Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Charles Augustin Sainte-Beuve

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Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeurtome 1, (1762 à 1817) (p. 214-222).



SAINTE-BEUVE


1804 – 1869




Charles-Augustin Sainte-Beuve doit sa plus grande renommée à ses nombreux articles de critique. Il se fit connaître comme poète par un recueil élégiaque qu’il donna au public comme l’œuvre posthume de Joseph Delorme. Sainte-Beuve publia sous son vrai nom un second recueil de poésies : Les Consolations (1830). Les Pensées d’Août parurent en 1837. — Les poésies complètes de Sainte-Beuve (2 volumes) se trouvent chez Alphonse Lemerre.

Cet écrivain multiple, ondoyant et divers, ne s’est fourvoyé dans le romantisme que latéralement. Il a paradé dans les troupes légères comme les anciens voltigeurs sur les ailes de l’armée, mais sans jamais s’engager profondément dans le feu de l’action, où s’agitaient fiévreusement les hauts panaches des grands chefs.

Pour employer une autre comparaison, comme poète, il n’a pu jamais atteindre à ces fiers sommets où Lamartine, Hugo, de Vigny, se familiarisaient avec les aigles ; mais parfois


………………Nous aimons
Boire au petit ruisseau tamisé par les monts.

Sainte-Beuve s’est tenu à mi-côte, loin des hautes neiges et des soleils trop ardents. C’est là, comme une famille anglaise sous la tente-abri, qu’on se plaît à feuilleter ces pages d’une poésie intime et pénétrante, d’un charme incontestable, même dans ses négligences. Malgré certaines subtilités de style, quelques inversions confuses et des obscurités de pensées, ses œuvres peuvent très bien se lire à côté des œuvres des maîtres. Assurément, dans ses vers, Sainte-Beuve n’est pas absolument à l’aise comme dans sa prose, mais il nous intéresse toujours, surtout par ces notes familières qui nous rappellent si bien le At home des Anglais, et par bon nombre de sonnets très heureux, imitation ou ressouvenir de Lamb, de Bowles, de Cowper ou de Wordsworth, reposantes visions d’intérieur ou scènes tranquilles du foyer britannique.

André Lemoyne.
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À LA RIME




Rime qui donnes leurs sons
 Aux chansons ;
Rime, l’unique harmonie
Du vers, qui, sans tes accents
            Frémissants,
Serait muet au génie ;

Rime, écho qui prends la voix
            Du hautbois
Ou l’éclat de la trompette,
Dernier adieu d’un ami
            Qu’à demi
L’autre ami de loin répète ;

Rime, tranchant aviron,
            Éperon,
 Qui fends la vague écumante ;

Frein d’or, aiguillon d’acier
           Du coursier
À la crinière fumante ;

Agrafe, autour des seins nus
            De Vénus
Pressant l’écharpe divine,
Ou serrant le baudrier
            Du guerrier
Contre sa forte poitrine ;

Col étroit, par où saillit
            Et jaillit
La source au ciel élancée,
Qui, brisant l’éclat vermeil
            Du soleil,
Tombe en gerbe nuancée ;

Anneau pur de diamant
            Ou d’aimant,
Qui, jour et nuit, dans l’enceinte
Suspends la lampe, ou, le soir,
            L’encensoir
Aux mains de la vierge sainte ;

Clef, qui, loin de l’œil mortel,
            Sur l’autel
Ouvres l’arche du miracle ;
Ou tiens le vase embaumé
            Renfermé
Dans le cèdre au tabernacle ;

Ou plutôt, fée au léger
            Voltiger,
Habile, agile courrière,

Qui mènes le char des vers
            Dans les airs
Par deux sillons de lumière ;

Ô Rime ! qui que tu sois,
            Je reçois
Ton joug ; et, longtemps rebelle
Corrigé, je te promets
            Désormais
Une oreille plus fidèle.

