Aristophane - La comédie politique et religieuse à Athènes

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ARISTOPHANE.

LA COMÉDIE POLITIQUE ET RELIGIEUSE À ATHÈNES.

Qu’Aristophane ait été de son temps une puissance, c’est ce qu’on devrait présumer à le lire, lors même que ses contemporains ne l’auraient point positivement attesté. Un pamphlétaire dramatique (car la plupart de ses pièces sont des pamphlets de circonstance mis en scène, et ne contiennent qu’en germe ce que nous appelons comédie), un pamphlétaire dramatique qui pouvait impunément, dans une ville tiraillée par des partis, des intrigues et des révolutions, assaillir du haut du théâtre les chefs les plus populaires, déchirer la démocratie régnante, insulter aux dieux au milieu de leurs fêtes, dire toutes sortes de vérités déshonorantes aux passions exaspérées, un tel homme assurément s’imposait plutôt qu’il n’était accepté. Aussi dit-il lui-même, avec un légitime orgueil, qu’il s’est fait une réelle importance par son audace à démasquer tous les mensonges des adulateurs du peuple : c’est pourquoi les Lacédémoniens le haïssent, parce qu’il est de leur intérêt que le peuple athénien continue à se laisser flatter et tromper ; c’est pourquoi le roi de Perse, quand il veut savoir la situation des Grecs, s’informe de leur marine premièrement, et en second lieu de l’effet des comédies d’Aristophane. Et lorsqu’un roi de Sicile demandait à Platon un tableau vrai de la société athénienne, le philosophe lui envoyait, quoi ? les comédies d’Aristophane. Il y a dans toutes les histoires littéraires, mais surtout dans l’histoire littéraire de la Grèce, des anecdotes de ce genre, dont la valeur n’est pas dans le fait, mais dans la signification ; elles sont vraies ou fausses, mais elles sont la forme extérieure et symbolique d’une opinion admise. Aristophane est donc l’un des types essentiels du génie grec ; autant Sophocle fut neuf, éminent et à jamais fécond dans l’ordre des beautés idéales, autant Aristophane fut original, spontané, actif dans l’ordre critique. Quel est donc le secret de cette force qui, par la comédie, s’exerçait sur la politique et qui opposait les acteurs d’un théâtre aux tribuns de la place publique ?

Il faut d’abord tenir compte du génie personnel du poète, assez souple et assez étendu pour traduire l’extrême diversité des sentimens et des idées qui s’agitaient autour de lui. Athènes flottait en pleine démocratie : c’est dire que les instincts et les facultés s’y déployaient librement, ardemment, en bien et en mal, avec toutes les oppositions et les contradictions qui sont dans la nature humaine. Quand on songe que des hommes tels que Périclès, Nicias, Socrate, se trouvaient entraînés dans un tourbillon d’aveugle populace, qu’ils étaient réduits à soumettre et à faire agréer leurs grandes vues aux plus minces boutiquiers d’Athènes, qu’ils dépensaient une belle partie de leur intelligence à lutter contre les politiques de cabarets, les marchands de suffrages, et les démagogues dont la grossière polémique remuait et faisait bouillonner toute cette fange, on comprend quelle voix discordante devait sortir d’une foule ainsi composée, combien de nobles paroles et de cris impurs, combien de raison et de caprices, combien de bon sens et de folie. Or, cette voix de sa nation, Aristophane savait l’accompagner dans toute son étendue. Son esprit embrassait l’esprit contemporain d’un bout à l’autre. Ni la haute raison de l’homme d’état, ni les entraînemens de l’orateur politique, ni les élans du poète, ni la moquerie ingénieuse, ni la farce grossière, ni les plus détestables calembours, ni l’obscénité la plus révoltante, rien de ce qui distinguait l’esprit ou déshonorait les mœurs de son temps ne lui manquait ; s’identifiant ainsi aux qualités des uns et aux vices des autres, il savait se faire tellement Athénien, qu’Athènes lui permettait, pour ainsi dire, tout ce qu’elle se serait permis à elle-même. De là l’étonnante variété de tons et d’idées dont il parcourt l’échelle avec une prestesse et une assurance admirables ; de là des esquisses de caractères finement tracées, bien soutenues, des vues morales excellentes, des scènes politiques pleines de vigueur et de raison, mais le tout encadré dans des fantaisies absurdes. De là un mélange de grace et de force, une physionomie intelligente et aimable qui charme et subjugue, mais que bientôt une saillie grossière vient souiller indignement. Souvent le dialogue d’Aristophane s’élève, bondit sur les hauteurs avec une gaieté ravissante, et fait rouler du haut de ses hardis sentiers une grêle de plaisanteries, de parodies, de critiques vraies, d’extravagances qui ont un sens ; vous le suivez, vous partagez presque sa joyeuse exaltation : mais tout à coup il trébuche dans une pensée licencieuse ou triviale, et vous laisse déconcerté. Ses chœurs parfois ne le cèdent à ceux des tragiques ni en élévation ni en harmonie ; ce sont des chants pleins de fraîcheur et de délicatesse, on s’y bercerait avec délices si le poète vous en laissait le temps ; mais c’est un lyrisme moqueur, c’est une muse ivre qui se heurte à chaque instant contre une image burlesque. Aristophane est donc pour nous moralement et littérairement intraduisible, et c’est pourquoi Voltaire, qui ne l’avait entrevu qu’à travers le verre dépoli d’une traduction, a osé dire qu’il n’était ni poète ni comique. Pour les Athéniens, au contraire, cette parfaite image d’eux-mêmes les enchantait, ils se sentaient fascinés par ce regard du poète dans lequel ils lisaient leur propre génie, et son pouvoir sur eux résultait en grande partie de cette sympathie, de cette fraternité intellectuelle qui fait pardonner les plus graves dissentimens politiques.

L’atticisme d’Aristophane ne consistait donc pas seulement en certaines délicatesses d’expression qui nous échappent aujourd’hui, en certaines nuances et tournures qui font aussi le charme intransmissible de notre La Fontaine ; toute sa pensée n’était qu’un atticisme. Il eut un plus grand bonheur encore, ce fut de comprendre l’idée vivace de son temps, celle qui était au fond de toutes les affaires publiques, celle qui devait long-temps encore remuer le pays, et de s’attacher spécialement à celle-là, de s’en faire l’organe le plus hardi : c’était l’idée de critique universelle, qui était alors dans sa vigueur, dans son excès. La critique alors ébranlait tout, absorbait tout, à tel point que même les génies créateurs marchaient méthodiquement avec elle, n’ayant plus ou n’osant plus montrer l’illumination soudaine. Ainsi Socrate, qui passa pour l’inventeur de la philosophie morale, la déduisait par méthode critique, par méthode d’élimination. La critique se trahissait dans les beaux drames d’Euripide, comme chez nous dans Voltaire, par ces maximes sèches qui sonnent si faux parmi les purs accens de la tragédie. Enfin la statuaire s’en ressentait aussi, et les successeurs de Phidias corrigeaient sa grande manière. Ce qui généralisait surtout, en l’expliquant, cette tendance à la critique, c’était l’état de la société, le mouvement de la politique. La guerre du Péloponèse, où nos abréviateurs et nos compilateurs d’histoire grecque n’aperçoivent qu’une multitude de petits combats, de calamités ennuyeuses et de séditions décousues, fut au contraire la plus une dans sa cause, la plus sociale, je dirais presque la plus philosophique, que l’antiquité nous ait racontée. Pour s’en convaincre, il faut la lire attentivement dans le grand écrivain contemporain qui en a écrit l’histoire ; et comme cet élément nous est nécessaire pour apprécier Aristophane, comme Thucydide et Aristophane, quelque divers qu’ils soient, ou plutôt parce qu’ils sont infiniment divers, se commentent l’un l’autre, sont même indispensables l’un à l’autre, je résumerai ici rapidement, d’après l’historien, la situation politique dont s’est emparé le poète.

I.

La guerre du Péloponèse fut ce que nous appelons aujourd’hui une guerre de principes. Elle eut pour but et pour moyen, des deux parts, la propagande ; Sparte serrait partout le frein de l’aristocratie, Athènes lâchait partout les forces démocratiques. Thucydide avait bien raison de dire[1] que l’époque qu’il se proposait de raconter était remarquable entre toutes. Quand nous lisons son histoire, notre esprit est souvent frappé de rapprochemens qui semblent identifier ces temps reculés aux nôtres, ce qui indique un de ces ébranlemens profonds par lesquels les sociétés les plus éloignées dans le temps et dans l’espace subissent les mêmes crises, manifestées par des symptômes semblables.

L’antagonisme des institutions, si diverses dans les cités grecques, s’était ajourné et semblait avoir disparu pendant le grand mouvement national qui repoussa l’invasion des Perses ; mais les cinquante années qui suivirent la retraite de Xercès furent remplies de dissensions intestines, provoquées ou échauffées par les Asiatiques, et de cette fermentation continuelle se dégagèrent peu à peu, plus énergiques qu’autrefois, l’intérêt démocratique d’une part, l’intérêt aristocratique de l’autre : élémens ennemis, dont l’un se portait à Athènes, et l’autre à Lacédémone. La première manifestation de mésintelligence entre les deux cités eut une cause bien caractéristique. Les Hilotes, ce peuple esclave, s’étaient révoltés ; Sparte les assiégeait dans Ithome. Les Athéniens, réputés bons ingénieurs, furent appelés au secours de Sparte en vertu des traités existans ; mais la race ionienne et démocratique pouvait-elle de bon cœur aider l’aristocratie dorienne à remettre aux fers cette population malheureuse ? Il paraît que les Athéniens attaquèrent froidement et n’usèrent pas de toute leur science ; les Lacédémoniens se crurent trahis par eux et les renvoyèrent. Bien plus, lorsque les Hilotes eurent capitulé, les Athéniens les accueillirent et leur donnèrent le territoire de Naupacte à coloniser. Ainsi Athènes se faisait des alliés dans le sein même de la puissance rivale, en se posant comme protectrice de la classe opprimée, et, par représailles, les Lacédémoniens tentèrent de réveiller dans Athènes des factions aristocratiques. La lutte se dessinait donc ; l’opposition de politique devenait sociale. Les députés de Corinthe disaient aux Spartiates : « La guerre est nécessaire ; car il n’y a rien de commun entre vous et les Athéniens. Ils sont novateurs et actifs ; vous êtes conservateurs et lents. Ils veulent se répandre au dehors ; vous vous renfermez dans vos limites. Ils sont opiniâtres, insatiables, dévoués, pleins d’espoir ; vous tenez trop des vieux temps ; dans la politique comme dans les arts, ce sont les novateurs qui l’emportent. » Les deux principes ne sont-ils pas bien décrits par Thucydide ?

