La Foi universelle/Appel au clergé

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APPEL AU CLERGÉ


I


Papes, cardinaux, évêques, superintendants, prêtres ou pasteurs, quelle que soit votre confession, quel que soit votre ministère, abandonnez pour un instant l’assurance d’être les vrais, les uniques disciples du Christ-Dieu, d’être seuls appelés à prêcher son enseignement ; rappelez-vous seulement qu’avant d’être pape, cardinal, évêque, prêtre, etc., vous êtes des hommes, c’est-à-dire, d’après votre doctrine même, des êtres envoyés par Dieu en ce monde pour l’accomplissement de Sa loi.

Souvenez-vous-en, et songez à ce que vous faites.

Toute votre existence est vouée à la propagande, au maintien et à la diffusion parmi les hommes de la doctrine qui vous est révélée, affirmez-vous, par Dieu lui-même et qui est, par suite, la seule vraie et salutaire.

Mais qu’est-elle, cette doctrine, la seule vraie et salutaire, que vous enseignez ? Quelle que soit la confession, dénommée chrétienne, à laquelle vous appartenez : catholique, orthodoxe, luthérienne, anglicane, vous reconnaissez comme l’expression exacte de votre doctrine le Credo établi au Concile de Nicée il y a mille six cents ans.

Ce Credo contient les dogmes suivants :

Premier : Dieu le Père (première personne de la Trinité) a créé le ciel, la terre et les anges habitant le ciel.

Deuxième : Le Fils unique de Dieu n’a pas été créé, mais conçu (deuxième personne de la Trinité). Et c’est par ce Fils qu’a été créé le monde.

Troisième : Pour sauver les hommes du péché et de la mort dont ils avaient été punis par suite de la désobéissance du premier homme, Adam, le Fils unique de Dieu est descendu sur la terre, s’est incarné en homme par l’intermédiaire du Saint-Esprit et de la Vierge Marie.

Quatrième : Ce Fils a été crucifié pour racheter les péchés des hommes.

Cinquième : Il a souffert, a été enterré, est ressuscité le troisième jour, et cela avait été prédit dans les livres hébreux.

Sixième : Monté au ciel, ce Fils s’est assis à la dextre du Père.

Septième : Ce Fils de Dieu reviendra en son temps sur terre pour juger les vivants et les morts.

Huitième : Il y a le Saint-Esprit (troisième personne de la Trinité) qui égale le Père et qui parle par la voix des prophètes.

Neuvième (dogme adopté par les confessions les plus répandues) : l’Église est Une, Sainte et Infaillible (ou plus exactement, est reconnue comme telle l’Église à laquelle appartient le fidèle). Cette Église englobe tous ses fidèles vivants ou morts.

Dixième (dogme adopté également par les confessions les plus répandues) : Il y a le Saint-Sacrement du baptême qui communique au baptisé la puissance du Saint-Esprit.

Onzième : Lors de la deuxième venue du Christ les âmes des trépassés s’uniront à leurs corps et ces corps deviendront immortels.

Douzième : Après le second avènement commencera pour les justes la vie éternelle en paradis, c’est-à-dire sur une nouvelle terre et sous un nouveau ciel, et pour les pécheurs une vie éternelle à l’enfer.

Sans parler de la vénération par les religions les plus répandues (catholique, orthodoxe) des saints, de leurs reliques, de leurs images, de celles du Christ et de la mère de Dieu, ces douze points constituent les articles de foi fondamentaux de la vérité qui vous est révélée, suivant vous, par Dieu lui-même, pour le salut des hommes.

Certains d’entre vous enseignent ces dogmes tels qu’ils sont formulés ; d’autres cherchent à leur attribuer un sens métaphorique afin de les accorder plus ou moins avec la raison et les connaissances modernes. Mais il vous est impossible, aux uns et aux autres, de ne pas reconnaître, et vous reconnaissez en effet ces dogmes comme l’expression la plus exacte de l’unique vérité qui vous a été révélée par Dieu et que vous enseignez pour le salut des hommes.


II


Soit : Dieu lui-même vous a révélé l’unique vérité salutaire. Or, le propre des hommes est d’aspirer à la vérité, et lorsqu’elle leur est clairement exprimée, ils l’acceptent toujours avec joie et la prennent pour guide.

Il suffirait donc, semble-t-il, pour communiquer aux hommes votre unique vérité, d’exprimer simplement et nettement, par la parole ou le livre, cette vérité aux hommes aptes à la comprendre.

Ceci posé, voyons comment vous enseignez votre unique vérité.

Depuis la fondation de la communauté qui se dénomme Église, vos prédécesseurs n’avaient cessé d’enseigner cette vérité en l’imposant par la force principalement.

Ils prescrivaient cette vérité et sévissaient contre ceux qui ne l’acceptaient pas : des millions et des millions d’êtres humains avaient été martyrisés, mis à mort, brûlés vifs pour s’être refusés à l’accepter. À mesure que l’humanité avançait, ce procédé qui, de toute évidence, ne répondait pas au but poursuivi, fut de moins en moins employé, et il ne semble plus être appliqué de notre temps chez aucune nation chrétienne, sauf en Russie.

L’autre moyen fut l’action extérieure sur les facultés émotionnelles des hommes : la solennité du culte, les images, les statues, la musique, les chants, voire les spectacles théâtraux et l’art oratoire. Avec le temps, ce moyen tomba à son tour en désuétude. Dans les pays protestants notamment, on n’emploie presque plus, sauf dans le sermon, ces procédés, en exceptant toutefois l’Armée du Salut qui a imaginé même de nouveaux moyens d’action extérieurs sur les sens.

