendrons plus loin, à propos de l’origine et de la date de notre chanson, sur les divisions à établir dans notre poëme, et nous essaierons de démontrer qu’il faut distinguer dans l’Aiol deux parties, dont l’une appartient à la rédaction primitive et dont l’autre est l’œuvre d’un remanieur ; pour le moment, et au point de vue spécial de la langue, remarquons que la première moitié, ou peu s’en faut, du poëme est composée en vers de dix syllabes, tandis que la seconde est en vers de douze. Ces deux parties ne sont certainement pas de même dialecte, et tandis que la première est bien en dialecte français proprement dit, la seconde offre tous les signes distinctifs du dialecte picard ; d’où nous pouvons conclure que le remanieur était certainement picard.

Ce caractère picard semblerait au premier abord devoir être attribué à l’ensemble du poëme, où l’on remarque partout certains traits caractéristiques, comme che au lieu de ce, etc., mais ce ne sont là que de simples changements dus au remanieur ou même au scribe. Dans la seconde partie de l’Aiol au contraire, ce ne sont pas seulement les particularités orthographiques que nous voyons apparaître, car, sans parler des formes comme fiomes (v. 6073), trovomes (v. 7615), alomes (v. 8976), faisomes (v. 8977), reverommes (v. 9167), poomes (v. 9276), etc., qui ne sont pas spéciales au picard, nous trouvons des traces certaines de ce dialecte dans le mot caus, fr. cous (coup) qui assonne en a (v. 5622) et dans les formes féminines en ie des participes passés des verbes en ier, formes qui n’apparaissent dans aucune des laisses assonant en i. e de la première partie (voy. plus loin, p. xj, notre tableau des assonances) : esclairie (v. 5383), baptisie (v. 6523), laidengie (v. 8127), etc.

Nous ne voulons pas dans cette Introduction passer en revue la phonétique, la flexion et la syntaxe de la langue de l’Aiol ; cette étude nous entraînerait trop loin, et ne nous apprendrait que peu de chose, car les règles bien connues de l’ancienne langue se retrouvent ici comme ailleurs. Signalons cependant les notations habituelles au copiste de ng pour gn et de ss pour s, et remarquons que même dans les vers de 12 syllabes, les substantifs masculins de la 3e déclinaison latine qui n’ont pas d’s en latin, ne prennent pas encore l’s au cas sujet du singulier ; c’est ainsi par exemple, qu’en dépit du scribe, au v. 6808 la mesure exige lere et non pas leres. À propos de cas sujet singulier, nous avons noté le mot enperere, enpereor (voy. le Gloss.), dont les deux formes semblent indistinctement s’employer au sujet et au régime. Disons enfin que nous ne croyons pas utile de rappeler ici les différences principales du français et du picard : les formes cemin (kemin) pour chemin, lanche pour lance, saus pour sous, li et le pour la, sont connues de tous, aussi bien que les indicatifs et les subjonctifs terminés par une gutturale.

IV

Versification du poëme.

1o Assonances. — Notre poëme contient environ 11000 vers tous assonants, disposés en 286 laisses ou tirades monorimes de longueur tout à fait variable, que nous rangeons à leur lettre d’assonance dans le tableau suivant[4] :

a — 13, 37, 118, 141, 144, 146, 151, 175, 227, 282.
a. e — 2, 44, 101, 142, 161, 215, 224, 228, 231, 236, 238, 240, 248, 254, 268, 275.
ai — 12, 76.
an, en[5] 10, 61, 64, 70, 82, 95, 105, 109, 121, 148,150, 162, 173, 180, 193, 203, 207, 219, 232,262, 270.
an.e, en.e — 56, 133, 222, 225, 239.
au — 170.
é — 4, 9, 18, 20, 22, 26, 28, 30, 33, 40, 50, 53, 57,59, 62, 67, 91, 99, 107, 123, 129, 140, 147, 156, 165, 169, 176, 182, 199, 213, 220, 230, 237, 241, 245, 259, 261, 263, 267, 272, 274, 278.
è[6] 65, 112, 120, 125, 135, 149, 157, 197, 218.
é.e — 15, 19, 23, 35, 137, 200, 266, 277, 280.
è.e — 52, 55, 136, 166, 195, 206, 216, 257, 269, 279, 283.
i — 1, 17, 21, 36, 54, 58, 72, 78, 83, 87, 93, 97, 100, 103, 106, 110, 116, 122, 127, 139, 153, 178, 183, 186, 204, 210, 221, 229, 246, 250, 264, 273, 276.
ié — 8, 14, 16, 25, 29, 34, 39, 41, 43, 47, 51, 69, 73, 90, 92, 98, 102, 115, 119, 145, 152, 154, 164, 168, 172, 174, 181, 185, 187, 189, 191, 196, 209, 212, 214, 247, 249, 251, 265, 271, 285.
i.e — 3, 7, 11, 27, 45, 60, 66, 68, 88, 128, 130, 138, 155, 160, 167, 188, 192, 217, 223, 253, 256, 258, 260, 284, 286.
ié.e — 71, 194.
ó — 5, 32, 38, 42, 46, 49, 63, 74, 79, 84, 96, 104, 114, 117, 124, 158, 171, 190, 205, 208, 226, 233, 281.
ò — 77, 81, 134, 235.
ó.e — 198, 242.
ò.e — 244.
oi — 6, 80, 86, 89, 94, 108, 113, 159, 177, 184, 202, 234.
u — 24, 48, 75, 85, 111, 132, 163, 201, 211, 252, 255.
u.e — 31, 126, 131, 143, 179, 243.

On peut voir d’après ce tableau que le nombre des assonances masculines est de beaucoup supérieur à celui des assonances féminines ; la remarque de M. G. Paris (Ét. sur le rôle de l’accent lat., 115-6) est donc une fois de plus justifiée. Les laisses masculines sont aussi les plus longues, la 168e entre autres, en , ne compte pas moins de 540 vers. En même temps que moins nombreuses, les laisses féminines sont les moins longues ; nous citerons celle en ò.e, la 244e, qui ne contient pas plus de 5 vers.

Nous avons déjà eu l’occasion de parler des deux parties distinctes qu’il faut admettre dans l’Aiol ; pour la versification comme plus haut pour la langue, ces deux parties sont différentes. C’est ainsi qu’avec les vers de 12 syllabes l’allure de la versification change, l’auteur emploie dès lors des formes qui n’avaient point paru jusque-là, comme les assonances en ó.e, le besoin de la rime commence à se faire sentir, et l’on peut trouver des laisses masculines où, sauf une ou deux assonances, la rime domine partout (voy. les laisses 261e en é, 262e en an et 274e en er) ; en un mot l’on voit que cette partie de l’œuvre est moins ancienne que la précédente, et que les procédés de versification, la rime entre autres, qui se feront bientôt jour, apparaissent déjà, tandis qu’on ne pouvait même les soupçonner dans la première partie.

Les laisses similaires, répétées souvent jusqu’à trois fois, sont nombreuses dans notre poëme. La plupart, croyons-nous, doivent être attribuées à la double rédaction ; les autres se justifient d’elles-mêmes par l’intérêt qu’offre le passage. C’est à ces dernières que nous rattacherons l’épisode tout à fait heureux d’Aiol rendant à son père ses armes et Marchegai (v. 8278-97), absolument opposés en cela à Fauriel qui s’appuie sur ce passage pour soutenir sa théorie de la double rédaction[7].

Voici d’ailleurs les principaux couplets similaires de la chanson :

1° Adieux d’Élie et d’Avisse à Aiol (v. 180, 322 et 492) ;

2° Prière d’Aiol en quittant ses parents (v. 561 et 588) ;

3° Épisode du ribaud prenant Marchegai par la bride (v. 911 et 1021) ;

4° Prière d’Aiol à Sainte-Croix (v. 1899 et 1914) ;

5° Supplication de Lusiane pour empêcher Aiol de se rendre au tournoi d’Orléans (v. 2418 et 2450) ;

6° Altercation entre Aiol et Makaire (v. 4209 et 4235) ;

7° Prière d’Aiol quand il est saisi par un serpent (v. 6183 et 6218) ;

8° Reproches de Lusiane à Mirabel (v. 8031 et 8045) ;

9° Tentative d’assassinat de Makaire sur Aiol dans la prison de Lausanne (v. 8709 et 8748) ;

10° Mirabel refuse d’abjurer le christianisme (v. 9672, 9679 et 9702).


Rhythme. — Pour les assonances, de même que pour la disposition des laisses, notre chanson n’offre vraiment rien de particulier ; il n’en est pas de même pour le rhythme. Le poëme, à ce point de vue, se divise bien nettement en deux parties, l’une composée en vers de 10 syllabes, l’autre plus moderne, en vers de 12.

Pour le dodécasyllabe, point de difficulté : le repos tombe après la sixième syllabe, et les règles ordinaires de la versification du xiiie siècle sont suivies. Pour le décasyllabe, au contraire, notre chanson présente la particularité d’avoir le repos après la sixième syllabe, et non pas, comme cela a lieu d’ordinaire, après la quatrième. Diez est le premier qui, dans ses Altromanische Sprachdenkmale (p. 89), ait à propos de Girart de Roussillon attiré l’attention sur ce rhythme singulier. Il ignorait qu’il eût été employé dans Aiol ; « en dehors de Girart de Roussillon, » dit-il, « cette modification du décasyllabe ne se rencontre à ma connaissance que dans le poëme burlesque d’Audigier[8], pastiche comique de la forme et de l’expression épiques sur un sujet trivial et de proportions infimes, pastiche moins remarquable par lui-même que par l’emploi de cette espèce de vers épique. » Ajoutons aussi que ce rhythme se remarque dans le Jeu Saint Nicolas,

S’aies saint Nicolaien remembranche,

Ne te couvient avoirnule doutanche.
Sains Nicolais pourcacheta delivranche.
Se tu l’as bien servide si a ore,
Ne te recroire mie,mais serf encore...


(Monmerqué et Fr. Michel, Th. fr. au moy.-âge, p. 199-200), et dans un certain nombre de romances françaises, celle entre autres commençant par ces vers :

Lou samedi a soirfat la semainne :
Gaiete et Oriour,serors germainnes...


(Bartsch, Chrest. de l’anc. fr., éd. 1866, 49) ; voy. aussi G. Paris, Ét. sur le rôle de l’acc. lat., 111-2.

On le voit, les exemples de ce rhythme sont rares ; faut-il pour cela, comme l’a pensé M. P. Meyer, en s’appuyant sur le fait que le Girart de Roussillon est antérieur aux autres poëmes, donner à cette forme de vers une origine méridionale ? La question a avancé depuis le jour où, en parlant de l’opinion qui attribue une origine méridionale au vers décasyllabique dont le repos est après la sixième syllabe, M. P. Meyer disait dans la Bibl. de l’Éc. des Chartes (XXII, 42) : « Cette opinion, toute probable qu’elle est..., peut être renversée par la découverte de quelque texte français écrit dans ce mètre et antérieur au Girart. » Aujourd’hui l’ancienneté constatée de ce rhythme en français comme en provençal ne permet guère de conclure en faveur de son origine méridionale.