Autre circonstance non moins significative. Les Lacédémoniens, décidés à la guerre, cherchaient une raison bien nette et propre à émouvoir. Ils remontèrent haut dans le passé, comme pour reprendre à sa source l’inimitié qui dérivait de deux états sociaux différens. Un parti de noblesse s’était emparé autrefois, avec Cylon, de la citadelle d’Athènes. Le peuple massacra quelques-uns des insurgés jusque dans le temple de Minerve, où ils s’étaient réfugiés. C’était un sacrilége, dont les auteurs furent excommuniés, exilés : les Lacédémoniens s’en mêlèrent et aggravèrent encore la malédiction et le châtiment ; mais enfin, par suite des fluctuations qui balançaient alors la ville entre la démocratie et l’aristocratie, les descendans de ces exilés furent rendus à la patrie. Les Lacédémoniens remuèrent cette vieille histoire, et sommèrent les Athéniens d’expier le sacrilége démocratique, en chassant de nouveau les familles maudites. Périclès en était, par sa mère. Que firent les Athéniens ? ils réveillèrent à leur tour les souvenirs hostiles ; ils remirent en scène la race opprimée des Hilotes. Plusieurs de ceux-ci s’étaient un jour réfugiés dans le temple de Neptune, sur le Ténare. De tels asiles étaient souvent nécessaires à ces forçats de la conquête que leurs maîtres traquaient et tuaient à travers champs comme des bêtes fauves. Les Lacédémoniens avaient donc fait sortir du temple ces supplians et les avaient massacrés. N’était-ce pas aussi un sacrilége ? Athènes demanda que les Lacédémoniens se purifiassent par des expiations du sacrilége aristocratique du Ténare. On le voit, l’aristocratie et la démocratie se harcèlent sans oser dire encore leur dernier mot : l’une et l’autre se masquent sous un voile sacré. Du reste, les Athéniens avaient deux expiations à demander pour une, car l’ambitieux Pausanias, ayant voulu soulever les Hilotes (toujours les Hilotes) pour se saisir de l’autorité dans Sparte, se réfugia aussi dans une chapelle ; les Lacédémoniens en ôtèrent le toit, en murèrent les portes, et l’en arrachèrent mourant de faim. Encore un sacrilége dont les Athéniens prièrent leurs adversaires de se faire expier. C’était habile ; car non-seulement ils appelaient par là des menaces et des antipathies religieuses sur la tête de leurs ennemis, mais encore ils y trouvaient occasion de faire retentir sans cesse, comme une provocation terrible, ce nom des Hilotes, cette cause des vaincus, cette imprécation contre la servitude d’un peuple. Le mot servitude n’était pas une métaphore en ce temps-là.

Il y avait donc intention de propagande de part et d’autre. Sparte demandait que les Athéniens laissassent aux villes qui leur étaient soumises l’autonomie, ou le droit de se gouverner par leurs propres lois. Périclès vit bien l’arrière-pensée des Spartiates, et il demanda que Sparte laissât également à ses villes sujettes l’autonomie, mais réelle, mais sincère, de sorte qu’elles pussent librement se faire leurs constitutions, sans être obligées de les mettre en harmonie avec la société lacédémonienne. Au fait, c’était là toute la question, et Périclès la comprenait admirablement bien. Dans l’état des choses, c’était la démocratie qui avait l’influence contagieuse. C’est sous ce rapport aussi qu’il faut considérer la fameuse oraison funèbre prononcée par Périclès en l’honneur des guerriers d’Athènes morts pour la patrie, et dont Thucydide a conservé le fond. On y reconnaît bien le grand orateur dont l’éloquence grave et sévère appelle les rayons d’une gloire immortelle sur ces imposantes funérailles ; mais on y sent aussi l’homme d’état. Périclès sait que sa parole retentira au loin comme le tonnerre auquel on le comparait ; il sait que les alliés l’écoute : c’est donc à toute la Grèce qu’il s’adresse indirectement ; il lui déclare que, si Athènes a de vaillans soldats et fait des actions héroïques, elle doit cette force et cette fécondité à ses institutions ; puis ces institutions, il les déploie devant ses auditeurs avec des commentaires qui doivent séduire, même sous la gravité de sa parole. « Nos institutions, dit-il, n’ont rien à envier à celles de nos voisins ; nous servons de modèles à quelques-uns, mais nous n’imitons personne. Et parce que cette forme de gouvernement ne fonctionne pas sous la direction d’un petit nombre d’hommes, mais par l’action de tous, on l’appelle démocratie. Par nos lois civiles, nous sommes tous égaux devant la justice ; dans la hiérarchie, chacun, selon la spécialité qui le recommande, est appelé aux affaires publiques, non à cause de la classe dont il fait partie, mais en vertu de son mérite personnel. Qu’il soit pauvre, peu importe : s’il peut rendre service à l’état, l’obscurité de sa condition ne le fera pas repousser. » De là, Périclès arrive insensiblement à un parallèle entre les Lacédémoniens et les Athéniens ; les premiers, pour être rudes et grossiers, ne sont pas plus courageux ni plus habiles que les enfans de l’élégante Athènes ; les seconds, pour être éloquens et instruits, n’en sont pas moins propres aux grandes entreprises de guerre ; Athènes sait quitter les plaisirs pour les travaux ; elle ne méprise ni les indigens, ni les travailleurs, mais les inutiles : elle parle beaucoup, il est vrai, elle délibère volontiers ; mais il en résulte qu’elle connaît le danger lorsqu’elle l’affronte, tandis que chez les autres, c’est l’ignorance qui donne la hardiesse et la réflexion qui intimide. En un mot, Périclès revêt des plus nobles pensées sa théorie démocratique ; il en déduit logiquement la force de son pays, au milieu de ces funérailles même qui attestent une défaite : fermeté habile, confiance dominatrice, qui ajoute encore à l’effet politique de ce discours.

La guerre du Péloponèse fut donc essentiellement une guerre de principes, ou, si l’on veut, une guerre sociale : l’équilibre des forces conservatrices et des forces progressives était rompu ; les pauvres se soulevaient contre les riches, les classes industrieuses et commerçantes contre les aristocraties militaires. On conçoit que, par le seul effet moral d’une question ainsi posée, la démocratie, toujours si inflammable, devait s’embraser au degré le plus intense ; elle acquit alors en effet toute l’énergie folle et jalouse qui la distingue, mais les évènemens qui suivirent ces préliminaires la caractérisèrent bien mieux encore et enlaidirent horriblement la belle image que Périclès en avait tracée. Empruntons encore quelques mots à la plume vigoureuse de Thucydide ; on sentira dans ses paroles la réalité, la réflexion, l’expérience, la tristesse profonde ; on comprend après avoir lu Thucydide, pourquoi le poète comique demandait toujours la paix à grands cris, pourquoi il déchirait si impitoyablement les boute-feux de la démocratie.

« À partir de ce moment, dit Thucydide[2], la Grèce presque entière fut bouleversée, des factions éclatèrent de toutes parts, les meneurs populaires voulant l’alliance d’Athènes, les aristocrates réclamant celle de Lacédémone. La paix ne leur aurait donné aucun prétexte, aucun désir d’attirer chez eux ces influences extérieures ; mais, pendant la guerre, ceux qui voulaient révolutionner leur pays, dans un sens ou dans l’autre, trouvaient mille raisons pour appeler des auxiliaires qui détruisissent le parti opposé et leur livrassent le pouvoir… Dans la paix et la prospérité, les états comme les individus peuvent suivre des inspirations meilleures, parce qu’ils ne se sentent pas précipités par des nécessités irrésistibles ; mais la guerre, rongeant sans cesse les ressources de la vie, est un rude maître, qui forme les caractères à l’image des circonstances… On en vint même jusqu’à changer le sens ordinaire des mots pour qualifier les actes selon les convenances de l’opinion. L’audace irréfléchie s’appela dévouement et courage ; la temporisation prévoyante fut flétrie comme une peur ignominieuse ; la modération passa pour un prétexte du lâche, l’attention à toutes choses pour lenteur en toutes choses, la précipitation étourdie pour grandeur d’ame, les mûres délibérations pour inertie et refus d’agir…

« Le fond de tout cela, c’était la convoitise du pouvoir, que l’ambition et l’avarice voulaient conquérir ; le résultat, c’était un acharnement de plus en plus vif entre ceux qui se trouvaient ainsi constitués en discorde. Dans ces deux partis, les chefs paraient leurs discours de belles formules, les uns prêchant l’égalité politique de la démocratie, les autres vantant la sagesse aristocratique ; mais le bien public, dont ils se faisaient les esclaves en paroles, n’était en réalité pour eux qu’une proie à saisir : ils luttaient par toutes sortes de moyens pour se renverser les uns les autres, et ne reculaient devant aucun crime, aucune vengeance, aucune cruauté… Si, par de belles paroles, on arrivait à son but, on était justifié par le succès devant l’opinion publique. Les hommes indépendans étaient écrasés entre les deux partis…

« Ce fut à Corcyre que ces audacieuses scélératesses osèrent se manifester d’abord. On y vit tout ce que peuvent faire par représailles ceux qui ont été gouvernés trop durement, tout ce qu’osent tenter ceux qui espèrent sortir de leur indigence accoutumée, ceux dont la rapacité brille de s’emparer du bien d’autrui, ceux qui, poussés d’abord dans la lice par leur bon droit, se laissent bientôt emporter par l’indiscipline de leur colère, et s’abandonnent à d’impitoyables excès. Toutes les conditions de la vie sociale étant ainsi renversées, la nature humaine, si prompte à enfreindre les lois lors même qu’elles sont dans leur vigueur, se voyant alors victorieuse des lois même, se montra volontiers plus faible que la passion, plus forte que le droit, et ennemie de toute supériorité. »

