Alfred de Musset devant la jeunesse

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CONFÉRENCES DE LA RUE DE LA PAIX


ENTRETIEN DU SAMEDI 29 FÉVRIER 1864


ALFRED DE MUSSET
DEVANT
LA JEUNESSE


PAR
M. LISSAGARAY


_________..... Ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
_____________(Molière.)




PARIS
COURNOL, LIBRAIRE
20, RUE DE SEINE


1864




À


M. AUGUSTE VACQUERIE


Monsieur,


Vous ne croyez pas qu’on puisse s’égarer en défendant avec âme une idée généreuse, et vous m’avez dit : « Je suis avec vous et je serai fier de le constater publiquement ». Permettez-moi de vous dédier cette conférence qui n’a pas la prétention d’être une étude, mais simplement une protestation.

On m’avait dit : vous soulèverez par votre âpreté ; on m’avait dit : vous irriterez les sectaires de la forme ; on m’avait dit : vous serez accusé de vous acharner sur un mort. Et moi, qui crois que les vérités se passent d’euphémismes et repoussent loin d’elles les périphrases heureuses qui font le succès des erreurs ; moi, qui crois que l’amour de la forme aboutit fatalement à l’admiration du fait ; moi, qui crois que les morts relèvent de notre jugement, alors surtout qu’on les ressuscite pour en faire des idoles, je n’ai cherché de récompense que dans l’accomplissement d’un devoir.

Oui, notre devoir est d’être logique, car on ne défend pas autrement la vérité.

Sans la logique, on a des opinions, on n’a pas de croyances. Les opinions tiennent au tempérament et au milieu. Les croyances naissent des principes certains que l’étude seule peut nous révéler. Aussi l’on peut, sans crime et de bonne foi, varier dans ses opinions ; les méchants seuls mentent à leurs croyances : ils sont illogiques, mais volontairement : les indulgents ne sont-ils pas des complices involontaires ?

Or nous devons croire, et tous ceux qui croient, proclament que, dans ces temps de lutte et de rénovation, il n’y a pas d’homme en dehors du citoyen. Quiconque, dans la mesure de son être, de ses facultés, de ses aptitudes, n’apporte pas à la cité son contingent, ne sera pas compté parmi les citoyens. Ce qu’on disait autrefois de la France peut se dire aujourd’hui du monde entier : tout homme est un soldat. Que ceux dont le souffle puissant peut emplir un clairon nous mènent à la mêlée. Quel soldat s’arrêtera donc pour admirer le joueur de flûte pendant que la fusillade tonne et que ses compagnons d’armes montent à l’assaut ?

Et nous proclamerions pas cette vérité du siècle ! Eh ! c’est la seule preuve de vie qu’il nous soit permis de donner ! Resterons-nous les gardiens muets des idées de devoir, de morale, de solidarité, de foi, dans cette avenir qui nous attend ? Je le sais, se taire est plus commode, mais il y aurait moins de palinodies, si l’on se compromettait davantage et de meilleure heure en affirmant sa foi ; mais il y aurait moins de faux braves si les épreuves d’initiation étaient plus douloureuses.

Arrière ces craintes ; elles n’appartiennent pas aux Jeunes qui ont de véritables croyances. Quel que soit l’accueil qu’on leur réserve, ils ne connaîtront jamais le découragement. Vaillants, car nous avons le devoir pour principe, pour guide, l’exemple de nos maîtres, pour récompense, notre conscience et leur appui. Merci, monsieur et maître, je le savais.






ALFRED DE MUSSET


DEVANT


LA JEUNESSE




Messieurs,


On pourrait dire de l’homme dont je viens vous entretenir aujourd’hui qu’il n’a eu parmi ceux qui croient au devoir et à la morale que des admirateurs superficiels et que ses ennemis ont été les seuls à bien l’étudier, par conséquent à bien le connaître. C’est le contraire, je le crois, de toutes les individualités puissantes qui ne conquièrent des convictions que par une étude approfondie. Il est peut-être le seul de tous nos poëtes français qui puisse séduire au point d’inspirer de l’indulgence à ceux-là mêmes qui le condamnent. J’ai pour but de démontrer que cette indulgence n’est pas logique. J’en ai encore un autre, et si je ne l’atteins pas, je ne pourrai même comme excuse arguer de mon insuffisance. Je veux, usant du plus précieux des avantages de cette chaire, faire ici une protestation. Sur une tombe de Montmartre on a évoqué l’image de la jeunesse, qui de ses mains de marbre couronne le buste du plus fidèle disciple de M. de Musset. De quel droit y est-elle ? Qui l’a mise ? Est-ce nous ? Non, tu n’es pas la jeunesse, toi qui ne scelles que le néant ; non, tu n’es pas la jeunesse, toi qui ne peux contenir que des fleurs dans ta main, et si nous étions en peine d’un symbole c’est à cette image voisine, enveloppée d’un suaire de bronze, crispant dans sa main la plume et l’épée que nous irions à genoux demander de nous faire l’honneur de nous représenter. Austère et grave et non pas souriante, austère et grave, le front plissé par des rides précoces, car nous n’avons plus le temps d’être jeunes. Soyons vieux à vingt-cinq ans, si nous ne voulons pas être serfs à trente.

Nous ne laissons le droit de nous représenter ou de prétendre être nos interprètes qu’à ceux qui fait plus de bien que nous, qu’à ceux qui ont idéalisé nos meilleurs instincts, qu’à ceux qui ont le plus énergiquement revendiqué leur droit, qu’à ceux qui ont le plus constamment rempli leurs devoirs, qu’à ceux enfin qui sont morts à la peine la main sur leurs instruments de travail : Mais nous renions et nous considérons comme des imposteurs ceux qui ont sali une à une les fleurs de la couronne de nos jeunes années, qui n’ont eu pour muse que la débauche, pour croyance que la négation dédaigneuse, pour but que le néant dans lequel ils sont tombés. Que ceux-là aillent se faire juger par leurs pairs… Non, je le répète, vous ne les connaissez pas, vous, disciples du devoir et de la morale qui couvrez de votre indulgence les lambeaux de pourpre qui cachent leur bassesse ; non, et si les idées auxquelles vous avez soumis votre vie ne sont pas pour vous de vains mots, vous repousserez de toutes vos forces cet affreux paradoxe que le vice est haïssable et qu’il peut cependant par ses artifices parvenir à se faire excuser.

J’ai souvent entendu dire après de violentes critiques des œuvres de M. de Musset ; bien que j’aime Musset je reconnais que vous avez raison. Vous aimez Musset ? mais comment le pouvez-vous admettant la justesse de ces critiques ? Est-ce sa morale que vous aimez ? Non. Son scepticisme, ou plutôt son nihilisme, car le scepticisme est le doute des chercheurs, le nihilisme le trou dans lequel vient s’endormir l’ignorance et la paresse ? Pas davantage. Sa puissance de conception ? Elle est médiocre. Quoi donc ? La forme.

Ah ! J’admets que depuis Bridoison, l’argument a du succès. Mais je suis certain qu’il ne vous suffira pas longtemps. Il se réduit à dire, si j’ai bien compris votre pensée, que M. de Musset est un poëte ? Justement.

Je ne continuerai pas, messieurs, un dialogue trop facile ; mais nous voici arrivé tout naturellement à cette énormité que le poëte est celui qui sait revêtir sa pensée d’une forme élégante. À ce compte Victor Hugo sera poëte au même titre que M. de Musset, ou il faudra que nous disions que l’un est un bon et l’autre un mauvais poëte. Auquel des deux décernerons-nous l’épithète ? Ah ! messieurs, mettons-nous vite d’accord.