En revanche, tous les efforts du clergé tendent actuellement à généraliser le troisième procédé, le plus puissant, qui a toujours été employé et auquel le clergé tient par-dessus tout, celui d’inculquer leur doctrine aux hommes qui sont inaptes à la juger : aux illettrés, aux ouvriers n’ayant pas le loisir de réfléchir et, surtout, aux enfants qui acceptent sans examen ce qu’on leur dit et gardent pour toujours l’empreinte de cet enseignement.


III


Le principal moyen de communiquer aux hommes la vérité qui vous a été révélée par Dieu est donc dans l’enseignement de cette vérité aux adultes ignorants ou manquant de discernement, ainsi qu’aux enfants, et qui, les uns et les autres, acceptent tout de confiance.

Cette initiation commence habituellement par l’étude de ce qu’on appelle l’Histoire Sainte : morceaux choisis de la Bible, livres hébreux, l’Ancien Testament, qui sont, suivant vous, d’origine divine, et, par suite, sont non seulement indiscutablement vrais, mais encore sacrés. C’est cette Histoire qui donne à votre élève la première notion sur le monde, sur la vie, sur le bien et le mal, sur Dieu.

L’Histoire Sainte commence par décrire comment Dieu, vivant dans l’éternité, a tiré du néant, il y a six mille ans, le ciel et la terre ; comment ensuite il a créé les bêtes fauves, les poissons, les plantes, puis le premier homme Adam et sa femme, extraite de sa côte. Puis on conte comment Dieu, dans la crainte de voir l’homme et la femme manger la pomme possédant la vertu magique de donner la puissance, leur a défendu de la manger ; comment les premiers hommes ont désobéi et furent, par suite, chassés du paradis, et comment ce même péché fut cause de la malédiction divine contre toute leur descendance et contre la terre qui a enfanté depuis de mauvaises herbes. Puis c’est le récit de la vie des descendants d’Adam, qui étaient devenus tellement débauchés que Dieu a dû noyer non seulement ceux-ci, mais encore toutes les bêtes, et n’a laissé en vie que Noé, sa famille et les animaux placés dans son arche. Il est raconté ensuite comment, parmi tous les hommes, Dieu a choisi Abraham seul et a passé avec lui un marché en vertu duquel il devait adorer Dieu comme un Dieu, et en signe de quoi procéder à la circoncision. De son côté, Dieu était tenu à donner à Abraham une progéniture, le protéger, lui et toute sa descendance. Puis il est dit comment Dieu, protecteur d’Abraham et de ses descendants, commet en leur faveur les actes les plus antinaturels, appelés miracles, voire les plus atroces cruautés.

Ainsi, toute cette histoire, sauf de naïves fables (telle la visite de Dieu, accompagné de deux anges, à Abraham, ou le mariage d’Isaac), ou bien d’innocentes, mais le plus souvent d’immorales (la filouterie de Jacob, favori de Dieu ; les cruautés de Samson, les roueries de Joseph), toute cette histoire, depuis les plaies dont Moïse a puni les Égyptiens et le meurtre par l’ange de tous les premiers-nés jusqu’au feu qui a brûlé les deux cent cinquante conspirateurs ; et Coré, Dathan et Abiron engloutis sous la terre ; la mort, en quelques instants, de quatorze mille sept cents hommes ; les ennemis sciés et les prêtres en désaccord avec Élie, punis par lui, après quoi il s’envola au ciel ; et Élisée, maudissant les gamins qui se moquaient de lui, et ceux-ci déchirés et mangés pour cela par deux ourses, toute cette histoire n’est qu’une suite d’événements miraculeux, d’horribles crimes accomplis par le peuple juif, par ses chefs et par Dieu lui-même.

Mais votre enseignement de l’histoire que vous appelez sainte ne se borne pas là. Après l’Ancien Testament, vous contez aux enfants et aux ignorants le Nouveau Testament en faussant par votre interprétation sa véritable signification morale, contenue dans le Sermon de la Montagne. Vous cherchez, par contre, à concilier le Nouveau avec l’Ancien Testament, en attribuant toute l’importance aux prophéties et aux miracles : la marche à l’étoile, les chants célestes, l’entretien avec le diable, la transmutation de l’eau en vin, la promenade sur l’eau, les guérisons miraculeuses, la résurrection des morts, et finalement la résurrection du Christ lui-même et son ascension au ciel.

Si cette histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament était enseignée comme une fable, alors même un éducateur hésiterait à la faire réciter à des enfants ou à des adultes qu’il voudrait éclairer. Or, cette fable est donnée à des hommes incapables de raisonner comme la description fidèle de l’univers et de ses lois, comme le témoignage authentique de la vie de nos ancêtres, la source certaine où nous devons puiser la connaissance du bien et du mal, de l’essence et de la vertu de Dieu et des devoirs de l’homme.

Et on parle de lectures pernicieuses ! Y a-t-il, dans le monde chrétien, un livre qui suscite plus de mal que celui qu’on appelle la Sainte Écriture de l’Ancien et du Nouveau Testament ?

Or, l’esprit des enfants de toute la chrétienté est façonné par l’enseignement de cette Sainte Écriture, et on la donne également aux adultes ignorants comme la source indispensable et éternelle de la vérité divine.


IV


Lorsqu’on introduit dans un organisme vivant un corps étranger, l’effort qu’applique celui-ci pour se libérer le fait souffrir et parfois amène une issue fatale. Le mal est plus grand encore lorsque l’on introduit dans une intelligence, au moment où elle est incapable de juger par elle-même l’exposé de la doctrine — si contraire aux connaissances modernes, au bon sens et au sentiment moral — de l’Ancien et du Nouveau Testament, et qui déforme cependant à jamais la jeune intelligence.