Cette particularité du repos après la sixième syllabe dans le décasyllabe n’est pas la seule que nous ayons à remarquer dans l’Aiol : il en est une autre qu’il nous faut expliquer. Un certain nombre de vers décasyllabiques — nous ne nous occupons que de ceux-là — semblent au premier abord ne pas être coupés comme les autres et, au contraire, avoir comme d’ordinaire le repos après la quatrième syllabe ; ces vers sont les suivants :

Si n’ai apris mes armes a porter v.282
Ja ne venra en tere n’entre gent 355
Armes as tu molt boines, molt m’agree 524
Car molt avoit grant pieche, nes senti 627
Ensamble avoec ces moines demorés 830
Puis desloia les moines par bonté 872
Mais molt par a le chiere bele et clere 907
Tant soit et fors et jovenes bachelers 1090
Tramis li fu de Rome par chierté 1180
Donc prist Aiols ses armes, s’est armés 1256
Del feure l’a sachie bele et clere 1517
Or fu Aiols li enfes el moustier 1911
De che serviche avoie grant mestier 2072
Qui vos ossast respondre tant ne quant 2721
Que on trovast en Franche qui est grant 2731
Or ne lairai por home desosiel 2940
N’encaucherai mais home desousiel 2945
Aiols ot pris le conte par vigor 3359
Car me guerre est finee, Dieu merchi 3444
Ne devés pas vos homes mal baillir 3464
Tant qu’avrai fait batailles et tornois 3533
Quant li borgois l’entendent, s’en sont lié 3747
Qu’il sera rois de France poestis 3817
Fieus a putain, parjures, Dieu mentis 3823
Aiols a pris cent livres d’orlenois 3842
Que vous arés tout quite vo pais 3939
Et li mès est en France repairiés 3943
Et un anap de madre d’un sestier 4042
Par mon cief, » dist Makaires, « je l’otri 4253
Un grant arpent de terre mesuré 4311
Ens es parens Makaire s’est mellés 4445
Et laisast moi ma terre, bien feroit 4535
De Dameldé le pere glorious 4965

Tous ces vers ont-ils leur coupe après la 4e syllabe, contrairement à ce qui a lieu dans le reste de la chanson, ou bien doivent-ils être corrigés comme nous l’avons fait dans notre édition jusqu’au vers 2945 inclusivement ? Ni l’une ni l’autre de ces hypothèses ne nous satisfait maintenant, et nous pensons qu’ils doivent rester tels que nous les avons transcrits ici. Il faut alors adopter une autre coupe, que nous rencontrons souvent dans la poésie italienne, que de nos jours, en provençal moderne, Mistral a employée avec succès (Armana prouvençau, 1863, p. 36), mais dont l’ancienne littérature provençale ne nous offre aucun exemple : le repos en ce cas est toujours après la 6e syllabe accentuée, mais le second hémistiche commence par la dernière syllabe muette du mot précédent, comptant alors dans le vers pour une syllabe accentuée. On scandera donc de cette façon :

Si n’ai apris mes ar-mes a porter
Ja ne venra en te-re n’entre gent
Armes as tu molt boi-nes, molt m’agrée, etc.

Nous trouvons une preuve bien évidente que ces vers ne doivent pas être corrigés dans leur multiplicité ; il est impossible de supposer que le copiste se soit trompé si souvent ; de plus, il serait remarquable qu’il n’eût jamais commis d’erreurs que dans des vers où le 2e hémistiche peut commencer par la dernière syllabe muette du mot terminant le premier. Les vers suivants qui, eux aussi, ne sont pas pareils aux autres vers du poëme, et qui en outre ne sauraient être coupés après la 4esyllabe, apportent une preuve nouvelle à l’appui de ce que nous avançons ; ces vers, eux non plus, ne doivent pas être corrigés et se scandent ainsi :

Prestre, moigne, canoi-ne, clerc lissant v.385
Por Dieu n’obliés mi-e vostre mere 533
Matines et compli-e canterés 831
Les resnes en sont rou-tes, mais boins tu 923
Borgois et damoise-les et mescines 1064
Vavassor de la te-re, gentiex hom 1370
Amis, engenré fu-mes tout d’un pere 1504
Al port et al droit ave-ne m’amena 1604
Dameldé, » dist il, « pe-re droiturier 1914
Et dames et puche-les et garchon 2042
Quir nous bars et angil-les et saumons 2101
Sambler li poroit fe-me de valor 2108
Il orent cleres ar-mes et poignons 2360
Et crient lor ensei-nges a haut ton 2364
Ch’ert une pautonie-re mesdisant 2657
Né furent de Borgo-nge, la devant 2659
Mais ne set que respon-dre tant ne quant 2715
Vasal, vous n’estes mi-e trop sachant 2725
Cil borgois m’escarni-sent, bien le sai 3081
Quant il si par tans mai-ne tel barné 4381

Ces vers, réunis à ceux que nous avons déjà cités précédemment, prouvent amplement que nous avons affaire ici à une coupe différente de celle qui est employée dans le reste du poëme, coupe qui, nous l’avons dit, existe en italien et n’a pas lieu de nous surprendre en français.

Citons en terminant quelques rares vers où la coupe semble nécessaire après la 4e syllabe :

Ne felonie, traison porpenser v.309
Vos chevaus est maigres et descarnés 1156
Mais il est si povres et desnués 1207
Car il n’estoit ivres ne estordis 2781
Dieus, » dist il, « pere qui tout as a baillier 2828
Teus m’escarnist ore dont me vengrai 3085
Fols fu et fel et malvais losengiers 3548

Ces vers peuvent pour la plupart être corrigés et ramenés à la forme ordinaire de coupe après la sixième syllabe ; en tout cas leur petit nombre ne saurait infirmer ce que nous venons de dire.

V

Origine et date du poëme.

Nous abordons maintenant la question difficile des sources et du développement de notre chanson. Nous l’avons remarqué déjà dans tout ce qui précède, l’Aiol est divisé en deux parties qui ne se ressemblent nullement : comme composition, l’une est vive, originale ; l’autre au contraire se traîne dans les hors-d’œuvre habituels à l’épopée du xiiie siècle ; comme langue, l’une est écrite en français, l’autre en picard ; comme versification, l’une est en assonances bien caractérisées ; l’autre, quoique assonancée, a déjà une tendance à la rime ; comme rhythme enfin, l’une est en décasyllabes, l’autre en dodécasyllabes. La différence est donc bien établie : d’où provient-elle ? Si nous examinons de près chacune des deux parties, nous verrons facilement que la seconde présente tous les caractères d’un remaniement ; la chanson primitive se trouve en analyse dans les vers que nous avons déjà cités (v. 396-428) ; le cadre que présente cette analyse est suivi fidèlement tant que durent les vers de 10 syllabes ; une fois au contraire que le poëte écrit en dodécasyllabes, il se perd en développements oiseux et oublie même de faire rois les deux fils d’Aiol, comme l’annonçait le vers 427 :

Encore seront roi li doi enfant.

Nous avons donc sous les yeux une chanson remaniée, au moins pour la partie qui est en vers de 12 syllabes, et la partie en vers de 10 syllabes représente l’œuvre première que le remanieur a épargnée ou peu changée.

Maintenant jusqu’où est allée l’imitation du poëme primitif en vers de 10 syllabes ? En n’usant plus du rhythme, le remanieur a-t-il cessé d’imiter le poëme, ou bien, rejetant le rhythme seul, a-t-il continué son imitation en dodécasyllabes ? L’étude de la chanson répond à cette question. Si nous observons en effet les passages précédant celui où le décasyllabe est abandonné définitivement (v. 5367), nous verrons que le poëte semble avoir hésité entre les deux rhythmes[9]. C’est ainsi qu’au vers 5337, il reprend le rhythme décasyllabique, pour le quitter bientôt (v. 5368) ; certains vers mêmes de 12 syllabes sont intercalés çà et là au milieu de décasyllabes (cf. v. 5339 et 5352). À partir du vers 5367, le remanieur est libre, il se livre tout entier à son inspiration, et l’on sent qu’il fait alors œuvre d’auteur : le poëme, jusque-là plein de détails personnels, de noms de lieux précis, de mots intéressants et familiers, devient terne, banal, impersonnel, et la géographie fantaisiste du trouvère se donne libre essor ; enfin nous voyons apparaître des allusions à des faits contemporains tels que la prise de Constantinople qui dans l’Aiol est représentée par Pampelune. Ce mélange de rhythmes[10] et les autres considérations que nous avons invoquées nous permettent donc de dire que l’auteur de la chanson, telle que nous la publions, avait sous les yeux un poëme primitif en vers de 10 syllabes, dont il a changé le commencement, voulant le faire rentrer dans le cadre des chansons de geste du temps, et employer les formules ordinaires (injures à l’adresse des autres jongleurs, appel à l’attention des auditeurs, etc.), dont il a conservé une partie, dont il a imité une autre, se réservant dans le cours et à la fin de l’œuvre la faculté de modifier et d’allonger ce qui lui conviendrait, et surtout d’ajouter ce qui pourrait plaire au public de l’époque.

Nous savons déjà que ce remanieur était picard, l’étude de la langue ne laisse aucun doute à cet égard ; nous croyons aussi qu’il n’est guère possible d’hésiter sur la nationalité de l’auteur du poëme décasyllabique. Cet auteur était évidemment natif du centre de la France ; la connaissance qu’il montre de l’Orléanais et du Berry, les détails dans lesquels il se complaît en parlant de Poitiers et d’Orléans, l’exactitude absolue de l’itinéraire de notre héros dans cette partie de la France, l’identification possible de toutes les localités, tout cela, joint au caractère du dialecte qui peut appartenir à ces pays, nous conduit à considérer l’auteur du poëme décasyllabique comme un habitant du centre de la France. Mais ce poëte n’a-t-il pas eu lui-même sous les yeux une chanson plus ancienne encore, qu’il aurait le premier imitée ? C’est ici que se pose la question de l’Aiol provençal.

Ce poëme provençal dont Fauriel a supposé l’existence, puisqu’il a rangé l’Aiol au nombre des chansons provençales perdues[11], nous semble inadmissible. Un des principaux arguments de Fauriel en faveur de sa thèse est l’allusion faite au héros du poëme dans un Ensenhamen de Guiraut de Cabrera, troubadour vivant à la fin du xiie siècle. Parlant de plusieurs chansons, le poète nous dit :

Conte d’Arjus
Non sabes plus
Ni del reprojer de Marcon.
Ni sabs d’Aiolz
Com anet solz,
Ni de Makari lo felon,
Ni d’Anfelis,
Ni d’Anseis,
Ni de Guillelme lo baron...
(Bartsch, Chrest. prov., éd. 1868, p. 82.)

Rien ne prouve ici que Guiraut fasse allusion à un poëme provençal, et sans aller aussi loin que M. L. Gautier (Ép. fr., I, 106) et vouloir supposer une cantilène d’Aiol antérieure à la chanson, nous croyons que Guiraut de Cabrera citait la chanson française à côté d’autres aussi qui ne semblent pas avoir existé en provençal. Une nouvelle allusion à l’Aiol se rencontre du reste dans un autre troubadour ; mais, non plus que la précédente, elle ne nous démontre l’existence d’une chanson provençale ; ce passage, dont nous devons la communication à l’obligeance de M. P. Meyer, se trouve dans Raimbaut d’Orange, mort en 1173. Ce comte-poëte nous dit dans une chanson :

Soven pes c’aillor mi derga ;
E pois Amors ten sa verga

Quem n’a ferit de greu pols,
Can ditz que mais nom n’aerga,
Qu’eu non sui escarnitz sols,
Qu’escarnitz fon ja ’n Aiolz.

(Mahn, Gedichte..., II, 219, dcxxiv, 4e couplet.)

Ici encore, dans l’allusion faite aux moqueries dont Aiol a été victime, nous reconnaissons notre chanson française, qui par cela même devait déjà exister avant 1173 ; assertion que ne contredit nullement le caractère de la langue du poëme décasyllabique.

Faut-il voir un argument en faveur de l’Aiol provençal dans le rhythme de ce poëme ? Mais nous savons que la coupe après la 6e syllabe n’est pas exclusivement propre à Girart de Roussillon, et qu’elle peut par conséquent s’appliquer aussi bien au français qu’au provençal. Nous arrêterons-nous aux mots donar et pecat introduits dans le texte et à l’assonance ? Remarquons que dans ces passages le poète donne la parole à un Lombard et qu’il a la prétention de faire de la couleur locale ; nous en trouvons la preuve dans le mot pecat qui, n’étant pas à l’assonance, aurait tout aussi bien pu être remplacé par pechié.