Le poëte est celui qui fait. Il représente toujours et nécessairement un sentiment, une situation morale quelconque, et si ce sentiment, cette situation existe réellement dans la nature humaine il a fait œuvre de poëte. Essayé de déplacer Virgile, Dante, Pétarque. Ils ont chanté leur époque sur une lyre d’or. Ils sont le centre de leur épopée. En eux s’incarne la figure de leur siècle. Ils seraient un anachronisme ailleurs. Déplacer Pétrone. M. de Musset, rétrogradez de seize siècles, vous êtes contemporain de la débauche, de la vanité et de l’ignorance. Vous ne serez même pas le premier parmi vos pairs. Mais de votre temps de rénovation et de la lutte, qu’avez vous représenté ? J’entends parler de Byron et de Göthe. Nous y reviendrons. Mais pour le moment permettez-moi de vous dire que vous vous êtes vanté en disant que vous buviez toujours dans votre verre.

N’ayant rien représenter de votre époque, à ce seul titre déjà vous n’êtes pas poëte. Le serez-vous au plus saint de tous les titres, celui qui depuis un siècle a sacré le poëte pontife de la morale humaine, de la charité, du droit, du devoir, l’apôtre des jeunes générations qui doivent apprendre tout ce qui fait l’homme et tout ce qui rend libre, qui chante les vaincus, qui déchaîne les furies sur les coupables triomphants, qui console les faibles, qui jette l’opprobre au front des lâches ? — Est-ce vous qui avez fait cela ? — qui s’acharne après la misère, après l’ignorance, après le déshonneur. Est-ce vous qui avez fait cela ? — qui rend gloire aux pères et les explique aux enfants ? — Est-ce vous qui avez fait cela, Don Paez, Don Cassius, Frank, Rolla ? — Mais c’est ton image, ô pâle spectre, ta propre image, la seule image que tu as mille fois reproduite. Non, tu n’as pas été un moment, un atome de ton siècle :

Je n’ai jamais chanté ni la paix ni la guerre.
Si mon siècle se trompe, il n’importe guère.
Tant mieux s’il a raison, et tans pis s’il a tort,
Pourvu qu’on dorme en paix au milieu du tapage,
_____C’est tous ce qu’il me faut.

Göthe disait à Eckermann « on ne mérite pas le nom de poëte quand on ne sait exprimer que ses quelques sentiments personnels. » Toute l’œuvre de Musset n’est que la mise en scène d’Octave. il veut se venger de sa première maîtresse, Don Paez, Étur. Il veut mourir dans son dernier embrassement et se tuer :

Juana, murmura-t-il, tu l’as voulu…

Desgenais lui offre une consolation :

_________Eh ! voulez-vous avoir
La Camargo, l’ami ?
_________Tête et ventre, ce soir,
Ce soir même…

ll appelle à son aide le jeu, Portia, Dalti. La débauche la plus vile, celle qui se dégrade par l’expression :

Allons, Julie, il faut t’attendre, etc.

Enfin les larmes du priapisme, celles que la moindre émotion arrache aux yeux un lendemain d’orgie, « Le soir je poussais le verrou… Je pleurais » — (stances à l’église). — Pousserais-je plus loin la comparaison ? Les rapprochements seraient faciles. Voyez déjà si celui-là sera le poète de Göthe ? Pour moi cette définition me semble la seule vraie, la seule en harmonie avec la signification du mot. Il se confondait dans l’antiquité avec le nom de prophète. A combien donnerez vous cette appellation sacrée, en France où la forme littéraire n’est pas rare, et le premier Piron venu prétendra-t-il mériter ce titre en prétextant de sa bonne harmonie avec le rhythme et la grammaire ?

La question ainsi posée, j’avoue que je ne sais guère quel intérêt on peut retirer de l’analyse des œuvres de ceux qui n’ont rien appris, rien enseigné. Les études de cette nature sont peut-être curieuses au point de vue de l’archéologie littéraire pour les érudits qui ne veulent rien ignorer. Comme elles ne sont pas un signe particulier des temps, elles n’ont pas une valeur historique. Alors même qu’elles seraient un tour de force dans leur genre, bien que je proteste avec notre maître Quinet, « qu’il n’y a rien à faire avec le petit, » elles seraient indignes de notre attention, si cette étrange séduction dont j’ai parlé au commencement de cet entretien n’obscurcissait encore pour beaucoup de ceux qui reconnaissent la morale et le devoir, et c’est à ceux-là seuls que je m’adresse, la logique de leurs appréciations. Je veux démontrer que M. de Musset a créé un être de convention entièrement en dehors de notre époque ou des époques précédentes, qui n’a jamais existé, qui jamais n’existera et qu’il n’est arrivé qu’à se reproduire lui-même, et vingt fois et toujours dans ce personnage voué au satyrisme, qui après avoir commencé une vie sans but et sans principe, trouvant plus facile de proclamer le nihilisme que la nécessité et le devoir de la lutte vient s’abîmer sur le tard dans l’abêtissement d’une foi aveugle.

Je ne veux pas analyser l’œuvre complète de M. de Musset. Il me suffira de citer les passages qui viennent à l’appui de la thèse que je soutiens. Il serait peut-être cependant intéressant de rechercher par quelle suite d’événements il parvint ainsi à atrophier les beaux côtés de son talent. Que la nature aveugle ait égaré sur lui ses faveurs, je suis loin de le contester, pas plus que je ne pourrais méconnaître, quelque informe et hideuse que soit une statue, la blancheur et la pureté du marbre qu’elle anime. Mais qui donc, messieurs, pourra séparer l’idée du monstre de la matière qui l’incarne ? Il y a là peut-être le sujet d’une comparaison douloureuse. Je ne sais pas en vérité ce que l’admiration aura à faire ici.

M. de Musset est pour moi le produit le plus direct et d’ailleurs le plus naturel de cette fatale école du sentiment dont Rousseau fut le fondateur. On dit généralement que Jean-Jacques a formulé le premier d’une manière nette le code de nos droits, et qu’en s’inspirant de la nature il a retrouvé et appliqué les principes sur lesquels repose notre droit naturel. Il serait vraiment plaisant, si ce n’était pas un spectacle fort triste, de voir ainsi sacrifier toute une génération antérieure à Rousseau, au moins par la date de renonciation de ses principes, et qui les avait déduits, non par voie de sentiment, mais par une méthode scientifique. Je veux parler des physiocrates. Et Quesnai et Lemercier de la Rivière, et Turgot et Mably, et le plus grand de tous, car il toucha à tout, Voltaire ? Est-ce qu’il proclame la vérité ? Est-ce qu’il combat les préjugés au nom du sentiment ? lui l’homme de la raison pure, lui qui n’ignorait pas que si cette arme est commode, car elle peut immédiatement soulever les masses, elle n’a jamais vaincu que pour une heure. Remarquons ici, et cette remarque a bien son importance, que si Rousseau a pu exalter les masses, c’est Voltaire seul qui les a convaincues, parce que Voltaire a raisonné leur sentiment ; l’un se bornait à demander l’égalité des conditions ; l’autre, la liberté de la pensée. Il y avait tout là-dedans. L’un nous a appris à obéir à nos sentiments, comme s’ils ne pouvaient pas être faussés et viciés : l’autre nous a courbés sous le joug de la science en nous ordonnant le libre examen. L’influence de Rousseau a fini avec la première période de la révolution. Nous montons aujourd’hui portés par le souffle de Voltaire.