Un cerveau façonné dans ces conditions, croyant à la création du monde sorti du néant il y a six mille ans, au déluge et à l’arche de Noé, à la Trinité, à la chute d’Adam, à l’Immaculée Conception, aux miracles du Christ et à la vertu expiatoire de sa mort, un tel cerveau ne saurait plus avoir pour guide la raison et la certitude de jamais connaître la vérité. Dès que l’on admet la Trinité, l’Immaculée Conception, la Rédemption de tous les humains par le sang du Christ, alors tout est vain : les appels de la raison demeurent sans effet.

Mettez un coin dans une jointure du plancher d’un magasin à blé : vous aurez beau y verser le grain, il s’échappera toujours par la fissure. Il en est de même du cerveau où l’on a fait entrer le coin de la Trinité ou d’un Dieu devenu homme qui, de sa souffrance, a racheté nos péchés, puis s’est envolé au ciel : aucune conception ferme et sensée de la vie ne saurait tenir dans ce cerveau. Quoi que vous mettiez dans une grange au plancher troué, rien n’y tiendra ; quoi que vous introduisiez dans une intelligence qui a accepté comme un article de foi un non-sens, tout s’en échappera.

Un homme éduqué ainsi ne saurait adopter que l’une de ces attitudes : ou bien, attaché à sa croyance, il évitera comme une peste, durant son existence entière, tout ce qui pourrait l’éclairer et, par suite, ruiner sa foi ; ou bien, ayant reconnu une fois pour toutes que la raison est une source d’erreurs (les prêtres poussent toujours dans cette voie), il se détournera de l’unique lumière qui nous est accordée pour trouver le chemin de la vie ; ou enfin, ce qui est le pire, il cherchera, par une argumentation spécieuse, à prouver le bon sens du non-sens, puis, non seulement rejettera la croyance qui lui a été inculquée, mais encore niera la nécessité de toute foi.

Dans tous ces trois cas, l’homme est un malade d’esprit, si toutefois il ne se dégage pas, après de grands efforts et des souffrances, des idées insensées et contradictoires qui lui avaient été suggérées dès son enfance.

En voyant autour de lui la vie en mouvement, il ne saurait la considérer sans désespoir parce qu’elle ruine sa conception de la vie, et il ne saurait ne pas éprouver une animosité ouverte ou secrète envers les hommes qui sont les artisans de cette marche logique de la vie ; il lui est impossible de ne pas être un défenseur conscient des ténèbres et du mensonge contre la lumière et la vérité.

Tels sont en effet la plupart des chrétiens, qui, pénétrés depuis leur enfance de croyances ineptes, ont été sevrés de la faculté de penser logiquement et clairement.


V


Tel est le mal causé à notre activité intellectuelle par la doctrine de l’Église. Mais le mal produit au point de vue moral est plus grand encore.

Tout homme vient au monde en ayant conscience de sa solidarité avec le principe mystérieux tout puissant, qui lui a donné la vie, ayant la certitude de sa valeur égale aux autres hommes et de leur égalité entre eux, altéré d’amour pour soi et pour les autres et de sa propre amélioration morale.

Or, comment l’endoctrinez-vous ? Au lieu de lui parler du principe mystérieux auquel il songe avec vénération, vous lui montrez un Dieu courroucé, injuste, toujours prêt à sévir. Au lieu de lui parler de l’égalité entre les hommes, de ce sentiment d’égalité qu’éprouve naturellement un enfant et tout être ingénu, vous lui assurez que non seulement les hommes, mais les peuples ne sont pas égaux, que les uns sont aimés par Dieu et les autres non, que certains hommes sont choisis par Dieu pour commander et les autres pour obéir. Au lieu de le convier à susciter l’amour, qui est l’aspiration irrésistible de toute âme vierge, vous lui persuadez que les relations entre les hommes ne peuvent avoir d’autre base que la menace, la punition, le châtiment, toute violence enfin, que l’assassinat par l’ordre des juges et par les chefs sur les champs de bataille est autorisé, voire ordonné par Dieu lui-même.

Au lieu de rappeler que tout homme a le besoin inné de s’améliorer, vous affirmez que son salut est dans la croyance à la Rédemption, et que son désir de s’amender par son propre effort, sans s’aider par la prière, le Saint-Sacrement, etc., est un péché d’orgueil ; vous l’assurez que, pour son salut, il ne doit pas se fier à sa raison, mais aux prescriptions de l’Église, et il est tenu à les remplir fidèlement.

Il est effrayant de songer à la corruption intellectuelle et morale que cette doctrine introduit dans l’âme d’un enfant ou d’un adulte ignorant.


VI


Pour s’en convaincre, il me suffit de me remémorer ce que j’ai appris, ce que j’ai vu en Russie durant les soixante années de ma vie consciente.

Des évêques, de doctes moines, des missionnaires discutent à perte de vue toutes sortes de questions théologiques des plus complexes : l’accord de la morale avec la théologie, l’extension ou la fixité des dogmes et autres subtilités scolastiques. Par contre, on prêche aux cent millions de la masse populaire la foi aux icônes de Kazan ou d’Ibérie, aux reliques, au diable, à la vertu salutaire des cierges, à celle de la messe des morts, etc., et non seulement on prêche et on pratique ces superstitions, mais encore on les défend jalousement contre toute atteinte. À peine un paysan a-t-il négligé d’observer une fête locale, ou n’a pas invité chez lui l’icône miraculeuse qu’on promène de maison en maison, ou travaille le vendredi d’Élie, aussitôt il est dénoncé, poursuivi, déporté. Sans parler des châtiments infligés aux sectateurs réfractaires au culte orthodoxe, on juge et on condamne pour le seul fait de se réunir et de lire l’Évangile.