Un autre argument est tiré de l’origine même du héros. Aiol, nous dit-on, est fils d’Élie de Saint-Gille, en Provence ; il doit donc avoir inspiré tout d’abord un poëte du même pays ; quel intérêt, du reste, un trouvère du centre de la France pouvait-il avoir à prendre pour héros d’une chanson un personnage du midi ? Nous reviendrons plus tard[12] sur le lieu de la naissance d’Aiol ; occupons-nous en ce moment de sa filiation. Or, rien ne nous dit dans le poëme que notre héros soit fils d’Élie de Saint-Gille, nous voyons bien qu’il a pour père un Élie et pour mère Avisse, mais aucun[13] vers, aucun mot, ne nous parle de Saint-Gille. Ce n’est qu’à la fin du poëme d’Élie de Saint-Gille[14] que le trouvère, qui a cru devoir rattacher entre elles les deux chansons, invente une filiation qui ne se retrouve pas dans la version islandaise de l’Elissaga dont l’analyse a été donnée par M. Kœlbing[15], et qui présente un caractère plus ancien, n’étant pas trop éloignée cependant de notre poëme, puisqu’on y parle déjà du roi Arthur. En dehors de cette queue ajoutée au roman d’Élie de Saint-Gille pour le rattacher à l’Aiol, les deux chansons n’ont aucun lien commun, et le trouvère picard qui a réuni ces deux poëmes a sans doute été guidé par la ressemblance des noms d’Élie, père d’Aiol, et d’Élie de Saint-Gille, héros de la chanson dont l’Hist. littéraire a donné l’analyse (XXII, 423 ss.). Mais quel est donc cet Élie, père d’Aiol ? Un passage de Baudouin d’Avesnes[16] nous répond à cet égard. Nous lisons en effet dans ce chroniqueur, mort en 1289 (Panth. litt. Chr. de Flandres, p. 646), ce qui suit : « Avisse (éd. Anisse), la fille du roy Charles le Calve fut donnée en mariage à Elye, comte du Mans, lequel fut encachiet de France par trayteurs. Et de celuy Elye et Avisse sa femme yssit Aioul leur fils, de quy on a maintes fois chanté ; et dient encore pluseurs pour le present, quant il voient quelque personnage de povre et de mechante et petite venue, ainsi comme par mocquerie : Vela un bel Aioucquet ! » Ce passage de Baudouin d’Avesnes, qui confond dans un même siècle Hélie, comte du Maine, mort en 1110, et Charles le Chauve, et qui semble avoir surtout été inspiré par la chanson, ne paraît pas tout d’abord mériter grande confiance ; mais si nous remarquons qu’Hélie, dit de la Flèche, comte du Maine en 1090, porte le même nom qu’Élie père d’Aiol ; que le Maine, sa patrie, est précisément un des pays du centre où nous avons cherché à retrouver le berceau du poëme ; que, comme Élie père d’Aiol, Hélie a été dépouillé de ses biens (par Robert duc de Normandie, 1090-6), et a passé tout le reste de sa vie jusqu’en 1110 à se défendre contre Guillaume d’Angleterre et Robert de Bellême[17] ; que les hautes qualités qu’Orderic Vital lui prête sont aussi attribuées à Élie père d’Aiol ; nous serons en droit de conclure que les deux Hélie n’en font qu’un, et de supposer la formation d’une légende qui aurait eu pour héros le comte du Maine ; ses malheurs, sa captivité en Angleterre, sa bonté, sa bravoure, les nombreux combats qu’il soutint toujours dans le même pays, suffisaient à le rendre populaire et expliquent qu’il ait pu se créer sous son nom, ou plutôt sous le nom d’un fils que le poëte lui suppose, un poëme où, vus à distance, les événements perdent de leur précision historique, où Louis le Gros se transforme, suivant les lois ordinaires de l’épopée carolingienne, en Louis le Pieux, fils de Charles le Grand, et où enfin le personnage historique principal, Hélie, fait place à un héros légendaire, Aiol, autour duquel gravite l’action.

Telle a dû être, pensons-nous, l’origine de la chanson d’Aiol. Depuis 1110, année de la mort d’Hélie, la légende a dû se former, se développer pendant près d’un demi-siècle, et alors, vers 1160, un trouvère aura réuni tous les éléments épars de cette petite épopée et aura créé l’Aiol tel que nous l’avons, ou plutôt tel qu’il était en décasyllabes, avant que le remanieur picard du xiiie siècle ne lui eût enlevé son caractère local et particulier, pour essayer d’en faire une chanson de geste comme toutes les autres, cousue tant bien que mal à un autre poëme, l’Élie de Saint-Gille, qui n’a aucun rapport avec l’Aiol. C’est ici le cas d’ajouter que le personnage d’Avisse n’existe pas dans l’Elissaga, dans laquelle Élie épouse Rosemonde ; le trouvère pour relier ses deux poëmes n’a trouvé rien de mieux que d’ajouter à la fin de son Élie un empêchement au mariage de son héros et de Rosemonde, et d’introduire alors le personnage d’Avisse qui sert de trait d’union entre les deux chansons[18].

Ce que nous avons dit plus haut nous permet de fixer comme date extrême à notre poëme le milieu du xiie siècle, et la langue que nous y remarquons présente tous les caractères de cette époque ; à quel moment faut-il fixer la date du remaniement ? Sans aucune raison apparente, sans même chercher une transition, au milieu de son récit, le poëte se livre brusquement à la boutade suivante (v. 1698 ss.) :

Baron, a icel tant dont vous m’oés conter
N’estoient mie gens el siecle tel plenté :
Li castel ne les viles n’erent pas si puplé
Com il sont orendroit ; ja mar le mesquerés...

Nus hom ne prendoit feme, s’avoit .xxx. ans passé
Et la pucele encontre aussi de bel aé...
Mais puis est avarisse et luxure montés,
Mavaistiés et ordure, et faillie est bontés...
On fait mais .ii. enfans de .xii. ans asanbler :
Prendés garde qués oirs il peuent engenrer !...

M. P. Paris (Hist. litt., XXII, 287) voit dans ces derniers vers une allusion au mariage de Louis, fils de Philippe-Auguste, avec Blanche de Castille, tous deux âgés de treize ans à peine. Ce passage, qui ne se lie en rien au récit et après lequel le poëte reprend le fil de sa narration,

Aiols li fiex Elie fu durement penés,


aurait donc été inspiré par des événements tout récents et dont l’esprit public était encore ému. Or, c’est en 1200 (23 mai) que ce mariage eut lieu ; ce serait donc peu après cette époque qu’il faudrait placer la date de notre remaniement.

Quelque vraisemblable qu’elle soit, cette première preuve n’est pas concluante, car ces plaintes contre les mœurs du siècle, cette critique des mariages trop jeunes peuvent avoir été provoquées par d’autres événements ; mais en voici une qui nous semble plus solide. Dans la dernière partie du poëme, c’est-à-dire celle qui se passe depuis le mariage d’Aiol avec Mirabel jusqu’à la fin, on voit Aiol à la cour de Grasien, roi de Venise, l’aider à reconquérir Salonique contre le roi Florient. L’allusion est évidente : derrière le roi Grasien on devine le doge de Venise, Henri Dandolo, qui sut si bien faire servir par l’armée croisée les intérêts de la Sérénissime République lors du siége de Zara ; derrière le personnage du roi Florient, il nous est facile aussi de reconnaître Joannice, ce roi des Bulgares qui lutta si longtemps contre les croisés. Nous voilà donc, par cette constatation, légèrement avancés dans le xiiie siècle. Une dernière observation nous fera placer après 1204 la date cherchée. C’est que pour nous il y a dans la prise de Pampelune par les Français et les Vénitiens réunis, récit qui termine la chanson, une allusion manifeste à la prise de Constantinople (12 avril 1204). Laissons, pour n’être pas trop affirmatifs, une période de dix ans s’écouler, et la date de notre remaniement en vers de 12 syllabes viendra se placer entre 1205 et 1215.

VI

Cycle auquel appartient le poëme.

Le poëte du xiiie siècle nous dit, en parlant d’Aiol aux v. 69-73,

Puis fu il chevaliers coragous et ardis,
Et si rendi son pere tout quite son pais,
Et Dameldieu de gloire de si boin ceur servi,
Quant vint après sa mort que en fiertre fu mis :
Encor gist a Provin, si con dist li escris,


et plus bas au v. 6041,

Tant fist Aiols en tere que il est sains el ciel.

Le trouvère a évidemment l’intention de ne faire qu’un seul et même personnage de notre héros et de S. Aioul, que l’Église catholique honore le 3 septembre. Mais il est facile de voir qu’il n’y a là qu’une invention de remanieur, car d’un côté ces deux allusions au saint ne se trouvent que dans le poëme dodécasyllabique, et de l’autre aucun détail de la chanson ne peut servir à identifier les deux personnages.

Rien en effet de commun entre Aiol et S. Aioul, comme le montrera une courte analyse de la vie de ce saint qui nous a été laissée par deux ouvrages principaux portant les titres suivants (AA. SS. Sept., I, 728 ss.) :

Vita, auctore incerto, ex ms. bibliothecæ Constantini Cajetani (loc. cit., 743 ss.) ;

Vita altera, auctore Adrevaldo [19] monacho Floriacensi, ex ms. Rubeæ Vallis[20] (loc. cit., 747 ss.).

D’après ces deux ouvrages, qui la plupart du temps concordent entre eux, S. Aioul est né à Blois[21] vers 630, sous le règne de Dagobert. Entré de bonne heure à l’abbaye de Fleuri, il fut chargé par l’abbé Mummolus d’aller au Mont Cassin chercher les reliques de S. Benoît[22]. Après l’accomplissement de cette mission, il devint abbé de Lérins vers 670 ; mais bientôt victime d’une sédition de moines, il eut après mille aventures les yeux percés et la langue coupée, et subit le martyre probablement entre 675 et 681. Les deux vies nous apprennent aussi que le corps de S. Aioul fut transporté d’abord à Lérins, puis à Provins en Champagne, à la demande des moines de cette ville. Aujourd’hui encore il existe à Provins une église placée sous l’invocation de S. Aioul, abbé de Lérins ; le chef et quelques autres parties du corps du martyr y sont conservés[23].

Tel est le personnage que le trouvère voudrait identifier avec Aiol, le héros de notre poëme ; mais où que l’on cherche, soit dans l’ensemble, soit dans les détails, on ne trouve aucun rapport, quelque léger qu’il puisse être, entre le moine Aioul, fils de parents de pauvre condition, et le jeune chevalier Aiol, fils du comte Élie. Nulle analogie entre ces deux vies dont l’une se passe dans l’accomplissement des devoirs religieux et le paisible recueillement d’un cloître, l’autre au milieu de luttes continuelles et de voyages incessants ; l’une qui représente la vie d’un saint moine au moyen-âge, l’autre celle d’un preux et vaillant chevalier.

On admettra donc facilement avec nous qu’il faut distinguer tout à fait Aiol de S. Aioul, et qu’un caprice seul du remanieur a introduit dans le poëme ces deux allusions uniques au moine de Fleuri. Nous ne saurions donc nous ranger à l’opinion de M. P. Paris qui, dans sa notice de l’Histoire littéraire, prétend que « li escris, » dont parle le poëte au vers 73, est la légende composée par Adrevald au ixe siècle, que le trouvère aurait connue et imitée : nous connaissons ce procédé si commun aux poëtes du xiiie siècle, qui pour donner plus d’autorité à leurs récits ne manquent jamais d’invoquer le témoignage d’une chronique imaginaire[24] ; et nous ne verrons ici qu’un artifice littéraire que l’auteur n’a même pas eu la prétention de déguiser.

C’est du reste un procédé du même genre qui a poussé le remanieur à rattacher au poëme l’Aiol celui d’Élie de Saint-Gille dont il est tout à fait indépendant, comme nous l’avons vu plus haut ; il lui a suffi pour cela de modifier le dénouement du poëme d’Élie, d’introduire à la fin le personnage d’Avisse qui n’avait pas paru jusque là, et de terminer par ces quelques vers qui soudent les deux chansons l’une à l’autre :

D’Elie vint Ayous si con avant orés.
Ichi faut li romans de Julien le ber
Et d’Elye son fil qui tant pot endurer.
Cil engenra Aioul qui tant fist a loer,
Si con vous m’orés dire, sel volés escouter[25].

Ceci fait, les deux poèmes formaient dès lors à eux seuls un petit cycle, et c’est ainsi qu’ils ont été classés par M. Fauriel[26]. Mais ce n’était pas assez : nous savons qu’au commencement du xiiie siècle, à cette époque de notre poésie que M. d’Héricault a appelée l’époque cyclique, l’on s’efforçait de faire rentrer dans les trois grandes gestes (du Roi, de Doon de Mayence et de Garin de Monglane) établies dès les premières années du xiiie siècle par la Chronique saintongeaise[27], toutes les petites gestes éparses : tel fut le sort de notre chanson.

À laquelle des trois grandes gestes l’a-t-on rattachée ?

Son sujet, qui rapporte les exploits d’un héros isolé contre les Sarrasins, sujet qui au fond est le même dans la chanson d’Élie de Saint-Gille, l’excluait des gestes du Roi et de Doon de Mayence, et semblait la faire rentrer dans celle de Garin de Monglane. C’est en effet ce qui eut lieu, et Alberic de Trois-Fontaines, en nous donnant une généalogie complète de la famille de Garin de Monglane, y fait entrer Élie et Aiol, son fils[28].