Mais aussi devant mes pas
            Ne fuis pas ;
Quand la Muse me dévore,
Donne, donne par égard
            Un regard
Au poète qui t’implore !

Dans un vers tout défleuri,
            Qu’a flétri
L’aspect d’une règle austère,
Ne laisse point murmurer,
            Soupirer,
La syllabe solitaire.

Sur ma lyre, l’autre fois,
             Dans un bois,
Ma main préludait à peine :
Une colombe descend,
             En passant,
Blanche sur le luth d’ébène.

Mais au lieu d’accords touchants,
             De doux chants,
La colombe gémissante

Me demande par pitié
            Sa moitié,
Sa moitié loin d’elle absente.

Ah ! plutôt, oiseaux charmants,
            Vrais amants,
Mariez vos voix jumelles !
Que ma lyre et ses concerts
            Soient couverts
De vos baisers, de vos ailes !

Ou bien, attelés d’un crin,
            Pour tout frein,
Au plus léger des nuages,
Traînez-moi, coursiers chéris
            De Cypris,
Au fond des sacrés bocages !

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SOUVENIR




Dans l’île Saint-Louis, le long d’un quai désert,
L’autre soir je passais ; le ciel était couvert,
Et l’horizon brumeux eût paru noir d’orages,
Sans la fraîcheur du vent qui chassait les nuages ;
Le soleil se couchait sous de sombres rideaux ;
La rivière coulait verte entre les radeaux ;
Aux balcons çà et là quelque figure blanche
Respirait l’air du soir ; — et c’était un dimanche.
Le dimanche est pour nous le jour du souvenir ;
Car, dans la tendre enfance, on aime à voir venir,
Après les soins comptés de l’exacte semaine
Et les devoirs remplis, le soleil qui ramène

Le loisir et la fête, et les habits parés,
Et l’église aux doux chants, et les jeux dans les prés ;
Et plus tard, quand la vie, en proie à la tempête,
Ou stagnante d’ennui, n’a plus loisir ni fête,
Si pourtant nous sentons, aux choses d’alentour,
À la gaité d’autrui, qu’est revenu ce jour,
Par degrés attendris jusqu’au fond de notre âme,
De nos beaux ans brisés nous renouons la trame,
Et nous nous rappelons nos dimanches d’alors,
Et notre blonde enfance, et ses riants trésors.

Je rêvais donc ainsi, sur ce quai solitaire,
À mon jeune matin si voilé de mystère,
À tant de pleurs obscurs en secret dévorés,
À tant de biens trompeurs ardemment espérés,
Qui ne viendront jamais,… qui sont venus, peut-être !
En suis-je plus heureux qu’avant de les connaître ?
Et, tout rêvant ainsi, pauvre rêveur, voilà
Que soudain, loin, bien loin, mon âme s’envola,
Et d’objets en objets, dans sa course inconstante,
Se prit aux longs discours que feu ma bonne tante
Me tenait, tout enfant, durant nos soirs d’hiver,
Dans ma ville natale, à Boulogne-sur-Mer.
Elle m’y racontait souvent, pour me distraire,
Son enfance, et les jeux de mon père, son frère,
Que je n’ai pas connu ; car je naquis en deuil,
Et mon berceau d’abord posé sur un cercueil.
Elle me parlait donc, et de mon père, et d’elle ;
Et ce qu’aimait surtout sa mémoire fidèle,
C’était de me conter leurs destins entraînés
Loin du bourg paternel où tous deux étaient nés.
De mon antique aïeul je savais le ménage,
Le manoir, son aspect, et tout le voisinage ;
La rivière coulait à cent pas près du seuil ;

Douze enfants (tous sont morts) entouraient le fauteuil ;
Et je disais les noms de chaque jeune fille,
Du curé, du notaire, amis de la famille,
Pieux hommes de bien, dont j’ai rêvé les traits,
Morts pourtant sans savoir que jamais je naîtrais.
Et tout cela revint en mon âme mobile,
Ce jour que je passais le long du quai, dans l’île.