Le résultat en est que des dizaines de millions d’hommes, presque toutes les femmes du peuple ignorent absolument, n’ont jamais entendu le nom même du Christ et savent encore moins ce qu’il était.

Cela paraît incroyable, et cependant c’est un fait que chacun peut contrôler.

En entendant ce que disent dans leurs réunions les évêques et les académiciens, en lisant leurs publications, vous pourrez croire que le clergé russe enseigne une religion surannée, mais toujours chrétienne où les vérités évangéliques trouvent quand même une place et sont transmises au peuple. Mais en regardant de près l’activité du clergé dans le peuple, vous vous apercevrez qu’on ne lui prêche et qu’on ne fait pénétrer chez lui que l’idolâtrie : processions avec des icônes, bénédiction des eaux, visites des icônes dans les maisons, adoration des reliques, port de croix, etc., tandis que toute tentative de profession du véritable christianisme est impitoyablement poursuivie.

Déjà au cours de ma seule existence, je pus constater combien le peuple russe a perdu des traditions du véritable christianisme auxquelles il était attaché et que le clergé s’efforce à lui faire oublier.

Jadis circulaient dans le peuple des légendes et des apologues chrétiens qui se transmettaient de générations en générations, et, parmi ces légendes, il y en avait qui présentaient le Christ se promenant sous l’aspect d’un mendiant ; ou bien un ange qui avait douté de la miséricorde divine, ou encore, un innocent dansant devant la porte du cabaret ; il y avait des dictons comme : « sans Dieu on n’ira pas jusqu’au seuil », « Dieu n’est pas dans la force, mais dans la vérité », etc. Ces légendes, ces dictons constituaient l’aliment spirituel du peuple et il l’est encore dans quelques contrées perdues.

Il y avait aussi des mœurs chrétiennes : la pitié pour le criminel, pour le vagabond, la privation afin de pouvoir donner l’aumône à un mendiant, le pardon de l’offense.

Aujourd’hui tout cela se perd et est remplacé par l’étude du catéchisme, les considérations sur l’essence trinitaire de Dieu, la prière avant les classes pour le tsar, les professeurs, etc. De sorte que durant ma seule existence, le peuple est devenu, au point de vue religieux, de plus en plus grossier.

La majeure partie des femmes demeure aussi superstitieuse qu’il y a six cents ans, mais elle perd l’esprit chrétien qui la pénétrait auparavant. L’autre partie, qui connaît par cœur le catéchisme, est composée de parfaits athées.

Et tout cela est l’œuvre voulue du clergé.

« Mais cela se passe ainsi seulement chez vous, en Russie », me diront les catholiques ou les protestants. Eh bien, je crois, moi, que la même chose, sinon pire, se passe dans les pays catholiques où l’on interdit la lecture de l’Évangile, où l’on adore des Notre-Dames, et chez les protestants avec leur sainte fête du samedi et leur biblio-idolâtrie, c’est-à-dire, la foi aveugle dans la lettre de la Bible. Je crois que, sous une forme ou une autre, les mêmes faits se produisent dans tout le monde prétendu chrétien.

Il suffit pour le démontrer de mentionner l’habitude, datant de plusieurs siècles, d’allumer à Jérusalem le feu sacré le jour de la résurrection, véritable escroquerie, que personne parmi les ecclésiastiques n’a jamais dénoncée ; ou bien la croyance dans la Rédemption prêchée avec une ardeur particulière par les ministres du protestantisme le plus avancé.


VII


La doctrine de l’Église n’est pas seulement nuisible par sa déraison et son immoralité ; elle est pernicieuse parce que les hommes qui la professent vivent sans aucune entrave purement morale et sont tout convaincus que leur vie est vraiment chrétienne.

Des hommes mènent une existence de luxe effréné, en amassant des richesses, grâce au travail des pauvres, des humbles, et en se protégeant contre toute attaque par une foule de gardiens, par les tribunaux, par toute sorte de pénalités. Et le clergé approuve au nom du Christ, consacre, bénit cette vie, et conseille seulement aux riches de distraire une infime parcelle de ce qu’ils se sont approprié en faveur de ceux qu’ils avaient spoliés. (Lors de l’existence de l’esclavage, le clergé avait toujours et partout considéré cette institution comme fort légitime et nullement contraire à la doctrine chrétienne.)

Des hommes poursuivent un but intéressé, personnel ou social, par la force des armes, par le meurtre, et le clergé approuve, bénit au nom du Christ les institutions militaires et les guerres, voire encourage ces tueries en masse, considérant que la guerre n’est pas contraire au christianisme.

Ceux qui ont adopté cette doctrine sont entraînés par elle à des actes mauvais, et ils sont convaincus que leur vie est morale, qu’il est inutile de la changer.

Mais le plus grand mal qu’engendre cette doctrine est de faire croire qu’elle enseigne le vrai christianisme et qu’il n’y en a pas d’autre. Vous l’avez si habilement masquée sous les formes extérieures du christianisme que vos adeptes ne savent plus distinguer le faux du vrai. Vous ne les avez pas seulement détournés de la source vivante — car dans ce cas ils pourraient un jour la retrouver — vous l’avez empoisonnée ; c’est pourquoi les hommes ne sauraient adopter d’autre christianisme que celui que vous avez faussé par votre interprétation.

