Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Charles Nodier

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Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeurtome 1, (1762 à 1817) (p. 38-47).
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NODIER


1780 – 1844




Charles Nodier, né à Besançon, eut la vie la plus accidentée du monde. On le vit tour à tour correcteur d’imprimerie, enlumineur d’estampes, professeur de littérature, journaliste, bibliothécaire, académicien. La variété de ses situations sociales ne fut égalée que par la variété de ses talents, car il cultiva la politique, l’entomologie, la philologie ; il fut bibliophile, romancier, historien, poète. La poésie lui porta d’abord malheur : une certaine Napoléonne, dirigée contre le premier consul, lui valut quelques mois de prison à Sainte-Pélagie. Il avait alors dix-huit ans ; on le relâcha comme fou. S’il n’avait point un grain de folie, il avait au moins une imagination exaltée et bizarre, le capricieux conteur de Trilby, de La Fée aux Miettes et de Jean Sbogar. Il ne tint pas rigueur à la poésie, publia des recueils de vers : Essais d’un jeune barde (1804), Poésies diverses (1827), et fut l’ami de tous les poètes du Cénacle. Chaque dimanche, il les recevait dans les salons de l’Arsenal dont sa fille Marie, poète elle-même et musicienne, faisait les honneurs. Alfred de Musset a immortalisé le souvenir de ces soirées en des stances délicieuses, réponse à des stances non moins jolies que lui avait adressées son hôte. Nous reproduisons les deux pièces ; elles évoquent la souriante figure, elles résument le délicat talent de celui que ses amis appelaient « le bon Nodier. »

A. D.


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STANCES À A. DE MUSSET




Jai lu ta vive Odyssée
        Cadencée ;
J’ai lu tes sonnets aussi,
        Dieu merci !

Pour toi seul l’aimable Muse,
        Qui t’amuse,
Réserve encor des chansons
        Aux doux sons.

Par le faux goût exilée
        Et voilée,
Elle va dans ton réduit
        Chaque nuit.

Là, penchée à ton oreille
        Qui s’éveille,
Elle te berce aux concerts
        Des beaux verts.

Elle sait les harmonies
        Des Génies,
Et les contes favoris
        Des péris,

Les jeux, les danses légères
        Des bergères,
Et les récits gracieux
        Des aïeux.


Puis, elle se trouve heureuse,
        L’amoureuse,
De prolonger son séjour,
        Jusqu’au jour.

Quand, du haut d’un char d’opale,
        L’aube pâle
Chasse les chœurs clandestins
        Des lutins,

Si l’aurore mal-apprise
        L’a surprise,
Peureuse, elle part sans bruit
        Et s’enfuit,

En exhalant dans l’espace
        Qui s’efface
Le soupir mélodieux
        Des adieux.

Fuis, fuis le pays morose
        De la prose,
Ses journaux et ses romans
        Assommants.

Fuis l’altière période
        À la mode,
Et l’ennui des sots discours,
        Longs ou courts.

Fuis les grammes et les mètres
        De nos maîtres,
Jurés experts en argot
        Visigoth.


Fuis la loi des pédagogues
        Froids et rogues,
Qui soumettraient tes appas
        Au compas.

Mais reviens à la vesprée,
        Peu parée,
Bercer encor ton ami
        Endormi.

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RÉPONSE DE MUSSET



Connais-tu deux pestes femelles
           Et jumelles
Qu’un beau jour tira de l’enfer
           Lucifer ?

L’une au teint blême, au cœur de lièvre,
           C’est la fièvre ;
L’autre est l’insomnie aux grands yeux
           Ennuyeux.

Non pas cette fièvre amoureuse,
           Trop heureuse,
Qui sait chiffonner l’oreiller
           Sans bâiller ;

Non pas cette belle insomnie
           Du génie,
Où Trilby vient, prêt à chanter,
           T’écouter.


C’est la fièvre qui s’emmaillotte
           Et grelotte
Sous un drap sale et trois coussins
           Très malsains.

L’autre, comme une huître qui bâille
           Dans l’écaille,
Rêve ou rumine, ou fait des vers
           De travers.

Voilà, depuis une semaine
           Toute pleine,
L’aimable et gai duo que j’ai
           Hébergé.

Que ce soit donc, si l’on m’accuse,
           Mon excuse,
Pour n’avoir rien ni répondu
           Ni pondu !

Ne me fais pas, je t’en conjure,
           Cette injure,
De supposer que j’ai faibli
           Par oubli.

L’oubli, l’ennui, font, ce me semble,
           Route ensemble,
Traînant, deux à deux, leurs pas lents,
           Nonchalants.

