Anthologie des poètes français du XIXème siècle/François Coppée

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. Illust-33).



FRANÇOIS COPPÉE

FRANÇOIS COPPÉE






FRANÇOIS COPPÉE


1842




Le plus populaire des poètes contemporains, François Coppée, est né à Paris en 1842. On le mit au lycée Saint-Louis ; mais, dernier enfant d’un père et d’une mère dont le cœur était plus haut que la fortune, il ne put achever ses études, et, pour alléger les charges de sa famille, il entra comme employé au Ministère de la guerre. Plus tard, il fut nommé bibliothécaire au Sénat, puis archiviste du Théâtre-Français. Il démissionna en 1884, après son élection à l’Académie française, où il est le successeur de Victor de Laprade, qui avait succédé lui-même à Alfred de Musset.

M. François Coppée publiait à vingt-quatre ans son premier volume, Le Reliquaire (1866), bientôt suivi des Intimités (1868), et quelques initiés le tenaient déjà pour un maître, quand la glorieuse soirée du Passant (14 janvier 1869) révéla tout à coup son nom au grand public. Depuis, il a mené de front, avec un égal bonheur, son œuvre lyrique et son œuvre dramatique, s’appliquant à la double tâche qu’il semble s’être imposée au début de sa carrière : réconcilier la réalité avec la poésie, et le théâtre avec l’idéal.

Nous ne devons point parler ici de son œuvre dramatique, bien qu’il soit un des rares poètes qui aient, comme il le dit lui-même,

. . . . . . . . . . . . . . . . . su charmer quelquefois
Ce temps d’opéra-bouffe et de drame bourgeois.

Tout le monde a lu ou entendu ces émouvantes scènes : Deux douleurs (1870), Fais ce que dois (1871), L’Abandonnée (1871) ; ces délicieuses idylles : Le Luthier de Crémone (1876) et Le Trésor (1879) ; ces puissants drames : Madame de Maintenon (1881), Severo Torelli (1883), Les Jacobines (1885).

L’œuvre lyrique de M. François Coppée n’est ni moins variée ni moins considérable. On en peut grouper ainsi les divers éléments : poèmes de la vie moderne, poèmes intimes, poèmes historiques ou légendaires. Ces derniers, contenus pour la plupart dans le recueil intitulé Les Récits et les Élégies (1878), comptent parmi les productions les plus achevées, sinon les plus originales du poète. Si l’avenir devait ajouter à la Légende des Siècles quelques feuillets intercalaires, pour compléter le cycle de nos « petites épopées », n’y transcrirait-on pas, avec les plus belles pages épiques de Leconte de Lisle et de Théodore de Banville, les poèmes qui s’appellent : La Bénédiction, L’Hirondelle du Bouddha, Le Liseron, La Tête de la Sultane ?

Les poésies intimes de M. François Coppée forment trois courts recueils, publiés à de longs intervalles : Les Intimités (1868), L’Exilée (1876), Arrière-Saison (1887). — Trois amours : le premier plus sensuel, le second plus pur, le dernier plus tendre. — Qu’on y joigne Olivier (1875), cette demi-confession romanesque ; qu’on relise dans Le Cahier rouge (1874.) et dans les Poésies diverses (1887), les admirables élégies : Désir dans le spleen, L’Anneau, Vieux brouillon de lettre, et l’on reconstituera sans peine toute l’histoire intérieure d’une vie d’ affection, histoire où quelques-uns estiment que le poète a mis le plus haut de son art comme le plus profond de son âme.

Bien qu’on puisse préférer telle ou telle autre partie de son œuvre, c’est, sans contredit, dans les poèmes de la vie contemporaine, dans les tableaux réalistes et domestiques qu’éclate le mieux l’originalité de M. François Coppée. Il est, par-dessus tout, l’auteur des Poèmes modernes et de La Grève des Forgerons (1869), des Humbles (1872 ) et des Contes en vers (1881). Il a presque inauguré le genre où Sainte-Beuve et Brizeux s’étaient timidement essayés. Il a presque créé la langue, — ce vers « moderniste » d’autant plus poétique qu’il se confond davantage avec la prose par la familiarité du vocabulaire et la simplicité de la tournure. Enfin, le sentiment lui-même est nouveau, — cet unique et piquant mélange de mélancolie et de malice, d’attendrissement et d’ironie, qui a dicté Le Banc, Les perirs Bourgeois, Un Fils et La Marchande de journaux. Car ne semble-t-il pas, en vérité, qu’on trouve à la fois chez M. Coppée un témoin naïf et un critique avisé, un poète lyrique et un gamin de Paris ? Mais la malice est sans arrière-pensée, l’ironie est sans fiel, et l’émotion partout domine, pleine de sympathie et de pitié, bien faite pour aller droit au cœur, où elle va.

Les grands poètes romantiques s étaient nourris d’idées et de sentiments généraux ; il les avaient exaltés en des rythmes aux larges ailes, mais à l’essor souvent trop vague. En vertu de l’universelle loi de réaction, après eux devait naître une poésie aux qualités et aux défauts contraires, moins large et plus précise. La poésie de détail, voilà, en effet, ce que représente excellemment M. François Coppée. Il est venu après Victor Hugo comme Téniers après Rubens, comme Gérard Dov après Rembrandt. Pareil à ces « petits maîtres » flamands et hollandais avec lesquels il a tant de ressemblances, il a rapproché l’art de la foule sans l’éloigner des artistes. II plaît aux simples par la simplicité vraie de ses conceptions, aux raffinés par le raffinement merveilleux de son faire ; et c’est pourquoi — rare exception ! — il est de ceux dont la popularité ne saurait diminuer la gloire.

Les œuvres complètes de M. François Coppée ont été éditées par Alphonse Lemerre.

Auguste Dorchain.


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LES AÏEULES




À la fin de juillet les villages sont vides.
Depuis longtemps déjà des nuages livides,
Menaçant d’un prochain orage à l’occident,
Conseillaient la récolte au laboureur prudent.

Donc, voici la moisson, et bientôt la vendange :
On aiguise les faux, on prépare la grange,
Et tous les paysans, dès l’aube rassemblés,
Joyeux, vont à la fête opulente des blés.
Or, pendant tout ce temps de travail, les aïeules,
Au village, devant les portes, restent seules,
Se chauffant au soleil et branlant le menton,
Calmes et les deux mains jointes surieur bâton ;
Car les travaux des champs leur ont courbé la taille.
Avec leur long fichu peint de quelque bataille,
Leur jupe de futaine et leur grand bonnet blanc,
Elles restent ainsi tout le jour sur un banc,
Heureuses, sans penser peut-être et sans rien dire,
Adressant un béat et mystique sourire
Au clair soleil, qui dore au loin le vieux clocher
Et mûrit les épis que leurs fils vont faucher.