La doctrine que vous enseignez est une sorte de vaccination d’un faux christianisme, et à l’instar du vaccin de la variole ou de la diphtérie, elle rend insensible à la contagion du véritable christianisme.

Des générations successives qui ont fondé leur vie sur les principes contraires à la vérité évangélique et qui sont néanmoins convaincues de la professer ne sont plus capables de la connaître.


VIII


Tel est le résultat auquel sont arrivés ceux qui suivent votre enseignement.

Il en est d’autres qui s’en sont affranchis : ceux qu’on nomme les libres penseurs. Bien que pour la plupart ils mènent une vie plus morale que les fidèles de l’Église, la corruption spirituelle à laquelle ils furent soumis pendant leur enfance, est si profonde qu’ils deviennent fréquemment plus nuisibles encore pour leur prochain que les adeptes de votre doctrine. Ils sont nuisibles parce que, ayant reçu la même éducation mensongère que les autres malheureux enfants du monde chrétien, ils confondent la doctrine de l’Église avec celle du Christ et, en rejetant les mensonges de la première, ils rejettent avec eux le véritable christianisme que masquent les dogmes de l’Église.

Dans la haine du mensonge dont ils ont tant souffert, ils proclament l’inutilité, voire le vice de la foi chrétienne, de toute foi.

D’après eux, la religion est un vestige des superstitions jadis nécessaires aux hommes, mais devenues nuisibles aujourd’hui. C’est pourquoi, plus tôt et plus complètement les hommes s’affranchiront de tout sentiment religieux, mieux cela vaudra pour eux.

Ceux qui nous convient à cet affranchissement sont les plus instruits, les plus savants, jouissant par suite de plus d’autorité parmi les hommes qui cherchent la vérité. Aussi, consciemment ou inconsciemment, ils deviennent les propagateurs les plus dangereux de la licence morale.

Les négateurs de toute religion affirment que la qualité essentielle de l’être doué de raison, qualité qui réside dans l’établissement de son attitude envers le principe de tout et dont seules peuvent découler les lois morales immuables, que cet état d’âme est déjà une étape depuis longtemps franchie par l’humanité.

Le résultat en est que l’activité humaine ne repose plus que sur le principe de l’égoïsme et sur ses conséquences : des convoitises purement charnelles.

C’est parmi ces hommes que naquit cette conception matérialiste, cette doctrine d’égoïsme et de haine qui jadis se manifestait timidement, et qui en ces derniers temps trouva son éclatante expression dans la philosophie de Nietzsche, qui s’est répandue en excitant partout des instincts grossiers, bestiaux, cruels.

Ainsi, d’une part, ceux qu’on appelle les croyants trouvent la complète approbation de leur vie immorale dans votre religion, et celle-ci ne voit aucun désaccord entre le christianisme et les actes qui lui sont pourtant si contraires ; d’autre part, les libres penseurs qui, en rejetant vos croyances, sont arrivés à nier toute religion, effacent toute différence entre le bien et le mal, et attribuent à la théorie de l’inégalité des hommes, de l’égoïsme, de la lutte, et de l’oppression des faibles par les forts, le caractère de la plus haute vérité accessible à l’humanité.


IX


C’est vous, membres du clergé, et nul autre, qui, en catéchisant de force les hommes, produisez cet effroyable mal dont ils souffrent. Et ce qui est lamentable au plus haut degré, c’est votre propre manque de foi en la religion que vous enseignez, votre incroyance, non pas en tels ou tels de ses dogmes, mais souvent en la doctrine totale.

Je n’ignore pas qu’en répétant le fameux « credo quia absurdum », nombre parmi vous pensent que, malgré tout, ils ont foi en ce qu’ils enseignent. Or, lorsque vous dites avoir foi en un Dieu en trois personnes, ou en un ciel qui s’entr’ouvre et fait entendre la voix divine, il n’est nullement démontré que votre croyance en ces événements mirifiques soit sincère. Vous croyez qu’il faut affirmer que vous croyez, mais vous ne croyez pas que ce que vous affirmez a été. Vous ne croyez pas que Dieu est un et triple, que le Christ s’est envolé au ciel et reviendra juger les ressuscités, car cela n’a aucun sens pour vous. Il est loisible de prononcer des mots vides de sens, mais on ne saurait admettre le non-sens. On peut croire que les âmes des morts revêtiront de nouvelles formes de vie, on peut croire qu’ils transmigrent, que la destinée de l’homme sur la terre est de maîtriser ses passions, d’aimer son prochain ; on peut simplement croire que Dieu a ordonné de tuer, ou même prescrit le jeûne ; on peut croire à bien des choses ne contenant pas de non-sens, mais il est impossible d’admettre que Dieu soit en même temps un et triple, que le ciel s’ouvre, lorsque nous savons aujourd’hui qu’il n’existe pas, et ainsi de suite.

Vos prédécesseurs, ceux qui ont établi des dogmes, pouvaient y croire ; vous, vous ne le pouvez plus. En affirmant votre foi en ces dogmes, vous employez le mot « foi » dans un sens, et vous lui en attribuez un autre. La « foi » dans la première acception du mot, est l’attitude de l’homme envers Dieu et l’univers, attitude lui permettant de définir le sens de sa vie et de se guider dans tous ses actes conscients. L’autre acceptation du mot « foi » est la confiance qu’on accorde aux affirmations d’une certaine personne ou de certaines personnes.

Dans la première acception, l’objet de la foi — bien que le plus souvent envisagé au point de vue établi par les hommes qui nous ont précédés — est contrôlé et admis par la raison.

