Alfred de Vigny (Leconte de Lisle)

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Derniers Poèmes, Texte établi par (José-Maria de Heredia ; le Vicomte de Guerne), Alphonse Lemerre, éditeurL’Apollonide. La Passion. Les Poètes contemporains. Discours sur Victor Hugo (p. 258-265).





La tâche que je me suis donnée exige quelque courage et plus de désintéressement qu’on ne pense. Il me sera désormais prouvé qu’il ne faut point heurter de front l’armée compacte des dupes littéraires, et que c’est une aventure dangereuse que de troubler, dans les mares stagnantes, la quiétude des grenouilles, jeunes et vieilles. À vrai dire, peu m’importait, et j’eusse mieux fait de garder le silence ; mais ce qui est commencé sera achevé. Me voici débarrassé, non sans peine, des renommées populaires et des gloires admises dans les institutions de petites filles. Je suis entré, par l’hommage rendu au génie de Victor Hugo, dans le monde des vrais poètes, et je n’en sortirai plus. Quant aux insultes imbéciles qui se sont soulevées autour de moi comme une infecte poussière, elles n’ont fait que saturer de dégoût la profondeur tranquille de mon mépris. Cela dit une fois pour toutes, j’aborde l’œuvre poétique d’Alfred de Vigny.

S’il n’existe qu’un seul moyen de conquérir la sympathie générale, il en est plusieurs de rester ignoré de la foule. On atteint aisément, avec une certitude mathématique, ce but peu envié, en se gardant de flatter jamais les goûts grossiers et les caprices du jour, de complaire aux vanités stériles et de feindre pour le jugement du public un respect dérisoire. Or, il n’y a de respectable, en fait de poésie, que le Beau, et ce qu’on nomme le public n’a point qualité pour en juger. Il ne mérite ni respect ni dédain, n’ayant point de droits à exercer, mais un devoir strict à remplir, qui est d’écouter et de comprendre. Comme le labeur intellectuel lui est odieux et qu’il n’est avide que de distractions rapides et superficielles, toute conception supérieure lui reste inaccessible. Cela est ainsi et s’est toujours produit. Il en résulte qu’Alfred de Vigny, particulièrement, est inconnu au plus grand nombre.

La nature de ce rare talent le circonscrit dans une sphère chastement lumineuse et hantée par une élite spirituelle très restreinte, non de disciples, mais d’admirateurs persuadés. C’est ce qu’un critique célèbre qui, lui aussi, a été un poète autrefois, entendait par la tour d’ivoire où vivait l’auteur d’Éloa. De ce sanctuaire sont sortis, avec une discrétion un peu hautaine à laquelle j’applaudis, ces poèmes d’une beauté pâle et pure, toujours élevés, graves et polis comme l’homme lui-même, et qui ne se sont empreints d’une amertume et d’un trouble contenus que dans les Destinées. Il ne faut pas demander sans doute à ces belles inspirations les grands aspects de mouvement et de couleur qui sont la marque des génies profonds et virils par excellence, ni même la certitude constante de la langue, la solidité du vers et la précision vigoureuse de l’image. Ce sont là des vertus d’art souvent refusées au poète ; mais celles qui lui sont propres et qui ne lui font jamais défaut, l’élévation, la candeur généreuse, la dignité de soi-même et le dévouement religieux à l’art, suffisent à l’immortalité de son nom. Entre le grand prêtre qui sacrifie au maître-autel et l’orateur sacré dont l’éloquence véhémente alterne avec les plaintes majestueuses de l’orgue, il y a place, au fond du chœur réservé, pour la voix solitaire qui chante l’hymne mystique.