Nous voilà, croyez-vous, bien loin de M. de Musset. Nous y touchons néanmoins. Enlevez à Rousseau cet immense amour de l’humanité, qui donna un but à ses études sur la nature, que restera-t-il de cet homme ? Un génie contemplatif, rêveur ; mais cette contemplation sera sans objet, n’ayant pas l’homme pour fin dernière. Elle deviendra donc un tourment, et d’autant plus âpre et plus douloureux que le sentiment de la nature sera plus vif. Supposez Rousseau débauché, et que dans ses intervalles de lucidité son génie contemplatif se réveille. Ici la douleur de cette contemplation sans objet s’accroît de ses retours sur lui-même, dans lesquels le doute s’ajoute au mépris de lui. Dans le premier cas, vous avez Werther ; vous avez M. de Musset dans le second. Non pas M. de Musset complet, entier ; oh ! non, il y a de tout dans cet homme, et surtout de la vanité, de cette vanité qui est toujours fille de l’ignorance. A un sentiment naturel, vient se joindre un sentiment factice. On a lu Manfred, et sans s’inquiéter de le comprendre, on a cru, pour être original, qu’il suffisaitde l’imiter. Il sera donc, je crois, vrai et facile de résumer M. de Musset dans ces termes.

Sentiment du beau : vanité.

Je vais essayer maintenant, messieurs, de vérifier devant vous l’exactitude de ces termes. Nul homme n’aura été plus complètement percé à jour que M. de Musset. Nous ignorons beaucoup de Rousseau, même après ses Confessions ; dès la première ligne de l’apologie de sa conduite, nous connaissons M. de Musset. Le titre qu’il inscrit en tête de sa confession, Un enfant du siècle, est faux, vaniteux et vantard. Qu’est-ce que c’est que cette prétendue encyclopédie de 300 pages ? C’est donc cet homme sans opinions, sans convictions, sans principes, qui prétend incarner dans lui-même l’esprit de cette époque. (Bruits, protestations.)

Messieurs, j’en suis fâché, mais cette chaire n’a pas été fondée pour glorifier le vice dans les œuvres de M. de Musset. (Applaudissements.)

En vérité, cela fait sourire. Avant de les ouvrir, ces confessions nous étaient connues. Nous avions lu Rolla ; franchement, le relire en prose boursouflée cela en valait-il la peine ? Poursuivons cependant : l’humilité et la franchise peuvent faire beaucoup pardonner.

Après un tableau des guerres de l’empire et des troubles qui ouvrirent ce siècle, dans un style dont le passage suivant pourra vous donner un échantillon :

« Napoléon, despote, fut la dernière lueur de la lampe du despotisme ; il détruisit et parodia les rois, comme Voltaire les livres saints. Et après lui on entendit un grand bruit : c’était la pierre de Sainte-Hélène qui venait de tomber sur l’ancien monde. Aussitôt parut dans le ciel l’astre glacial de la raison, et ses rayons, pareils à ceux de la froide déesse des nuits, versant de la lumière sans chaleur, enveloppèrent le monde d’un suaire livide. »

Voici venir le prétendu symptôme de l’esprit du siècle.

« Un sentiment de malaise inexprimable commença donc à fermenter dans tous les jeunes cœurs. Condamnés au repos par les souverains du monde, livrés aux cuistres de toute espèce, à l’oisiveté et à l’ennui, les jeunes gens voyaient se retirer d’eux les vagues écumantes contre lesquelles ils avaient préparé leurs bras. Tous ces gladiateurs frottés d’huile se sentaient au fond de l’âme une misère insupportable. Les plus riches se firent libertins ; ceux d’une fortune médiocre prirent un état et se résignèrent soit à la robe, soit à l’épée ; les plus pauvres se jetèrent dans l’enthousiasme à froid, dans les grands mots, dans l’affreuse mer de l’action sans but. Comme la faiblesse humaine cherche l’association, et que les hommes sont troupeaux de nature, la politique s’en mêla. »

Ah ! Messieurs, l’affreux rêve, et comme tout cela est raconté avec l’injustice du coupable qui cherche à excuser son crime. (Murmures. Écoutez ! écoutez !) Quand il s’agira de nous défendre, nous le ferons nous-mêmes ; mais puisqu’on insulte, qu’on calomnie ainsi une génération que nous sommes habitués à respecter, à honorer du fond de notre cœur, laissons-lui le soin de répondre elle-même, et apprenons par son exemple à mériter de pouvoir nous rendre à nous-mêmes dans l’avenir le même témoignage qu’elle peut se rendre aujourd’hui.

Voici les paroles d’un de nos maîtres, M. Vacquerie, dans la nouvelle édition , parue avant-hier, des Profils et grimaces.

« On est venu dans un mauvais moment. Tout était mort.

» On n’avait plus « deux petits morceaux de bois noir en croix devant lesquels croiser les mains », et, comme évidemment ceux qui ne croient pas à la divinité de Jésus n’ont pas d’âme, l’âme était morte. Quelques-uns avaient essayé de croire à la liberté, mais ils avaient vu « trois paniers qu’on portait à Clamart : c’étaient trois jeunes gens qui avaient prononcé haut ce mot de liberté » ; alors leur « illusion » était morte. Oui, « l’illusion » de ceux que les martyrs font douter. C’est dans ce cimetière que poussait une génération étiolée et empestée par les miasmes de toute cette putréfaction. Quoi ! c’était un cimetière, cette époque féconde où tout ressuscitait, l’art et la politique, la tribune, le théâtre, l’atelier du peintre ; la chaire du professeur ! Quoi ! c’était une génération mort-née, cette génération qui, en politique, a fait 1830 et 1848, et qui, en art, a été Hugo, Lamartine, George Sand, Lamennais, Balzac, Michelet, Alexandre Dumas, Eugène Delacroix, David et tant d’autres ! C’était une génération impuissante et bonne tout au plus « pour le tripot et pour le lupanar », cette incorrigible race de lutteurs qui est encore debout après quarante ans de guerre non interrompue et qui enseigne aux jeunes la vigueur et la jeunesse ! Parlez pour vous, Octave. Octave donc est mal né, et il a été mal élevé : Werther lui a enseigné le suicide, Faust l’enfer et Manfred le néant. Il n’a pas compris que ces œuvres tourmentées étaient la crise nécessaire et féconde d’un siècle qui se renouvelait et la fièvre de croissance d’une société. Pour qui sait lire, le Göthe de Werther et du premier Faust, qui déclare l’impossibilité de vivre dans le monde tel qu’il est, et qui appelle les puissances inconnues au rajeunissement du vieil homme, est bien autrement réconfortant et salutaire que le Gôthe du Divan et du second Faust, tranquille et indifférent pendant que les peuples se lèvent et dont l’unique idéal est d’évoquer l’antiquité. Quant à Byron, il faut un regard bien superficiel pour voir un professeur de scepticisme et de découragement dans ce défenseur de toutes les libertés et de toutes les indépendances, dans ce penseur militant qui combat de la pensée pour les ouvriers contre les lords, pour les peuples contre les rois, pour l’Espagne contre Napoléon, pour Venise contre l’Autriche, et qui meurt pour la Grèce. Manfred ne nie pas Dieu, il affirme l’homme, et sa foi est telle que ni les menaces des paysans offensés dans leur superstition, ni les supplications de l’abbé qui voudrait rallier à l’église ce vaillant esprit, ni les lâches conseils que donne l’approche de la mort, ne peuvent le faire douter. N’importe, que ce soit ou non Byron et Göthe qui aient fait Octave maladif et chétif, il l’est. Le premier coup de vent, la trahison d’une maîtresse, le renverse, et il roule dans tous les désordres que j’ai racontés. Il devient le débauché, excessif en apparence, timoré de fait, qui s’appelle successivement don Paez, Dalti, Mardoche, Garuci, Frank, Hassan._Il est, à la surface, bruyant, insouciant, insulteur du ciel et de la terre ; au fond, timide et souffrant. C’est après cela qu’il rencontre madame Pierson : il ne l’a donc pas attendue pour souffrir. Elle n’est pas sa maladie ; elle essaye d’être sa guérison. Sous le tendre rayon de cette âme haute, il se redresse et se fortifie, il aspire au bien, à la vérité, à la république, au dévouement, mais ses mauvaises années d’ironie et d’imitation ne veulent pas le lâcher ; la débauche s’attache à Lorenzaccio ; Rolla retourne mourir où il a vécu. Octave est maintenant ce qu’il se disait, amer, injurieux, violent ; il maltraite madame Pierson, il l’opprime, il la torture, il l’outrage de comparaisons cyniques avec ses anciennes maîtresses. Madame Pierson s’obstine à lui pardonner et à l’aimer ; mais quand ce supplice a duré bien longtemps, quand elle est à bout de résignation et de tendresse, elle cesse de l’aimer et elle le quitte. Si c’est là un bourreau, je demande ce que c’est qu’un patient.