Dans la deuxième acception, l’objet de la foi n’est pas seulement admis sans l’intervention de la raison, mais encore cette admission sans contrôle en est la condition absolue.

C’est précisément ce double sens attribué au mot « foi » qui fait naître l’équivoque permettant aux hommes de dire qu’ils croient à des maximes absurdes ou contenant des contradictions flagrantes. Le fait de votre aveugle confiance en vos maîtres ne nous prouve donc nullement que vous croyez en une chose qui n’a aucun sens, qui ne dit rien à votre imagination ni à votre raison et qui, par suite, ne saurait être objet de foi.

Dans la préface à sa Vie de Jésus, le célèbre prédicateur, le Père Didon, proclame sa croyance simple, littérale, sans métaphores, en ce que le Christ est ressuscité, est monté au ciel et s’est assis à la dextre du Père.

Eh bien, je connais un paysan illettré de Samara, à qui son confesseur avait demandé s’il croyait en Dieu et qui répondit catégoriquement : « C’est ma grande faute, mais je n’y crois pas. » Il expliqua son incroyance par ce fait que sa vie n’est pas conforme à celle que commande Dieu : « On jure, on ne donne pas toujours l’aumône, on est envieux, on se gave, on se soûle ; est-ce qu’on agirait ainsi si l’on croyait en Dieu ? »

Le Père Didon déclare qu’il croit en Dieu et à l’ascension du Christ, tandis que le moujik de Samara dit qu’il ne croit pas en Dieu parce qu’il n’accomplit pas sa volonté.

Il est donc évident que le Père Didon ne connaît pas la foi, mais dit seulement croire ; tandis que le moujik de Samara sait ce qu’est la foi, et tout en affirmant son incroyance, croit en Dieu ; et sa croyance est la vraie.


X


Malheureusement, je sais qu’il est difficile de convaincre lorsqu’on s’adresse directement à la raison ; seul, le sentiment possède la vertu immédiate de persuader. Aussi abandonnant tous les arguments, je fais appel — papes, évêques, prêtres — à votre cœur, à votre conscience.

Vous savez fort bien que ce que vous enseignez sur la création de l’univers, sur la nature divine de la Bible et autres articles de foi semblables, n’est pas vrai ; comment, dès lors, assumez-vous la responsabilité d’initier à ces fausses notions les enfants, les natures vierges, tous ceux qui espèrent de vous la vraie lumière ?

Interrogez-vous, la main sur le cœur, si vous croyez réellement à ce que vous prêchez ? Dès que vous vous poserez cette question, non devant le monde, mais devant Dieu, et en songeant au terme de vos jours, vous ne pourrez faire autrement que de répondre : non, nous n’y croyons pas. Vous ne croyez pas à la qualité divine de cette écriture que vous appelez sainte ; vous ne croyez pas à toutes les horreurs et à tous les miracles de l’Ancien Testament, vous ne croyez pas à l’enfer, à l’Immaculée Conception, à la résurrection, à l’ascension du Christ, à la résurrection des morts, à la Trinité divine ; vous ne croyez pas non seulement à certains articles de votre Credo, mais souvent dans aucun. Or, l’incroyance en un seul de vos dogmes implique forcément l’incroyance en l’infaillibilité de l’Église, puisqu’elle a établi les dogmes dont vous doutez. Et si vous ne croyez pas à l’Église, vous ne pouvez croire non plus dans aucun de ses dogmes.

Réfléchissez donc à ce que vous faites, lorsque vous prêchez comme une vérité immuable, divine, ce en quoi vous ne croyez pas vous-mêmes, ou ce dont vous doutez simplement ; bien mieux : lorsque vous l’imposez par des procédés aussi détournés.

Et ne dites pas que vous n’êtes pour rien dans cet état des choses qui empêche la communion entre vos coreligionnaires et les autres hommes. Ce serait inexact : en leur suggérant votre religion exclusive, vous agissez contrairement à ce que vous dites ne pas vouloir faire, vous mettez obstacle à l’union d’une partie des hommes avec le reste de l’humanité ; vous l’enfermez dans les limites étroites de votre confession jalouse et vous la placez ainsi, malgré vous, dans une situation, sinon d’hostilité, du moins d’isolement, à l’égard de tous les autres humains.

Vous accomplissez cette œuvre funeste inconsciemment, je le sais. Je sais également que vous êtes vous-mêmes, pour la plupart, illusionnés, hypnotisés ; souvent votre position ne vous permet pas de reconnaître la vérité, sous peine d’être obligés de condamner vous-mêmes toute votre activité passée. Je sais combien il vous est difficile, par votre éducation et, surtout, à cause de la certitude universelle que vous êtes les héritiers infaillibles du Christ-Dieu, de passer à la réalité des choses, de convenir que vous êtes de simples pécheurs égarés commettant les plus viles actions.

Je comprends toute la difficulté de votre situation, mais je me souviens qu’il est dit dans l’Évangile divin, que vous reconnaissez qu’un pécheur repentant est plus agréable à Dieu que des centaines de justes, et j’estime que, quelle que soit votre situation, il est plus aisé à chacun de vous de se repentir et de ne plus participer à l’œuvre que vous accomplissez, que de la continuer sans foi.

Qui que vous soyez : papes, cardinaux, métropolites, archevêques, évêques, superintendants, prêtres, pasteurs, réfléchissez à ce que je dis.

Il est des ecclésiastiques — dont le nombre augmente malheureusement de jour en jour — qui s’aperçoivent parfaitement de la vétusté, de la déraison et de l’immoralité de la doctrine cléricale, et qui cependant continuent à l’enseigner dans un but intéressé. Si vous en êtes, ne cherchez pas la consolation dans la pensée que votre activité peut se justifier par son utilité à la masse populaire qui ne sait pas encore ce que vous savez.