Tels sont les traits principaux du tableau de Thucydide. Emprisonnés dans ce cercle infranchissable de calamités, spectateurs ou victimes des cruautés aristocratiques et des fureurs populaires, quelle pouvait être la plus journalière disposition d’esprit des hommes éminens de cette époque ? Assurément ils ne pouvaient s’attacher bien fort à aucune forme spéciale de gouvernement ; mais ils s’accoutumaient à les juger toutes, à en analyser le mécanisme, les lois, les résultats logiques et d’expérience. La critique politique se formait donc sur tant de ruines, et s’éclairait au vaste incendie de la guerre de principes. Déjà d’ailleurs, et depuis long-temps, l’esprit observateur des Grecs avait médité sur les conditions de la vie politique ; il y en a des traces dans Homère et dans Hésiode ; les poètes gnomiques témoignent de cette préoccupation ; le bon Hérodote avait intercalé dans son histoire une discussion dialoguée sur les avantages respectifs des diverses formes de gouvernement, qui est le premier germe de la belle scène de Corneille entre Cinna, Maxime et Auguste ; enfin Xénophon, Platon, Aristote, devaient bientôt jeter là-dessus les bases d’une véritable science. En général, tous ces grands hommes éprouvaient une répugnance marquée pour le gouvernement démocratique. Ils ne voyaient dans la démocratie, en prenant ce mot dans son sens naturel, qu’un monstrueux contre-sens pratique, en vertu duquel l’ignorance est appelée à trancher les questions ardues, la multitude inconstante à suivre les longs projets, les passions mesquines à diriger les grandes choses. Ils ne contestaient point qu’il fût utile d’organiser dans l’état un élément populaire, mais le peuple souverain, le peuple principe du pouvoir, leur semblait une théorie absurde et un fait impossible. Périclès lui-même, dont nous avons cité quelques paroles, ne semble louer la démocratie que sous bénéfice d’interprétation ; car, d’un état où toutes les classes fonctionnent à un état où le dême est prépondérant, il y a loin encore. Ce que Périclès appelle démocratie, c’est tout simplement un régime où nul obstacle de naissance n’écarte des affaires publiques l’homme capable de s’en occuper avec fruit, et où le mérite et le travail sont au contraire invités à exercer leur influence naturelle. Que faisait donc Périclès ? Il se servait de la puissance actuelle du mot, sauf à l’expliquer ensuite. Ainsi la philosophie politique était arrivée en résultat à condamner radicalement la démocratie, et c’est cette pensée qu’Aristophane détaille, qu’il multiplie, qu’il anime, qu’il fait marcher, danser, chanter, rire et maugréer dans ses comédies politiques.

À la critique politique se lie étroitement, chez Aristophane, la critique religieuse. La religion en effet n’était qu’une esclave de la politique. La démocratie s’en servait à Athènes, comme l’aristocratie ailleurs. Les démagogues, pour étourdir en l’émerveillant la stupidité béante des masses, faisaient parler les oracles et les prophéties ; le poète nous dévoile avec prédilection ces misérables ruses ; il attache au même poteau la démocratie et la superstition, et les crible des mêmes sarcasmes. Sans doute les oracles avaient exercé une puissance utile, alors que le sacerdoce, originaire d’Égypte et transplanté parmi des races indomptables, n’avait d’autre moyen, pour imposer à la force et proclamer la justice, que les voix terribles et mystérieuses du sanctuaire ; mais, pour l’éducation des peuples comme pour celle des enfans, ces frayeurs vagues de l’imagination n’agissent que jusqu’à un certain âge. Il aurait fallu constituer une autre autorité que celle du prestige. D’ailleurs, en renfermant sa doctrine dans le secret des mystères, le sacerdoce l’avait dérobée à toute controverse, et par là même à tout développement, car d’un côté les prêtres, que la contradiction ne réveillait pas, s’endormaient avec le peuple dans une foi morte, et finissaient par ne plus savoir de la religion que ses formes extérieures ; de l’autre, l’artiste, le poète, le philosophe, se détachaient de ces formes ou les interprétaient à leur gré. Plus tard, le christianisme s’y prit bien autrement une fois constitué, il convia la philosophie, il se mesura contre la critique, il déclara l’hérésie nécessaire, et manifesta surtout sa vitalité par la lutte. Mais, au temps de la guerre du Péloponèse, le sacerdoce grec, déjà enchaîné dans sa tradition et dans ses mythes, ne puisait plus ses forces dans l’assentiment des chefs de la pensée publique ; il s’abandonnait aux puissances qui s’en faisaient un instrument ; il vendait des oracles, il vendait le suffrage des dieux à Cléon et aux autres tribuns. Nous verrons tout à l’heure quelle vigueur et quelle âcreté ces abus donnaient aux attaques de la philosophie, et comment Aristophane, livrant à la risée publique les oracles imposteurs et poursuivant Jupiter lui-même jusque sur son trône, lui ravissait Basiléia, la souveraineté, pour la livrer aux hommes.

Cette double critique, politique et religieuse, est donc la pensée dominante des comédies d’Aristophane, et pour bien exposer sa manière, la hardiesse et la justesse de ses coups, nous ne pouvons mieux faire que d’analyser deux pièces où ces deux ordres d’idées soient traités spécialement et à part. On sent bien qu’il ne peut y avoir ici de démarcation absolue ; les traits lancés contre le paganisme et ceux qui atteignent la démocratie volent ordinairement pêle-mêle dans toutes les pièces, à mesure que l’imagination les suggère. Cependant il y en a une, celle des Chevaliers, qui est presque exclusivement politique, et une autre, celle des Oiseaux, dont la portée est essentiellement religieuse : nous choisirons ces deux-là[3]. Commençons par les Chevaliers, c’est-à-dire par la comédie politique.

Quatre ans après la mort de Périclès, deux généraux, Démosthène et Nicias, étaient chargés de la principale direction de la guerre. Le premier avait fortifié Pylos, et assiégeait dans Sphactérie, petite île voisine, une troupe de Lacédémoniens. Il n’était pas aisé de les réduire : on négocia ; mais, quand l’affaire fut discutée devant le peuple d’Athènes, Cléon, le corroyeur démagogue, ennemi personnel d’Aristophane, s’opposa au traité, et prétendit que, si Démosthène ne savait pas s’emparer de Sphactérie, il s’en emparerait bien, lui, Cléon. On le prit au mot, et le peuple, qui s’amusait de tout, le nomma général, et l’envoya à Pylos. Très embarrassé d’abord, il réussit cependant, parce que, durant toutes ces discussions, Démosthène avait pris de nouvelles mesures ; Cléon arriva tout-à-fait à propos pour frapper le dernier coup qu’un autre avait préparé, et pour en usurper la gloire. Ce fut l’origine de sa popularité, et c’est de là qu’Aristophane part pour démasquer ses intrigues. Il s’agit donc de renverser un ministère, comme nous dirions aujourd’hui ; il s’agit d’opposer à Cléon un rival doué des qualités nécessaires pour obtenir une majorité dans la place publique : voilà le sujet de la pièce.

Le poète suppose qu’un petit homme vieux et acariâtre, qui s’appelle Peuple, et qui en effet représente le peuple, a deux valets ou esclaves, qui sont Nicias et Démosthène. Ce maître s’est procuré récemment un troisième esclave, corroyeur de son état, c’est Cléon. Celui-ci s’empare de la faveur du vieil imbécile par des flatteries, des mensonges, des prophéties, et persécute les autres, qui l’appellent Paphlagonien ou Paphlagon, sobriquet injurieux, parce qu’il ne venait rien de bon, à ce qu’on croyait, de la Paphlagonie, pays de criards et de vociférateurs. Ils complotent donc de le faire chasser à tout prix. La première scène nous montre Nicias et Démosthène sous l’accoutrement servile ; ils gémissent de la façon la plus comique sur les coups de bâton qu’ils reçoivent à tout propos depuis que cet intrus s’est glissé dans la maison. Quand ils ont bien pleuré, ne sachant que faire, et en attendant qu’il leur vienne une idée, Démosthène se tourne vers les spectateurs et leur expose toute la situation.

« Voici ce que c’est, leur dit-il : nous avons un maître d’un caractère brutal, irascible ; il s’appelle Peuple, habite le lieu des séances, et vit de son suffrage, qu’il vend. C’est un petit vieillard difficile et un peu sourd. Le mois dernier, il acheta un nouvel esclave, un corroyeur de Paphlagonie, le plus rusé coquin, la plus dangereuse langue qui se puisse trouver. Ayant bien reconnu le caractère du vieillard, ce Paphlagon à cuirs se fit petit, flatta, caressa, chatouilla, dupa le maître par des gentillesses, disant : « Cher Peuple, quand vous avez jugé un procès, il faut vous reposer ; prenez un bain ; mangez, buvez, goinfrez, et recevez les trois oboles par-dessus le marché (c’était l’indemnité accordée aux cinq cents jurés de chaque tribunal, et que Cléon avait portée à trois oboles par séance) ; voulez-vous que je vous serve à souper ? » Et alors, s’emparant de ce que nous avions préparé, le Paphlagon courait s’en faire honneur auprès du maître. Dernièrement encore, j’avais pétri à Pylos une bonne galette lacédémonienne : ne voilà-t-il pas que le fripon s’en vient tourner autour, et, je ne sais comment, me la souffle, et s’en va la mettre sur table lui-même ! Et puis il nous tient à distance ; il ne permet pas qu’aucun autre que lui serve le maître ; armé d’une lanière, il monte la garde pendant le dîner et chasse quiconque voudrait dire le moindre mot. Et puis il débite des oracles au vieillard, qui se laisse prendre à tous ces radotages de sibylles ; et puis, quand il le voit bien abêti, il pousse ses avantages, il calomnie ses camarades, et nous recevons le fouet. Pendant qu’on nous fouette, il va, il vient, il sollicite celui-ci, il effraie celui-là, et vend la faveur dont il jouit, disant : « Voyez-vous comme j’ai fait fouetter Hylas ? Prenez garde, si vous ne m’apaisez, vous êtes mort, pas plus tard qu’aujourd’hui. » Et nous nous laissons rançonner ; ou bien, si nous résistons, le maître nous foule aux pieds et nous extorque huit fois davantage. »

On sent bien qu’un tel régime est intolérable ; il faut que Nicias et Démosthène s’exilent ou qu’ils renversent ce gouvernement d’oppression et d’avanies. Tout à coup l’idée vient à Démosthène, une idée lumineuse. Parmi ces oracles dont Cléon se sert pour maîtriser le peuple, il doit y en avoir certainement qu’il cache parce qu’ils lui sont contraires, car les prêtres consultés avaient assez l’habitude d’équivoquer ou de prophétiser le pour et le contre à la fois, afin de deviner toujours juste. — Tâchons de lui dérober ces oracles contraires. Précisément le voilà qui dort. — On lui escamote donc un feuillet d’oracle, et, par bonheur, c’est un de ceux qu’on peut tourner contre lui. « Voilà, s’écrie Démosthène, voilà de quoi le mettre à bas ! — Comment cela ? dit Nicias. — Comment ? l’oracle dit en propres termes que le gouvernement de la république sera d’abord livré à un marchand d’étoupes ; qu’ensuite il passera aux mains d’un marchand de bestiaux, qui le gardera jusqu’à ce qu’il s’élève un plus grand vaurien que lui ; que ce dernier sera un marchand de cuirs : c’est clair, c’est notre Paphlagon, ce voleur, ce braillard, doué d’une voix assourdissante comme celle d’un torrent ; qu’enfin ce marchand de cuirs sera renversé par un marchand de charcuterie ! »

Tout ce passage est une invective contre les parvenus du commerce, qui à cette époque dirigeaient la démocratie : le marchand d’étoupes désignait Eucrate, qui faisait le commerce des toiles ; le marchand de bestiaux, c’était Lysiclès ; le marchand de cuirs, Cléon ; le charcutier, Hyperbolus, qu’on ne détestait pas moins que Cléon, mais qu’on trouvait opportun de lui opposer.