Et bientôt au sortir de ces songes flottants,
Je me sentis pleurer, et j’admirai longtemps
Que de ces hommes morts, de ces choses vieillies,
De ces traditions par hasard recueillies,
Moi, si jeune et d’hier, inconnu des aïeux,
Qui n’ai vu qu’en récits les images des lieux,
Je susse ces détails, seul peut-être sur terre,
Que j’en gardasse un culte en mon cœur solitaire,
Et qu’à propos de rien, un jour d’été, si loin
Des lieux et des objets, ainsi j’en prisse soin.
Hélas ! pensais-je alors, la tristesse dans l’âme,
Humbles hommes, l’oubli sans pitié nous réclame,
Et, sitôt que la mort nous a remis à Dieu,
Le souvenir de nous ici nous survit peu ;
Notre trace est légère et bien vite effacée ;
Et moi, qui de ces morts garde encor la pensée,
Quand je m’endormirai comme eux, du temps vaincu,
Sais-je, hélas ! si quelqu’un saura que j’ai vécu ?
Et poursuivant toujours, je disais qu’en la gloire,
En la mémoire humaine, il est peu sûr de croire,
Que les cœurs sont ingrats, et que bien mieux il vaut
De bonne heure aspirer et se fonder plus haut,
Et croire en Celui seul qui, dès qu’on le supplie,
Ne nous fait jamais faute, et qui jamais n’oublie.


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À RONSARD




À toi, Ronsard, à toi, qu’un sort injurieux
Depuis deux siècles livre aux mépris de l’histoire,
J’élève de mes mains l’autel expiatoire
Qui te purifiera d’un arrêt odieux.

Non que j’espère encore au trône radieux,
D’où jadis tu régnais, replacer ta mémoire,
Tu ne peux de si bas remonter à la gloire :
Vulcain impunément ne tomba point des cieux.

Mais qu’un peu de pitié console enfin tes mânes ;
Que, déchiré longtemps par des rires profanes,
Ton nom, d’abord fameux, recouvre un peu d’honneur ;

Qu’on dise : « Il osa trop, mais l’audace était belle ;
Il lassa, sans la vaincre, une langue rebelle,
Et de moins grands, depuis, eurent plus de bonheur. »


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L’ART ET LE BONHEUR




Jai fait le tour des choses de la vie ;
J’ai bien erré dans le monde de l’art ;
Cherchant le beau, j’ai poussé le hasard :
Dans mes efforts la grâce s’est enfuie.

À bien des cœurs où la joie est ravie
J’ai demandé du bonheur, mais trop tard !
À maint orage, éclos sous un regard,
J’ai dit : « Renais, ô flamme évanouie ! »

Et j’ai trouvé, bien las enfin et mûr,
Que pour l’art même et sa beauté plus vive
Il n’est rien tel qu’une grâce naïve,

Et qu’en bonheur il n’est charme plus sûr,
Fleur plus divine aux gazons de la rive,
Qu’un jeune cœur embelli d’un front pur !


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SONNET




Je ne suis pas de ceux pour qui les causeries,
Au coin du feu, l’hiver, ont de grandes douceurs ;
Car j’ai pour tous voisins d’intrépides chasseurs,
Rêvant de chiens dressés, de meutes aguerries,

Et des fermiers causant jachères et prairies,
Et le juge de paix avec ses vieilles sœurs,
Deux revêches beautés parlant de ravisseurs,
Portraits comme on en voit sur les tapisseries.

Oh ! combien je préfère à ce caquet si vain,
Tout le soir, du silence, — un silence sans fin ;
Être assis sans penser, sans désir, sans mémoire ;

Et seul, sur mes chenets, m’éclairant aux tisons,
Écouter le vent battre, et gémir les cloisons,
Et le fagot flamber, et chanter ma bouilloire !


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