Ah ! c’est la saison douce et chère aux bonnes vieilles !
Les histoires autour du feu, les longues veilles
Ne leur conviennent plus. Leur vieux mari, l’aïeul,
Est mort ; et, quand on est très vieux, on est tout seul :
La fille est au lavoir, le gendre est à sa vigne.
C’est triste, et cependant encore on se résigne,
S’il fait un beau soleil aux rayons réchauffants.
Elles aimaient naguère à bercer les enfants.
Le cœur des vieilles gens, surtout à la campagne,
Bat lentement et très volontiers s’accompagne
Du mouvement rythmique et calme des berceaux.
Mais les petits sont grands aujourd’hui ; ces oiseaux
Ont pris leur vol ; ils n’ont plus besoin de défense ;
Et voici que les vieux, dans leur seconde enfance,
N’ont même plus, hélas ! ce suprême jouet.

Elles pourraient encor bien tourner le rouet ;

Mais sur leurs yeux pâlis le temps a mis son voile ;
Leurs maigres doigts sont las de filer de la toile ;
Car de ces mêmes mains, que le temps fait pâlir,
Elles ont déjà dû souvent ensevelir
Des chers défunts la froide et lugubre dépouille
Avec ce même lin filé par leur quenouille.

Mais ni la pauvreté constante, ni la mort
Des troupeaux, ni le fils aîné tombant au sort,
Ni la famine après les mauvaises récoltes,
Ni les travaux subis sans cris et sans révoltes,
Ni la fille, servante au loin, qui n’écrit pas,
Ni les mille tourments qui font pleurer tout bas,
En cachette, la nuit, les craintives aïeules,
Ni la foudre du ciel incendiant les meules,
Ni tout ce qui leur parle encore du passé
Dans l’étroit cimetière, à l’église adossé,
Où vont jouer les blonds enfants après l’école
Et qui cache, parmi l’herbe et la vigne folle,
Plus d’une croix de bois qu’elles connaissent bien,
Rien n’a troublé leur cœur héroïque et chrétien.
Et maintenant, à l’âge où l’âme se repose,
Elles ne semblent pas désirer autre chose
Que d’aller en été s’asseoir, vers le midi,
Sur quelque banc de pierre au soleil attiédi,
Pour regarder d’un œil plein de sereine extase
Les canards bleus et verts caquetant dans la vase,
Entendre la chanson des laveuses, et voir
Les chevaux de labour descendre à l’abreuvoir.
Leur sourire d’enfant et leur front blanc qui tremble
Rayonnent de bien-être et de candeur : il semble
Qu’elles ne songent plus à leurs chagrins passés,
Qu’elles pardonnent tout, et que c’est bien assez
Pour elles que d’avoir, dans leurs vieilles années,

Les peines d’autrefois étant bien terminées,
Et pour donner la joie à leurs quatre-vingts ans,
Le grand soleil, ce vieil ami des paysans.


(Le Reliquaire)
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*
*       *



Le soleil froid donnait un ton rose au grésil,
Et le ciel de novembre avait des airs d’avril.
Nous voulions profiter de la belle gelée.
Moi chaudement vêtu, toi bien emmitouflée
Sous le manteau, sous la voilette et sous les gants,
Nous franchissions, parmi les couples élégants,
La porte de la blanche et joyeuse avenue,
Quand soudain jusqu’à nous une enfant presque nu:
Et livide, tenant des fleurettes en main,
Accourut, se frayant à la hâte un chemin
Entre les beaux habits et les riches toilettes,
Nous offrir un petit bouquet de violettes.
Elle avait deviné que nous étions heureux
Sans doute, et s’était dit : « Ils seront généreux.»
Elle nous proposa ses fleurs d’une voix douce,
En souriant avec ce sourire qui tousse.
Et c’était monstrueux, cette enfant de sept ans
Qui mourait de l’hiver en offrant le printemps.
Ses pauvres petits doigts étaient pleins d’engelures.
Moi, je sentais le fin parfum de tes fourrures,
Je voyais ton cou rose et blanc sous la fanchon,
Et je touchais ta main chaude dans ton manchon.

— Nous fîmes notre offrande, amie, et nous passâmes ;
Mais la gaîté s’était envolée, et nos âmes
Gardèrent jusqu’au soir un souvenir amer.

Mignonne, nous ferons l’aumône cet hiver.

(Intimités)



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LA BÉNÉDICTION



Or, en mil huit cent neuf, nous prîmes Saragosse.
J’étais sergent. Ce fut une journée atroce.
La ville prise, on fit le siège des maisons,
Qui, bien closes, avec des airs de trahisons,
Faisaient pleuvoir les coups de feu par leurs fenêtres.
On se disait tout bas : « C’est la faute des prêtres. »
Et, quand on en voyait s’enfuir dans le lointain,
Bien qu’on eût combattu dès le petit matin,
Avec les yeux brûlés de poussière et la bouche
Amère du baiser sombre de la cartouche,
On fusillait gaîment et soudain plus dispos
Tous ces longs manteaux noirs et tous ces grands chapeaux.
Mon bataillon suivait une ruelle étroite.
Je marchais, observant les toits à gauche, à droite,
À mon rang de sergent, avec les voltigeurs,
Et je voyais au ciel de subites rougeurs
Haletantes ainsi qu’une haleine de forge.
On entendait des cris de femmes qu’on égorge,
Au loin, dans le funèbre et sourd bourdonnement.
Il fallait enjamber des morts à tout moment.
Nos hommes se baissaient pour entrer dans les bouges,
Puis en sortaient avec leurs baïonnettes rouges,

Et du sang de leurs mains faisaient des croix au mur ;
Car dans ces défilés il fallait être sûr
De ne pas oublier un ennemi derrière.
Nous allions sans tambour et sans marche guerrière.
Nos officiers étaient pensifs. Les vétérans,
Inquiets, se serraient les coudes dans les rangs
Et se sentaient le cœur faible d’une recrue.