Aussi en présence d’une pareille généalogie, forcée à ce point pour les besoins de la cause par les trouvères, est-on bien tenté de conclure avec M. L. Gautier, parlant des héros de nos chansons de geste, que « quand il n’y eut pas de bonnes raisons, on ne manqua jamais de prétextes pour les mettre de force dans telle ou telle famille » (Ép. fr., I, 260).

VII

Célébrité du poëme, sa diffusion à l’étranger.

Les citations que nous avons faites plus haut de Guiraut de Cabrera (p. xxij), de Raimbaut d’Orange (p. xxij-xxiij) et de Baudouin d’Avesnes (p. xxiv-xxv), prouvent assez combien au moyen-âge et peu de temps même après son apparition, l’Aiol était célèbre : Alberic de Trois-Fontaines nous le dit en propres termes : Aiol, de quo canitur a multis (cf. p. xxxiij, en note) ; c’est là un témoignage précieux, car Alberic était bien au courant des chansons de geste qui formaient la matière même de son travail.

Si nous joignons à ces témoignages celui de Rutebeuf dans sa Complainte de Constantinoble (1261),

Isle de Cret, Corse et Sezile,
Chypre, douce terre et douce isle
Ou tuit avoient recouvrance,
Quant vous serez en autrui pile
Li rois tendra de ça concile
Comment Aiouls s’en vint en France[29],


celui d’Uc Faidit, qui dans sa Grammaire provençale (2e éd. Guessard, p. 54) donne la glosse suivante en ols estreit,

Aiols, proprium nomen viri,


et celui d’un Jeu parti d’Adam de la Halle[30],

Adan, par mi grans tribous,
Conquist tout en mendiant
Et honneur et pris Aious,
Ce set bien cascuns.........,


nous aurons cité tous les textes connus jusqu’ici servant à prouver la célébrité du poëme en France au moyen-âge.

Mais cette célébrité s’est étendue au dehors, et notre chanson a eu le sort réservé à presque tous les poëmes français : elle a été imitée à l’étranger. De ces imitations qui, sans aucun doute, ont dû être plus nombreuses, trois seulement sont parvenues jusqu’à nous. Examinons-les successivement.


Pays-Bas. — M. J.-H. Bormans, le savant belge, auteur de plusieurs publications et entre autres d’un ouvrage intitulé La chanson de Roncevaux, fragments d’anciennes rédactions thioises, auquel M. Gaston Paris a consacré un excellent article (Bibl. de l’Éc. des Ch., XXVI, 384 ss.), a fait paraître dans les Bulletins de l’Académie royale de Belgique (2e série, XV, 177-275) une étude qui porte le titre suivant : Fragments d’une ancienne version thioise de la chanson de geste d’Aiol[31].

Tout d’abord nous ferons sur le mot tiois une observation déjà faite par M. G. Paris (l. c., 385, en note) ; c’est que cette expression de tiois est prise par M. Bormans dans un sens trop restreint, car les poëtes du moyen-âge désignent sous ce nom tous les peuples allemands. Il est vrai que M. Bormans semble, dans le cours de sa publication, modifier son opinion, car il dit (p. 29) qu’il donnerait volontiers à la langue du fragment le nom de dialecte avalois. Avalois ou néerlandais, c’est pour nous la même chose, et ce terme marque bien la différence du langage des Pays-Bas avec l’allemand, différence que les savants belges et hollandais n’ont pas toujours suffisamment fait sentir (cf. G. Paris, Hist. poét., 135 ss.).

Les fragments publiés par M. Bormans sont au nombre de deux. Le premier, A, est formé de deux morceaux de parchemin servant de reliure à un registre ; l’autre, B, qui n’a été connu de M. Bormans que postérieurement[32] au fragment A, se compose de deux parties a et b, séparées par une lacune que le savant belge évalue à 290 vers[33]. La correspondance de ces fragments avec l’Aiol français n’a été établie par M. Bormans que pour A ; nous avons pu l’établir pour B. Voici maintenant quels sont ces fragments :

Frag. A. Ce fragment, que nous donnons en note[34], comprend 55 vers et correspond aux v. 6955-7054 du texte français, en tout 100 vers. Il y est traité du combat d’Aiol avec des voleurs et du secours que lui portent Geraume et ses fils. Le rapprochement vers par vers a été fait par M. Bormans (p. 54).

Frag. B, divisé en deux parties[35] :

a — comprend 145 vers néerlandais et correspond aux v. 8994-9087 du texte français, soit 94 vers. Il y est traité : 1° de la bataille entre Gwineot (Guinehot), messager de Makaire (Makaris), et le Lombard Hellewijn (Hervieu), messager du roi de France (v. 1-31) ; 2° de la bataille entre les Français et les Bourguignons sous les murs de Lausanne et de la blessure qu’Élie fait à Makaire (v. 32-107) ; 3° de la captivité d’Aiol et de Mirabel dans la prison de Lausanne, où naissent les deux fils d’Aiol (v. 108-145).

b — comprend 73 vers néerlandais et correspond aux v. 9174-9231 du texte français, soit 58 vers. Il y est traité : 1° de l’intercession de plusieurs dames auprès de Makaire en faveur de Mirabel (v. 146-170) ; 2° du rapt des enfants d’Aiol par Makaire, qui les jette dans le Rhône (v. 171-180) ; 3° du sauvetage de ces enfants par Tieri qui les emporte chez lui et les montre à sa femme (v. 181-218).

À ce dernier fragment, M. Bormans ajoute quelques bouts de phrases coupées, quelques mots déchiffrés sur des lambeaux de parchemin qui ne permettent pas de reconstituer un sens[36] ; parmi ces bribes de phrases, nous en remarquons deux où il est question du roi Grasien et de Salonique, ce qui nous reporte à la dernière partie de notre chanson.

De la lecture de ces fragments, de leur comparaison avec le texte français, il résulte clairement que l’auteur néerlandais a imité le texte français qu’il avait sous les yeux, et cette imitation a été évidemment faite sur un ms. français très-proche parent de celui que nous avons encore, puisque nous trouvons dans le néerlandais les lacunes évidentes du poëme français corrigées tant bien que mal (cf. le travail de M. Bormans, p. 16 ss.) ; c’est ainsi qu’après le v. 6993, le scribe ayant passé quelques vers relatifs à Marchegai, le remanieur néerlandais change le sens du passage pour le rendre intelligible.

Ce fait suffit pour constater la source de l’imitation, et c’est le seul point qui soit intéressant pour nous[37]. M. Bormans croit devoir placer la date de ce poëme néerlandais dans le premier quart du xiiie siècle (p. 13). Bien que l’écriture du fac-simile donné par lui nous semble un peu moins ancienne, nous nous rangeons facilement à cette opinion qui s’accorde parfaitement avec la date que nous avons assignée au remaniement en vers dodécasyllabiques (entre 1205 et 1215). Quant à la valeur littéraire de cette imitation, il nous est assez difficile d’en juger en pleine connaissance de cause ; nous ne pouvons que citer l’opinion de M. Bormans (p, 8), qui la considère comme « fort au-dessus du médiocre ».

Italie. — Après les Pays-Bas, c’est l’Italie qui nous fournit une seconde imitation de l’Aiol français :

Un érudit italien, M. Leone del Prete, a publié à Bologne, en 1863-4, un ouvrage dont voici le titre : Storia di Ajolfo del Barbicone, e di altri valorosi cavalieri compilata da Andrea di Jacopo di Barberino di Valdelsa[38]. Cet Ajolfo n’est autre qu’Aiol : même nom, mêmes aventures. L’imitation du poëme français est un fait certain, mais elle n’est réellement directe que pour le commencement. Voici en quelques mots le sujet de la compilation italienne :

Élie (Elia, duca d’Orlino) tombé en disgrâce auprès de Louis le Pieux, par suite des intrigues de Makaire de Lausanne de Mayence[39], son ennemi mortel, est forcé de se réfugier avec sa femme Elizia, fille de Charlemagne et sœur du roi de France, dans la forêt de Saint-Gille (San Gilio), située sur la frontière de l’Aragon, de l’Espagne et de la Provence. Là Elizia donne le jour à un fils qui porte le nom d’Ajolfo et à qui une circonstance particulière fait donner le surnom de del Barbicone[40]. Devenu grand, Ajolfo part pour reconquérir les fiefs de son père ; après de nombreuses aventures, il arrive à Paris où, grâce à ses hauts faits d’armes, il entre en faveur auprès du roi et fait rendre à son père les fiefs dont il avait été dépossédé et les charges qu’on lui avait enlevées. Ajolfo épouse alors Lionida (Mirabel), fille du roi Adrien (Mibrien), qu’il a ramenée avec lui d’Espagne. Mais dans une partie de chasse, qui a lieu auprès d’Orléans, Ajolfo et Lionida sont enlevés par Makaire et jetés en prison à Lausanne. Là, Lionida donne le jour à deux jumeaux, Mirabello (c’est ici un nom d’homme) et Verrucchieri, qu’on retrouve dans d’autres romans encore. Ces enfants, jetés par le traître Makaire dans le lac, sont sauvés par un pêcheur et vendus par lui, l’un, Mirabello, dans une ville appelée Lunara, l’autre en Pologne. Ajolfo, après une longue captivité à Lausanne qu’Élie et le roi de France assiégent, s’en échappe avec sa femme, conduits tous deux par Makaire. Ramené par ce dernier à la cour du roi Adrien, père de Lionida, Ajolfo s’enfuit de nouveau, laissant Lionida, et est vendu comme esclave à Trébizonde.

Cette partie du roman italien est, on le voit, imitée du français ; mais à partir de ce moment, l’histoire d’Ajolfo se complique d’une façon fastidieuse : un certain Bosolino di Gualfedra, les deux fils d’Ajolfo, les quatre fils de ces deux enfants d’Ajolfo, puis les deux fils de Bosolino, enfin Élie lui-même, se livrent à des combats extraordinaires où l’élément amoureux et galant vient souvent se mêler. Ajolfo, qui finalement se fait ermite, n’y paraît qu’au second plan ; cette seconde partie est donc complètement dénuée d’intérêt pour nous[41]. Quant à la première, dont nous avons donné ci-dessus un rapide résumé, nous croyons bon d’y revenir quelque peu et de préciser combien grande a été l’imitation italienne jusque dans le détail. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter les yeux sur la liste suivante que nous avons dressée des épisodes de la chanson française imités par l’italien : la concordance est parfaite :

Aiol se sépare de ses parents (fr. v. 535 — it. I, 6).

Aiol bat et tue des chevaliers sarrasins (fr. v. 604 — it. I, 8).

Arrivée d’Aiol à l’abbaye et attaque de nuit des voleurs (fr. v. 774 — it. I, 10).

Bataille à Orléans (Paris dans l’it.) (fr. v. 3143 — it. I, 20).

Bataille entre Aiol et le comte de Bourges (Guido di Bagotte) (fr. v. 3231 — it. I, 37).

Course entre Aiol et Makaire (fr. v. 4264 — it. I, 44).

Baptême de Mirabel (Lionida) à Orléans (Paris) (fr. v. 8136 — it. I, 139).

Makaire s’empare d’Aiol et de Mirabel (Lionida) sous les murs de Langres (dans une partie de chasse) (fr. v. 8340 — it. I, 169).

Bataille devant Lausanne dans laquelle les partisans de Makaire sont rompus (fr. v. 8748 — it. I, 177).

Tentative d’assassinat de Makaire sur Aiol dans la prison de Lausanne (fr. v. 8710 — it. I, 180).

Échange de messagers entre Louis et Makaire (fr. v. 8766 — it. I, 184).

Rapt des enfants d’Aiol par Makaire qui les jette dans le Rhône (dans le lac) (fr. v. 9186 — it. I, 192).

Fuite de Makaire avec Aiol et Mirabel à travers l’armée de Louis (fr. v. 9467 — it. I, 212).

Makaire conduit Aiol et Mirabel (Lionida) chez le roi Mibrien (Adrien) (fr. v. 9556 — it. I, 213).

Aiol s’enfuit de Pampelune et est conduit par des corsaires à Tornebrie (Trébizonde) (fr. v. 9807 — it. I, 217).

Prise de Lausanne (fr. v. 9525 — it. I, 218).