Le mensonge ne saurait être utile à personne.

De même que vous savez que le mensonge est le mensonge, tout homme du peuple qui n’aurait pas été trompé par vous le distinguerait autant que vous. Bien mieux : il reconnaîtrait de lui-même la vérité révélée par le Christ, si vous ne la lui masquiez en vous plaçant entre lui et Dieu. En réalité, votre œuvre n’a pas en vue le bien des hommes, mais votre propre intérêt, la satisfaction de votre ambition.

Vous devez donc comprendre que la majesté de vos palais, la pompe de vos églises et la richesse de vos vêtements et parures ne rendent pas votre œuvre meilleure : ce qui est grand devant les hommes est misère devant Dieu.

Telle est la disposition d’esprit de ceux qui n’ont plus la foi, mais qui continuent à propager et à maintenir parmi les hommes le mensonge.

Il en est aussi parmi vous qui, tout en s’apercevant de la fausseté des dogmes de l’Église, ne peuvent se résoudre à les soumettre à l’examen critique ; leur nombre croît également de plus en plus. Sous l’influence du milieu ambiant, la croyance dans laquelle ils ont été élevés est tellement ancrée en eux, qu’ils ne cherchent même pas à s’en affranchir ; au contraire, ils appliquent toute leur intelligence et leur savoir à justifier par des métaphores paradoxales et une argumentation spécieuse toutes les inepties et contradictions de la doctrine qu’ils professent.

Si vous appartenez à cette catégorie d’hommes d’Église, quoique moins coupables, mais plus nuisibles que les autres, ne croyez pas que vos justifications suffisent pour tranquilliser votre conscience et soient valables devant Dieu. Au fond, vous ne pouvez ignorer que toute votre habileté et toutes vos arguties ne sauraient rendre moraux, sensés, clairs, conformes au bon sens et aux idées modernes, les récits de la Sainte Écriture qui sont immoraux, et les maximes du Concile de Nicée qui sont archaïques.

Vous savez fort bien que vous ne pouvez convaincre personne de la réalité de votre foi par le simple raisonnement ; car tout homme instruit et qui n’est pas imprégné dès son enfance de votre doctrine, non seulement ne vous croira pas, mais rira de vous, ou vous considérera comme un malade d’esprit, surtout lorsqu’il entendra vos fables sur la création du monde et des premiers hommes, sur le péché d’Adam et le rachat de ce péché par la mort du Fils de Dieu.

Tout ce que vous pouvez faire, c’est de maintenir provisoirement, par vos sophismes doctrinaires et par le poids de votre autorité, dans un état hypnotique ceux qui commencent à s’en dégager.

C’est précisément à cette œuvre mauvaise que vous vous appliquez.

Ainsi, au lieu d’employer toutes vos forces intellectuelles pour vous affranchir, vous et vos prochains, de l’hypocrisie dont vous souffrez tous, vous vous servez de ces forces pour vous plonger dans le mensonge de plus en plus.

Prêtres de cette dernière catégorie, vous ne devriez pas chercher à prouver, par une argumentation oblique, que la vérité est ce que vous considérez comme la vérité ; vous devriez, au contraire, faire un effort sur vous pour contrôler les croyances que vous avez acceptées comme vérités, les contrôler en vous appuyant sur le savoir indiscutable et le simple bon sens. Dès que vous adopterez cette ligne de conduite, vous vous réveillerez de l’hypnose qui pèse sur vous et vous vous apercevrez de votre horrible égarement.

Tel est le cas de la deuxième catégorie des membres du clergé, aujourd’hui fort nombreuse et des plus nuisibles.

Il en est une troisième, la plus répandue, comprenant les prêtres de foi simple n’ayant jamais douté de la doctrine qu’ils pratiquent et qu’ils enseignent. Ils ne s’étaient jamais interrogés sur la portée et le sens de ce qui leur avait été professé depuis leur enfance comme une vérité divine, sacrée ; ou bien, ils ont tellement perdu l’habitude de penser par eux-mêmes que, y songeraient-ils, ils ne verraient pas dans les dogmes enseignés les absurdités et les contradictions qu’ils contiennent ; ou enfin, s’ils s’en apercevaient, l’autorité de l’Église leur imposerait tant qu’ils n’oseraient pas les envisager autrement que ne les envisagent les hommes d’Église du passé et du présent. Ils se tranquillisent par la pensée que la doctrine ecclésiastique doit certainement expliquer ce qui leur semble absurde, simplement parce qu’ils croient ne pas avoir une science théologique suffisante.

Si vous appartenez à cette catégorie d’hommes ayant la foi sincère et naïve, ou bien ne croyant pas encore, mais prêts à croire, alors, quelle que soit votre position : prêtres déjà ordonnés ou jeunes gens qui vous préparez au sacerdoce, arrêtez-vous et songez à ce que vous faites ou vous préparez à faire.

Vous prêchez, ou vous vous préparez à prêcher, une doctrine ayant en vue de définir le sens et le but de la vie, de montrer d’après quels indices on distingue le bien du mal, et devant orienter toute l’activité humaine. Or, vous la prêchez, non pas comme toute autre thèse humaine, imparfaite et discutable, mais comme étant révélée par Dieu lui-même, partant, soustraite à toute discussion. Et vous la prêchez à des enfants, c’est-à-dire, au moment où les hommes sont incapables de comprendre la véritable signification de votre enseignement, lequel cependant modèle à jamais leur conscience ; ou bien vous la prêchez à des adultes ignorants, inaptes à juger en toute indépendance.