» Octave se lalssera-t-il quitter ? Il sait qu’il a détaché de lui sa maîtresse, qu’elle ne l’aime plus, qu’elle en aime un autre. La jalousie remue en lui toute la lie de son passé ; il redevient tout à fait don Paez ; il veut tuer, et se tuer. Qui l’arrêterai C’est ici la crise suprême, et l’extrémité du mal. Pour la dernière fois, la vie et la mort sont en présence. Qui le sauvera ? Ce que rien n’a pu faire, pas même le noble amour de madame Pierson, qui le fera ? Il prend un couteau, et s’approche du lit où dort sa maîtresse, il est résolu, il écarte le drap pour découvrir le cœur ; le drap écarté, il aperçoit… « entre les deux seins blancs un petit crucifix d’ébène ». Alors il lâcbe le couteau, joint les mains et s’agenouille ; sa jalousie, ses années de débauche, la contagion du temps, tout s’efface ; il se dévoue, et part pour laisser à sa maîtresse —la liberté et le bonheur. Il est guéri, et radicalement don Paez est guéri de tuer et Rolla de mourir. La croix de madame Pierson achève ce qu’avait ébauché la croix de Marion.

» La croix, voilà donc le remède au « siècle ». Pour qu’on n’en doute pas, lorsqu’il s’agit de donner un nom à son livre, Octave l’appelle sa « Confession ». Et si çà ne vous suffit pas qu’il aille à confesse, le voici qui communie : dans l’introduction, il appelle l’hostie « le pain de Dieu » et « le symbole éternel de l’amour céleste ». Et c’était bien la peine de nier l’immortalité de l’àme pour croire à l’éternité de l’hostie. »

Voici comment il fut pris de la maladie du siècle :

« J’étais à table, à un grand souper, après une mascarade. Autour de moi mes amis richement costumés, de tous côtés des jeunes gens et des femmes ; tous étaient, étincelants de beauté et de joie. À droite et à gauche, des mets exquis, des flacons, des lustres, des glaces ; au-dessus de ma tête, un orchestre bruyant, et en face de moi ma maîtresse, créature superbe que j’idolâtrais.

» J’avais alors dix-neuf ans, je n’avais éprouvé aucun malheur ni aucune maladie ; j’étais d’un caractère à la fois hautain et ouvert ; avec toutes les espérances et un cœur débordant. Les vapeurs du vin fermentaient dans mes veines ; c’était un de ces moments d’ivresse où tout ce qu’on voit, tout ce qu’on entend, vous parle de la bien-aimée. La nature entière paraît alors comme une pierre précieuse à mille facettes, sur laquelle est gravé le nom mystérieux. On embrasserait volontiers tous ceux qu’on voit sourire, et l’on se sentie frère de tout ce qui existe. Ma maîtresse m’avait donné rendez-vous pour la nuit, et je portais lentement mon verre à mes lèvres en la regardant.

» Comme je me retournais pour prendre une assiette, ma fourchette tomba, je me baissai pour la ramasser, et, ne la trouvant pas d’abord, je soulevai la nappe pour voir où elle avait roulé. J’aperçus alors sous la table le pied de ma maitresse qui était posé sur celui d’un jeune homme assis à côté d’elle, etc. »

Voilà donc le fatal accident qui a fait dérailler M. de Musset. Le voilà donc qui, à dix-neuf ans, jette sa malédiction à ce monde, renonce à ses croyances, renonce à tout espoir, et désormais commence à douter de tout, hors d’une chose, c’est que ce monde est indigne de lui. Enfin il est devenu, il est athée. Et, vous le comprenez bien, messieurs, j’entends ce mot non pas dans l’acception théologique, mais dans son sens le plus large. Athée celui qui n’a pas de croyance, pour qui rien n’existe, ni conscience, ni devoir, ni morale, ni la charité, bête brute isolée au milieu d’une société qu’il exploite en réclamant pour lui les mêmes droits, les mêmes immunités que ceux qui ont versé leur sang, donné leur vie pour les conquérir où les laisser à leurs enfants. Lorsqu’on arrive à ce degré de végétation morale, par la douleur, la faiblesse, et cette espèce de folie qui nous pousse irrésistiblement à déchirer nous-mêmes nos entrailles, on est à plaindre plutôt qu’à fuir. Un accident heureux peut quelquefois, par un trouble fécond, remettre l’ordre dans cet être désorganisé. Mais lorsque ce n’est pas le malheur de la vie, mais bien la paresse, la vanité, la débauche qui ont introduit le nihilisme dans une âme, il n’y a plus alors de remède, car le démon de la vanité veille toujours sur ses conquêtes, il ne les laisse jamais échapper.

M. de Musset commença par sacrifier à la vanité. Avec une grande présomption de sa valeur personnelle, il ne voulut ressembler à personne, à personne du moins de ceux qui rapprochaient : il prit Hugo en haine. Mais il accueillit l’étranger, Göthe et Byron. Il trouva dans le Werther du premier le sentiment confus qui l’agitait lui-même, il ne sut comprendre dans le Manfred du second que l’idée du néant qui plut à sa paresse, et lui permettait en lui évitant la peine de chercher, de se donner un air hautain et méprisant en face des vérités qu’il ne pouvait comprendre parce qu’il ne voulait pas les étudier. La débauche ne lui en laissait pas le temps. Il couvrit de son manteau le mépris des hommes et des choses. (Murmures sur plusieurs bancs. C’est vrai, c’est vrai, sur un grand nombre.) Il n’eut même pas l’orgueil de finir comme il avait commencé, car l’orgueil est un sentiment noble et il ne sacrifia jamais qu’à la plus mesquine vanité. Il se faisait souvent quelques fissures dans ce ciel orageux à travers lesquelles il apercevait les éclairs. Ses yeux aveuglés s’ouvraient un instant. On marchait autour de lui. Il prenait alors de son sang, de sa vie, et dans ses convulsions les jetait à cette lumière lointaine qui ne devait pas s’éteindre pour perpétuer toujours son désespoir.

Quand on manque d’idées ou plutôt qu’on n’en a qu’une seule, quelque talent qu’on mette à essayer de la rajeunir, de la rajuster, c’est elle, elle seule qui revient incessamment. Tous les personnages de M. de Musset reproduisent invariablement le même type. (Murmures). Le libertin à la pensée indécise, vague, et la vierge pure prédestinée à cet homme. Don Gassius, Frank, Rolla, Suzon, Deidamia, Marion. L’analyse rapide de l’une de ses œuvres nous donnera le mot de l’énigme de cet homme, explication qu’il a d’ailleurs prétendu nous donner. Son Rolla, c’est Werther amoindri et dégradé par Don Juan, mais Don Juan de bas étage. De Charlotte il fit Marion. Vous avez tous présente à l’esprit l’œuvre du grand poète, mais il me sera permis d’en citer quelques passages afin de mieux faire ressortir la laideur du travestissement.