L’italien, on le voit, suit de très-près le poëme français, et ici, comme dans toutes les imitations italiennes[42], les noms français ont été italianisés, parfois même entièrement changés : Marchegai devient Marzagaglia ; Lusiane est remplacée par Luziana ; Ysabel par Lisabetta ; le roi Mibrien par le roi Adrien ; le comte de Bourges par Guida di Bagotte ; Mirabel par Lionida ; et ainsi des autres. Il en est de même pour les noms de lieux qui sont généralement changés : Parigi remplace Poitiers et Orléans ; Orlino est substitué à Langres, Roma à Pampelune. Quant à Ajolfo, le poëte le gratifie d’une généalogie remontant jusqu’aux Scipions de Rome : il est fils d’Elia qui par son père Guido, conte di Campagna, se rattache à la noble famille romaine.

Ce roman italien d’Ajolfo del Barbicone est en prose et doit être daté de la fin du xive siècle. L’auteur en est connu : il s’appelle Andrea comme nous l’apprenait déjà le titre de l’ouvrage ; il est né à Barberino di Valdelsa, village du comté de Florence ; son père s’appelait Jacopo : de là la longue énumération de ses noms et surnoms : Andrea di Jacopo da Barberino di Valdelsa. Il vécut à la fin du xive siècle et au commencement du xve et exerçait la profession de maître de chant. C’était un grand travailleur : on peut citer au nombre de ses ouvrages les Narbonnais, l’Aspromonte, Hugue d’Auvergne, Guerino il Meschino, les six livres des Reali di Francia et d’autres encore[43].

Les mss. dont s’est servi l’éditeur de la chanson italienne sont au nombre de huit appartenant à trois bibliothèques différentes, la Laurenziana, la Magliabechiana, la Riccardiana (voy. Préf., xxvii).

M. del Prete a fait précéder sa publication d’une Préface dont nous demandons à dire quelques mots. Il y a examiné les rapports existants entre la compilation italienne et la chanson française. Le roman a-t-il été tratto (tiré) ou detratto (réduit), ou ritratto (extrait), ou copiato (copié) de l’Aiol français ? M. del Prete émet sur cette question l’opinion qu’Andrea a dû avoir sous les yeux une chanson française qu’il a non pas copiée, mais imitée. Il cite à l’appui de son opinion trois passages[44] de notre chanson, qu’il ne connaît que d’après Fauriel. L’imitation est facile à constater pour la première partie de la compilation italienne, mais nous ajouterons que, selon nous, elle n’a pas dû être imitée directement de l’Aiol en vers français, mais bien d’une version en prose française du xive siècle que nous ne connaissons pas, mais qui a dû exister et dont nous retrouvons des traces dans les quelques paroles françaises insérées dans le texte italien que l’auteur met dans la bouche du roi de France au moment du baptême de Lionida[45].

D’ailleurs, pour apprécier la question d’une façon compétente, M. del Prete n’a pas eu une connaissance suffisante de notre chanson : les quelques vers de Fauriel qu’il copie n’en peuvent donner qu’une idée absolument vague. Ce manque de connaissance de notre texte fait commettre à M. del Prete quelques erreurs, entre autres celles de dire (Préf., xxiii) que la compilation française ne parle pas des fils ni des petits-fils d’Aiol, ce qui rend vraisemblable que pour la partie où il est parlé de ces fils, l’histoire est de l’invention d’Andrea. Pour les petits-fils, cela est vrai, mais non pour les fils : ils sont bel et bien mentionnés dans notre roman, se nomment Tumas et Manesier, et jouent dans la dernière partie de la chanson un rôle assez important[46].

Maintenant quelle est la valeur littéraire de cette compilation italienne ? Est-elle, sous ce rapport, inférieure ou supérieure à notre poëme ? La comparaison n’est pas possible. Rien n’est pire qu’une mauvaise imitation, et c’est ici le cas. La noble figure de l’Aiol français s’est effacée pour laisser la place à un chevalier amoureux et galant ; la sauvage Mirabel est devenue la fade Lionida, qui par l’entremise de son nain Farlet envoie des missives à Ajolfo et tient parfois avec lui un langage précieux, faisant pressentir déjà le règne des concetti. La figure d’Élie se détache seule vigoureusement sur ce fond décoloré : son caractère a de la noblesse et ne s’éloigne pas trop de l’original français. En un mot, comme de beaucoup d’autres romans, on peut dire à juste titre de l’Aiol qu’en passant par les mains italiennes, il en est sorti, non pas imité, mais travesti.

Un autre poëme italien, en ottava rima, dont M. P. Meyer a bien voulu pour nous prendre connaissance au Musée britannique[47], a été imprimé au commencement du xvie siècle, et porte ce titre : Aiolpho del Barbicone disceso del ‖ la nobille Stirpe de Rinaldo ‖ Elquale tracta delle battaglie da poi la morte de Re Carlo ‖ magno : e come fu Capitanio de Veneciani : e come ‖ conquisto Candia : e molte altre cittade : e come ‖ Mirabello suo figliolo fu facto Impe ‖ ratore de Constantinopoli, etc. Ce poëme, connu de Melzi (Bibl., 1838, p. 293-4,) et de Brunet (Man. du libr., éd. 1860, I, 120-1)[48], et dont parle aussi M. del Prete (Préf., xxvi), se rapproche bien peu de l’Aiol français ; il n’est lui-même qu’une imitation lointaine de la version en prose d’Andrea, qui a servi seulement de canevas au rimeur du xvie siècle ; ce qu’il est du reste facile de vérifier en comparant les sommaires de ce poëme en ottava rima à l’analyse que nous avons donnée de la version en prose.

Ces sommaires, au nombre de douze, sont les suivants[49] :

I. — Come Pinabello e Griffone mando uno fasano arostito al re Aloyse : e fu incolpato Guido e Elya de cha Chiaramonte e fu[rno] sbanditi e Guido si aconzo col Soldano e Elya ando a stare in una selva e come la moglie de Elya parturitte Ajolpho e uno leone et cerva li facea careze e Ajolpho atrovo el dux Namo romitto dal qual hebbe el cavalo Bajardo e la spada Zoiosa e come ando Ajolpho in Franza e occise alchuni pastori e arivo al castello di Medussa pagana e come siette con lei, etc.

II. — Come Medussa incitava Ajolpho a luxuria : e da lui fu battuta forte : e Medussa per vendetta con molta gente l’assalto : e Ajolpho li de morte : e sconfisse le gente : e come arivo a un monaster dove era uno abate de Chiaramonte : e baptizosse : e occise un fratone di Maganza : e acompagnosse con Bernardo de Chiaramonte : e come arivo a Parise Ajolpho in casa de Lamberto amico suo, etc.

III. — Come Ajolpho arivo ad uno ostier de Maganza : e el cavallo l’occise e arivo in casa d’Helisabeta e lei inamorosi de Ajolpho : e come dette una gotata a Bernardo de Maganza : e come giostro con Namieri Guielmo Gibellino e Guerino Bovo Arnaldo e Bernardo di Mongrana e fu abattuto e mando via tre conti di Maganza e li qualli dissi li facti d’Ajolpho al Re Aluise, etc.

IV. — Come Ajolpho fu ricevuto dal re Alouise e per festa abatte la statua de Malacise et vinse Scorona : e come Guido Bajoto venne con sexanta milia pagani a Parise : e Ajolpho fu capitano de Parise contra Guido e fu occiso quatro conti de Maganza e fu abattuto Lioneto figliol del Soldano e come Ajolpho si approvo a combattere con Guido Bajoto, etc.

V. — Come fu preso Guido da Ajolpho e portato da Elisabeta in casa e come si cognober e ando el Re Alouise e altri baroni a tore in la selva el duca Elia e la moglie e come per uno buffon Ajolpho se inamoro d’una pagana di gran belleze e come si parti da Parise col buffone e arivo da Ugo e Gualtieri e hebbe una pietra contra veneno e giostro con loro e abatteli : e arivo in un diserto dove el buffone fu occiso da uno basalischo : e Ajolpho per virtu della pietra el fece morire : e arivo al castello de Fidel de Magancia e occise el re Corbolante combattendo.

VI. — Come Bruneta moglie de Fidele de Magancia se innamoro de Ajolpho : e per non volere Ajolpho contentarla : con el brande de Ajolpho per amore si medesima si occise : e come Ajolpho arivo a Baldrach de Largalia : e conquisto tre schiere de pagan solo : e occise quatro feroci cani e doi leoni superbi : e altri dui occise el suo cavallo e fece morire uno crudel drago : per amor hebbe Bellarosa per moglie : e partisse de note e occise in una isola un gran serpente e fu assaltato da Ciriato e Largaglia.

VII. — Come sono occisi d’Ajolpho Ciriato e Largalia e arivo da certi romiti e fu baptizata Bellarosa : e arivo da Ubaldi de Maganza : e giostro con lui e Gualtier suo figlio : e furno traditi e posti in presone Ajolpho e Bellarosa e come Gualtier ando in Parise per parente d’Ajolpho e Bellarosa ferite Ubaldo nel viso, etc.

VIII. — Come Bellarosa fu posta in una casa viva tutta busata con doi figlioli e fu mandata gioso per un fiume e arivo a Venetia a Sancto Zacharia e come Ajolpho fu campato di presone e Gualtier occise el padre Ugone e Ajolpho come disperato ando a l’aventura e arivo a Venetia : come giostro e fu facto capitanio contra Candiani e come la conquisto con tutto el paese e occise Ciriati pagano, etc.

IX. — Come Ajolpho occise uno gygante : sconfisse e summerse el Re Dragone : e come per fortuna si smari e arivo a Napoli : e fu tradito per Guidoto de Maganza a lo Re Farciano : e come Ruberto e per incanto fu scampato di presone : e occise Guidoto e fece convertire a la fede de Christo el re Farsiano con tuto Napoli : e ritorno in Candia et a Venetia, etc.

X. — Come Ajolpho trovo la moglie e li figlioli a Venetia : e ando a Parise con Ruberto : e ando in Or[l]ino sue terre ; e come Candia se rebelo a li Venitiani e fu liberato da novo per Ajolpho Sadoro suo figliolo : e come furno occisi e scofiti molti gran signori pagani con Largalia e Lamostante e fu morto Guido e Gratiano, etc.

XI. — Come Ajolpho ando a Constantinopoli e sconfisse li pagani : e Sadoro occise l’imperatore : e hebbe Judetta fiola de l’imperator per moglie : e fu facto imperator Sadoro : e come Alardo [che] fu nevodo de Renaldo da Montealbano combatte a Parise a corpo a corpo : e prese Mirabello el re Alouise e baroni e combatte con Ajolpho e come Sadoro agionse per arte maga in quel loco.

XII. — Come Nameri morite sanctificato e Guielmo ando a servire a Dio e come Orphaneto de Maganza jostro con Ajolpho e fo abatuto e Ajolpho ando per sua remissione in Hierusalem et ocise molti pagani e come fo atosichato da Orphaneto de Maganza e morite e come fo fata la vendeta de Ajolpho contra de Orphaneto e de la sua trista madre, etc.

On voit qu’on a ici affaire à une imitation libre, très-libre même, de la version en prose italienne ; mais, quelque libre qu’elle soit, l’imitation n’en existe pas moins, et nous en avons une preuve dans un passage du poëme, relatif au nom de del Barbicone :

La soa gonella era un barbicone ;
Questo vocabulo era in apparenza
Con chiamosse pelle di montone...
(Ajolpho... a vj v°.)

Nous retrouvons en effet dans ces vers l’explication que nous avait déjà donnée Andrea de ce surnom d’Ajolpho (voy. p. xl, note 3). Ici, comme dans la prose, il s’agit d’une peau de mouton servant de vêtement au héros du poëme ; nous savons d’autre part que ce détail n’existe pas dans l’Aiol français : la parenté des deux poëmes est donc bien établie. Mais, nous le répétons, l’imitation est loin d’être partout aussi visible, et, au milieu de tous les noms inconnus et de tous les épisodes nouveaux dont le poëte a surchargé son œuvre, dans ce chaos d’aventures sans fin qui s’enchevêtrent les unes dans les autres, on a quelque peine à reconnaître la version italienne d’Andrea, qui, lui déjà, avait, selon son habitude, remanié du tout au tout son original.


Espagne. — Nos cantares de gesta étaient connus en Espagne dès le xiiie siècle et les juglares cherchaient volontiers dans les romances du cycle carolingien les sujets de leurs romances.

Notre chanson, dont une partie de l’action se passe dans le midi de la France et même en Espagne, dont la célébrité au moyen-âge fut très-grande, était de celles qui devaient tenter les poëtes espagnols. En effet un héros des romances d’Espagne, Montesinos, chevalier de grand courage et de grand renom, se trouve, dans les circonstances de sa naissance, dans les aventures de sa vie, avoir de grands rapports avec notre Aiol.