Le recueil des Poèmes antiques et modernes et celui des Destinées forment l’œuvre spécial d’Alfred de Vigny. En lui, le romancier, le moraliste et l’écrivain dramatique n’ont guère été que les échos affaiblis du poète, plus rapprochés de la foule, très remarquables sans doute, mais que je n’ai point à examiner. Moïse, Éloa, le Déluge, la Colère de Samson, la Mort du Loup, sont d’un ordre incontestablement supérieur à la prose du maître, quelque belle et sympathique qu’elle soit, non qu’il n’y ait ici peut-être une plus grande liberté d’allure, mais parce que la langue rhythmée, bien que moins assurée, appelle un sentiment plus exquis des choses et s’en empreint forcément. Le poème de Moïse, écrit en 1822, est un précurseur admirable déjà de la Renaissance moderne, par la largeur de la composition autant que par l’abandon complet des formes surannées.

C’est une étude de l’âme dans une situation donnée, il faut l’avouer, plutôt qu’une page vraie, intuitivement reconstruite, de l’époque légendaire à laquelle appartient la figure de Moïse ; mais nous sommes encore, sur ce point, en présence de deux théories esthétiques opposées, entre lesquelles, pour cause personnelle, il ne m’appartient pas de décider ici. L’une veut que le poète n’emprunte à l’histoire ou à la légende que des cadres plus intéressants en eux-mêmes, où il développera les passions et les espérances de son temps. C’est ce que fait Victor Hugo dans la Légende des Siècles. L’autre, au contraire, exige que le créateur se transporte tout entier à l’époque choisie et y revive exclusivement. À ce dernier point de vue, rien ne rappelle dans le Moise du poète le chef sacerdotal et autocratique de six cent mille nomades féroces errant dans le désert de Sinaï, convaincu de la sainteté de sa mission et de la légitimité des implacables châtiments qu’il inflige. La mélancolie du prophète et son attendrissement sur lui-même ne rappellent pas l’homme qui fait égorger en un seul jour vingt-quatre mille Israélites par la tribu de Lévi. La création du poète est donc toute moderne sous un nom historique ou légendaire, et, par suite, elle est factice ; mais elle est humaine aussi, puisque rien n’est humain qui n’appartienne au dix-neuvième siècle, disent les personnes autorisées en matière de critique. Peu importe, après tout, si les vers sont beaux, et ils sont parfois magnifiques.

La gloire d’Alfred de Vigny est communément attachée au poème d’Éloa. On sait l’histoire mystique conçue par le poète. Éloa est une Ange née d’une larme du Christ. Les confidences mystérieuses et inachevées qui lui sont faites sur la chute et l’exil éternel du plus puissant des Archanges l’émeuvent d’une immense pitié. Elle va chercher, au fond des sphères inférieures, Celui qui souffre et qu’elle veut consoler, et qui l’entraîne dans l’abîme. Cette conception est très indécise ; l’exécution en est d’une élégance un peu molle et onctueuse. Éloa rappelle de trop près certaines vignettes britanniques, et Satan joue, dans cette aventure céleste, un des rôles familiers à Don Juan. Une sorte de vapeur rose et lactée enveloppe, du premier vers au dernier, les péripéties gracieuses du poème, car la grâce perpétuelle est partout ; elle s’exhale de l’idée primitive, se répand sur le Tentateur lui-même, et ne l’abandonne point quand il se révèle tout entier à sa victime. Il était indispensable cependant de donner à cette conception flottante une armature de vigueur et de passion contenues. L’esprit se noie dans l’adorable monotonie de ces vers, charmants sans doute, mais d’un charme un peu fade. Ici l’extrême bienveillance et l’exquise politesse de l’homme ont nui au poète. Moïse est de beaucoup supérieur à Éloa.

