Anatole/27

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Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 144-149).


XXVII

On venait d’apprendre le retour de M. d’Émerange, et, comme le dit un de nos auteurs les plus spirituels, il rapportait de son voyage le crêpe et la joie d’un riche héritier. Il ne se passait guère d’heures sans que Valentine pensât à ce retour, et cependant elle en fut surprise comme d’une nouvelle inattendue. Tous les projets de réponses qu’elle avait si sagement combinés avec M. de Saint-Albert se confondirent dans son esprit. Elle sentit qu’il lui serait bien difficile de soutenir l’entrevue dans laquelle le commandeur exigeait qu’elle déclarât au chevalier qu’une raison, dont elle ne pouvait convenir, l’obligeait à refuser ses flatteuses propositions. Elle devait accompagner cette phrase insidieuse de tous les compliments qui peuvent rassurer l’amour-propre. Par ce moyen, le commandeur espérait voir retomber sur madame de Nangis le ressentiment de M. d’Émerange, car celui-ci ne manquerait pas d’accuser la comtesse d’inspirer à sa sœur l’excès de délicatesse qui lui faisait rejeter l’offre de sa main. Alors Valentine, loin d’être soupçonnée de dédaigner l’amour du chevalier, paraîtrait à ses yeux comme la victime d’une amitié héroïque. En calculant ainsi, M. de Saint-Albert s’était trop méfié de la candeur de Valentine, pour lui confier tout ce qu’il attendait de cette ruse. Il lui avait persuadé qu’en répondant de cette manière elle disait la vérité sans trahir son secret, et laissait au chevalier encore assez d’espoir pour lui ôter l’envie de se venger d’un refus humiliant.

Ce point convenu, le commandeur instruisit M. de Nangis du projet que la marquise avait de répondre elle-même à M. d’Émerange. Le comte s’en réjouit en pensant que si sa sœur avait le dessein de rejeter les vœux du chevalier, elle se serait probablement épargné le désagrément de lui apprendre elle-même cette mauvaise nouvelle. Ravi de cette espérance, le comte s’empressa de la faire partager à celui qui devait en recueillir le fruit. M. d’Émerange reçut la confidence en homme que le succès n’étonne jamais ; il promit au comte de se rendre à l’invitation qu’il lui faisait de dîner le jour même chez lui, et ne douta pas que Valentine ne lui offrît, dans cette journée, quelques moyens d’attendre patiemment sa réponse.

Il était déjà trois heures, on n’attendait plus qu’une seule personne pour se mettre à table, lorsqu’on annonça M. le comte d’Émerange (c’était son nouveau titre). Ce nom provoqua des émotions bien différentes : madame de Nangis tressaillit de plaisir, et Valentine rougit d’embarras. Mais, à moins d’être dans le secret des femmes, on risque souvent de se tromper sur les impressions qu’elles reçoivent ; et de moins présomptueux que M. d’Émerange auraient pu interpréter comme lui le trouble de Valentine, Cependant il n’eut pas l’air de le remarquer ; mais, quand il lui adressait la parole, il prenait un ton de reconnaissance qui semblait la remercier d’avance de tout ce qu’il attendait de son amour. Ses mots ingénieux, ses regards pénétrants étaient pour Valentine, mais tous ses soins étaient pour la comtesse : il paraissait vouloir se faire un mérite auprès de la première des égards qu’il conservait pour l’autre. Du reste, sérieux sans affectation, il répondait avec politesse à tous ceux qui se composaient le visage pour venir lui adresser des compliments de condoléance et des félicitations sur la perte et l’héritage qu’il venait de faire. Madame de Nangis, que ce genre de conversation ennuyait à périr, fit entendre aux personnes qui s’obstinaient à savoir les détails de la mort du défunt, que la sensibilité de M. d’Émerange en serait trop affectée, et les pria de parler d’autre chose. On lui obéit sans peine ; car au fond les plus curieux ne se souciaient pas beaucoup d’en apprendre davantage sur un événement qui leur était indifférent. Aussi fut-il bientôt oublié ; en moins d’un quart d’heure la gaieté redevint générale, et la sensibilité de M. d’Émerange ne s’en offensa point. Son naturel piquant et le penchant qui l’entraînait vers la plaisanterie se laissaient même entrevoir à travers le maintien grave que lui imposait la couleur sombre de son vêtement ; et comme on ne respecte guère dans le monde que le deuil qu’on porte sur la physionomie, une jeune femme, qui ne se souvenait plus de celui du comte d’Émerange, vint l’engager à chanter. Aussitôt chacun joignit ses instances à celles de l’aimable étourdie, et ce n’est qu’à l’air indigné qu’il prit pour refuser la proposition, qu’on s’en rappela toute l’inconvenance.

Cependant la soirée s’avançait, et M. d’Émerange n’avait pu trouver l’occasion de dire un mot en particulier à Valentine : il est vrai que, placée auprès de sa belle-sœur, il était impossible de parler à l’une des deux sans être entendu de l’autre. Pour se dédommager de cette privation et faire comprendre à Valentine qu’il comptait sur ce qu’elle avait chargé le commandeur de lui faire savoir, M. d’Émerange ne quitta plus celui-ci et lui fit de grandes démonstrations de reconnaissance, pour que la marquise devinât qu’il le remerciait de l’intérêt qu’il avait pris à lui dans cette circonstance. Valentine le comprit assez ; et lorsque le commandeur, s’approchant d’elle, lui dit tout bas :

— Allons, du courage, demain l’on ira chercher votre réponse ; souvenez-vous de ce dont nous sommes convenus. Elle répondit en tremblant :

— Jamais je n’aurai la présence d’esprit qu’exige un semblable entretien ; par pitié, faites en sorte de me l’épargner.

— Cela est impossible.

— Du moins, n’aura-t-il pas lieu demain, car j’ai à sortir toute la journée.

— Voilà bien le propos d’un enfant qui croit tout gagner en différant l’instant de boire sa médecine.

— Pourquoi tant se presser d’annoncer une chose désagréable ?

— Pour n’avoir plus à la dire ; d’ailleurs, je vous ai suffisamment démontré la nécessité de cette démarche ; mais je le vois bien, ce n’est pas moi qui vous y déciderai, un autre en pourra seul obtenir l’honneur.

Ici on vint les interrompre, et Valentine se retira plus indécise que jamais sur ce qu’elle allait faire.

Le billet qu’on lui remit le lendemain à son réveil lui rappela les derniers mots du commandeur. Elle le décacheta en disant :

— Voilà qui va fixer toutes mes incertitudes. Et son cœur se livra d’avance au plaisir si doux d’obéir à ce qu’on aime ; il faut avoir souffert les tourments attachés à la détermination d’une décision importante pour connaître tout le prix d’un ordre absolu. De combien de responsabilités il délivre ! On profite du bien qu’il produit sans avoir à se reprocher le mal qui en résulte ; et, quand cet ordre n’est qu’un désir, que de charmes dans l’obéissance !


ANATOLE À VALENTINE.

« Il y va du repos de votre existence, me dit-on. Ah ! Valentine, au nom du ciel, au nom de celui qui ne respire que pour vous adorer, suivez le conseil qu’un ami sage vous donne ; j’ignore ce qu’il exige de votre soumission, mais dût-il vous demander ma vie, n’hésitez pas à la promettre, elle est à vous. Enfin, quel que soit le sacrifice, oubliez la pitié que mon sort vous inspire, et songez que ma destinée entière est dans votre bonheur. »