Werther est un amant de la nature : il s’absorbe dans sa contemplation ; mais cette contemplation, comme je l’ai dit, sans un but défini, c’est-à-dire sans l’homme, devient un tourment incessant. Avez-vous remarqué les dates de ses lettres ? Sa passion naît au printemps, à l’épanouissement de la nature. Le roman dure deux ans et passe à travers les vicissitudes des saisons : le délire en été, l’affaissement à l’automne, la mort à l’hiver. Quand il rencontre Charlotte, par quoi est-il d’abord séduit ? — par cette candeur, cette innocence, le spectacle gracieux de cette jeune fille qui sert de mère à sa nombreuse famille. Vous rappelez-vous cette scène si calme et délicieuse par sa pureté même ?

« J’avais mis pied à terre : une servante qui parut à la porte nous pria d’attendre un instant mademoiselle Charlotte qui allait descendre. Je traversai la cour pour m’approcher de cette jolie maison, je montai l’escalier, et en entrant dans la première chambre j’eus le plus ravissant spectacle que j’aie vu de ma vie. Six enfants de deux ans jusqu’à onze, se pressaient autour d’une jeune fille d’une taille moyenne, mais bien prise. Elle avait une simple robe blanche, avec des nœuds couleur de rose pâle aux bras et au sein. Elle tenait un pain bis, dont elle distribuait des morceaux à chacun en proportion de son âge et de son appétit. Elle donnait avec tant de douceur, et chacun disait merci avec tant de naïveté ! Toutes les petites mains étaient en l’air avant que le morceau fût coupé. A mesure qu’ils recevaient leurs soupers, les uns s'en allaient en sautant : les autres, plus posés, se rendaient à la porte de la cour pour voir les belles dames et la voiture qui devait emmener leur chère Lolotte. »

Ce qu’il aime en elle, c’est l’image de toutes ces vertus qui se reflètent sur ce qui l’entoure. Est-ce le libertin dont les sens déjà blasés se réveillent : Écoutez.

« Elle est sacrée pour moi : tout désir se tait en sa présence. Je ne sais ce que je sens quand je suis auprès d’elle : c’est comme si mon âme se versait et coulait dans tous mes nerfs. »

Et lorsque cette passion qui suit son cours chaste et régulier vient se heurter contre l’obstacle, lorsque son mariage avec Albert enlève à Werther toute espérance de posséder Charlotte, quelle harmonie et quelle noblesse dans l’expression de ce désespoir cependant sans remède.



4 décembre.


« Je te supplie vois-tu, c’est fait de moi je ne saurais supporter tout cela plus longtemps. Aujourd’hui j’étais assis près d’elle j’étais assis ; elle jouait différents airs sur son clavecin, avec toute l’expression ! tout, tout ! que dirais-je, sa petite sœur habillait sa poupée sur mon genou. Les larmes me sont venues aux yeux, je me suis baissé, et j’ai aperçu son anneau de mariage. Mes pleurs ont coulé et tout à coup elle a passé à cet air ancien dont la douceur a quelque chose de céleste, et aussitôt j’ai senti entrer dans mon âme un sentiment de consolation, et revivre le souvenir de tout le passé, du temps où j’entendais cet air, des tristes jours d’intervalle, du retour, des chagrins, des espérances trompées, et puis j’allai et venai par la chambre ; mon cœur suffoquait : « Au nom de Dieu, lui ai-je dit avec l’expression la plus vive, au nom de Dieu, finissez ! » Elle a cessé, et m’a regardé attentivement : « Werther m’a-t-elle dit avec un sourire qui me perçait l’âme ; Werther, vous êtes bien malade, vos mets favoris vous répugnent. Allez ! de grâce, calmez-vous. » Je me suis arraché d’auprès d’elle, et Dieu ! tu vois mes souffrances, tu y mettras fin. »

Et, dans cette lettre déchirante où Werther exhale le dernier sanglot de sa vie, la dernière pensée qui l’exalte est cependant une pensée d’espoir.

« C’est donc pour la dernière fois, pour la dernière fois que j’ouvre les yeux ! Hélas ! il ne verront plus le soleil ; des nuages et un sombre brouillard le cachent pour toute la journée. Oui, prends le deuil, ô nature ! ton fils, ton ami, ton bien-aimé, s’approche de sa fin

» ..... L’éternité même ne pourra détruire la vie brûlante dont je jouis hier sur tes lèvres et que je sens en moi ! Elle m’aime ! ce bras l’a pressée ! ces lèvres ont tremblé sur ces lèvres ! cette bouche a balbutié sur la sienne ! Elle est à moi ! tu es à moi ! oui, Charlotte pour jamais !...

» ..... De ce moment tu es à moi, à moi, ô Charlotte ! je pars devant. Je vais rejoindre mon père, ton père ; je me plaindrai à lui ; il me consolera jusqu’à ton arrivée : alors je vole à ta rencontre, je te saisis, et demeure uni à toi en présence de l’Éternel, dans des embrassements qui ne finiront jamais.

» Je ne rêve point, je ne suis point dans le délire ! près du tombeau je vois plus clair. Nous serons, nous nous reverrons ..... »

Dites, messieurs, quelle âme tendre n’a souffert avec lui, quelle âme tendre peut se croire à l’abri de pareilles douleurs ? Göthe, dans ses mémoires, s’est attaché à expliquer comment il fit Werther, avec son sang, son âme, dans un état continuel d’hallucination, ce sont ses propres termes. Mais, dans ce beau poème, dans ce sanglot de l’âme, vous trouverez toutes les douleurs fondues pour ainsi dire en une seule. Vous chercherez en vain une larme honteuse.

De tous les débauchés de la ville du monde
Où le libertinage est à meilleur marché,
De la plus vieille en vice et de la plus féconde,
Je veux dire Paris. — Le plus grand débauché
Était Jacques Rolla…..

Et voici ses titres de gloire

Jacques était grand, loyal, intrépide et superbe.
……….
Il prit trois bourses d’or, et, durant trois années,
Il vécut au soleil sans se douter des lois ;
Et jamais fils d’Adam, sous la sainte lumière,
N’a, de l’est au couchant, promené sur la terre
Un plus large mépris des peuples et des rois.
Ce n’était pour personne un sujet de mystère
Qu’il eût trois ans à vivre, et qu’il mangea son bien.
Le monde souriait en le regardant faire.
Et lui, qui le faisait, disait à l’ordinaire
Qu’il se ferait sauter quand il n’aurait plus rien.

C’était un noble cœur, naïf comme l’enfance,
Bon comme la pitié, grand comme l’espérance.

Voilà Werther, voici Charlotte.

Si ce n’est pas ta mère, ô pâle jeune fille,
Quelle est donc cette femme assise a ton chevet,
Qui regarde l’horloge et l’âtre qui pétille,
En secouant la tête et d’un air inquiet ?
Qu’attend-elle si tard ? — Pour qui, si c’est ta mère,
S’en va-t-elle entr’ouvrir, depuis quelques instants,
Ta porte et ton balcon si ce n’est pour ton père ?
Et ton père, Marie, est mort depuis longtemps.
Pour qui donc ces flacons, cette table fumante,
Que, de ses propres mains, elle vient de servir ?

Pour qui donc ces flambeaux, et qui donc va venir ?
Qui que tu sois, tu dors, tu n’es pas son amante.
Les songes de tes nuits sont plus purs que le jour,
Et trop jeunes encor pour te parler d’amour.
A qui donc ce manteau que cette femme essuie ;
Il est couvert de boue et dégouttant de pluie ;
C’est le tien, Maria, c’est celui d’un enfant.
Tes cheveux sont mouillés ; tes mains et ton visage
Sont devenus vermeils au froid souffle du vent.
Où donc t’en allais-tu par cette nuée d’orage ?
Cette femme n’est pas ta mère assurément.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Silence ! quelqu’un frappe, et sur les dalles sombres
Un pas retentissant fait tressaillir la nuit.
Une lueur tremblante approche avec deux ombres...
C’est toi, maigre Rolla ? Que viens-tu faire ici ?