Parmi les six romances de Montesinos que donnent MM. Wolf et Hofmann dans leur recueil (Primavera y flor de Romances, Berlin, 1856, 2 vol. in-8o), il en est deux qui sont des imitations directes de notre chanson, et une qui lui ressemble encore, mais d’une façon moins positive.

Nous donnons de ces trois romances une analyse assez détaillée, qu’elles méritent et par leur valeur littéraire et par les grands rapports qu’elles offrent avec notre poëme :

a. — La première de ces romances porte le n° 175 du Recueil de MM. Wolf et Hofmann (Prim. y flor, II, 251). Son titre est celui-ci : Aqui comienzan dos romances del conde Grimaltos y su hijo Montesinos[50].

Analyse. Il ne faut ni glorifier le riche, ni mépriser le pauvre ; l’histoire du comte Grimaltos nous servira d’exemple. Page, puis chambrier, puis secrétaire du roi de France Charlemagne, il est nommé comte (p. 251). Il épouse la fille de Charlemagne, se rend avec elle à Lyon, siége de son comté (p. 252), et y gouverne pendant cinq ans sans plainte d’aucune sorte. Mais son ennemi, don Tomillas, excite le roi contre lui par ses calomnies et lui fait croire qu’il va se révolter contre l’autorité royale (p. 253). Douleur de Charlemagne. Il jure de se venger. — Retournons au comte Grimaltos. Une nuit, reposant près de la comtesse, il se réveille en poussant des gémissements. Effroi de la comtesse (p. 254). Le comte lui fait part d’un rêve affreux qu’il vient d’avoir (p. 255). La comtesse conseille à son mari de reparaître à la cour de Charlemagne, où on ne l’a pas vu depuis cinq ans (p. 256). Grimaltos suit son conseil et part pour Paris avec ses chevaliers. Arrivé près de Paris, il envoie au roi un message auquel celui-ci refuse de répondre. Le comte entre alors dans Paris, se rend au palais et veut baiser la main du roi : celui-ci s’y oppose et, après lui avoir reproché sa trahison (p. 257), l’exile. Désespoir du comte en entendant cet arrêt. Il proteste de son innocence ; puis, sortant du palais, il se rend chez Olivier et y trouve Rolant (p. 258). Il prend congé d’eux après leur avoir juré que tant que l’auteur de son malheur n’aura pas été puni, il n’entrera pas à Paris. Il prend aussi congé de nombreux chevaliers, entre autres de Renaut de Montauban. La comtesse, apprenant la disgrâce de son mari, se jette aux pieds de son père et proteste de l’innocence du comte (p. 259). Le roi refuse de l’écouter. La comtesse part seule, sans suite, et retrouve bientôt le comte. Leur douleur (p. 260). Elle demande au comte la grâce de le suivre (p. 261). Ils sortent de la ville, accompagnés jusqu’à cinq milles par une foule de chevaliers qui s’intéressent à leur sort (p. 262). Enfin le comte et la comtesse s’éloignent seuls. Douleur de leurs amis. Les exilés traversent des solitudes sauvages. Le troisième jour ils atteignent un bois. La comtesse est brisée de fatigue, le comte l’encourage (p. 263). Arrivée près d’une fontaine, la comtesse met au monde un fils. Le comte l’enveloppe dans son manteau et la comtesse le nourrit. Ayant, du sommet d’une montagne, aperçu une maison d’où sortait de la fumée (p. 264), ils se dirigent de ce côté. Un pieux ermite les reçoit (p. 265). Le comte lui demande de baptiser l’enfant : comme il est né dans ces montagnes escarpées, il aura nom Montesinos. — Quinze ans se passent. Éducation de Montesinos[51]. Le 24 juin, jour de la Saint-Jean, le comte monte avec son fils et l’ermite sur une haute montagne (p. 266) d’où l’on aperçoit Paris. À cette vue le comte prend la main de son fils, et, pleurant, lui tient ce discours (p. 267)..... (voy. la romance suivante).

b. — La deuxième des romances, qui dit Cata Francia Montesinos porte le n° 176 du Recueil de MM. Wolf et Hofmann et fait suite à la première dont nous venons de donner l’analyse.

Analyse. « Voilà la France, voilà Paris, » dit Grimaltos à son fils Montesinos ; « voici la maison de Tomillas, mon ennemi mortel (p. 267) ; c’est lui qui m’a fait exiler, c’est lui qui est l’auteur de toutes nos infortunes. » Montesinos supplie son père de le laisser aller à Paris, Grimaltos y consent, Montesinos part (p. 268). Montesinos arrive à Paris ; son pauvre accoutrement excite les quolibets du peuple. Il arrive au palais du roi[52] (p. 269). Le roi dînait avec don Tomillas ; après le repas, il joue aux échecs avec lui. Don Tomillas triche, Montesinos l’accuse devant tout le monde ; Tomillas veut le souffleter, Montesinos s’empare de l’échiquier, lui en décharge un coup sur la tête et le tue. On l’arrête (p. 270). Le roi intervient. Montesinos lui apprend qui il est : « Si j’ai eu tort, » dit-il, « punissez-moi ; si j’ai eu raison, rappelez le comte et la comtesse. » Le roi acquiert la preuve de la perfidie de Tomillas (p. 271). Il envoie chercher don Grimaltos et sa femme ; ceux-ci reviennent, mais ne veulent pas rentrer dans Paris, car ils ont juré de n’en pas passer les portes[53]. On ouvre une large brèche pour qu’ils puissent entrer sans manquer à leur serment. De grandes fêtes ont lieu. Le comte est remis à la tête de son comté (p. 272) ; Montesinos héritera de la couronne (p. 273).

c. — La troisième romance, qui dit Ya se sale Guiomar, porte le n° 178 du Recueil de MM. Wolf et Hofmann. Elle y est donnée, p. 290, sous ce titre : Romance de Guiomar y del emperador Carlos : que trata de cómo libró al rey Jafar su padre y á sus reinos del emperador : y de cómo se tornó cristiana y casó con Montesinos.

Analyse. Désespoir du roi Jafar, père de Guiomar, qui a reçu de Charlemagne une missive lui offrant la paix, mais à condition d’abandonner son royaume. Guiomar console son père et lui promet de le tirer d’embarras (p. 290-4). Guiomar, suivie de cent de ses femmes et revêtue de ses plus riches atours, se rend au camp de Charlemagne (p. 294-8). C’est vers le milieu du jour : l’empereur, entouré de ses douze pairs, se lève de table. Prévenu de l’arrivée de Guiomar, il lui donne audience et la fait asseoir auprès de lui (p. 298-301). Paraît Montesinos, neveu de l’empereur. À sa vue, Guiomar demande la permission de lui parler. Trouble de Montesinos en la voyant. L’empereur fait donner des siéges. On parle de la beauté de Guiomar : « Jamais, » dit Charles, « je ne vis aussi belle dame dans toute la chrétienté. Je veux lui accorder une faveur : j’avais donné trente jours à son père pour le décider à me rendre son royaume ; je lui accorde quatre mois. » Guiomar tombe à ses pieds en lui disant que tous les royaumes de son père lui appartiennent (p. 301-3). L’empereur étonné refuse, et supplie Guiomar de se faire chrétienne et d’épouser Montesinos. Guiomar hésite un instant, mais, touchée de la grâce divine, elle accepte à condition que son vieux père n’en saura rien. Elle est baptisée, mariée avec Montesinos, et retourne près de son père (p. 303-5).

De ces romances, la première ne se rapporte qu’aux aventures d’Élie : on y voit que le poëte espagnol a voulu, comme Andrea dans la version italienne, dire les causes qui ont amené les malheurs et l’exil du père d’Aiol. Nous retrouvons au contraire dans la seconde une imitation de l’Aiol français, autant toutefois qu’un poëme peut être imité par une romance. Ajoutons que la substitution de Paris à Orléans ou à Poitiers, qui existe aussi dans l’italien, et certains autres faits, comme le développement donné aux infortunes d’Élie, nous engagent à croire que les romances espagnoles ont peut-être pour source commune avec la version italienne cette version en prose française du xive siècle, dont nous avons déjà supposé l’existence. Remarquons aussi en passant que dans l’espagnol, comme dans le poëme français, comme aussi dans l’Ajolfo del Barbicone[54], le nom du héros est dû à une particularité de sa naissance[55]. Le poëme d’Aiol n’est du reste pas le seul qu’ait imité le poëte espagnol, et l’incident de l’échiquier, qui se retrouve dans plusieurs chansons françaises, est un lieu commun de la littérature du moyen-âge[56]. Quant à la troisième romance, bien qu’elle n’ait que très-indirectement rapport avec l’Aiol français, nous en avons donné néanmoins une courte analyse, parce qu’elle nous a paru intéressante à deux points de vue, d’abord en mettant en scène Guiomar, la Sarrasine, qui est bien certainement une copie de Mirabel ; ensuite en nous apprenant que Montesinos est le neveu de Charlemagne, parenté qu’Aiol possède vis-à-vis de Louis le Pieux.

M. de Puymaigre cite[57], parmi les héros des anciennes romances espagnoles n’appartenant pas à nos chansons de geste, Grimaltos et Montesinos ; il ajoute plus loin : « Dans quelques chants espagnols, un certain don Tomillas est une copie évidente de Gannelon, et Montesinos offre plusieurs traits de ressemblance avec Roland ou Renaud. Les circonstances qui accompagnent la naissance de Montesinos sont une imitation de ce que nos romans disent de l’enfance de Roland. » Si M. de Puymaigre eût connu l’Aiol il eût sans doute été du même avis que M. G. Paris qui, le premier, dans son Histoire poétique de Charlemagne (p. 212-3), a reconnu l’identité d’Aiol et de Montesinos, d’Élie et de Grimaltos. Ajoutons que bien que les circonstances qui accompagnent la naissance de Montesinos ressemblent à ce que disent certains romans de l’enfance de Rolant, elles n’en sont pas moins une copie de ce que dit notre poëme français de l’enfance d’Aiol ; quant à don Tomillas, nom du traître espagnol, qu’on l’appelle en français Makaire ou Ganelon, son type reste le même.

Toutes courtes qu’elles sont, ces romances espagnoles ont une valeur littéraire réelle ; le mouvement en est vif, le tour heureux, l’allure facile ; dans leur brièveté elles l’emportent de beaucoup sur la longue et fastidieuse compilation italienne que nous avons eu l’occasion d’étudier plus haut.


Nous voici arrivés à la fin de cette étude où nous avons vu notre chanson, poëme français primitif en vers de dix syllabes, être remaniée d’abord au xiiie siècle en vers de douze syllabes, puis imitée, directement par les Néerlandais, et indirectement, sans doute d’après une version en prose du xive siècle, par les Italiens et les Espagnols. L’Aiol mérite-t-il cet honneur et justifie-t-il la célébrité qu’il a eue en France et à l’étranger ? Sans vouloir le comparer aux chefs-d’œuvre de la littérature du moyen-âge, à Rolant, à Aliscamps, à Girart de Roussillon, nous pouvons répondre que oui. Le sentiment religieux et guerrier qui l’anime, ses nombreux récits de combats, les malheurs d’Élie, la courageuse persévérance du héros, tout cela devait intéresser et passionner les auditeurs. Mais à le considérer au point de vue de la valeur littéraire, notre poëme manque d’unité, comme nous l’avons déjà fait remarquer plus d’une fois ; la première partie est vraiment intéressante pour les mœurs et les habitudes de l’époque ; elle n’est pas du ton ordinaire de la chanson de geste et se rapproche parfois du fableau ; la seconde, au contraire, œuvre du remanieur, est pleine d’interminables aventures de voleurs qui n’ont d’autre but que de retarder le plus longtemps possible le retour d’Aiol et de Mirabel à la cour du roi de France, et n’a guère d’autre intérêt pour nous que les allusions qu’elle fait aux grands événements du commencement du xiiie siècle.