Tout à coup, au détour d’une petite rue,
On nous crie en français : « À l’aide ! » En quelques bonds
Nous joignons nos amis en danger, et tombons
Au milieu d’une belle et grave compagnie
De grenadiers chassée avec ignominie
Du parvis d’un couvent seulement défendu
Par vingt moines, démons noirs au crâne tondu,
Qui sur la robe avaient la croix de laine blanche,
Et qui, pieds nus, le bras sanglant hors de la manche,
Les assommaient à coups d’énormes crucifix.
Ce fut tragique : avec tous les autres je fis
Un feu de peloton qui balaya la place.
Froidement, méchamment, car la troupe était lasse
Et tous nous nous sentions des âmes de bourreaux,
Nous tuâmes ce groupe horrible de héros.
Et cette action vile une fois consommée,
Lorsque se dissipa la compacte fumée,
Nous vîmes, de dessous les corps enchevêtrés,
De longs ruisseaux de sang descendre les degrés.
— Et, derrière, s’ouvrait l’église, immense et sombre.

Les cierges étoilaient de points d’or toute l’ombre ;
L’encens y répandait son parfum de langueur ;
Et, tout au fond, tourné vers l’autel, dans le chœur,
Comme s’il n’avait pas entendu la bataille,
Un prêtre en cheveux blancs et de très haute taille

Terminait son office avec tranquillité.

Ce mauvais souvenir si présent m’est resté
Qu’en vous le racontant je crois tout revoir presque :
Le vieux couvent avec sa façade moresque,
Les grands cadavres bruns des moines, le soleil
Faisant sur les pavés fumer le sang vermeil,
Et, dans l’encadrement noir de la porte basse,
Ce prêtre et cet autel brillant comme une châsse,
Et nous autres cloués au sol, presque poltrons.

Certes ! j’étais alors un vrai sac à jurons,
Un impie ; et plus d’un encore se rappelle
Qu’on me vit une fois, au sac d’une chapelle,
Pour faire le gentil et le spirituel,
Allumer une pipe aux cierges de l’autel.
Déjà j’étais un vieux traîneur de sabretache ;
Et le pli que donnait ma lèvre à ma moustache
Annonçait un blasphème et n’était pas trompeur.
— Mais ce vieil homme était si blanc qu’il me fit peur.

« Feu ! » dit un officier.
                                     Nul ne bougea. Le prêtre
Entendit, à coup sûr, mais n’en fît rien paraître,
Et nous fit face avec son grand saint sacrement ;
Car sa messe en était arrivée au moment
Où le prêtre se tourne et bénit les fidèles.
Ses bras levés avaient une envergure d’ailes.
Et chacun recula, lorsque avec l’ostensoir
Il décrivit la croix dans l’air et qu’on put voir
Qu’il ne tremblait pas plus que devant les dévotes.
Et quand sa belle voix, psalmodiant les notes,

Comme font les curés dans tous leurs Oremus,
Dit :

         « Benedicat vos omnipotens Deus, »

« Feu ! — répéta la voix féroce, — ou je me fâche. »

Alors un d’entre nous, un soldat, mais un lâche,
Abaissa son fusil et fit feu. Le vieillard
Devint très pâle, mais, sans baisser son regard
Étincelant d’un sombre et farouche courage :

« Pater et Filius, » reprit-il.
« Pater et Filius, » reprit-il. Quelle rage
Ou quel voile de sang affolant un cerveau
Fir partir de nos rangs un coup de feu nouveau ?
Je ne sais ; mais pourtant cette action fut faite.
Le moine, d’une main s’appuyant sur le faîte
De l’autel et tâchant de nous bénir encor
De l’autre, souleva le lourd ostensoir d’or.
Pour la troisième fois il traça dans l’espace
Le signe du pardon, et, d’une voix très basse,
Mais qu’on entendit bien, car tous bruits s’étaient tus,
Il dit, les yeux fermés :

Il dit, les yeux fermés : « Et Spiritus sanctus. »

Puis tomba mort, ayant achevé sa prière.

L’ostensoir rebondit par trois fois sur la pierre.
Et, comme nous restions, même les vieux troupiers,

Sombres, l’horreur vivante au cœur et l’arme aux pieds,
Devant ce meurtre infâme et devant ce martyre :

« Amen ! » dit un tambour en éclatant de rire.


(Poèmes modernes)
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PETITS BOURGEOIS



Je n’ai jamais compris l’ambition. Je pense
Que l’homme simple trouve en lui sa récompense,
Et le modeste sort dont je suis envieux,
Si je travaille bien et si je deviens vieux,
Sans que mon cœur de luxe ou de gloire s’affame,
C’est celui d’un vieil homme avec sa vieille femme,
Aujourd’hui bons rentiers, hier petits marchands,
Retirés tout au bout du faubourg, près des champs.
Oui, cette vie intime est digne du poète.
Voyez : Le toit pointu porte une girouette,
Les roses sentent bon dans leurs carrés de buis,
Et l’ornement de fer fait bien sur le vieux puits.
Près du seuil, dont les trois degrés forment terrasse,
Un paisible chien noir, qui n’est guère de race,
Au soleil de midi, dort, couché sur le flanc.
Le maître, en vieux chapeau de paille, en habit blanc,
Avec un sécateur qui lui sort de la poche,
Marche dans le sentier principal et s’approche
Quelquefois d’un certain rosier de sa façon
Pour le débarrasser d’un gros colimaçon.
Sous le bosquet, sa femme est à l’ombre et tricote ;
Auprès d’elle le chat joue avec la pelote.
La treille est faite avec des cercles de tonneaux,

Et sur le sable fin sautillent les moineaux.
Par la porte, on peut voir, dans la maison commode,
Un vieux salon meublé selon l’ancienne mode,
Même quelques détails vaguement aperçus :
Une pendule avec Napoléon dessus
Et des têtes de sphinx à tous les bras de chaise.
Mais ne souriez pas, car on doit être à l’aise,
Heureux du jour présent et sûr du lendemain,
Dans ce logis de sage observé du chemin.
Là sont des gens de bien, sans regret, sans envie,
Et qui font comme ont fait leurs pères. Dans leur vie,
Tout est patriarcal et traditionnel.
Ils mettent de côté la bûche de Noël,
Ils songent à l’avance aux lessives futures,
Et, vers le temps des fruits, ils font des confitures.
Ils boivent du cassis, innocente liqueur !
Et chez eux tout est vieux, tout, excepté le cœur.
Ont-ils tort, après tout, de trouver nécessaires
Le premier jour de l’an et les anniversaires,
D’observer le carême et de tirer les Rois,
De faire, quand il tonne, un grand signe de croix,
D’être heureux que la fleur embaume et l’herbe croisse,
Et de rendre le pain bénit à leur paroisse ?
— Ceux-là seuls ont raison qui, dans ce monde-ci,
Calmes et dédaigneux du hasard, ont choisi
Les douces voluptés que l’habitude engendre. —
Chaque dimanche, ils ont leur fille avec leur gendre ;
Le jardinet s’emplit du rire des enfants,
Et, bien que les après-midi soient étouffants,
L’on puise et l’on arrose, et la journée est courte.
Puis, quand le pâtissier survient avec la tourte,
On s’attable au jardin, déjà moins échauffé,
Et la lune se lève au moment du café.
Quand le petit garçon s’endort, on le secoue,