Savez-vous pourquoi Rolla est auprès de Marion ? Voici ce qui va vous l'apprendre. Écoutez :

Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire
Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ?
Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire ;
Le nôtre doit te plaire, et tes hommes sont nés.
Il est tombé sur nous, cet édifice immense
Que de tes larges mains tu sapais nuit et jour.
La mort devait t’attendre avec impatience
Pendant quatre-vingts ans que tu lui fis la cour.
Vous devez vous aimer d’un infernal amour.
Ne quittes-tu jamais la couche nuptiale
Où vous vous embrassez dans les vers du tombeau,
Pour t’en aller tout seul promener ton front pâle
Dans un cloître désert ou dans un vieux château ?
Que te disent alors tous ces grands corps sans vie,
Ces murs silencieux, ces autels désolés,
Que pour l’éternité ton souffle a dépeuplés ?
. . . . . . . .
Vois-tu, vieil Arouet ? cet homme plein de vie,
Qui de baisers ardents couvre ce sein si beau.

Sera couché demain dans un étroit tombeau.
Jetterais-tu sur lui quelques regards d’envie ?
Sois tranquille il t’a lu. Rien ne peut lui donner
Ni consolation, ni lueurs d’espérance !
. . . . . . . .
Penses-tu cependant que si quelque croyance,
Si le plus léger fil le retenait encor,
Il viendrait sur ce lit prostituer sa mort ?
. . . . . . . .
Voilà pourtant ton œuvre, Arouet, voilà l’homme
Tel que tu l’as voulu. — C’est dans ce siècle-ci,
C’est d’hier seulement qu’on peut mourir ainsi.
. . . . . . . .
Et que nous reste-t-il, à nous, les déicides ?
Pour qui travailliez-vous, démolisseurs stupides,
Lorsque vous disséquiez le Christ sur son autel ?
Que vouliez-vous semer sur sa céleste tombe
Quand vous jetiez au vent la sanglante colombe
Qui tombe en tournoyant dans l’abîme éternel ?
Vous vouliez pétrir l’homme à votre fantaisie ?
Votre monde est superbe et votre homme est parfait !
Les monts sont nivelés, la plaine est éclaircie ;
Vous avez sagement taillé l’arbre de vie ;
Tout est bien balayé sur vos chemins de fer,
Tout est grand, tout est beau. — Mais on meurt dans votre air.
Vous y faites vibrer de sublimes paroles :
Elles flottent au loin dans les vents empestés :
Elles ont ébranlé de terribles idoles ;
Mais les oiseaux du ciel en sont épouvantés.
L’hypocrisie est morte, on ne croit plus aux prêtres.

Et Rolla qui doit se tuer le lendemain matin se lève et pour donner le temps de la réflexion vient à la fenêtre de Marion demander à l’aurore le secret de l’amour. Il l’a trouvé, il aime Marion. Il se tue. Pourquoi ? sa vie commençait alors. Pourquoi il se tue ? Enlevez donc à ce drame le vêtement qui le pare, cette forme si souvent enchanteresse, transcrivez Rolla en prose, vous verrez alors quel résidu hideux restera au fond du creuset. Tu as commencé par tout mépriser, Rolla ! Mais sais-tu que le mépris n’est que l’arme des forts et qu’elle est trop lourde à la lâcheté ? Non, tu n’as rien méprisé, tu t’es simplement bouché les oreilles, tu as fermé les yeux, tu as eu peur de voir, de travailler, tu as fui devant la tâche. Ah ! beau Jacques, grand, loyal, intrépide et superbe, quelle grandeur à t’aplatir devant l’obstacle, quelle loyauté à dénigrer ce que tu ignores, quelle intrépidité à ne pas oser chercher ton idéal, quelle superbe à venir mourir entre les mains d’une Marion. Tu croyais donc entrer dans la vie comme dans un parterre de fleurs ; comme dans ces temples que l’âme emplit sans être écrasée par leur voûte. Cette félicité parfaite, nos pères l’ont-ils donc jamais connue, penses-tu que nos fils l’atteindront jamais ?

Et nous qui n’avons pas la grandeur de te suivre, en quel temps sommes-nous donc venus ? Tu parles du vide de ton âme, et tu parles de doute ; mais nous, ce n’est pas le vide qui est devant nous, ni le doute, mais les ruines, ruines de la vérité, ruines de ce temple de vie que nous essayons de reconstruire. Chacun de nous porte sa pierre et gravit la montagne, sans s’inquiéter de savoir s’il sera précipité avec son lourd fardeau. C’est que, maigre Rolla, usé par la débauche, nous avons l’âme pleine du feu sacré de la foi, et que le devoir chez nous peut au besoin remplacer l’espérance. C’est que tant qu’il y aura une souffrance, nous savons que le devoir nous impose de l’anéantir, c’est que tant qu’il y aura une erreur nous sommes décidés à lutter corps à corps jusqu’à ce que l’un de nous succombe, c’est que tant qu’il y aura des hommes, il y aura pour nous des frères auxquels nous ne nous croyons pas le droit de faire défaut ; c’est que, beau Rolla, qui demandes à l’amour d’illuminer ta dernière heure, nous n’attendons de personne aucune récompense, et que pourvu que nous mourions dans le droit, peu nous importe de mourir. (Murmures d’un côté. Longs applaudissements de l’autre.)

Mais vraiment, tu n’es pas mort. Rolla, maigre fantôme. Le poison n’a pas noirci tes lèvres ; tu as eu peur au dernier moment, toi qui n’as proclamé le néant que par fanfaronnade. Tu t’es fait capucin.

Je voudrais vivre, aimer, m’accoutumer aux hommes.
......................
Qu’est-ce donc que ce monde, et qu’y venons-nous faire.
Si, pour qu’on vive en paix, il faut voiler les cieux ?
Passer comme un troupeau, les yeux fixés à terre,
Et renier le reste, est-ce donc être heureux ?
Non, c’est cesser d’être homme et dégrader son âme.
Dans la création le hasard m’a jeté ;
Heureux ou malheureux je suis né d’une femme,
Et je ne puis m’enfuir hors de l’humanité.
.....................
Que me reste-t-il donc ? Ma raison révoltée
Essaye en vain de croire et mon cœur de douter.
....................
A qui m’adresserai-je, et quelle voix amie
Consolera ce cœur que le doute a blessé ?
Il existe, dit-on, une philosophie
Qui nous explique tout sans révélation,
Et qui peut nous guider à travers cette vie.
Entre l’indifférence et la religion ?
J’y consens. — Où sont-ils ces faiseurs de systèmes
Qui savent, sans la foi, trouver la vérité ;
Sophistes impuissants qui ne croient qu’en eux-mêmes,
Quels sont leurs arguments et leur autorité ?

Suit en vingt lignes l’exposé de tous les systèmes philosophiques depuis Platon jusqu’à Kant.

Voilà donc les débris de l’humaine science !
Et, depuis cinq mille ans qu’on a toujours douté.
Après tant de fatigue et de persévérance,
C’est là le dernier mot qui nous en est resté !
Ah ! pauvres insensés, misérables cervelles,
Qui de tant de façons avaient tout expliqué,
Pour aller jusqu’aux cieux il vous fallait des ailes ;
Vous aviez le désir, la foi vous a manqué.