Quant aux caractères des principaux personnages du récit, ils sont bien tracés et ne manquent pas de noblesse. Aiol est un beau type de persévérance et de générosité. La patience avec laquelle il supporte les moqueries des habitants de Poitiers et d’Orléans est admirable, et c’est là une qualité qui n’était pas commune aux chevaliers du xiiie siècle, à en juger d’après les chansons de geste. Quand on lui reprochait la pauvreté de son costume, Renier, le frère de Girart de Vienne, en usait autrement[58]. N’ayant à combattre que pour sa famille, notre héros est moins grand que Rolant qui combattait pour sa patrie ; mais il en a la bravoure et le dévouement, sans en avoir la rudesse. Aimant Mirabel, il attend qu’elle soit chrétienne pour l’épouser ; ayant juré à Makaire de ne point le dénoncer en passant au travers du camp du roi, sous les murs de Lausanne, il reste fidèle à ce serment prêté à son ennemi mortel. Ces deux traits suffisent à peindre le caractère de notre héros ; c’est celui du chevalier du moyen-âge dans toute sa foi et sa loyauté.

Mirabel[59] est aussi une figure agréable et bien dessinée par l’auteur. Son type est fréquent dans les chansons de geste : elle rappelle particulièrement Floripas dans le Fierabras. Mais Mirabel est de beaucoup plus sympathique que la fille de Balant ; son amour pour Aiol n’est pas une passion brutale comme celui de cette dernière pour Gui de Bourgogne ; enfin elle a un beau et noble mouvement quand, refusant par deux fois d’abjurer la religion chrétienne, elle renverse la statue de Mahomet.

Passons sur les deux personnages de Makaire et d’Élie, qui n’offrent rien de très-particulier ; l’un est le type bien connu du traître des chansons de geste, des Alori, des Hardré et autres scélérats ; l’autre, un peu effacé dans le poëme d’Aiol, représente le noble chevalier injustement déchu de la faveur du roi et portant vaillamment son infortune. Le type du roi Louis, tel que nous le trouvons dans notre chanson, est plus intéressant. En effet, dans tous les romans où le fils de Charlemagne est mis en scène (ce sont surtout ceux du cycle de Guillaume au Court Nez), il est représenté comme un monarque faible, sans énergie, tenant plutôt du moine que du soldat. Un seul fait exception, la Reine Sibile, et encore, comme l’a fait remarquer M. G. Paris (Hist. poét., 400), n’est-il pas bien sûr que ce soit à la personne de Louis le Pieux qu’il ait été fait allusion dans ce poëme. Or dans l’Aiol, Louis est peint au contraire sous des couleurs très-favorables : il est juste, actif, courageux. Ce n’est plus ce Louis que nous montre le Couronnement Loeys, laissant tomber la couronne impériale que lui remet son père ; c’est un roi chevalier et guerroyant. Nous croyons qu’il y a là un fait remarquable qui donne à notre chanson un mérite tout particulier.

De même que pour les types des personnages, notre chanson offre, pour le récit, de véritables qualités. À côté de passages longs et diffus, on rencontre de fort belles scènes, des tableaux bien présentés et nombre de vers vigoureusement frappés. Elle n’a cependant pas toujours été appréciée à sa juste valeur par la critique moderne. Amaury Duval, dans le tome XVIII de l’Histoire littéraire, se demande si l’Académie des Inscriptions consacrera des notices à des poëmes tels qu’Aiol, et dans une discussion avec Fauriel, M. P. Paris n’est pas fort tendre pour notre chanson ; Fauriel au contraire paraît avoir eu une véritable prédilection pour notre Aiol, dans lequel il voyait un poëme provençal primitif, et l’a cité mainte fois dans son Histoire de la poésie provençale. Quant à nous, nous ne pouvons mieux finir qu’en répétant avec M. Léon Gautier que ce poëme est un « beau » poëme, qui peut tenir une place des plus honorables parmi les monuments de la littérature du moyen-âge.


Il nous reste quelques mots à dire de la façon dont nous avons conçu cette édition. Nous avons reproduit notre manuscrit sans tenir compte des contradictions d’orthographe qu’il peut contenir ; nulle part nous n’avons essayé de rétablir la langue du poëme, et les formes picardes, dues au remanieur, se rencontrent dans la partie en vers de dix syllabes à côté des formes ordinaires. Ce n’est que dans les cas, relativement assez rares[60], où le ms. est véritablement fautif, que nous avons fait des corrections[61], et nous avons alors reproduit en note la leçon que nous avons rejetée ; les lacunes que nous avons reconnues ont été notées ; les miniatures du texte indiquées ; et un Glossaire que nous avons essayé de rendre le plus complet possible a été ajouté au poëme, suivi d’un Index de noms de personnes et de lieux, qui sera, nous l’espérons, de quelque utilité à l’onomastique de l’épopée française. Notre tâche, du reste, nous a été rendue facile par l’obligeance bien connue de notre maître et ami, M. G. Paris, qui a revu les épreuves de cette édition et nous a prodigué les conseils bienveillants de son érudition et de sa critique si fermes et si sûres.


Paris, novembre 1877.


  1. L’édition que M. W. Fœrster a commencée en Allemagne, quand la nôtre était déjà sous presse, n’est pas achevée ; au moment où nous donnons le bon à tirer de cette première feuille (novembre 1877), le texte seul est imprimé ; les notes, le glossaire et l’introduction, promis depuis longtemps, sont encore attendus. Voy., au sujet de la polémique à laquelle a donné lieu cette édition d’Aiol, la Romania, V, 127-8, 413-6, 504, et VI, 309.
  2. M. P. Paris (Hist. litt., XXII, 275) dit à ce propos : « Ce mot aiol, que nous n’avons rencontré dans aucun autre texte, semble synonyme d’anguis, anguilla, aussi bien que du nom propre Aigulphus. » Le mot aieil, nom de l’animal inconnu cité par le poëte, semble plutôt dériver d’aviculus, mais ce n’est certainement que par suite de la ressemblance d’aieil et d’Aiol que la fable de l’origine du nom d’Aiol a été imaginée.
  3. Une excellente analyse d’Aiol (principalement pour la première partie) a été faite par M. P. Paris dans l’Histoire littéraire (XXII, 274 ss.) ; à cette analyse il en faut joindre une autre d’A. Jubinal (Œuvres de Rutebeuf, éd. 1875, III, 102-13). Fauriel dans son Histoire de la poésie provençale (II, 265, 273-5, 283 et 296-9) a donné aussi des extraits et une analyse de la chanson.
  4. Les chiffres de ce tableau correspondent à la numérotation des laisses dans notre édition ; les chiffres en italique se rapportent aux vers de 12 syllabes, les chiffres ordinaires aux vers de 10 syllabes.
  5. Les assonances en an et en, comme celles en an.e et en.e, sont absolument confondues.
  6. Nous n’avons pas trouvé une seule assonance en è, non plus qu’en é.e, provenant d’un i latin en position latine ou romane ; cf. à ce sujet Romania, IV, 499.
  7. Origines de l’épopée chevaleresque (Revue des Deux-Mondes, VII, 566-8) ; cf. aussi l’Histoire de la poésie provençale, II, 292 ss.
  8. Publié par Méon, Fabl. et cont., IV, 217-33.
  9. Nous rappelons ici que dans notre tableau des assonances (p. x-xij) nous n’avons mis en italique que les chiffres des laisses en vers de 12 syllabes.
  10. Nous retrouvons ce mélange de rhythmes dans le poëme de l’Entrée en Espagne, qui contient même certaines laisses où les vers de 10 et de 12 syllabes sont confondus.
  11. Hist. de la poésie prov., III, 454.
  12. Voir notre chapitre suivant.
  13. Nous trouvons à l’extrême fin d’Aiol la mention de St-Gille ; c’est ici encore un artifice du remanieur des deux chansons.
  14. Ce poëme, le même que celui de Julien de St-Gille cité plus haut comme faisant partie du ms. 25516, sera publié prochainement par la Société des Anciens textes.
  15. Beitrœge zur vergleichenden Geschichte... 1876, p. 131.
  16. Nous devons cette indication à M, A. Longnon.
  17. Voy. l’Art de vérifier les dates, in-8o, XIII, 97-101.
  18. Cf. Kœlbing, loc. cit., p. 131.
  19. Adrevald, moine de Fleuri, composa plusieurs ouvrages restés célèbres au moyen-âge. Il vécut de 820 à 878 ; telles sont du moins les dates extrêmes de sa vie qui sont fixées par l’auteur de la notice de l’Histoire littéraire, V, 515-7.
  20. Il est bien probable que pour composer son histoire, Adrevald s’est servi de la première vie ; c’est du moins ce qui paraît résulter et de la forme même des deux vies, et surtout de ces mots « cujus etiam passio apud nos habetur », qui dans la bouche d’Adrevald sont une allusion à un ouvrage antérieur qui n’est autre que cette vie de S. Aioul sans auteur connu.
  21. Nous savons que l’action du poëme primitif se passe dans le centre de la France ; d’autre part S. Aioul est né à Blois : c’est sans doute ce rapprochement qui a conduit le remanieur à identifier Aiol et S. Aioul. M. H. Suchier tout dernièrement (Jenaer Literaturzeitung, 1877, 44) semble admettre comme vraie cette identification.
  22. Cette translation du corps de S. Benoît a été fort contestée et a donné lieu à des controverses souvent intéressées, surtout entre Français et Italiens. Est-ce le corps tout entier ou seulement une partie qu’on a enlevé ? L’âge de S. Aioul permet-il de supposer qu’on ait pu le charger d’une mission aussi grave ? Par suite, est-ce bien à lui qu’il faut attribuer cette translation, si tant est qu’elle ait eu lieu ? Telles sont les questions qui se sont élevées à ce propos. Elles ne sont pour nous que d’un médiocre intérêt. L’exposé en est donné dans les Acta (Sept., I, 733-6).
  23. Deux autres ouvrages dans les Acta traitent des reliques de S. Aioul et des miracles qu’elles ont opérés, ce sont : 1° Inventio reliquiarum S. Aigulphi, auctore anonymo, ex antiquis membranis Herovalii ; 2° Miracula, auctore anonymo, ex codice ms. D. Herovalii. Ajoutons qu’on trouve aussi des renseignements sur S. Aioul dans le Martyrologe parisien et dans le Martyrologe romain qui s’exprime ainsi : « Eodem die, natalis sanctorum martyrum Aigulphi, abbatis Lerinensis, et sociorum Monachorum qui, præcisis linguis oculisque effossis, gladio obtruncati sunt. » Le Martyrologe parisien nous dit : « ..... in Amatuna insula prope Sardiniam S. Aigulphi, abbatis Lerinensis, qui ob zelum disciplinæ regularis e monasterio ereptus, præcisa lingua et effossis oculis trucidatus est, cujus reliquiæ Provini in Bria in S. Medardi ecclesia, cui et nomen dedit, asservantur. » (Voy. AA. SS. Sept., I, 743 E.)
  24. Le remanieur reproduit cette formule au v. 68, en parlant de l’origine du nom d’Aiol :

    L’apela il Aioul : ce trovons en escrit.

    Il ne peut être ici question d’une vie de saint, puisque les Acta ne font aucune mention de ce fait à propos de S. Aioul.

  25. Paris, Bibl. nat., Mss. fr. 25516, fol. 95 v°.
  26. Origines de l’épopée chevaleresque (Revue des Deux-Mondes, VII, 571).
  27. Voy. G. Paris, Hist. poét. de Charl., 76.
  28. Voici le texte d’Alberic de Trois-Fontaines : « Garinus de Montglane versus Tolosam quatuor habuit filios, exercitio militari nominatissimos : Arnaldum de Bellanda, que fuit in Lombardia, Gerardum de Viena, Renerum Gebennensem et Milonem de Apulia. Gerardus de Viena filios habuit Savericum et Bovonem, quorum fuit vel frater vel nepos ille Gerardus qui inscribitur de Novo Vico. De Renero Oliverus et Alda nati sunt ; de Milone Symon de Apulia et quedam soror illius. Nemericus vero Arnaldi filius 7 filios habuit : Bernardum patrem Bertranni, Bovonem de Commarceio, cujus fuerunt tres filii : Guido, Guielinus et Gerardus, Guillelmum Arausicensem, Arnaldum Aureliacensem et Garinum de Anseona, Aimerum captivum, patrem Rogonis Venetiani, et Guibelinum. Horum fuerunt sorores uxor imperatoris Ludovici Ermengardis, mater Viviani martiris, qui sororem habuit matrem Fulconis, mater Richardi Normanni, mater Helie de Provincia. Uxor vero Guillelmi domna Giuburgis fratres habuit, quorum fuit unus Renuardus vir nominatissimus. De horum omnium cognatione dicitur fuisse archiepiscopus Remensis Turpinus, filius scilicet Gerardi de Frado. De una sorore Guillelmi Julianus de Provincia genuit Heliam et sororem ejus Olivam. Qui Helias multa contra Sarracenos gessit tempore Machabrei et de sorore Ludovici genuit Adulphum Aiol, de quo canitur a multis.
    (Pertz, Monum. German., XXIII, 716.)