« Un charcutier ! s’écrie Nicias. Ô Neptune, quelle combinaison ! mais voyons, où trouverons-nous cela ? — Il faut le chercher, dit Démosthène. — Bon ! s’écrie encore Nicias, en voilà justement un qui arrive au marché ; c’est comme providentiel ! » On remarquera que Nicias était un homme fort pieux, et qu’Aristophane lui conserve partout son caractère, avec une teinte de moquerie, il est vrai, mais légère et presque respectueuse.

Le charcutier arrive en effet. Démosthène lui adresse la parole : « Ô trop heureux charcutier ! ici, ici, mon très cher ; monte, ô toi qui nous apparais pour sauver la patrie ! — Qu’y a-t-il ? répond le charcutier ; que me voulez-vous ? — Viens ici, lui dit Démosthène, et tu sauras quelle est ta fortune et ton immense bonheur… Et d’abord jette là tous ces ustensiles, ensuite adore la terre notre mère et tous les dieux. — le charcutier : Eh bien ! voilà. Qu’est-ce qu’il y a ? — démosthène : Ô heureux homme ! ô homme riche ! ô homme aujourd’hui nul, mais demain le plus grand de nous tous ! ô chef suprême de la bienheureuse Athènes ! — le charcutier : Ah çà ! mon cher, que ne me laisses-tu nettoyer mes tripes et vendre mes saucisses, au lieu de te moquer de moi ? — Que parles-tu de tripes, insensé ? réplique Démosthène. Regarde par là. Vois-tu ces longues files de peuple ? — Oui. — Eh bien ! tu vas être le maître de tous ces gens-là, et du marché, et des ports, et du Pnyx, où se tiennent nos assemblées. Tu mettras le pied sur le sénat, tu casseras les généraux, tu feras garrotter les uns, tu jetteras les autres en prison, tu te livreras à l’orgie dans le Prytanée ! — Moi ? — Toi. Mais tu n’as pas tout vu encore ; monte sur ton étal, et regarde là-bas toutes ces îles qui nous entourent. — Oui, je vois. — Vois-tu aussi ces comptoirs et ces navires marchands ? — Oui, très bien. — Eh bien ! n’est-ce pas là un immense bonheur ?… Cet oracle l’a dit : tu vas être le plus grand des hommes ! »

Le pauvre charcutier n’y comprend rien. Comment peut-il devenir quelque chose dans l’état, dans une cité comme celle d’Athènes, lui que sa condition infime réduit aux plus dégoûtantes occupations ? Mais c’est en cela que se manifeste, aux yeux du poète, sa vocation pour la démagogie. « Tu es un homme de rien, lui dit Démosthène, tu es un pilier de la foire ; de plus, tu es sans peur et sans vergogne ; eh bien ! c’est à cause de cela même que tu arriveras au pouvoir… Tu n’es pas d’honnête famille, n’est-ce pas ? Tu n’es pas ce qu’on appelle un honnête homme ? — J’en jure les dieux, répond le charcutier, je suis de la dernière canaille ! — Ô homme prédestiné ! ô favori de la fortune ! quel énorme avantage pour faire ton chemin ! — Mais, mon cher ami, objecte encore le trop humble charcutier, mais je n’ai reçu aucune instruction ; je sais lire tout au plus, et encore très mal, très mal. — Voilà le seul inconvénient que je te trouve, répond Démosthène, c’est de savoir lire, même très mal, très mal. Un homme instruit n’est pas plus propre aux fonctions de démagogue qu’un homme honnête. Il faut être ignare et méchant… Au reste, ne t’inquiète pas ; rien de plus aisé pour toi que de gouverner ce peuple. Tu n’as qu’à faire ton métier de charcutier comme auparavant. Brouille et entortille les affaires comme tu fais avec ta triperie ; allèche et gagne le peuple par ces petits mots de fricoteur qui l’affriandent. Toutes les autres qualités du tribun, tu les as ; une voix criarde, un mauvais caractère, et les habitudes de la halle. Il ne te manque absolument rien pour le gouvernement de notre république.

« Mais qui m’appuiera contre Cléon ? dit le charcutier ; car enfin les riches le craignent, et les pauvres, rien qu’à le voir, en ont la colique de frayeur. — Mais, répond Démosthène, nous avons les chevaliers, ces courageux citoyens ; ils sont mille, ils le détestent ; ils viendront à ton aide, et avec eux tous les honnêtes gens, et, parmi ces spectateurs, tous ceux qui ont de l’énergie, et moi avec eux, et Dieu qui prendra notre cause. » Ainsi Aristophane provoquait directement contre Cléon la classe intermédiaire dont l’ordre des chevaliers formait l’élément principal. C’était, avec les zeugites, une noblesse inférieure ou classe moyenne, comprenant tous ceux dont le revenu s’élevait à trois cents ou à deux cents medimnes, et analogue à celle qui chez nous compose la plus grande partie des électeurs et des milices nationales. Elle était, à Athènes aussi, la masse la plus résistante en politique, la plus active dans le commerce et les arts pacifiques ; mais la populace, subjuguée par des intrigans, l’avait débordée, et le sénat, corps assoupli et corrompu, pliait à tous les vents populaires. Cet appel à la classe moyenne est le véritable nœud de cette comédie ; le titre l’indique, et l’ordre des chevaliers y joue son rôle, représenté par le chœur.

Continuons notre analyse. Cléon paraît sur la scène. Telle était la frayeur qu’inspirait le tribun, qu’aucun acteur n’avait osé se charger de ce rôle ; aucun ouvrier n’avait voulu fabriquer un masque qui rappelât sa figure : Aristophane se barbouilla le visage et joua lui-même le personnage de Cléon. Il paraît, et ses premières paroles révèlent le délateur, le terroriste de ce temps-là. Il remarque une coupe dans laquelle Nicias et Démosthène avaient bu des rasades durant la scène précédente, en l’absence du maître. Cette coupe est de fabrique calcidienne. Aussitôt il jure et les accuse de conspirer avec les Calcidiens. « D’où vient que je vois là une coupe de Calcis ? Il est bien clair que vous êtes occupés à révolutionner la Calcide. Ah ! misérables, vous paierez cela de votre tête ! » Allusion aux accusations absurdes par lesquelles les sycophantes épouvantaient les malheureux qu’ils voulaient pressurer ; la populace, organisée en tribunaux de cinq cents membres chacun, donnait presque toujours gain de cause à ses favoris, et ceux-ci vendaient la sécurité aux faibles qui avaient besoin de l’acheter. Aussi le charcutier, saisi d’effroi, a-t-il pris la fuite avant que Cléon ait eu le temps d’achever sa menace. Démosthène le rappelle à grands cris ; en même temps il invoque les chevaliers, qui accourent ; l’émeute gronde, Cléon est enveloppé, battu, insulté. « Frappe, s’écrie-t-on de toutes parts ; frappe ce fourbe, ce désorganisateur de l’armée, ce dilapidateur, ce gouffre et cette charybde de la rapine ; ce fourbe, c’est le vrai mot, toujours fourbe, fourbe du matin au soir : frappez-le donc, poussez, serrez ; qu’on le renverse, qu’on l’insulte, qu’on le hue… » En vain Cléon crie au secours, invoque ses partisans, surtout les héliastes, c’est-à-dire ces jurés des tribunaux démocratiques auxquels il avait inspiré l’amour de l’oisiveté et de la procédure, en leur faisant distribuer trois oboles par séance, et qui étaient par là devenus ses créatures. — Ô mes respectables héliastes ! ô mes confrères des trois oboles ! vous que je nourris de plaidoiries criardes, sans m’inquiéter du juste ni de l’injuste, au secours ! je suis assailli par des conspirateurs. — Tant mieux ! répond le chœur des chevaliers, car c’est toi qui dévores les propriétés de l’état sans attendre que le sort les ait partagées ; c’est toi qui tâtes et qui presses, comme des figues, les habitans des villes soumises à la nôtre, pour voir s’ils ne sont pas trop verts au gré de ta voracité, pour voir s’ils sont assez mous, assez peu résistans ; c’est toi qui, dès qu’on t’en signale quelqu’un assez inerte et assez sot, l’assignes, fût-il au fond de la Chersonèse, le saisis, l’étreins, le renverses et l’immoles ; c’est toi qui guettes au passage tous ces moutons d’Athéniens, riches, pacifiques, et tremblant à la seule pensée d’un procès ! — Ainsi vous tombez tous sur moi ? s’écrie Cléon. Puis essayant sur les chevaliers eux-mêmes les ruses et les flatteries qui lui réussissaient si bien auprès du peuple : « Voyez, mes amis, leur dit-il, comme on me frappe à cause de vous, moi qui allais proposer dans l’assemblée d’élever un monument en l’honneur de vos exploits ! » Mais cette maladroite flatterie ne fait qu’irriter davantage ses adversaires. « Voyez-vous ce matamore ! s’écrie-t-on de toutes parts. Voyez-vous comme il s’assouplit ! Voyez-vous comme il rampe ! Il s’imagine qu’il n’a qu’à nous flagorner comme de vieux imbéciles. Mais, si ces moyens lui ont souvent réussi ailleurs, ils vont tourner à sa perte maintenant ; qu’il descende seulement par ici, nous le recevrons bien. — Ô mon pays ! s’écrie Cléon roué de coups, ô mes concitoyens ! par quelles bêtes féroces je me vois éventré ! — Tu croasses encore ! répond la foule, et ta voix ne cessera donc jamais de troubler le pays ? »