Ainsi donc c’est bien entendu, Rolla, Cassius, Frank, c’est la foi qui va combler l’abîme de votre cœur. Mais quelle foi ? Est-ce la foi au progrès, à l’avenir, en vos frères, à la science, car derrière votre Dieu, vous voyez, je pense, quelqu’un où du moins quelque chose ? Ne vous chargerez-vous pas de nous l’apprendre, amant de Belcolor, bandit Frank, vous qui savez sans doute le pour et le contre des choses, qui sans doute avez pâli longtemps le front incliné sous la lampe des veilles ? Vous répondez, je crois :

Tels que dans un pillage, en un jour de colère,
On voit à la lueur d’un flambeau funéraire,
Des meurtriers courbés dans un silence affreux.
. . . . . . . . .
Tels les analyseurs égorgent la nature.
. . . . . . . . .
— Que vous restera-t-il, enfant de nos entrailles,
Le jour où vous viendrez suivre les funérailles
De cette moribonde et vieille humanité ?
Ah ! tu nous maudiras, pâle postérité !
Nos femmes ne mettront que des vieillards au monde.
Ils frapperont la terre avant de s’y coucher ;
Puis il crieront à Dieu : — Père, elle était féconde,
A qui donc as-tu dis de nous la dessécher ?
— Mais vous, analyseurs, persévérants sophistes,
Quand vous aurez tari tous les puits des déserts,
Quand vous aurez prouvé que ce large univers
N’est qu’un mort étendu sous les anatomistes :
Quand vous nous aurez fait de la création
Un cimetière en ordre, où tout aura sa place,
Où vous aurez sculpté, de votre main de glace,
Sur tous les monuments la même inscription ;
Vous, que ferez-vous donc dans les sombres allées
De ce jardin muet ?
. . . . . . . . .
— Ah ! vous avez voulu faire les Prométhées ;
Et vous êtes venus, les mains ensanglantées,
Refondre et repétrir l’œuvre du Créateur !
Il valait mieux que vous, ce hardi tentateur.

Lorsque ayant fait son homme, et le voyant sans âme,
Il releva la tête et demanda le feu.
Vous, votre homme était fait ! vous aviez la flamme !
Et vous avez soufflé sur le souffle de Dieu.

Mais votre foi à vous c’est la négation de l’avenir, la négation de l’entêtement et de l’ignorance ! En vérité on croit rire, et quand vous nous parlez de science, où sont vos textes, vos grammaires, vos recherches ? Allez, nous ne sommes pas dupes du fracas de vos citations. Platon, Aristote, Pythagore, Leibnitz, Descartes, Voltaire, Locke, Kant ! M. de Musset le mieux est de se taire lorsqu’on a si peu lu, de se taire lorsqu’on a si peu compris. (Murmure d’un côté. Applaudissements de l’autre). Vraiment l’antiquité et la science moderne seront trop petites pour combler le vide de votre cœur ! (Bruit. Applaudissements). Un Platon, un Voltaire, trop petits pour le cœur de M. de Musset ! Et pour que ce vaste cœur retrouve son calme, il ne lui faudra rien moins que « la petite croix de bois noir entre les deux seins blancs de madame Pierson ! » Ah ! je l’avoue, il y a une chose plus douce et plus commode que le trouble des chercheurs. C’est le calme de la torpeur ; et quand la débauche a tué le corps il n’est pas difficile de tenir l’âme en repos. Elle se contente à peu de frais. Qu’auriez-vous dit, Byron, si vous aviez entendu celui qui prétendait procéder de vous et qui mit son orgueil à vous copier sans vous comprendre, qu’auriez-vous dit en vous voyant aussi piteusement travesti ? (Réclamations.)

Il faut vraiment avoir lu Manfred avec les yeux et l’intelligence d’un jeune homme de vingt ans qui, en entrant dans le monde, cherche quelle sera la pose la plus propre à frapper d’étonnement, pour en avoir extrait l’idée de nihilisme avec laquelle M. de Musset calmait si facilement sa conscience. Quand vint Manfred le vieux monde avait craqué ; le nouveau n’existait pas encore, l’homme avait abdiqué le passé et s’élançait vers l’avenir. Permettez-moi de vous dire comment un des grands esprits de notre époque, M. Pierre Leroux, a caractérisé cette période de transition :

« L’homme ayant pris confiance dans sa force au xviiie siècle, a rêvé des destinées nouvelles ; il a abdiqué le passé, a jeté la tradition, et s’est élancé vers l’avenir. Mais cet élan du sentiment a devancé, comme toujours, les possibilités du monde. Un progrès intellectuel, un progrès matériel, sont nécessaires pour que le rêve du sentiment se réalise. Qu’arrive t-il donc ? Ne voyant pas ses appétitions se réaliser, le sentiment se trouble, et, tout en persistant vers l’avenir, il arrive à le nier de la bouche et à nier toutes choses. Mais lors même qu’il nie ainsi, c’est qu’il aspire encore vers cet avenir entrevu un instant et qui s’est dérobé à sa vue. Soyez sûr que s’il n’avait pas toujours le même but, il ne blasphémerait pas avec tant d’audace ; c’est la passion qu’il a pour ce but divin qui le rend si impie. Or le poëte est le représentant du sentiment dans l’humanité. Tandis que l’homme de la sensation et de l’activité se satisfait de ce monde misérablement ébauché qu’il a devant les yeux, et que l’homme de l’intelligence cherche à le perfectionner, le poëte s’indigne des lenteurs, et finit par n’avoir plus que des paroles d’ironie et des chants de désespoir. Mais si nous devions le condamner pour cela, il nous faudrait condamner avec lui nos pères, qui ont rêvé une humanité nouvelle, une humanité plus grande. Si nous devions condamner absolument Byron sur ses paroles et sans vraiment le comprendre, il nous faudrait condamner absolument et Voltaire et Rousseau, et tout le xviiie siècle, et toute la révolution, qui ont éveillé la poésie de son génie et donné à son sang cette impulsion généreuse, mais désordonnée ; ou plutôt, c’est toute la marche progressive de l’esprit humain qu’il nous faudrait condamner comme une chimère monstrueuse et funeste, si nous ne voulions pas voir dans cet homme perdu au sommet des précipices de la route, et que saisit le vertige, un de nous, un de nos frères, qui, lorsque la caravane humaine s’arrêtait interceptée dans sa voie, s’est élancé plus hardi jusqu’à la région des nuages, et qui meurt pour nous en nous faisant signe qu’il n’y a point de route, parce qu’il n’en a pas trouvé. »

Ainsi, ne nous trompons pas à la penser de Manfred. Il dit bien, il est vrai :

« Souffrir : c’est connaître : ceux qui savent le plus sont aussi ceux qui ont le plus à gémir sur la fatale vérité ; l’arbre de la science n’est pas l’arbre de vie. J’ai essayé la philosophie, et la science, et les sources du merveilleux, et la sagesse du monde, et mon esprit a le pouvoir de s’approprier ces choses, — mais elles ne me servent de rien ; j’ai fait du bien aux hommes, et j’ai trouvé du bon même parmi les hommes, — mais cela ne m’a servi de rien ; j’ai eu aussi des ennemis, nul d’entre eux ne m’a vaincu, beaucoup sont tombés devant moi, — mais cela ne m’a servi de rien : bien ou mal, vie, facultés, passions, tout ce que je vois dans les autres êtres, a été pour moi comme la pluie sur le sable depuis cette heure à laquelle je ne puis donner un nom. Je ne redoute rien, et j’éprouve la malédiction de n’avoir aucune crainte naturelle, de ne sentir battre dans mon cœur ni désir, ni espoir, ni un reste d’amour pour quoi que ce soit sur la terre. »

Mais ce scepticisme a son contre-poids dans sa grandeur. Ces doutes de l’intelligence sont involontaires. Ils gardent le seuil de la vie de chacun de nous. Ils sont inévitables. La vraie force est d’en triompher. Manfred y succombe. Mais Byron en mourant pour la Grèce prouvait victorieusement qu’il croyait au devoir et à l’avenir de l’humanité. (Applaudissements). Quand il prononçait le nom de liberté, il s’inclinait et savait ce que cela voulait dire ; il ne raillait jamais aucune des aspirations de son époque vers le progrès et le soulagement des malheureux. Il n’eut pas, lui, en face des chercheurs, essayé de les tourner en ridicule avant de les comprendre. Oh ! je conçois bien, M. de Musset, qu’ils vous répugnent profondément, les Duponts et les Durands qui ont les coudes troués et pas un sou dans leur poche. Murmures.)