    M. G. Paris (Hist. poét., 469) a dressé avec une clarté et une précision parfaites un tableau généalogique de cette nombreuse geste de Monglane.

  29. Œuvres de Rutebeuf, publ. par Ach. Jubinal, éd. 1874, I, 119.
  30. Ce Jeu parti qui se trouve dans le ms. fr. 1109 (fol. 121 vo) de la Bibl. nat. de Paris n’a pas été compris, non plus qu’une autre pièce du même genre, dans les Œuvres complètes d’Adam de la Halle, publiées par Coussemaker ; voy. Romania, VI, 590-3.
  31. Cette étude a été publiée à part (Bruxelles, s. d.) ; nous renvoyons à ce tirage qui a l’avantage de donner un errata et quelques notes supplémentaires.
  32. Ce fragment a été découvert à Munster et publié par le docteur Ferd. Deycks, réuni à des fragments d’anciennes poésies bas-allemandes, sous le titre de Carminum epicorum germanicorum nederlandicorum sæculi xiii et xiiii.... fragmenta, Munster, 1859, in-4o.
  33. Cette évaluation est fort vraisemblable, car le passage du poëme français correspondant à cette lacune comprend 182 vers, et le texte néerlandais a généralement un nombre de vers double de celui du poëme français.
  34. Nous ferons remarquer que dans ce texte, que nous empruntons à la brochure de M. Bormans, les lettres italiques ont été ajoutées par l’éditeur ; de plus, les u surmontés de o (= fl. oe, all. u, fr. ou) n’ont pu être notés que par u.

    (ro).....ichte sal verclagen.
    Bet sporen slugen du algader
    Die viere cnapen end die vader.
    Si quamen nieder in dat dal.
    Die vader ind die kinder al,
    Under die morderene geslagen,
    Wat si die ors mochten gedragen.
    Gelijc hi stac dien sinen doet.
    Noch sagens Aiol in dier noet.
    Geraimes riet an em tehant,
    Die sine hande du unbant.
    Du wart Aiol, du hijt gesach,
    Noch blider dan men secgen mach.
    Die anderen si du geviengen
    Bet haesten, dat si nien ontgiengen.
    Te gader bundens em die hande :
    Dat vas un laster ende scande.

    Dar bi dar stut ein casteel alde
    Besiden, buten an dien walde.
    Dat hus dat was verwustet sere.
    Da was ein ridder wilen here,
    Ein edel man, dien oec die tzagen
    Dar hadden wilen doet geslagen.
    Van deme hus si ave namen
    Die sparen die un bequamen.
    Einen bomtac si du bunden
    Enboven, so si beste cunden.
    Aiol..........
    (vo)Dat si die oude mordenere
    Bestaen ne sulen niewet mere.
    Die burchgreve tehant begunde
    Te spreken, als hi wale cunde :
    « Vernemet, edele iunchere,
    Ic bin dur u gemudet sere.
    Ic sal u vragen eine tale,
    Die secget mi, so dudi wale ;
    Dat u Got mute benedien,
    Waer af bekennedi Helyen ?
    Nu secget uppe u eer de daet,
    Of gi dien hertoch iet bestaet ?
    Dar vraech ic u die waerheit af. »
    Aiol em antworde du gaf :
    « Des suldi, here, mi verdragen.
    Ine sal nieman dar af gesagen,
    Wat mi dat scadet ochte vrume,
    Er ic tUrliens wieder cume,
    Dar ic dien coninge vercunde
    Die bodescap bet minen munde.
    So wil ic u vorwaer geloven
    In Got die wunet hijr enboven,
    Minnedi dien hertoge iet,
    Sone mugedimi haten niet. »
    Geraimes sprac : « So mit dat leven !
    Ine sal u nimmer meer begeven,
    Eer wi tUrliens sijn gecomen. »

  35. Ce fragment est donné par M. Bormans, p. 93 ss.
  36. Nous sommes informés que M. Bormans a depuis peu découvert de nouveaux fragments d’Aiol, ayant rapport cette fois à la première partie du poëme, au passage d’Aiol à Orléans, au milieu des quolibets de la populace. Ces fragments, au nombre de 30 environ, n’ont pas encore été publiés.
  37. Quant à la question de savoir dans quel intérêt le compilateur néerlandais a fait son poëme, s’il lui a été commandé par quelque noble du pays de Loz, de Bergh, de Juliers ou de Clèves, afin d’augmenter sa gloire généalogique, elle a peu d’importance pour nous.
  38. 2 vol. faisant partie de la Collezione di opere inedite o rare dei primi tre secoli della lingua pubblicata per cura della R. commissione pe’ testi di lingua nelle provincie dell’ Emilia. — Le titre donné par les anciens mss. était celui d’Elia duca d’Orlino e di Ajolfo del Barbicone, et à la suite venaient les noms de tous les personnages principaux du roman. M. del Prete l’a remplacé par celui que nous donnons.
  39. L’italien a ajouté le nom de Mayence à celui de Lausanne pour rattacher Makaire à la grande famille des traîtres italiens (cf. G. Paris, Romania II, 362).
  40. « E perchè Ajolfo non fosse conosciuto, gli avea fatto di pelli di montone una sopravesta all’ armi : le quali pelli avieno lunga la lana più d’una spanna : e pareva una fiera salvatica. E questo vestimento non avea maniche ; e perchè e’velli erano lunghi, che pareano barbe di becchi, fue chiamato questo vestimento el barbicone ; e però fue sempre chiamato Ajolfo del Barbicone » (Storia di Ajolfo del Barbicone, I, 6).
  41. M. del Prete considère (Préf., x), et c’est aussi notre avis, cette dernière partie de la chanson italienne (celle du moins qui regarde les petits-fils d’Aiol et les fils de Bosolino) comme une addition postérieure.
  42. Cette remarque a été faite par M. G. Paris (Hist. poét. de Charl., 167) à propos de la chanson de Berte.
  43. L’attribution des six livres des Reali à Andrea est une découverte faite par M. Pio Rajna dans son beau livre des Ricerche intorno ai Reali di Francia (Bologne, 1872).
  44. À propos d’un de ces passages, celui où Lusiane fait à Aiol un aveu trop franc de son amour, M. del Prete dit : « Or questo squarcio, che non posso dispensarmi di chiamare licenzioso, manca parimente nella compilazione italiana » (Préf., xix). Que M. del Prete, qui a l’air de faire un reproche à notre poëme, relise seulement quelques passages de la compilation italienne, entre autres certain épisode qui se passe dans une abbaye (I, 12-3), et il verra que le même reproche, bien plus justement encore, pourrait être fait à l’Ajolfo italien.
  45. Ne sachant quel nom donner à Lionida, le roi de France, frappé de sa beauté, s’écrie (en français, dans le texte italien) : « Par Nostre Dame, par Nostre Dame, par Nostre Dame de Paris, je non vi oncques mais plus mirable dame. » Alors « per questa parola le fu posto nome Mirabildam, e cosi si mutò el nome di Lionida in Mirabildam ; benchè molti la chiamano Mirabella, ma guastano el nome » (Storia di Ajolfo... I, 139-40). Cet amour-propre d’auteur pour un mauvais jeu de mots est vraiment plaisant. Notre poëte français n’avait pas fait de changement de nom (cf. v. 8150).
  46. Il nous semble aussi que M. del Prete a commis une légère inexactitude à propos d’Alberic de Trois-Fontaines. Il dit (Préf., xiii) que ce chroniqueur n’avait qu’une connaissance fort imparfaite d’événements passés depuis longtemps à l’époque où il écrivait, au xiie siècle ; ce fait n’est pas exact, car Alberic écrivait au xiiie, et non au xiie siècle.
  47. Bibl. Grenville, n° 10943 (Bibliotheca Grenvilliana, 1842, I, 17).
  48. Melzi et Brunet citent une édition de Venise, 1516, que nous n’avons pu retrouver en France. — L’édition du Musée britannique est celle de Gotardo da Ponte, Milan, 1519.
  49. Sans vouloir régulariser le texte italien de ces sommaires, nous avons cependant corrigé quelques fautes d’impression dues à l’éditeur du xvie siècle.
  50. Cette romance commence ainsi :

    Muchas veces oi decir
    Y á los antiguos contar,
    Que ninguno por riqueza
    No se debe de ensalzar,
    Ni por pobreza que tenga
    Se debe menospreciar.
    Miren bien, tomando ejemplo,
    Do buenos suelen mirar,
    Cómo el conde, á quien Grimaltos
    En Francia suelen llamar,
    Llegó en las cortes del rey
    Pequeño y de poca edad
    (Prim. y flor, II, 251 )

  51. Voici les vers se rapportant à l’éducation du héros :

    Pasando y viviendo dias,
    Todos vida santa hacen ;
    Bien pasaron quince años,
    Que el conde de alli no parte.
    Mucho trabajó el buen conde
    En haberle de enseñar
    A su hijo Montesinos
    Todo el arte militar,
    La vida de caballero
    Cómo lo habia de usar,
    Cómo ha de jugar las armas,
    Y qué honra ha de ganar,
    Cómo vengará el enojo
    Que al padre fuéron á dar.
    Muéstrale en leer y escribir
    Lo que le puede enseñar
    Muéstrale jugar á tablas,
    Y cebar un gavilan.....
    (Prim. y flor, II, 266 ; cf. le texte fr. v. 257 ss.)

  52. Le passage suivant, qui correspond aux v. 886 ss. et 1943 ss. du texte fr., est ici beaucoup abrégé :

    Ya se parte Montesinos
    Para en Paris entrar,
    Y en entrando por las puertas
    Luego quiso preguntar
    Por los palacios del rey
    Que se los quieran mostrar.
    Los que se lo oian decir
    Dél se empiezan á burlar ;
    Viéndolo tan mal vestido
    Piensan que es loco, ó truhan ;
    En fin, muéstranle el palacio,
    Por ver que quiere buscar :
    Sube alto en el palacio,
    Entró en la sala real,
    Halló que comia el rey,
    Don Tomillas á la par.
    Mucha gente está en la sala,
    Por él no quieren mirar......
    (Prim. y flor, II, 269-70.)

  53. La première romance parle seulement de ne pas entrer dans Paris.
  54. Voy. plus haut, p. xl, note 3, et p. l-lj.
  55. Voici les vers de la romance relatifs au nom de Montesinos, que M. G. Paris a déjà cités (Hist. poét., 213) :

    Alli le rogó el conde

    Quiera el niño bautizar.
    — Pláceme, dijo, de grado ;
     ; Mas cómo le llamarán ?
    — Como quisiéredes, padre,
    El nombre le podréis dar.
    — Pues nació en ásperos montes
    Montesinos le dirán.
    (Prim. y flor, II, 266.)

  56. Cf. la mort de Baudouinet dans Ogier le Danois et celle de Bertholai dans Renaut de Montauban.
  57. Dans son ouvrage sur Les vieux auteurs castillans, II, 303. — Le même auteur a donné dans le même ouvrage (II, 303-5) une analyse très-succincte des trois romances espagnoles que nous venons de parcourir.
  58. Voy. Girart de Viane, éd. Tarbé, p. 14-15. — Nous retrouvons dans Girart de Viane (éd. Tarbé, p. 17-8) quelques vers ressemblant aux vers 1582-5 d’Aiol :

    Le cuers n’est mie ne ou vair ne ou gris ;
    Ens est ou ventre la ou Deus l’a assis.
    Tels est or riches qui de cuer est faillis :
    Et tels est povres qui est fiers et hardis.

    Il ne faut voir dans ce rapprochement qu’un lieu commun qui pourrait se rencontrer ailleurs.

  59. Le nom de Mirabel semble avoir été commun aux deux sexes au moyen-âge. Alberic de Trois-Fontaines (Pertz, Mon. Germ., XXIII, 894) parle d’un chef de Sarrasins en Sicile qui portait ce nom. Philippe Mousket donne à ce même chef le nom de Mirabeau (éd. Reiffenberg, v. 23339).
  60. Nous avons parfois respecté certaines fautes contre la déclinaison, qui sont imputables volontairement au remanieur.
  61. Les crochets [] indiquent les lettres ou les mots qu’il faut suppléer, les parenthèses ( ) ce qu’il faut retrancher.