Et tous s’en vont alors, baisés sur chaque joue,
Monter dans l’omnibus voisin, contents et las,
Et chargés de bouquets énormes de lilas.

— Merci bien, bonnes gens, merci bien, maisonnette,
Pour m’avoir, l’autre jour, donné ce rêve honnête,
Qu’en m’éloignant de vous mon esprit prolongeait
Avec la jouissance exquise du projet.


(Les Humbles)


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LA SŒUR NOVICE



Lorsque tout douloureux regret fut mort en elle
Et qu’elle eut bien perdu tout espoir décevant,
Résignée, elle alla chercher dans un couvent
Le calme qui prépare à la vie éternelle.

Le chapelet battant la jupe de flanelle,
Et pâle, elle venait se promener souvent
Dans le jardin sans fleurs, bien abrité du vent,
Avec ses plants de choux et sa vigne en tonnelle.

Pourtant elle cueillit, un jour, dans ce jardin,
Une fleur exhalant un souvenir mondain,
Qui poussait là malgré la sainte obédience ;

Elle la respira longtemps, puis, vers le soir,
Saintement, ayant mis en paix sa conscience,
Mourut, comme s’éteint l’âme d’un encensoir.


(Les Humbles)


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Le soir, au coin du feu, j’ai pensé bien des fois
À la mort d’un oiseau, quelque part, dans les bois.
Pendant les tristes jours de l’hiver monotone,
Les pauvres nids déserts, les nids qu’on abandonne,
Se balancent au vent sur le ciel gris de fer.
Oh ! comme les oiseaux doivent mourir l’hiver !
Pourtant, lorsque viendra le temps des violettes,
Nous ne trouverons pas leurs délicats squelettes
Dans le gazon d’avril, où nous irons courir.
Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir ?


(Promenades et Intérieurs)


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Comme le champ de foire est désert, la baraque
N’est pas ouverte, et, sur son perchoir, le macaque
Cligne ses yeux méchants et grignote une noix
Entre la grosse caisse et le chapeau chinois ;
Et deux bons paysans sont là, bouche béante,
Devant la toile peinte où l’on voit la géante,
Telle qu’elle a paru jadis devant les cours,
Soulevant décemment ses jupons un peu courts
Pour qu’on ne puisse pas supposer qu’elle triche,
Et montrant son mollet à l’empereur d’Autriche.


(Promenades et Intérieurs)


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Nest-ce pas ? ce serait un bonheur peu vulgaire
D’être, non pas curé, mais seulement vicaire
Dans un vieil évêché de province, très loin,
Et d’avoir, tout au fond de la nef, dans un coin,
Un confessionnal recherché des dévotes.
On recevrait des fruits glacés et des compotes ;
On serait latiniste et gourmand achevé ;
Et, par la rue où l’herbe encadre le pavé,
On viendrait tous les jours une heure à Notre-Dame,
Faire un somme, bercé d’un murmure de femme.


(Promenades et Intérieurs)


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Depuis que son garçon est parti pour la guerre,
La veuve met les deux couverts comme naguère,
Sert la soupe, remplit un grand verre de vin,
Puis, sur le seuil, attend qu’un envoyé divin,
Un pauvre, passe là pour qu’elle le convie.
Il en vient tous les jours. Donc son fils est en vie,
Et la vieille maman prend sa peine en douceur
Mais l’épicier d’en face est un libre-penseur
Et songe : — Peut-on croire à de telles grimaces ?
Les superstitions abrutissent les masses.


(Promenades et Intérieurs)


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SUR LA TERRASSE DU CHÂTEAU DE R…




Devant le pur, devant le vaste ciel du soir,
Où scintillaient déjà quelques étoiles pâles,
Sur la terrasse, avec des fichus et des châles,
Toute la compagnie avait voulu s’asseoir.

Devant nous l’étendue immense, froide et grise,
D’une plaine, la nuit, à la fin de l’été.
Puis un silence, un calme, une sérénité !
Pas un chant de grillon, pas un souhfle de brise.

Nos cigares étaient les seuls points lumineux ;
Les femmes avaient froid sous leurs manteaux de laine ;
Tous se taisaient, sentant que la parole humaine
Romprait le charme pur qui pénétrait en eux.

Près de moi, s’éloignant du groupe noir des femmes,
La jeune fille était assise de profil,
Et, brillant du regret des anges en exil,
Son regard se levait vers le pays des âmes.

Ses mains blanches, ses mains d’enfant sur ses genoux
Se joignaient faiblement, presque avec lassitude,
Et ses yeux exprimaient, comme son attitude,
Tout ce que la souffrance a de cher et de doux.

Elle semblait frileuse en son lourd plaid d’Écosse
Et pourtant souriait, heureuse vaguement,
Mais ce sourire était si faible en ce moment
Qu’il avait plutôt l’air d’une ride précoce.


Pourquoi donc ai-je alors rêvé de la saison
Qui dépouille les bois sous la bise plus aigre,
Et pourquoi ce sillon dans la joue un peu maigre
M’a-t-il inquiété bien plus que de raison ?

Je connais cette enfant ; elle n’est que débile.
Depuis le bel été passé dans ce château,
Elle va mieux. C’est moi qui lui mets son manteau,
— Lorsque le vent fraîchit, — d’une main malhabile.

J’ai ma place auprès d’elle, à l’heure des repas,
Je la gronde parfois d’être à mes soins rebelle,
Et, tout en plaisantant, c’est moi qui lui rappelle
Le cordial amer qu’elle ne prendrait pas.

