Anatole/39

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Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 215-219).


XXXIX


— L’auriez-vous jamais deviné ? s’écria madame de Nangis, lorsqu’elle se trouva seule avec M. d’Émerange, en sortant de chez la princesse. Vraiment je conçois qu’on en meure de surprise. Voilà une découverte bien autrement dramatique que celle de madame de V…, lorsqu’elle reconnut son amant dans un marchand d’étoffes. C’est quelque chose de fort glorieux sans doute que d’inspirer de l’amour à un jeune homme beau, riche, et qui, par-dessus tout cela, porte le nom de duc de Linarès. Mais c’est acheter un peu cher ce grand avantage, que d’être réduite au plaisir de faire signe à son amant, qu’on l’aime.

— Au moins peut-on compter sur sa discrétion, dit en riant le comte.

— Vous vous trompez, reprit la comtesse, on n’est pas plus en sûreté avec ces muets-là qu’avec vous. Depuis que l’abbé de l’Épée s’est imaginé de leur donner une éducation savante, ils se dédommagent du malheur de ne pouvoir bavarder par la manie d’écrire ; et la seule différence qui existe entre leurs billets et les propos d’un indiscret, est celle de la preuve au soupçon. Celui-ci vous en offre un exemple, et sa lettre à Valentine vous en a certainement plus dit que toutes les conversations possibles.

— Rien n’était plus clair, j’en conviens ; et si je connaissais quelques moyens de me faire entendre aussi clairement de ce beau silencieux, je ne me refuserais point la petite satisfaction de lui prouver ma reconnaissance.

— Quelle folie ! n’allez-vous pas chercher à vous battre avec un pauvre infirme ?

— Allez ! quand je lui couperais un peu les oreilles, pour ce qu’il en fait, il n’y aurait pas grand dommage.

— Allons donc, ce serait une lâcheté ; voulez-vous qu’on dise dans le monde que vous vous êtes battu avec un muet pour ses propos ? Il y aurait là de quoi vous couvrir d’un ridicule éternel.

— Cependant, il m’a grièvement insulté !

— Bah ! qui s’en doute ?

— Mais, lui et moi, par exemple, et cela suffit bien.

— Si l’on est convenu d’excuser les injures d’un rival ordinaire, on doit encore moins se blesser de celles d’un pauvre homme qui ignore peut-être la valeur des mots dont il se sert. Qui sait ? Dans le langage de l’abbé de l’Épée, fat veut peut-être dire, amant heureux ?

— Oui, tout aussi bien que Belmen veut dire en turc, pour M. Jourdain : « Allez vite vous préparer pour la cérémonie, afin de voir ensuite votre fille, et de… »

— Ah ! vous êtes insupportable, interrompit la comtesse, en éclatant de rire ; on ne saurait parler raison un instant avec vous.

— C’est votre faute, vraiment, en cherchant à me mystifier avec votre langage muet, vous me rappelez tout naturellement la meilleure mystification que je connaisse en ce genre. Mais, puisque vous l’exigez, parlons sérieusement. Que pensez-vous du résultat de ce coup de théâtre qui a fait tant de sensation ce soir chez la princesse ?

— Mais je ne serais pas étonnée que, ce premier moment de surprise une fois passé, Valentine ne s’accoutumât petit à petit à l’idée d’aimer un homme de cette espèce : il est passionné ; elle est romanesque, et s’il lui est bien prouvé qu’aucune femme ne puisse être capable d’un pareil dévouement, vous verrez qu’elle en fera la folie.

— C’est ce qu’il faut empêcher au nom de l’humanité ; mais je m’en rapporte bien à M. de Nangis pour cela. Vraiment, je regrette qu’il n’ait pas retardé de deux jours son départ pour la campagne ; j’aurais voulu voir de quel air il eût appris cette étrange nouvelle !

— Ah ! je puis vous assurer que le nom du duc de Linarès aurait seul captivé son intérêt, et qu’il ne se serait point embarrassé du reste. Dans son opinion, il est si convaincu qu’il ne manque jamais rien à un grand seigneur pour rendre une femme heureuse !

— Ah ! vous le vantez, et je ne saurais jamais lui supposer tant de respect pour les grandeurs. C’est une vertu de parvenus…

— Dont beaucoup de gens de qualités sont susceptibles, interrompit la comtesse. Mais si vous doutez de l’exactitude de mon jugement sur M. de Nangis, venez vous en convaincre en lui apprenant vous-même le nom et les agréments du rival à qui sa sœur vous sacrifiait.

— Quoi ! vous voulez sitôt ?…

— Vous savez à quelle condition j’ai promis de rejoindre le comte à Varennes, et s’il me serait possible d’aller m’enterrer à la campagne seul avec lui ; c’est uniquement à vos sollicitations que j’ai cédé, en consentant à partir cette semaine : j’ai déjà prévenu toutes les personnes qui doivent m’accompagner ; mais si vous n’êtes pas du nombre, je reste. Enfin, je ne tiendrai ma parole qu’autant que vous serez fidèle à la vôtre.

Cette déclaration intimida M. d’Émerange. Il promit à la comtesse de partir avec elle pour sa terre, en se réservant un prétexte de revenir à Paris où différents intérêts le rappelleraient bientôt. Le plus vif était bien certainement de savoir quel parti allait prendre madame de Saverny dans cette circonstance. Il lui semblait impossible que son amour résistât au coup qui venait de lui être porté. Braver les convenances, les obstacles, les devoirs les plus sacrés, lui paraissait l’effort d’un courage ordinaire ; mais braver le ridicule, était à ses yeux le comble de l’héroïsme ; et, malgré toute l’admiration que lui inspirait le caractère de Valentine, il ne la supposait point capable d’une vertu qu’il regardait comme au-dessus de l’humanité.

Le bruit de la maladie de la marquise étant parvenu à madame de Nangis, elle se contenta d’envoyer savoir de ses nouvelles ; et, comme on lui fit répondre au bout de quelques jours qu’elle était hors de danger, la comtesse partit pour la campagne, suivie d’une partie de sa cour. Fière d’entraîner à son char M. d’Émerange, elle ne s’occupa que des moyens de l’enchaîner près d’elle par l’attrait des plaisirs les plus variés ; mais combien il entre d’amertume dans cette peine continuelle de rechercher des plaisirs étrangers à l’amour, pour retenir près de soi l’objet qu’on aime ! et qu’il est douloureux de s’avouer qu’on ne doit ses succès qu’à son adresse à plaire ! Oui, le tourment de sacrifier au devoir un amant justement adoré, vaut mieux que le triste bonheur de captiver quelques instants un infidèle.