Telle est votre œuvre, et c’est à elle que vous vous préparez.

Comment ne vous demandez-vous pas si, par hasard, ce que vous prêchez était faux ?

Et lorsque vous vous poserez cette question, que vous comparerez vos théories aux autres, qui sont également considérées comme les seules vraies, que vous les jugerez à l’aide de votre savoir et de votre bon sens, et non pas en aveugles, vous ne pourrez pas ne pas vous apercevoir que votre sainte vérité est simplement une superstition surannée qui, à l’instar des autres doctrines semblables, est maintenue et pratiquée dans un but qui n’a rien à voir avec le bien des hommes.

Dès que vous l’aurez compris, vous tous qui considérez la vie comme une chose importante et qui écoutez la voix de votre conscience, vous ne pourrez plus prêcher votre religion ni demeurer ou devenir ses servants.


XI


« Mais qu’adviendrait-il si les hommes perdaient leur foi dans la doctrine de l’Église ? Qui sait si les choses n’iraient pas plus mal ? » m’objecte-t-on.

Qu’arriverait-il ? Tout simplement ceci : les hommes du monde chrétien pourront connaître, non pas les seules légendes juives, mais encore la sagesse religieuse de toute l’humanité. Ils se développeront librement ; leur intelligence et leurs sentiments ne seront pas déformés ; ils n’admettront plus de confiance la doctrine de l’Église, mais adopteront, envers Dieu, une attitude raisonnée, conforme à leur savoir, et reconnaîtront les obligations morales qui en découlent.

Les choses pourraient aller plus mal ? Mais si la doctrine cléricale n’est pas la vérité, pourquoi les hommes seraient-ils plus malheureux quand on ne leur enseignera plus le mensonge comme une vérité, surtout par les procédés détournés qu’on emploie ?

« Mais, — objecte-t-on encore, — l’homme du peuple est grossier et ignorant, et ce qui nous est inutile à nous, les cultivés, pourrait être utile et même nécessaire au peuple. »

Tous les hommes sont égaux et suivent la même voie en allant des ténèbres à la lumière, de l’ignorance à la connaissance, du mensonge à la vérité. Vous avez marché dans cette voie et vous êtes arrivés à reconnaître la fausseté de la foi dans laquelle vous avez été élevés. De quel droit voulez-vous donc arrêter les autres hommes dans cette marche ?

Parce que vous distinguez chez le peuple un besoin de cette foi superstitieuse, il ne s’ensuit nullement qu’il faille le satisfaire. Il est des besoins pour le vin, pour le tabac et d’autres pires encore. Doit-on chercher à les satisfaire ? Il y a plus : par toutes sortes de procédés d’hypnotisme, vous provoquez un besoin par la manifestation duquel vous voulez justifier l’œuvre que vous accomplissez. Ainsi, vous n’avez qu’à ne plus exciter ce besoin, et il disparaîtra aussitôt, car parmi vous, comme parmi tous vos semblables, il ne saurait y avoir un besoin de mensonge ; tous les humains ont toujours marché et marchent des ténèbres vers la lumière, et c’est vous, placés le plus près de la lumière, qui devez, non pas la cacher, mais vous efforcer à la rendre accessible à tous.

On me fait une dernière objection :

« La situation n’empirerait-elle pas lorsque nous, hommes instruits, moraux, voulant le bien du peuple, mais empêchés par le doute, nous céderions la place à des hommes grossiers, immoraux, indifférents au sort du peuple ? »

Il est certain, au contraire, que l’abandon de l’Église par les meilleurs et leur remplacement par les plus mauvais, amènera plus rapidement la ruine de l’enseignement clérical, car il sera plus facile à en reconnaître le mensonge et l’effet pernicieux. On ne pourra que s’en réjouir, puisque la désagrégation de l’Église, qui se manifeste déjà, est un des moyens de la libération du mensonge dans lequel on maintient le peuple. Et plus tôt les bons et les éclairés quitteront les rangs du clergé, plus vite se produira la libération souhaitée ; plus nombreuses seront ces défections, et mieux cela vaudra.

Ainsi, de quelque côté que vous envisagiez votre œuvre, elle apparaît toujours nuisible. Je conseille donc à tous ceux qui craignent encore Dieu et n’ont pas étouffé complètement leur conscience, de tendre tous leurs efforts afin de se dégager de leur fausse situation.

Je sais qu’un grand nombre parmi vous sont liés par des obligations familiales qui vous contraignent à ne pas abandonner la profession choisie ; je sais combien il est difficile de renoncer à une situation honorifique et lucrative ou assurant simplement à vous et à votre famille les moyens d’existence, et combien il est douloureux de heurter les sentiments des proches que vous aimez. Mais tout vaut mieux que d’accomplir une œuvre funeste pour votre âme et nuisible pour tous.

Plus prompt, plus décisif sera votre repentir et, partant, l’abandon de votre activité, mieux cela vaudra, non seulement pour les autres hommes, mais pour vous-mêmes.

Au seuil de la tombe, distinguant nettement la source principale des misères humaines, je m’adresse à vous, non pour vous blâmer ni vous dénoncer (je sais que vous avez été induits en tentation sans vous en douter), mais pour aider mes semblables, dans la mesure de mes forces, à éviter le terrible mal causé par votre doctrine ; j’espère de même vous faire sortir, vous aussi, de l’état d’hypnose qui vous empêche de comprendre le caractère criminel de votre activité.

Et que Dieu vous vienne en aide, Lui qui lit dans vos cœurs.

14 novembre 1902.