Elle ne peut nous être aussi vite ravie !…
— Non ! mais devant ce ciel calme et mystérieux,
Avec ce doux reflet d’étoile dans les yeux,
Cette enfant m’a paru trop faible pour la vie ;

Et, sans avoir pitié, je n’ai pas pu prévoir
Tout ce qui doit changer en ride ce sourire
Et flétrir dans les pleurs ce regard où se mire
Le charme triste et pur de l’automne et du soir.


(Le Cahier rouge)


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DÉSIR DANS LE SPLEEN




Tout vit, tout aime ! et moi, triste et seul, je me dresse
Ainsi qu’un arbre mort sur le ciel du printemps.
Je ne peux plus aimer, moi qui n’ai que trente ans,
Et je viens de quitter sans regrets ma maîtresse.


Je suis comme un malade aux pensers assoupis
Et qui, plein de l’ennui de sa chambre banale,
N’a pour distraction stupide et machinale
Que de compter des yeux les fleurs de son tapis.

Je voudrais quelquefois que ma fin fût prochaine,
Et tous ces souvenirs, jadis délicieux,
Je les repousse, ainsi qu’on détourne les yeux
Du portrait d’un aïeul dont le regard vous gêne.

Même du vieil amour qui m’a tant fait pleurer,
Plus de trace en ce cœur, blasé de toute chose,
Pas plus que n’a laissé de trace sur la rose
L’ombre du papillon qui vient de l’effleurer.

Ô figure voilée et vague en mes pensées,
Rencontre de demain que je ne connais pas,
Courtisane accoudée aux débris d’un repas
Ou jeune fille blanche aux paupières baissées,

Oh ! parais ! si tu peux encore électriser
Ce misérable cœur sans désir et sans flamme,
Me rendre l’infini dans un regard de femme
Et toute la nature en fleur dans un baiser.

Viens ! Comme les marins d’un navire en détresse
Jettent, pour vivre une heure, un trésor à la mer,
Viens ! je te promets tout, âme et cœur, sang et chair,
Tout, pour un seul instant de croyance ou d’ivresse !


(Le Cahier rouge)



LE LISERON




Près de la vieille Egra, dans la Bohême noire,
Rude et sombre contrée à la sanglante histoire,
Le pâtre au voyageur désigne encor du doigt
Un très ancien moutier des sœurs de Saint-Benoît,
Écroulé sous l’assaut des lierres parasites.

Du temps que Sigismond fit contre les Hussites
L’épouvantable guerre où tant de sang coula,
Cette maison avait pour abbesse Thécla,
Qu’on honore à présent comme une bienheureuse.
Fleur délicate éclose en cette époque affreuse,
Thécla, dès sa première enfance, avait été
Un modèle d’ardente et douce charité.
Au ciel noir de ce temps on voyait cette étoile.
Noble et belle, elle avait à vingt ans pris le voile
Et portait le bâton pastoral et l’anneau
Comme saint Dominique et comme saint Bruno.
Trouvant toute faiblesse aux autres naturelle,
Eile n’était jamais assez dure pour elle,
Voulait qu’on l’éveillât dans son premier sommeil
Et portait sur la chair un cilice pareil
À la robe de crin des vieux anachorètes.
Mais ces austérités qu’elle tenait secrètes
Et que lui reprochait parfois son confesseur,
N’altéraient point l’exquise et charmante douceur
De son commandement sur ses bénédictines.
Goûtant la poésie et les lettres latines,
Elle expliquait le sens des textes les moins clairs,
Au grand étonnement des lettrés et des clercs.

Mais l’abbesse était bonne encor plus que savante ;
Des pauvres elle était la très humble servante
Et parfois, dans la rue, embrassait un lépreux.
Elle avait accompli des miracles nombreux.
Un jour, au lever-Dieu, devant tous les fidèles,
Elle avait imposé silence aux hirondelles
Oui, dans la nef gothique ayant fait leurs abris,
Troublaient en ce moment l’office de leurs cris ;
Et, sur l’ordre sorti de ses lèvres naïves,
S’envolant aussitôt sous les vieilles ogives,
Jusqu’au Benedicat les oiseaux s’étaient tus.
Au loin se répandait l’odeur de ses vertus,
Ainsi qu’un vent du sud tout parfumé de roses.
Ses deux mains pour donner étaient toujours décloses ;
Et quand elle passait, grande sous le froc blanc,
Ses beaux regards baissés, le chapelet au flanc,
Sa personne unissait dans un divin mélange
La grâce de la femme et la force de l’ange.

Dans ce cœur tout céleste, il n’était donc resté
Aucun attachement pour la terre, excepté
Le vif amour des fleurs qu’avait la bonne sainte.
Elle les adorait. Devant une jacinthe,
Une pervenche, un lis, une rose, un œillet,
Son regard attendri tout à coup se mouillait.
Ainsi que d’un penchant coupable à la mollesse,
Elle s’en accusait ; mais c’était sa faiblesse.
Elle avait dans son cœur, tout bas interrogé,
Comme le sentiment d’un amour partagé
Devant ses chères fleurs. Autour de sa fenêtre,
Un églantier grimpait qui semblait la connaître ;
Comme si de la voir le jasmin fût charmé,
Pour elle il exaltait son arôme embaumé
Et doux comme une voix qui murmure : « Je t’aime ! »

Quand venait la Toussaint, la pâle chrysanthème
Lui souriait encor sous les feuillages bruns ;
Et les fleurs lui rendaient son amour en parfums.

Or, ce fut dans la paix profonde de ce cloître
Dont le pieux renom ne cessait de s’accroître,
Qu’un jour une nouvelle affreuse pénétra.

Après avoir rompu le colloque d’Egra,
Procope le Tondu, le chef des Taborites,
Relevait l’étendard des doctrines proscrites
Que Jean Huss proclama du haut de son bûcher,
Et contre l’Empereur s’apprêtait à marcher ;
Et Thécla savait bien que si son monastère
Se trouvait sur les pas de l’horrible sectaire,
Il l’anéantirait par la flamme et le fer
Et n’épargnerait point ces béguines d’enfer
Qui relevaient du pape, ainsi que leur abbesse,
Et qui communiaient sous une seule espèce.