Allez, vous ne les ferez jamais aussi misérables ni aussi ridicules par leur misère qu’ils se sont faits eux-mêmes. Voici ce qu’écrivait un de ces Duponts :

« Depuis quinze jours, je mange du pain et je bois de l’eau ; je travaille sans feu, et j’ai vendu jusqu’à mes habits pour fournir aux frais de copie de mon travail. C’est la passion de la science et du bonheur public, c’est le désir de trouver un moyen de terminer d’une manière douce l’effroyable crise dans laquelle toute la société européenne se trouve engagée, qui m’a fait tomber dans cet état de détresse ». Il s’appelait celui-là Saint Simon.

Ils vous faisaient peur à vous, M. de Musset, ces hommes dont vous ne compreniez pas la langue, et votre étonnement, quand vous dénonciez le mot humanitaire comme un barbarisme, était plus profond que vous ne vouliez le laisser croire. Vous avez bien, en vérité, à vous occuper de ce que peut devenir l’humanité. A la bonne heure, parlez-nous la langue du bon vieux temps ; Marly vous réclame.

Quel mot vous prononcez, marquise ? et quel dommage !

Restez-là. Car ils vous font peur ces hommes à la figure sombre ; rustres et manants révoltés de la Constituante et de la Convention, qui viennent brutalement faire évanouir les rêves roses de vos comédies de boudoir. Mais arrêtez-vous là, car nous vous défendons, en les insultant, de nous insulter aussi. Et lorsque vous aurez la bassesse de venir dire :

« Depuis que le monde existe, il est certain que quiconque n’a que deux sous et en voit quatre à son voisin, où une jolie femme, désire les lui prendre, et doit conséquemment dans ce but parler d’égalité, de liberté, d’égalité des droits de l’homme, etc. »

Nous vous répondrons en leur nom comme au nôtre :

Nous croyons et nous professons hautement qu’en réclamant nos droits nous accomplissons un devoir, nous croyons qu’en réclamant les droits de nos frères nous accomplissons un devoir, car le grand principe de la liberté est de ne pas souffrir d’esclaves à côté d’elle ; nous croyons que nous sommes tous solidaires dans nos joies comme dans nos souffrances ; nous croyons que, quelles que puissent être les défaillances du moment, jamais l’iniquité ne prévaudra ; nous croyons que, dussions-nous la voir triompher pendant toute notre vie, il n’y a pas d’excuse pour une apostasie ; nous croyons que ceux qui se retirent découragés ne sont pas convaincus ; nous croyons et nous professons hautement L’infaillibilité absolue de ce principe, dans lequel le sentiment n’a rien à voir, mais qui est le fondement et la raison même de notre être : la liberté, l’amour de nos semblables ; nous croyons et nous professons hautement qu’en dehors de ces idées il n’y a pas d’homme, et vous qui n’avez rien cru, rien professé de ce que nous défendons, nous nous retirons de vous, nous vous repoussons de notre communion.

Je m’arrête, messieurs. On m’accuse d’avoir été passionné envers M. de Musset. Eh bien : je fais une concession (Ah ! Ah ! silence). Mais avant j’ai voulu affirmer, je le répète que la jeunesse le répudiait lui et ses doctrines si le nihilisme pouvait jamais en être une. (Murmures. Il est vraiment bien temps de réclamer ici. Mais vous lui en avez donné la preuve la plus écrasante ! Derrière ce cercueil qui montait au Père-Lachaise vous étiez cent a peine, et nous étions cent mille à suivre le corbillard des pauvres qui portait Lamennais à la fosse commune. (Longs applaudissements.) Celui-là emportait une partie de notre cœur, celui-là avait écrit dans les Paroles d’un croyant quelques pages qui resteront l’évangile des temps modernes. L’autre ne nous avait rien dit. Nous n’avions rien à lui dire. (Murmures. Bravo, bravo. Applaudissements.)

Cependant je l’ai dit, je ferai une concession. Bien que je ne puisse jamais pardonner au diffamateur de l’idée vivante, je me tairais, si quelque chose a surnagé dans le naufrage de sa raison et de son cœur ; si parmi toutes les pensées qu’a agitées son œuvre il s’en trouve, non pas dix de justes, mais une seule ; si cet homme qui a dit de lui-même :

____________Je suis né d’une femme,
Et je ne puis m’enfuir hors de l’humanité.

Si cet homme a prouvé qu’il tenait à cette humanité par un seul sentiment, sinon de charité, du moins de compassion ; s’il a consolé une misère, une, une seule, s’il a défendu un opprimé, s’il a communié une fois, une seule avec une des bonnes inspirations de ce siècle, avec une idée de progrès, de foi en l’avenir, eh bien, je m’arrêterai : je pourrai ne pas l’excuser dans ma conscience ; je ne le dénoncerai pas. Une larme, une seule à travers ce masque, et je comprendrai que les âmes tendres puissent un moment subir la contagion de la miséricorde. Mais quoi ! toujours des blasphèmes ! Jamais une pensée virile, jamais même un souvenir du cœur. À peine quand la Pologne râle, un couplet lamentable.

Qu’on ne vienne pas me dire qu’il exprime un vice et qu’il l’a merveilleusement rendu. Eh ! ces vices-là nous voulons les ignorer ; ces turpitudes sont heureusement assez rares pour n’avoir pas besoin d’être dévoilées ; d’ailleurs nous ne pouvons admirer le peintre du crime qu’à la condition qu’il ne se soit pas incarné dans son œuvre, autrement il partage avec elle le mépris qu’il veut nous inspirer. Mais voyons, soyons francs, souvenons-nous de ce que nous sommes, souvenons-nous de ce qu’il a fait.

Ô vous qui vous battez pour une idée de salut, pour un principe d’humanité, vous qui l’épée ou la plume à la main, défendez le droit, vous qui croyez au devoir, vous qui vous acharnez contre les préjugés, vous qui recherchez à travers tout la vérité, savez-vous que s’il vivait encore, vous seriez encore pour lui ses Duponts et ses Durands ! Celui qui n’a pas épargné les pères, croyez-vous qu’il épargnerait les enfants. Je vous en conjure, considérez que vous n’avez pas le droit de pardonner pour les autres, que vous n’avez pas le droit de pardonner au nom de l’idée que vous défendez sous peine d’être répudiés par elle. (Murmures, interruptions, applaudissements.) Non, messieurs, elle ne compose pas. — Aut mecum, aut contra, — ou pour ou contre moi, dit-elle. Venez m’aider au nom de notre dignité commune à combattre cette indulgence fatale, cet amour d’une vaine beauté extérieure. Vous l’avouez vous-même, vous retranchez de cet homme le citoyen. Que restera-t-il donc ? un poëte ?… Ah ! ne nous amenez pas à mépriser l’auréole du poëte en lui enlevant son plus précieux rayon… (Applaudissements, murmures, interruptions).



fin