En ce moment, le charcutier, qui avait eu peur et s’était enfui, revient, car son ennemi est par terre. « Holà ! s’écrie-t-il, puisqu’il ne s’agit plus que de crier, c’est moi qui vais achever la déroute de cet homme. — Bien, lui dit le chœur ; si tu cries plus fort que lui, nous te portons en triomphe, et, si tu l’emportes sur lui en impudeur, la victoire est à nous. »

Ici commence entre les deux rivaux un combat de grossièretés, d’accusations, d’absurdes menaces, d’injures, de fanfaronnades dont le spectacle faisait la plus sanglante satire de la démocratie. L’idée d’Aristophane, nous l’avons déjà vu, est que plus on est vil, ignare et ignoble, plus on est visiblement appelé à la profession de démagogue. Cléon et le charcutier sont donc ici comme deux candidats qui s’escriment pour la popularité mise au concours, qui se font valoir par des argumens en rapport avec le but, qui subissent enfin devant les chevaliers leur examen de capacité démocratique, et cette capacité se mesure sur le degré de bassesse auquel chaque candidat saura atteindre. Ils se disputent le prix de l’ignominie, et ce prix, c’est le gouvernement. Ils aspirent à descendre au plus profond de la fange, parce que là ils trouveront le pouvoir. « Moi, je suis un voleur, dit Cléon ; peux-tu en dire autant ? — Moi, répond le charcutier, je suis fort sur le parjure ; quand on me prend en flagrant délit, je fais serment que ce n’est pas vrai… J’ai droit de parler ici, car je suis aussi canaille que toi. — Bien raisonné, disent les chevaliers à leur candidat ; mais, si tu veux que ton argument soit encore plus écrasant, ajoute que tu es canaille et enfant de canaille. » Dans ce même dialogue, nous trouvons l’origine d’une expression qui, depuis Aristophane, est devenue proverbiale pour caractériser les meneurs intéressés qui agitent les affaires publiques. « Tu agis, dit le charcutier, comme ceux qui font la pêche aux anguilles : si l’étang est paisible, ils n’attrapent rien ; mais, s’ils en troublent la boue, ils remplissent leurs filets ; c’est ainsi que tu fais ta pêche, toi, dans les troubles de la patrie. » Ainsi ce proverbe si vif et si juste, pêcher en eau trouble, nous vient d’Aristophane, et sa comparaison eut grand succès, car il reproche quelque part, à un de ses rivaux en poésie, de la lui avoir volée. En somme, le plus maltraité ici, ce n’est pas Cléon, c’est le peuple même qui assistait à la pièce, et qui applaudissait aux traits flétrissans dont le poète le marquait au front. On s’étonne à chaque page, en lisant Aristophane, que les spectateurs athéniens, d’ailleurs si susceptibles, aient pu supporter les vérités humiliantes et même outrageantes qu’on leur jetait si insolemment à la face. Mais on les faisait rire, et ils étaient désarmés.

Cléon, vaincu par l’éloquence poissarde et les poumons infatigables de son rival, en appelle au sénat. Les chevaliers conseillent au charcutier de se présenter aussi devant l’auguste assemblée, et bientôt, en effet, le charcutier revient triomphant : le sénat lui a donné gain de cause. On sait comment Juvénal peignait la décrépitude du sénat romain de son temps, convoqué pour délibérer sur la sauce d’un turbot : Aristophane place le sénat d’Athènes à peu près dans la même position. En effet, Cléon, arrivé devant le sénat, « laisse éclater sa foudroyante parole contre les chevaliers ; c’est un fracas à faire crouler les remparts ; il les appelle conspirateurs, il donne à son réquisitoire les couleurs les plus vraisemblables, et déjà le sénat tout entier qui l’écoute s’abreuve de ses mensonges ; on regarde de travers, on sourcille. Alors le charcutier, s’apercevant de l’effet produit par l’éloquence de son adversaire, se précipite dans l’assemblée, et annonce aux sénateurs, gens prosaïques et sensuels, qu’il a découvert un moyen de leur faire obtenir les anchois à très bon marché, presque pour rien. À l’instant la sérénité revient sur tous les fronts ; le prix des anchois donne lieu à des conversations particulières très animées. En vain Cléon cherche à reconquérir l’attention par des promesses encore plus agréables que celle-là ; le charcutier, qui connaît mieux sans doute la fibre gourmande des pères de la patrie, enchérit toujours avec succès ; après les anchois, il fait largesse de sardines. Dès-lors la conspiration est oubliée, les choses sérieuses sont remises au lendemain ; il se forme des groupes tumultueux, et le prix des anchois devient la seule question à l’ordre du jour, le seul objet des plus vives discussions. Quant au pauvre Cléon, on le met hors la loi ; on le pousse, les huissiers le jettent à la porte. Il résiste encore cependant ; pour dernière ressource, s’accrochant de toutes ses forces au pouvoir qui lui échappe, il renie tout son passé politique ; il avait toujours poussé à la guerre malgré le sénat, il promet la paix. « Attendez, s’écrie-t-il, attendez du moins que vous ayez entendu l’ambassadeur de Sparte ; il est là, il apporte des propositions de paix. » Mais il est trop tard. Ce sénat, accoutumé à se diriger par les plus mesquines considérations, ne voit plus que la paix soit nécessaire. « À présent la paix, imbécile ? Lorsqu’ils savent que nous avons les anchois à bon marché ! Arrière la paix ! nous n’en avons plus besoin, et en avant la guerre ! » Et la séance est levée ; les sénateurs joyeux sautent par-dessus les balustrades et se dispersent. Ce n’est pas tout. Le charcutier court au marché et accapare tout ce qui s’y trouve de coriandre et de poireaux, dont on se servait pour la sauce des anchois ; puis il en fait une distribution gratuite aux membres du sénat, qui lui témoignent la plus vive reconnaissance. « Tous ils m’élevaient au ciel, dit-il en finissant son récit ; ils m’accablaient tous de caresses, si bien que, pour une obole de coriandre, j’ai acheté le sénat tout entier, et me voilà. »

Il faudrait être familiarisé plus qu’il n’est possible aujourd’hui avec les détails de la vie publique et privée de cette époque, pour bien sentir toutes les particularités mordantes de ces pièces de circonstance, pour apprécier l’effet de ce feu roulant de plaisanteries et d’allusions dont nous sommes forcé de supprimer la plus grande partie ; mais l’ensemble de cette conception, l’idée principale de chacune de ces scènes ne nous révèlent-ils pas assez bien le secret du génie d’Aristophane, de cette puissance comique qui a fait l’admiration de l’antiquité, et qui, à travers ses formes légères, son bruit de grelots, ses grimaces et ses folies, laisse si bien apercevoir la pensée sérieuse, la haine profonde des abus, le mépris des lâchetés et des hypocrisies de toutes sortes ? Jamais philippique de Démosthène fut-elle plus verte ? jamais brusquerie pittoresque de Tacite fut-elle plus sévèrement vengeresse que ces stigmates dont la muse d’Aristophane marque en riant les peuples stupides, les pouvoirs avilis, et les intrigans capables de s’abaisser à tout pour mieux s’élever ?

On a vu nos deux tribuns s’exercer devant les chevaliers et se disputer la faveur du sénat ; ils vont maintenant engager une lutte décisive devant le peuple. Or, le peuple est ici encore représenté par ce petit vieillard maussade et capricieux dont on a déjà fait le portrait. Cléon et le charcutier comparaissent devant ce juge souverain, qui déclare ne vouloir les entendre que dans le lieu ordinaire des séances. Cette condition effraie le charcutier, qui a pu souvent remarquer combien une grande assemblée exprime mal ordinairement la véritable opinion de ceux qui la composent, combien les influences, les fluctuations, les vertiges qui s’emparent alors de la foule la rendent différente d’elle-même. « Malheur à moi ! s’écrie-t-il, je suis perdu. Ce vieux bonhomme, quand il est chez lui, est le plus sensé des mortels ; mais, dès qu’il est assis sur ces maudits bancs, il devient bête et ouvre une aussi grande bouche qu’un paysan qui suspend ses figues au séchoir. » Cléon commence ses protestations de dévouement : « Quel citoyen vous aima jamais plus que moi ? dit-il au petit vieillard ; n’ai-je pas, aussi long-temps que je fus admis dans vos conseils, versé dans vos trésors des masses de richesses que j’extorquais en tordant les uns, en étranglant les autres, en sollicitant, en ne tenant compte de personne, pourvu que je vous fisse plaisir ? » « Mais d’abord, cher peuple, dit à son tour le charcutier, il n’y a rien de bien extraordinaire à cela. Et moi aussi j’en ferai autant, j’escamoterai le pain des autres pour le mettre sur votre table. Du reste, je vais vous administrer la preuve, moi, qu’il n’est pas vrai que cet homme vous aime, et que ce n’est pas pour vous qu’il travaille, mais pour lui-même et pour se chauffer à vos dépens. Vous qui avez brandi l’épée pour la patrie à Marathon, vous qui, par votre victoire, avez donné naissance à tant de phrases ronflantes que nous débitons aujourd’hui à tout propos, vous voilà assis bien durement sur ce banc de pierre, et pourtant cet homme ne s’en aperçoit même pas. Quant à moi, tenez, voici un coussin que j’ai fait exprès et que je vous apporte. Allons, levez-vous… Bien ; maintenant asseyez-vous tout doucement et ménagez un peu ce coccyx qui a si bien fait son service sur les bancs des galères de Salamine. » Le poète se moque, comme on voit, et des déclamations des orateurs qui rappelaient sans cesse les grandes journées de la guerre des Perses, et des petits services par lesquels ils cherchaient à capter le peuple, et du peuple lui-même qui s’y laissait prendre. En effet, ce coussin réussit à merveille pour le charcutier : « Qui es-tu donc, mon brave ? lui dit ce bon Peuple tout enchanté ; est-ce que tu es de la race du grand libérateur Harmodius ? Mais c’est très beau, cela, vraiment, et très populaire, ce que tu viens de faire là ! » Voilà donc que le charcutier gagne du terrain ; il s’enhardit, il reproche à Cléon les troubles et les malheurs de la Grèce ; et quand celui-ci prétend que son but n’était autre que de faire régner Athènes sur l’Arcadie et la Grèce entière, l’autre s’élève à des tons oratoires : « Non, s’écrie-t-il, ta pensée n’était pas de nous soumettre l’Arcadie ; tu voulais piller, tu voulais pressurer les villes pour ton propre compte ; tu voulais que le peuple, à travers la poussière des combats, ne pût voir tes crimes, et qu’il restât, par nécessité, par besoin, par la solde, suspendu à tes caprices. Ah ! si jamais il retourne à ses champs, si, au milieu de ses moissons et de ses oliviers, il reprend courage et calcule ce qu’il lui en a coûté, alors il comprendra combien de félicités tu as taries pour ne lui donner qu’une misérable solde ; alors il reviendra aigri, furieux, pour te lapider de sa boule noire. Tu le sais, et c’est pour cela que tu le joues avec tes vains songes et tes projets en l’air. »