Sauve qui peut ! Le cri de terreur est jeté.
L’Eger roule à présent un flot ensanglanté
Où des cadavres nus s’en vont à la dérive.
Car Procope a quitté Tabor ! Procope arrive !
Au rappel de l’affreux tambour qu’on fabriqua
Avec la rude peau du borgne Jean Ziska,
Tous sont venus, Saxons, Bohèmes et Moraves.
Procope arrive! Il marche, avec vingt mille braves,
Trente canons de siège et deux cents chariots,
Sur Fritz le Querelleur et ses Impériaux.
S’il rencontre un couvent, il le brûle et massacre
Quiconque est tonsuré, moine, abbé, clerc ou diacre.
Il est pieux, austère, impassible, inhumain,
Atroce ; il a toujours l’Évangile à la main.

Parmi des flots de sang et des torrents de larmes,
Il passe. Ses soldats, dans un couvent de carmes,
Ont pris ces malheureux, leur ont coupé les pieds,
Puis, monstrueux bourreaux, sur ces estropiés
Frappant tous à grands coups de gaule et de lanière,
Les ont martyrisés d’une telle manière
Qu’ils les ont fait courir sur leurs moignons sanglants
Aussi, par les chemins, pauvres fuyards tremblants,
Portant leurs vases d’or et leurs saintes reliques,
On ne rencontre plus que prêtres catholiques
Qui demandent asile et de qui nul ne veut.
Car Procope est en route ! Il vient ! Sauve qui peut !

Mais plus se rapprochait la sanguinaire armée,
Et moins Thécla semblait avoir l’âme alarmée ;
Elle était sans terreur, comme un ancien martyr ;
Et, quand un paysan vint, un soir, l’avertir
Que des troupes sonnant une marche guerrière
Venaient par le chemin qui longeait la rivière,
L’abbesse fit ouvrir, contre tous les avis,
La grande porte et fit baisser le pont-levis.
Puis elle conduisit ses sœurs et ses novices
Dans le chœur éclairé comme pour les offices,
Et leur fit réciter les prières des morts.

Sur un bai-brun rétif et qui blanchit le mors,
Voici Procope. Il vient dans un bruit de fanfare ;
Et sur le ciel sanglant derrière lui s’effare
Le sombre gonfanon des Frères de Tabor,
Sur lequel est brodé le grand Calice d’or.
Les routes du vallon sont toutes occupées
Par un fourmillement de lances et d’épées ;
Et huit bœufs, balayant la terre du fanon,
Traînent auprès du chef un énorme canon

Autour duquel s’enroule une guivre de bronze,
Lourde pièce fondue en mil quatre cent onze
Par Ali, le sorcier de Prague, et dont le son
Etait si foudroyant qu’il donnait le frisson
Aux plus vieux batailleurs jusqu’au fond de leurs chausses
Et faisait avorter au loin les femmes grosses.

Sous les murs du couvent, juste au milieu du val,
Procope le Tondu descendit de cheval,
Et, se tournant alors vers les gens de sa suite :

« Cage ouverte ! dit-il, les oiseaux sont en fuite ;
Nous arrivons trop tard. »
Nous arrivons trop tard. » Et, le sourcil froncé,
Farouche, il s’avança jusqu’au bord du fossé.
Mais, après un regard sous le vieux portail sombre,
Il recula, voyant une lueur dans l’ombre.
C’était l’église ouverte, et les cierges flambants,
L’autel avec sa croix, les nonnes sur leurs bancs ;
Et tout à coup l’abbesse et ses bénédictines,
Sans aucun tremblement dans leurs voix argentines,
Entonnèrent un triste et long Pie Jesu.
Saisi par un émoi qu’il n’avait jamais eu,
L’homme hésita. Très brave, il estimait les braves.
Il fit camper et mettre aux chevaux les entraves,
Ota son morion et but un verre d’eau.
Puis, prenant à l’écart Ruprecht de la Moldau :

« Frère, j’ai du penchant pour cette brave abbesse,
Lui dit-il. L’huis qu’on m’ouvre et le pont qu’on m’abaisse
Me gênent. Je serais trop lâchement vainqueur
De vingt filles chantant des prières en chœur.
Épargnons-les. »

Épargnons-les. » Ruprecht fut d’un avis contraire :

« Prends garde d’irriter nos hommes, vaillant frère :
Cette nonne les brave ; et d’ailleurs sois certain
Que ces femmes en blanc qui beuglent du latin
À leur premier aspect tomberont en syncope.
Livre-nous ce moutier, c’est plus sûr. »

Livre-nous ce moutier, c’est plus sûr. » Mais Procope
N’écoute déjà plus celui qui lui répond.
Il a pris un parti. Revenant vers le pont
Et défiant des yeux le calme monastère,
Il tire son épée et plante l’arme en terre.

« Au nom du Père, au nom du Fils et de l’Esprit,
Dit-il, si mon estoc prend racine et fleurit
Cette nuit, c’est qu’alors Dieu veut que ces chrétiennes
Chantent paisiblement désormais leurs antiennes ;
Et dès l’aube, aussi vrai que Jean Huss fut martyr,
Sans leur faire aucun mal, je m’engage à partir. »

Puis, le soldat s’en fut reposer sous sa tente.

La nuit vint, nuit sereine, étoilée, éclatante,
Et dont le clair de lune argentait tout l’azur ;
Et les nonnes en chœur, dans l’air tranquille et pur,
Lançaient toujours le chant de leurs voix solennelles,
Qu’interrompait parfois le cri des sentinelles
Debout auprès des feux qui se courbaient au vent.

Enfin l’aurore emplit le ciel vers le levant.
Tout s’émut. Le son grêle et perçant des trompettes
Éveilla dans le camp les hommes et les bêtes ;
Le soleil du matin, oblique et froid encor,
Fit sur les fronts casqués courir un frisson d’or,
Et, sortant de sa tente au milieu d’un murmure,
Procope, revêtu déjà de son armure,

Revint au pont-levis pour revoir son estoc.
Du couvent, grand ouvert et calme sur le roc,
Toujours l’hymne pieux s’envolait dans la nue.
La lourde épée encore en terre, droite et nue,
N’avait pas pris racine et n’avait pas fleuri ;
Mais, pour vivre un seul jour, en une nuit mûri,
Un liseron, autour de la lame immobile,
Avait fait tournoyer sa spirale débile.
La moindre de ces fleurs que l’abbesse aimait tant
Tenait captif le glaive au reflet éclatant,
Et, suave et charmant comme un œil qui regarde,
Son frais calice bleu fleurissait sur la garde.