Tout se ressent du mal qu’ils causent,
           Mais ils n’osent
Approcher de toi seulement
           Un moment.


Que ta voix si jeune et si vieille,
           Qui m’éveille,
Vient me délivrer à propos
           Du repos !

Ta muse, ami, toute française,
           Tout à l’aise,
Me rend la sœur de la santé,
           La gaîté.

Elle rappelle à ma pensée
           Délaissée
Les beaux jours et les courts instants
           Du bon temps,

Lorsque, rassemblés sous ton aile
           Paternelle,
Échappés de nos pensions,
           Nous dansions.

Gais comme l’oiseau sur la branche,
           Le dimanche,
Nous rendions parfois matinal
           L’Arsenal.

La tête coquette et fleurie
           De Marie
Brillait comme un bluet mêlé
           Dans le blé.

Tachés déjà par l’écritoire,
           Sur l’ivoire
Ses doigts légers allaient sautant
           Et chantant.


Quelqu’un récitait quelque chose,
           Vers ou prose,
Puis nous courrions recommencer
           À danser.

Chacun de nous, futur grand homme,
           Ou tout comme,
Apprenait plus vite à t’aimer
           Qu’à rimer.

Alors, dans la grande boutique
           Romantique,
Chacun avait, maître ou garçon,
           Sa chanson.

Nous allions, brisant les pupitres
           Et les vitres,
Et nous avions plume et grattoir
           Au comptoir.

Hugo portait déjà dans l’âme
           Notre-Dame,
Et commençait à s’occuper
           D’y grimper.

De Vigny chantait sur sa lyre
           Ce beau sire
Qui mourut sans mettre à l’envers
           Ses bas verts.

Antony battait avec Dante
           Un andante ;
Émile ébauchait vite et tôt
           Un presto.


Sainte-Beuve faisait dans l’ombre
           Douce et sombre,
Pour un œil noir, un blanc bonnet,
           Un sonnet.

Et moi, de cet honneur insigne
           Trop indigne,
Enfant par hasard adopté
           Et gâté,

Je brochais des ballades, l’une
           À la lune,
L’autre à deux yeux noirs et jaloux
           Andaloux.

Cher temps, plein de mélancolie,
           De folie,
Dont il faut fendre à l’amitié
           La moitié !

Pourquoi, sur ces flots où s’élance
           L’espérance,
Ne voit-on que le souvenir
           Revenir ?

Ami, toi qu’a piqué l’abeille,
           Ton cœur veille,
Et tu n’en saurais ni guérir
           Ni mourir ;

Mais comment fais-tu donc, vieux maître,
           Pour renaître ?
Car tes vers, en dépit du temps,
           Ont vingt ans.


Si jamais ta tête qui penche
           Devient blanche,
Ce sera comme l’amandier,
           Cher Nodier :

Ce qui le blanchit n’est pas l’âge,
           Ni l’orage ;
C’est la fraîche rosée en pleurs
           Dans les fleurs.


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LE BUISSON


        Sil est un buisson quelque part
Bordé de blancs fraisiers ou de noires prunelles,
Ou de l’œil de la Vierge aux riantes prunelles,
Dans le creux des fossés, à l’abri d’un rempart !…

            Ah ! si son ombre printanière
Couvrait avec amour la pente d’un ruisseau,
D’un ruisseau qui bondit sans souci de son eau,
Et qui va réjouir l’espoir de la meunière !…

            Si la liane aux blancs cornets
Y roulait en nœuds verts sur la branche embellie !
S’il protégeait au loin le muguet, l’ancolie,
Dont les filles des champs couronnent leurs bonnets !

            Si ce buisson, nid de l’abeille,
Attirait quelque jour une vierge aux yeux doux,
Qui viendrait en dansant, et sans penser à nous,
De boutons demi-clos enrichir sa corbeille !…


            S’il était aimé des oiseaux ;
S’il voyait sautiller la mésange hardie ;
S’il surveillait parfois la linotte étourdie,
Échappée en boîtant au piège des réseaux !

            S’il souriait, depuis l’aurore,
À l’abord inconstant d’un léger papillon,
Tout bigarré d’azur, d’or et de vermillon,
Qui va, vole et revient, vole et revient encore !…

            Si dans la brûlante saison,
D’une nuit sans lumière éclaircissant les voiles,
Les vers luisants venaient y semer leurs étoiles,
Qui de rayons d’argent blanchissent le gazon !…

            Si, longtemps, des feux du soleil
Il pouvait garantir une fosse inconnue !
Enfants ! dites-le moi, l’heure est si bien venue !
Il fait froid. Il est tard. Je souffre, et j’ai sommeil.



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