Ce n’est pas tout. Nous avons déjà parlé des oracles dont les politiques de ce temps-là se servaient pour subjuguer le peuple par un détestable abus de la religion. Cléon, poussé à bout, veut recourir de nouveau à cet artifice ; mais le charcutier ne recule pas encore devant l’épreuve : il inventera bien aussi des oracles. Cléon en apporte un gros paquet ; le charcutier en apporte une charge. Lisez-nous cela, dit le Peuple. Cléon commence : — Écoutez maintenant, et appliquez votre esprit : « Fils d’Érechthée, médite le sens des oracles qu’Apollon a criés du fond de son sanctuaire par les trépieds vénérables. Il te commande de garder le chien sacré aux dents aiguës qui, en aboyant devant toi et en faisant grand bruit pour te défendre, t’assure un bon salaire, et périra s’il cesse de remplir ce devoir, car d’innombrables geais croassent de haine contre lui. » — Par ma foi, je n’y comprends pas un mot, dit le Peuple ; quel rapport y a-t-il entre Érechthée et vos geais qui croassent, et votre chien qui aboie ? — Le chien, c’est moi, dit Cléon, puisque j’aboie pour vous, et Apollon veut que vous me gardiez, moi votre chien. — Ce n’est pas cela, répond le charcutier : voici le véritable oracle du chien. Et il se met à en débiter un autre non moins significatif, mais en sens contraire : « Prends garde, fils d’Érechthée, à ce chien de geôlier, à ce Cerbère qui fait frétiller sa queue autour de toi quand tu dînes ; il t’observe, et, pour peu que tu te détournes, il t’escamotera ton morceau ; la nuit, il se glissera dans ta cuisine comme un chien qu’il est ; il lappera tes assiettes et avalera les îles tributaires. » On voit que le charcutier a saisi assez bien le style symbolique des oracles. Mais Cléon en a d’autres dans son sac ; il lit donc derechef : « Il y a une femme ; elle enfantera dans la divine Athènes un lion qui combattra pour le peuple, comme pour ses propres lionceaux, contre une multitude de moucherons ; conserve-le et fais-lui un mur de bois et des tours de fer. » Cléon s’applique encore cette prophétie : ce lion, c’est lui. Le Peuple s’étonne et va se rendre, quand le charcutier lui fait remarquer que Cléon n’a pas expliqué ces murs de bois et ces tours de fer dont parle la prophétie. Que veulent-ils dire ? Évidemment c’est la machine de bois et de fer, la machine à cinq trous, espèce de cangue comme celle des Chinois, et qui servait au supplice des criminels. C’est là-dedans que l’oracle veut que Cléon soit gardé ; interprétation un peu sévère, mais que le Peuple adopte. Aristophane ne s’attaque pas seulement ici aux ruses et aux mystifications de la démocratie, mais aussi aux oracles même ; il en contrefait le langage obscur et les métaphores élastiques, et il prouve par des parodies qu’on peut aisément, non-seulement s’en procurer pour tous les cas, mais encore leur donner les interprétations les plus contraires.

Enfin, après avoir démasqué, à travers mille bouffonneries que nous ne pouvons même mentionner, les principales roueries des démagogues, le poète arrive à la conclusion, car c’est une conclusion plutôt qu’un dénouement, toute la pièce étant un pamphlet plutôt qu’un drame. Le petit vieillard qui représente le peuple abandonne Cléon, et le livre à son adversaire. Le charcutier devient chef de l’état ; c’est une grande régénération qu’il ambitionne d’accomplir, et, fidèle aux souvenirs de son premier métier, il recuit le Peuple, ainsi que Médée faisait recuire jadis le vieillard Éson. Le Peuple reparaît alors plus jeune, plus fort, maître de lui-même, nettoyé de sa décrépitude et de sa crédulité ; il promet de châtier les déclamateurs qui effraient les juges pour leur dicter des sentences, d’encourager la marine, de régulariser l’avancement dans l’armée, d’interdire la tribune aux orateurs trop jeunes et signalés pour leur conduite scandaleuse ; enfin il consent à la trêve de trente ans proposée par les Lacédémoniens. C’est ainsi que les comédies politiques d’Aristophane avaient ordinairement un but immédiat, et contenaient une proposition directe, actuelle, relative aux affaires du moment. Que de vues générales d’ailleurs, que d’observations sérieuses, que d’idées positives et pratiques sur les grandes erreurs de l’époque ! Et sous ces caricatures par trop forcées, sous ces trivialités trop souvent repoussantes, quel instructif complément de la grave et sévère histoire de Thucydide ! L’histoire, de son haut point de vue, étale les côtés austères et tragiques des évènemens ; la comédie, au sourire narquois et sceptique, dévoile les petits tripotages cachés sous les grandes choses : toutes deux ensemble complètent le tableau de la vie sociale.

II.

Voilà comment Aristophane traitait en plein théâtre le régime politique au milieu duquel il vivait ; voyons maintenant sa critique religieuse. La scène des oracles dont nous avons cité quelques traits n’était qu’une légère escarmouche, et il y en a de cette sorte dans la plupart de ses pièces ; mais c’est dans les Oiseaux qu’il faut le voir attaquer de front l’assemblée des dieux : c’est là que, daignant à peine se voiler de la plus transparente allégorie, il sape l’autel à sa base. Rapprochons d’abord quelques faits qui doivent éclaircir l’interprétation de cette comédie, car nulle pièce du théâtre grec n’a autant d’importance historique et philosophique, et nulle n’a autant embarrassé les commentateurs.

L’acte fondamental de toutes les religions connues, c’est le sacrifice. C’était même, chez les Grecs, l’acte essentiel de la vie, car, pour dire sacrifier, ils disaient tout simplement agir, faire : ἔρδειν, ῤέζειν, δρᾶν. C’est que le sacrifice n’était, en définitive, qu’une prière symbolique exprimant le plus haut principe de la morale : offrande de toute vie humaine, figurée par un objet alimentaire, à la vie suprême, qui est Dieu ; et association, ou communion des hommes en Dieu, figurée par la manducation en commun de l’objet offert, c’est-à-dire par le banquet qui suivait le sacrifice, et où l’on mangeait la victime. Mais il vint un temps où le dogme s’enterra dans ses formes, et où la religion ne sembla plus qu’un ensemble de rites extérieurs, sans but moral bien défini. Les banquets sacrés devinrent une occasion d’intempérance, au point que des étymologistes, Aristote même, dit-on, croyaient que μεθυειν, s’enivrer, venait de μετα θυειν après sacrifier. L’étymologie est hasardée, mais elle n’en démontre que mieux le fait. D’autre part, les prêtres songèrent surtout à se faire, au moyen du sacrifice, de beaux revenus, en excitant la piété aux larges offrandes, aux immolations magnifiques, dont ils avaient la meilleure part. Il en résulta une réaction contre le sacrifice, qui devenait un impôt trop lourd. Les dîmes aussi excitaient des murmures, et les domaines consacrés à l’entretien des temples furent quelquefois violés. Toutefois ces sacriléges publics troublaient trop d’intérêts et de consciences pour se renouveler souvent. D’ailleurs, le sacerdoce établi étant un instrument de l’état, on maintenait, moins par croyance que par politique, ses grandes prérogatives, comme cela se voit en Angleterre de nos jours. Cependant, si on laissait au sacerdoce ses revenus constitués et réguliers, on lui disputait ses bénéfices casuels, et chacun pour son compte cherchait à s’y dérober. Il y a un instinct d’avarice vulgaire qui cherche sans cesse à esquiver les charges nécessitées par les institutions de toute nature ; cet instinct, même chez les croyans, répugnait aux offrandes et aux sacrifices, et la critique, qui trop souvent s’adresse aux mauvais penchans du cœur humain, lors même qu’elle veut arriver à des fins louables, s’attachait à soulever contre le culte l’argument pécuniaire. À quoi bon ces cérémonies ? Valent-elles ce qu’elles coûtent ? Telle était la question. Mais elle n’était pas neuve à l’époque d’Aristophane, il s’en faut de beaucoup. Elle remontait, au contraire, aux premiers âges de la nation.

En ces temps primitifs, le sacerdoce égyptien s’était fortement établi dans la Grèce. Les cités, les rois, les tribus, lui apportaient des dons immenses, des chiliombes ou sacrifices de mille bœufs, mais plus souvent des hécatombes ou sacrifices de cent bœufs. La Laconie avait adopté ce nombre, parce que, dit-on, elle renfermait cent villes. Dans l’origine, l’offrande entière était donnée aux dieux, c’est-à-dire aux prêtres : alors on l’appelait holocauste, parce qu’on la supposait entièrement consumée en l’honneur de la divinité ; mais une si complète destruction était inutile, il était juste d’ailleurs que le sacerdoce vécût de l’autel : on en brûlait donc quelque chose pour ne pas négliger le symbole, et le reste grossissait les revenus du temple. Prométhée pensa que c’était trop. Prométhée, que nous retrouverons tout à l’heure dans Aristophane, était le chef de la race de Japet et de Deucalion, c’est-à-dire qu’il représente la population autochtone que les Égyptiens avaient refoulée vers les montagnes. Il fut donc, dans la mythologie, le type de l’opposition hellénique contre le sacerdoce étranger. La légende en a fait un dieu ennemi des dieux, toujours en révolte contre leur usurpation, toujours prophétisant leur chute. On lui a donné l’esprit ingénieux, inventeur, novateur, qui a caractérisé les Grecs ; il devint même le symbole de la science qui combine, et son nom de Prométhée, le prévoyant, désigne très clairement cette personnification du génie curieux, chercheur, remuant et indocile des Hellènes. Prométhée joua des tours de toutes sortes à Jupiter. Ce fut lui qui, le premier, coupa les vivres, en partie du moins, au sacerdoce : il introduisit l’usage de ne donner aux dieux qu’une partie des victimes, et de garder le reste pour en faire des festins avec ses amis. Ce fait, si peu grave en apparence, indique pourtant le moment où la race indigène secoua le joug des colons égyptiens, fit effraction pour ainsi dire dans la cité théocratique, et commença cette réaction politique et religieuse qui a produit tout le mouvement intellectuel de l’ancienne Grèce.