Procope demeura pendant un long moment,
Regardant l’humble fleur, songeant à son serment,
L’âme d’inquiétude et de stupeur frappée ;
Puis enfin :

Puis enfin : « Donnez-moi, dit-il, une autre épée,
Et qu’on lève le camp !… Mon cheval !… Nous partons. »

Et, traînant après lui cavaliers et piétons
Qu’un liseron des bois avait remplis de crainte,
Il s’éloigna.

Il s’éloigna. La fleur avait sauvé la sainte.


(Les Récits et les Élégies)


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JUIN



Dans cette vie où nous ne sommes
Que pour un temps si tôt fini,
L’instinct des oiseaux et des hommes
Sera toujours de faire un nid ;


En d’un peu de paille ou d’argile
Tous veulent se construire, un jour,
Un humble toit, chaud et fragile,
Pour la famille et pour l’amour.

Par les yeux d’une fille d’Ève
Mon cœur profondément touché
Avait fait aussi ce doux rêve
D’un bonheur étroit et caché.

Rempli de joie et de courage,
À fonder mon nid je songeais ;
Mais un furieux vent d’orage
Vient d’emporter tous mes projets ;

Et sur mon chemin solitaire
Je vois, triste et le front courbé,
Tous mes espoirs brisés à terre
Comme les œufs d’un nid tombé.


(Les Mois)


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PRISE DE VOILE




Dans la paisible rue où je passe souvent,
Un jour d’hiver, devant la porte d’un couvent,
Je vis, avec fracas, s’arrêter des carrosses.
Tous les chevaux portaient, ainsi que pour des noces,
Une rose à l’oreille ; et les laquais poudrés
Et superbes, tout droits sur leurs mollets cambrés,

Se tenaient à côté des portières ouvertes,
D’où sortaient, de velours et d’hermine couvertes,
Des femmes au regard de glace, au front hautain.
Je vis descendre aussi, sur ce trottoir lointain,
Des vieillards abritant de lévites fourrées
Leurs poitrines de croix et d’ordres chamarrées,
Des prélats violets, un cardinal romain,
Enfin le monde altier du faubourg Saint-Germain.
Tous ces patriciens, aux. grands airs durs et roides,
Se firent sur le seuil des politesses froides,
Puis, après maint salut pour se céder le pas,
Entrèrent dans l’église en mettant chapeau bas.
Et, lorsque fut enfin la foule disparue
Et qu’il ne resta plus dans la petite rue
Que les carrosses lourds aux panneaux blasonnés,
En écoutant causer deux drôles galonnés,
Je sus qu’il s’agissait d’une prise de voile.

Ainsi c’est ton rayon suprême, ô pure étoile,
C’est, ô candide fleur, ton suprême parfum,
Qui réunissent là tout ce monde importun !
Que t’apporte-t-il donc ? Une pitié banale.
Lorsque, offrant à Jésus ton âme virginale,
Tu viendras, le front pâle et les membres tremblants,
Telle qu’une épousée, en tes longs voiles blancs ;
Lorsque tu jureras d’une voix frémissante,
D’être pauvre toujours, chaste, humble, obéissante,
Et que tu sentiras un frisson dans tes os
Au froid contact, au bruit sinistre des ciseaux
Coupant brutalement tes boucles parfumées,
Que se passera-t-il dans les âmes gourmées
De ces heureux du jour, de tous ces contentés,
Qui, jusqu’aux pieds de Dieu, traînent leurs vanités ?
De quel enseignement sera ton sacrifice ?

L’un à quelque folie et l’autre à quelque vice
Retourneront sans doute au sortir de ce lieu,
Pauvre fille, où tu viens de dire au siècle adieu.
Ce soir, lorsque, ayant bu jusqu’au fond le calice,
Lasse d’être à genoux, saignant sous ton cilice
Et laissant jusqu’au sol tes mains jointes tomber,
Tu frémiras, craignant un jour de succomber
Sous le faix écrasant de tes saintes fatigues,
Ces hommes replongés déjà dans leurs intrigues,
Ces femmes se parant pour un plaisir nouveau,
T’oublieront dans ton cloître ainsi qu’en un tombeau !

Mais j’ai tort, ô ma sœur ! Mon âme peu chrétienne
Ne sait pas s’élever au niveau de la tienne.
C’est parce que le monde esc justement ainsi
Que ta jeunesse en fleur va se faner ici.
Pour tout le mal commis par les hommes impies,
Tu t’offres en victime innocente et l’expies.
Dans la stricte balance, au dernier jugement,
Tu crois qu’il suffira peut-être seulement,
Pour voir se relever le plateau des scandales,
Du poids de tes cheveux répandus sur les dalles.
Tu vas veiller, jeûner, languir, mais tu le veux.
Dans toute leur rigueur accomplis donc tes vœux.
Le fardeau des péchés du monde est rude et grave,
Ma pauvre sœur ! Pour tous les tyrans, sois esclave ;
Sois chaste, ô sainte enfant, pour tous les corrompus ;
Bonne, pour les pervers ; sobre, pour les repus ;
Sois pauvre, l’on voit tant d’avarices vantées ;
Souffre, il est des heureux ; prie, il est des athées !
Comme à Marie a dit l’archange Gabriel :
« Sois bénie ! » et quand même — affreux soupçon ! — le ciel
Vers qui tu tends tes bras suppliants serait vide,
Quand ce serait en vain, cœur d’idéal avide,

Que pour les égarés et les impénitents,
Étant belle, étant noble et riche, ayant vingt ans,
Tu viendrais d’accepter cette lente agonie,
Pour ton erreur sublime, ô ma sœur, sois bénie !


(Jeunes Filles)


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VIEUX BROUlLLON DE LETTRE




Adieu ! J’ai peur d’aimer. Quittons-nous ce soir même.
Je te ferais souffrir et tu me rendrais fou.
Ainsi qu’une coquette ôte un collier qu’elle aime,
Je détache à regret tes bras blancs de mon cou.

Adieu ! L’Amour viendrait. Bornons-nous au caprice.
Ne nous torturons pas des larmes du départ.
Adieu ! Mon cœur blessé saigne à sa cicatrice.
J’ai tant souffert, vois-tu, pour avoir fui trop tard.

Adieu ! Pour nous punir de notre fantaisie,
L’Amour veille, il nous guette, et le malheur le suit,
Pareil à ce bourreau qu’une reine d’Asie
Postait pour égorger ses amants d’une nuit.