On retrouve dans le Déluge la plupart des nobles qualités de ce premier poème et quelques-unes des faiblesses du second. Il ne faut pas relire Caïn et Ciel et Terre après les mystères bibliques d’Alfred de Vigny. La profondeur, l’éloquence, la passion, des élans lyriques d’une beauté suprême éclatent à chaque page du poète anglais, tandis qu’une incurable élégance énerve bien souvent les créations du poète français ; car il est visible que la timidité de l’expression ne rend pas, très fréquemment, la virilité de la pensée. On sent que l’artiste n’est point le maître despotique de son instrument. C’est la même main cependant qui avait écrit la Dryade et Symétha, deux idylles qui, par la facture savante du vers et par la composition générale, se rapprochent beaucoup des études antiques de Chénier, mais dont le sentiment est tout moderne, comme d’habitude. La Dryade, quoi qu’en dise l’auteur, ne rappelle en aucune façon Théocrite. En fait de tendresse et de mélancolie, le poète syracusain ne saurait lutter contre Alfred de Vigny ; il est rude et passionné ; ses paysages sont des études de nature vigoureuses et vraies, et quand il touche aux choses épiques, c’est avec une force et une hauteur peu communes. L’auteur de la Dryade et de Symétha, dont il faut reconnaître tout d’abord l’habileté rhythmique, serait plutôt un Florian sublime qui atteint presque Chénier et procède de Virgile, mais non de Théocrite.

Des trois livres qui composent ce premier recueil, le Livre mystique est le plus remarquable, sans contredit. Je me refuse absolument à comprendre le titre général donné aux cinq morceaux qui suivent. L’Antiquité homérique n’a rien de commun avec la Dryade, Symétha, la Somnambule et le Bain d’une Dame romaine. En admettant que le sentiment humain, c’est-à-dire moderne, doive prédominer sans cesse, à quoi bon se mettre sous l’invocation d’Homère, ici plutôt qu’ailleurs ? Je l’ignore et renonce à le deviner jamais. C’est un pur caprice sans raison d’être. Alfred de Vigny, semblable en ceci au plus grand nombre des poètes contemporains, n’avait aucun sens intuitif du caractère particulier des diverses antiquités. Il ne lui était pas donné de dégager nettement l’artiste de l’homme, et de se pénétrer à son gré des sentiments et des passions propres aux époques et aux races disparues. Si poète veut dire créateur, celui-là seul est un vrai poète qui donne à ses créations la diversité multiple de la vie, et devient, selon qu’il le veut, une Force impersonnelle. Shakspeare était ainsi. Qu’on veuille bien ne pas se hâter de conclure de ce qui précède que je nie l’arc individuel, la poésie intime et cordiale. Je ne nie rien, très dissemblable à la multitude de ceux qui s’enferment en eux-mêmes et se confèrent la dignité de microcosme.

L’auteur d’Éloa, après de longues années de silence, nous a laissé le recueil posthume des Destinées. Ces dernières compositions révèlent, dans leur ensemble, un affaiblissement notable, une décoloration marquée de ce beau talent, si pur et si élevé ; mais on y rencontre deux poèmes superbes, les plus saisissants qui soient tombés d’une âme noble et généreuse, secrètement blessée de l’inévitable impopularité qui s’attache, en France, à toute aristocratie intellectuelle. La Mort du Loup est un cri de douleur autrement fier et viril que les lamentations élégiaques acclamées par la foule contemporaine, et la Colère de Samson est une pièce sans égale dans l’œuvre du poète. C’est très beau et très complet. De tels vers rendent plus vifs, par l’admiration qu’ils inspirent, les regrets dont nous saluons la mémoire respectée d’Alfred de Vigny. Ceux de ses jeunes confrères qui ont eu l’honneur de le connaître n’oublieront jamais ni sa bienveillance charmante et inépuisable, ni son amour sans bornes de la Poésie, cette vertu d’heure en heure plus dédaignée.

Il faut, enfin, estimer pleine et heureuse la destinée d’un homme riche de facultés exquises, qui a vécu dans une retraite studieuse et volontaire, absorbé par la contemplation des choses impérissables, et qui s’est endormi fidèle à la religion du Beau. Son nom et son œuvre n’auront point de retentissement vulgaire, mais ils survivront parmi cette élite future d’esprits fraternels qui auraient aimé l’homme et qui consacreront la gloire sans tache de l’artiste.

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