Ce fait, inaperçu des modernes, était très important aux yeux des plus anciens mythologues, car il contenait une révolution. Aussi Hésiode l’a-t-il conservé sous la forme poétique dont s’enveloppaient alors toutes les histoires, et c’est par là qu’il fait commencer l’hostilité éternelle de Jupiter et de Prométhée. « Lorsque, dit-il, dans Sicyone (ce fut l’une des plus anciennes colonies égyptiennes), les dieux et les hommes (c’est-à-dire la théocratie conquérante et la population indigène) se disputaient sur leurs droits respectifs, Prométhée partagea un grand bœuf en deux. D’un côté, il plaça les chairs, les intestins et la graisse, enveloppés dans la peau de l’animal ; de l’autre côté, il arrangea artistement les os qu’il recouvrit seulement d’une légère couche de graisse appétissante. — Quelles parts inégales tu nous as faites là ! dit Jupiter. L’adroit Prométhée, qui savait bien où il en voulait venir, lui dit en souriant : Père des dieux, le plus grand des immortels, choisissez la part qui vous plaira le plus. — Jupiter n’était pas dupe ; il voyait déjà dans son esprit les maux dont il allait accabler les hommes ; il souleva de ses deux mains la belle et blanche graisse, et la colère saisit son ame, l’indignation lui monta au cœur lorsqu’il vit ces os du bœuf que la ruse avait si bien déguisés. C’est depuis ce temps-là, ajoute la Théogonie, que les hommes ne brûlent plus que les os sur les autels odorans[4]. » Le poète prétend que Jupiter n’était pas dupe ; mais c’est une flatterie, et ce qui le prouve, c’est sa colère ; Jupiter fut si indigné de cette mystification qui abolissait les holocaustes, qu’il refusa le feu aux hommes ; puis il leur envoya Pandore et tous les maux ; enfin il attacha Prométhée au Caucase : incidens divers auxquels on a donné plus tard des interprétations mystiques, mais qui ne furent dans l’origine que l’épopée populaire de la lutte des deux races pendant ce moyen-âge de la Grèce.

Le fruit de ce premier empiètement n’était donc pas seulement un bénéfice matériel ; c’était un résultat politique, car, en participant à la victime, en s’approchant de la table sacrée qui était dressée à cet effet dans les temples, la population indigène arrivait à l’égalité devant Dieu, et la caste, telle qu’elle s’était constituée en Orient et en Égypte, devint impossible désormais sur la terre des Pélages. Pour marquer cette fusion, une part des victimes publiques fut réservée aux représentans de l’état ; les rois de Sparte et les prytanes d’Athènes avaient la leur ; après le banquet, on en portait un morceau chez soi, comme chose de bon augure et protectrice ; on en envoyait des portions à ses amis absens. Cependant, à ces changemens le motif d’économie se mêlait bien aussi ; la munificence des premiers temps s’affaiblissait ; les chiliombes ne se répétaient guère ; les hécatombes aussi rencontraient beaucoup d’objections ; Solon essaya même de prohiber le sacrifice des bœufs, qu’il jugeait trop utiles à l’agriculture pour qu’on les détruisît en si grande quantité. Il est vrai que la population augmentant, l’agriculture remplaçant la vie pastorale, le commerce éveillant des besoins inconnus, les troupeaux représentaient une valeur croissante ; en même temps les chefs de clans qui pouvaient envoyer leurs bœufs par milliers paître dans la montagne devenaient rares. Mais l’hécatombe était un usage immémorial et sacré, un devoir en certains cas, et toujours une œuvre très agréable aux dieux et aux prêtres ; et ceux-ci ne manquaient pas de remontrer aux puissans et au sénat combien ils dégénéraient de la piété de leurs ancêtres. Or, que fit-on entre ces deux écueils ? On adopta un de ces expédiens de transition si fréquens dans les affaires humaines ; on changea la chose, et on garda le mot. Il y en eut qui prétendirent qu’une hécatombe n’était pas précisément un sacrifice de cent bœufs, mais de cent têtes d’animaux quelconques ; c’était déjà quelque chose que de pouvoir substituer un mouton à un bœuf. Il y en eut qui soutinrent, en vertu d’une figure de rhétorique dont je ne sais plus le nom, que les cent bœufs ne signifiaient autre chose qu’un nombre assez considérable de bœufs. Il y en eut de plus ingénieux encore qui affirmèrent que le mot hécatombe avait été corrompu par une mauvaise prononciation, et qu’au lieu de bous, bœuf, d’où la dernière syllabe du mot grec dérive, il fallait pous, pied, de sorte que c’était tout simplement un sacrifice de cent pieds, et par conséquent de vingt-cinq quadrupèdes. D’autres enfin dirent que le mot cent se rapportait aux assistans, non aux victimes, et qu’une hécatombe était un sacrifice offert par cent personnes ou en présence de cent personnes. Ces chicanes quelque peu sardoniques ne démentaient pas, à coup sûr, la ruse patriarcale de l’antique Prométhée, et, quoique ridicules en elles-mêmes, elles sont dignes d’observation. Combien d’institutions, combien d’usages, combien de devoirs se transforment et s’éteignent dans le cours de l’histoire par des interprétations de cette espèce ! On remplirait plus d’un volume de toutes les choses importantes qui se sont métamorphosées sans changer d’enveloppe, et dont le nom restait quand elles n’étaient plus depuis long-temps.

C’est ainsi que l’action sainte, l’action par excellence du sacrifice, était devenue l’objet de répulsions, de subterfuges et de disputes misérables. C’est ainsi que la question s’était déplacée du fond à la forme, parce qu’on l’avait dérobée au grand jour, parce qu’on avait, comme dit l’Évangile, mis la lumière sous le boisseau. Les symboles, expression visible des idées, sont comme la physionomie humaine : il faut que la pensée y éclate sans cesse à travers la figure, pour qu’on y aperçoive une vie active ; mais, si les traits extérieurs s’immobilisent, si le regard intellectuel s’éteint, c’est que la mort se fait et que la corruption approche. Rien de plus pitoyable et de plus dégradant que les opinions qui, dès le temps d’Aristophane, s’étaient répandues dans le peuple au sujet des sacrifices. On croyait que la fumée des viandes rôties était la nourriture des dieux, que l’odeur des parfums et des gâteaux sacrés récréait leurs narines ; que le sel, symbole de préservation et de persévérance, dont, chez les Grecs et les Romains aussi bien que chez les Juifs, aucun sacrifice ne pouvait se passer, n’était si rigoureusement exigé que pour exciter leur appétit. On sent bien qu’un point de vue si heureux pour la critique ne fut point négligé par l’ancienne comédie. Sans cesse elle traite les dieux comme des affamés, des êtres insatiables, pour lesquels la terre nourrit à peine assez d’animaux et de fruits. Elle répète sur tous les tons que ces pensionnaires de l’humanité mangent énormément et occasionnent des frais excessifs. Il y avait un ordre de prêtres subalternes qu’on appelait parasites, c’est-à-dire administrateurs des vivres, chargés de recueillir et d’employer les revenus, les dîmes et les offrandes ; leur fonction correspondait à celle des diacones de l’église primitive ; ils étaient anciennement très respectés, et marchaient les égaux des principaux magistrats. Mais cette fonction, qui était, aux yeux du peuple, d’alimenter la gloutonnerie des dieux, finit par leur attirer des brocards de toutes sortes ; leur nom même fut donné à ces quêteurs de dîners, à ces visiteurs inévitables, qui vivent aux dépens de tout le monde, et s’ingénient toute la journée à se faire inviter pour le soir. Telle fut l’origine du parasite, ce personnage si souvent traité dans la comédie postérieure à Aristophane et dans celle des Latins. D’ailleurs, on fraudait la divinité : c’était une loi générale que la victime fût saine, sans défaut, point fatiguée par le travail ; à l’époque d’Aristophane, on immolait souvent des bêtes malades et impropres à tout service. Les Athéniens accusaient surtout Lacédémone de cette supercherie coupable, et long-temps après Tertullien reprochait encore à tous les païens en général une grossière mauvaise foi à l’égard des dieux. Ce n’était donc point sans concours et sans auxiliaires que la comédie engageait une attaque en régle, et sur tous les points, contre l’impôt du sanctuaire ; elle s’appuyait d’un côté sur des abus réels, de l’autre sur un sentiment d’aversion très répandu, et la comédie des Oiseaux peut être considérée comme l’une des plus hardies expéditions de cette guerre.

Qu’est-ce donc enfin que les Oiseaux ? quel en est le sujet ? Laissons là tous les commentaires, et voyons la pièce dans sa simplicité. Dans les Chevaliers, Aristophane renverse Cléon ; ici, il renverse Jupiter : voilà le dénouement. Comment s’y prend-il ? En assiégeant l’Olympe, d’une façon beaucoup plus fantastique, il est vrai, que n’avaient fait les titans d’autrefois, mais qui n’en va que mieux au but. Ce but se déclare sans détour dès l’exposition. « Oiseaux, bâtissez une ville dans l’air, afin que les dieux ne puissent plus communiquer avec les hommes ni recevoir leurs sacrifices ; alors il faudra bien qu’ils se soumettent, ou qu’ils meurent de faim. » Voilà donc qui est bien clair. Le poète se place dans les idées populaires sur le sacrifice, dont nous parlions tout à l’heure : il met en relief tout d’abord dans les dieux leur qualité de mangeurs gigantesques, et il part de là pour provoquer le peuple à leur couper les vivres. Il ne faut donc pas chercher ici, comme l’a fait le père Brumoy, une allégorie de quelque fait de la guerre du Péloponèse, allégorie qui serait sans motif, sans intérêt, et en outre indéchiffrable ; ce n’est pas non plus, comme d’autres l’ont supposé, une simple utopie, une république imaginaire, semblable à celle de Platon ; rien n’y indique une tendance organique ni un idéal qui ait l’air le moins du monde de se proposer aux gouvernemens futurs[5]. L’abolition de la religion existante, voilà le sujet réel de la pièce. Si quelques épisodes politiques s’y intercalent, c’est pour amener çà et là des traits de satire actuelle, sans lesquels la comédie d’Aristophane ne marche jamais ; mais le renversement des dieux n’en est pas moins la pensée qui domine, qui marche, et qui, dans les dernières scènes, présente ses conclusions de la manière la plus claire et la plus audacieuse qu’on puisse imaginer, audacieuse surtout, et c’est la chronologie qui le dit, car cette comédie des Oiseaux se jouait lorsque Alcibiade était rappelé de Sicile pour répondre à l’accusation d’avoir mutilé les statues de Mercure, accusation qui fit le malheur de sa vie. Mais Alcibiade vivait dans la politique active, il avait des rivaux qui remuaient tous les prétextes contre lui, et d’ailleurs son impiété avait été brutale. Celle d’Aristophane était spirituelle ; elle n’attaquait point directement les partis ; elle se liait par d’intimes rapports à l’incrédulité générale, et ce peuple, qui condamnait Anaxagore, Diagoras, Socrate et Alcibiade comme impies, applaudissait avec fureur aux représentations sacriléges d’Aristophane.