Huit jours tu m’appartins. — ô joie, ivresse, gloire ! —
Avec des soirs d’été pour sublime décor ;
Et, parmi les amours étoilant ma mémoire,
Nos amours sont ainsi que des planètes d’or.

Mais puis-je, pauvre et fier, te garder, toi, trop belle ?
C’est impossible, hélas ! Épargnons-nous des pleurs.
Si nous tardions encor, — la vie est si cruelle ! —
Nos soupirs d’aujourd’hui deviendraient des douleurs.


Ayons pitié de nous ! Fuyons-nous, mon amie !
Mais souffre qu’en un rêve où sont mouillés mes yeux,
Je te revoie encor dans mes bras endormie
Et pose entre tes seins le baiser des adieux !


(Contes en Vers et Poésies diverses)


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AU JARDIN DU LUXEMBOURG



Cher et vieux Luxembourg ! — c’est vers cinquante-six
Que, dans les environs du palais Médicis,
S’étaient logés mes bons parents, dans la pensée
Que je serais ainsi tout proche du lycée
Dont alors j’étais l’un des mauvais écoliers ;
Et le jardin royal, aux massifs réguliers,
Aux vastes boulingrins de verdure qu’embrasse
Le gracieux contour de sa double terrasse,
M’accueillit bien souvent, externe paresseux.
Parmi mes compagnons j’étais déjà de ceux
Qui ne supportent pas la routine ordinaire
Et font sécher des fleurs dans leur dictionnaire ;
Et, poète futur, quand les rayons derniers
Du soleil s’éteignaient sous les noirs marronniers
Et que je m’attardais, rêveur au pied d’un arbre,
Il me semblait parfois que les dames de marbre,
Clotilde aux longs cheveux, Jeanne écoutant ses voix,
Et la fière Stuart et la fine Valois,
Me jetaient des regards et me faisaient des signes.
Parfois encore, auprès de la Maison des cygnes,
Quand les bateaux d’enfants, inclinant leurs agrès,

Fuyaient sur le bassin ridé par un vent frais,
Pour moi ces bricks mignons et ces frégates naines
Évoquaient l’Océan et les courses lointaines.
Ah ! depuis ce temps-là, j’ai revu bien souvent
L’escadre en miniature enfuie au gré du vent,
Et bien souvent revu les belles dames blanches
Dressant leurs sveltes corps sous l’épaisseur des branches ;
Mais je sais maintenant combien il est amer
De chérir une femme et de tenter la mer,
Et songe que c’était un grand enfantillage
De désirer ainsi l’amour et le voyage !

L’amour ! ce fut aussi sous tes rameaux flottants,
Jardin chéri, que j’ai tant souffert à vingt ans.
T’en souviens-tu, vieux banc sur qui j’allais l’attendre,
La petite blondine au regard fin et tendre
Par qui mon cœur naïf voulait se croire aimé ?
Quand je passe par là, dans certains jours de mai
Où l’haleine des fleurs semble plus odorante,
Je revis les bons jours de notre idylle errante.
J’habitais en famille, elle avait un jaloux,
Et souvent pour abris, vieux parc, ces rendez-vous,
Où l’amour me brûlait de ses ardeurs premières,
N’eurent que tes lilas et tes roses trémières.
Je n’obtenais, toujours au moindre bruit craintif,
Qu’une rapide étreinte et qu’un baiser furtif.
Pour effleurer son front de ma bouche affolée,
Il fallait profiter du tournant d’une allée
Et reprendre aussitôt l’air distrait et flâneur
Devant le vieux gardien avec sa croix d’honneur.
Mais nous avions vingt ans, et c’était une fête !
Et cette éternité d’amour que le Prophète
Promet aux vrais croyants au sein du paradis,
Oui, je la donnerais toute, je vous le dis,

Pour le moment si court où, dans la Pépinière,
Avec sa caressante et mignonne manière,
Se serrant sur mon cœur, elle me demanda
Ce long baiser que seule a vu la Velléda.

Ô parc royal, tu vis finir sa fantaisie,
Et lorsque la douleur m’apprit la poésie,
— Car on ne sent tout son bonheur qu’en le perdant, —
C’est toi qui fus encor mon premier confident.
Triste enfant de Paris, né loin de la nature,
C’est grâce à ton charmant asile de verdure
Que je l’ai devinée et que je la connais ;
C’est par toi que, jeune homme à la chasse aux sonnets,
Oui passais sans les voir près des joueurs de paume,
J’ai su que l’oiseau chante et que la fleur embaume ;
Et sous tes noirs rameaux je reviens aujourd’hui
Chercher la rime rare ou le mot juste enfui,
Et dans les voluptés du rêve je m’enfonce,
À l’heure où le couchant saigne sous le quinconce
Et quand pour le départ roule au loin le tambour.

Pour toutes ces raisons je t’aime, ô Luxembourg !
Car ma jeunesse, hélas! depuis longtemps passée,
Sur ton sable a semé son cœur et sa pensée,
Et mes premiers baisers comme mes premiers vers
Ont pris leur libre essor sous tes vieux arbres verts.
À toi je suis lié par un secret arcane.
Et quand je reviendrai, vieillard traînant ma canne,
Par quelque doux matin d’un automne attiédi,
Sur tes bancs au soleil me chauffer à midi,
Promets-moi, vieux jardin, témoin de mon aurore.
Quelque déception que me réserve encore
La volupté qui blase ou la gloire qui ment,
Que, devant une amante au bras de son amant.

Ou devant un rêveur qui va lisant un livre,
Le souvenir encor me rendra le cœur ivre
De ce qui l’enivrait en son doux floréal,
Et que je bénirai l’amour et l’idéal !


(Contes en Vers et Poésies diverses)


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RUINES DU CŒUR




Mon cœur était jadis comme un palais romain,
Tout construit de granits choisis, de marbres rares.
Bientôt les passions, comme un flot de barbares,
L’envahirent, la hache ou la torche à la main.

Ce fut une ruine alors. Nul bruit humain.
Vipères et hiboux. Terrains de fleurs avares.
Partout gisaient, brisés, porphyres et carrares ;
Et les ronces avaient effacé le chemin.

Je suis resté longtemps, seul, devant mon désastre.
Des midis sans soleil, des minuits sans un astre,
Passèrent, et j’ai, là, vécu d’horribles jours ;

Mais tu parus enfin, blanche dans la lumière,
Et, bravement, afin de loger nos amours,
Des débris du palais j’ai bâti ma chaumière.


(Arrière-Saison)


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