Deux habitans d’Athènes, nobles et considérés (remarquons encore ici que ce sont les hautes classes qui combattent à la fois la démocratie et le culte), s’avisent d’émigrer et de s’en aller au pays des oiseaux. « Ce n’est pas, disent-ils avec une piquante ironie, que nous haïssions notre ville ; ce n’est pas qu’elle ne soit grande et heureuse, et qu’elle n’accorde à tous un droit égal de se ruiner en procès : au contraire. Les cigales ne chantent que pendant un mois ou deux sur les branches des arbres ; les Athéniens, perchés sur la procédure, chantent toute la vie. » Voilà pourquoi nos deux citoyens s’en vont chercher ailleurs une cité tranquille, où ils puissent dormir en paix. Ils passent d’abord chez les oiseaux, pour consulter la huppe, oiseau voyageur qui sait la géographie, et qui leur dira si une telle ville peut se trouver quelque part ; mais, comme les renseignemens de la huppe ne les satisfont point, l’un d’eux, Pisthétère, imagine un autre plan : ses vues s’étendent, et il propose à la huppe, reine des oiseaux en ce pays-là, de bâtir une ville dans la vaste étendue de l’atmosphère, pour intercepter les communications entre les hommes et les dieux, et prendre ceux-ci par la famine. Les dieux gouvernent si mal ce bas-monde, que ce sera un grand progrès de les avoir renversés.

La proposition est agréée ; on éveille le rossignol pour convoquer l’assemblée générale des oiseaux. Ici s’ouvre l’une de ces scènes étranges, où une veine abondante de bouffonnerie et de grace se répand en folies harmonieuses, avec un lyrisme grotesque et un mélange indéfinissable d’esprit et d’imagination, d’entraînement et de malice. À la voix du rossignol et de la huppe, les oiseaux se rassemblent peu à peu ; leur nombre augmente ; à la fin, c’est une multitude bruyante de merles, de pies, de coucous, d’alouettes, d’alcyons et de personnages ailés de toute espèce et de toute famille. Ce devait être un singulier spectacle que cette foule d’acteurs habillés de plumes et armés de becs, qui dansaient et chantaient en ouvrant leurs ailes : l’ancienne comédie admettait ces extravagances, et non-seulement les oiseaux, mais les guêpes et les grenouilles, comme on sait, ont leur rôle dans Aristophane. Les oiseaux s’assemblent donc ; mais, voyant des hommes parmi eux, ils s’imaginent qu’ils sont trahis ; ce sont des ennemis, ce sont des espions : de là une émeute, un hourra, un cri de mort. Ce n’est pas sans peine que la huppe fait entendre à son peuple qu’il faut écouter ces étrangers, qu’ils apportent d’excellens avis, très profitables à la nation, et tout pleins d’avenir et de gloire. On écoute enfin, et Pisthétère aborde franchement la question religieuse, qu’il reprend à l’origine des choses, invoquant les anciennes cosmogonies de l’Orient.

« Je gémis sur vous, dit-il aux oiseaux, sur vous, qui, dans les premiers temps, étiez rois. — Nous, rois ? répond l’assemblée. Rois de quoi ? — Rois de tout ce qui est, de moi, de mon camarade que vous voyez là, de Jupiter même, car vous êtes plus anciens que Saturne, et que les titans, et que la Terre. — Que la Terre ? — Oui, vraiment, que la Terre. — Nous ne l’avions jamais ouï dire. — Je le crois bien ; ignorans comme vous êtes et insoucians, vous n’avez seulement pas lu Ésope, qui dit que l’alouette fut avant toutes choses, avant la Terre même, etc. » Par ces raisons et par d’autres témoignages tirés de l’histoire, Pisthétère prouve très bien la légitimité des oiseaux ; en conséquence, il les exhorte à bâtir dans leur domaine aérien une ville en briques, grande comme Babylone. « Quand elle sera bâtie, vous sommerez Jupiter de restituer le pouvoir qu’il usurpe ; s’il refuse, vous lui déclarerez une guerre sacrée, et vous lui défendrez de traverser désormais votre pays pour aller corrompre les épouses des hommes, comme il a corrompu Alcmène, Sémélé et tant d’autres. Quant aux hommes, s’il en est parmi eux qui ne reconnaissent pas vos droits, vous détacherez contre eux quelques légions de moineaux, qui mangeront les graines dans leurs champs après les semailles. Qu’ils s’en aillent alors demander du blé à Cérès ! D’autre part, vous enrichirez ceux qui se convertiront à votre culte, car, si les sauterelles rongent leurs vignes ou les moucherons leurs figuiers, un bataillon de chouettes et de grives les en débarrassera. Ils ne seront pas obligés de construire des temples de marbre : le temple des oiseaux, ce sera un bois d’oliviers ; il ne faudra plus faire de pèlerinages à Delphes ou à l’oasis d’Ammon ; il suffira d’offrir aux oiseaux, sous les arbres, un peu d’orge ou du blé dans la main… »

Ce plan paraît très plausible au peuple oiseau, et le remplit de joie. La grande entreprise est adoptée par acclamation. Le chœur inaugure la religion nouvelle par un hymne comique, où la cosmogonie orientale est invoquée comme preuve et justification de la prééminence des oiseaux sur les dieux. C’est une théologie prise aux plus anciennes sources sacerdotales, mais ridiculisée, mais semée d’allusions et de plaisanteries ; c’est une caricature du haut style dithyrambique, une parodie qui passe sans cesse de la gravité à la farce, et qui s’en va bondissant aux extrémités les plus opposées de l’imagination.

« Eh bien donc ! Ô hommes qui vivez dans les ténèbres, race éphémère comme les feuilles des bois, existences agonisantes, simulacres d’argile, ombres passagères, êtres d’un jour et sans ailes, mortels misérables et aussi fugitifs qu’un rêve, écoutez-nous attentivement, nous les immortels, nous les vivans dans l’éternité, nous qui régnons dans les airs, qui ne vieillissons pas, qui nous occupons des choses impérissables, afin qu’instruits par nous selon la vérité sur les phénomènes supérieurs, sur la nature des oiseaux, sur la genèse des dieux, des fleuves, de l’Érèbe et du chaos, vous puissiez désormais envoyer au diable Prodicus et sa philosophie.

« Au commencement était le chaos, et la nuit, et le sombre Érèbe, et le vaste Tartare ; mais la terre n’était pas, ni l’air, ni le ciel. Dans l’immense giron de l’Érèbe, la nuit aux noires ailes pondit d’abord un œuf sans germe, duquel, dans la suite des temps, s’épanouit l’Amour, rayonnant sur ses ailes d’or, et rapide comme les tourbillons des tempêtes. Celui-ci, à son tour, s’étant uni à travers la nuit immense du Tartare au Chaos ailé, engendra des petits, qui furent notre race, et les produisit à la lumière. Les dieux n’existèrent pas avant que l’Amour n’eût mêlé tous les élémens : de ce mélange naquirent le Ciel, l’Océan, la Terre et la race immortelle des divinités bienheureuses. Nous sommes donc bien plus anciens qu’eux. C’est nous qui marquons les saisons : la grue, lorsqu’elle s’envole à grand bruit vers l’Afrique, vous avertit de semer ; l’arrivée du milan vous annonce le printemps et l’époque de la tonte des brebis ; l’hirondelle vous prévient qu’il faut vendre vos manteaux et acheter des vêtemens d’été. Nous valons pour vous tous les oracles d’Ammon, de Delphes, de Dodone. Vous prenez les augures, c’est-à-dire vous consultez les oiseaux, avant d’aller à vos affaires, avant de conclure marchés ou mariages… Adoptez-nous donc pour vos dieux, et nous serons pour vous des muses prophétesses en toute saison : nous n’irons pas loin de vous nous asseoir là-haut, majestueusement guindés dans les nuages, comme fait Jupiter ; nous resterons ici, et nous vous donnerons, à vous, à vos enfans, aux enfans de vos enfans, une riche santé, le bonheur, la vie, la paix, la jeunesse, le rire, les danses, les banquets, tout ce qu’il y a de plus délectable ; vous serez comblés de biens jusqu’à la fatigue, jusqu’à l’accablement, tant vous vous enrichirez tous…

« C’est ainsi que les cygnes, — tiò, tiò, tiò, tiò, tiò, tiò, tiotix, — mêlant leurs voix et faisant résonner leurs ailes, chantaient en l’honneur d’Apollon, — tiò, tiò, tiò, tiotix, — tranquilles sur les rivages de l’Èbre, — tiò, tiò, tiò, tiotix. — Leur chant s’élève jusqu’aux nues aériennes : les tribus variées des animaux sauvages sont frappées de surprise ; l’air laisse tomber les vents, et la fureur des flots s’éteint ; — totototototototototix ! — L’Olympe entier répond ; l’admiration saisit les dieux ; les Graces et les Muses du ciel (jalouses sans doute) répètent tristement la mélodie des cygnes : — tiò, tiò, tiò, tiotix.

« Rien de meilleur, rien de plus délicieux que d’avoir des ailes ; car, sans en chercher bien loin la preuve, si l’un de vous, spectateurs, avait des ailes, il pourrait, lorsqu’il a faim et que la pièce l’ennuie, s’envoler chez soi, dîner, et puis revoler à sa place, etc. »

Ainsi c’est convenu. La gent volatile a retrouvé ses titres, qui semblaient perdus dans la nuit des siècles ; elle ressaisit ses droits imprescriptibles. Mais lorsque, dans l’antiquité, on voulait bâtir une ville, il fallait la consacrer à une divinité : or, on ne veut plus de Minerve ni d’aucun autre habitant de l’Olympe ; il faut un oiseau ; ce sera donc un jeune coq qui sera le patron de la cité. Il fallait aussi offrir un sacrifice à l’universalité des dieux : eh bien ! on remplacera Vesta par le milan, Neptune par l’épervier, Apollon par le cygne, Bacchus par le pinson, Latone par la caille, Cybèle par l’autruche, etc., substitutions motivées par des allusions et des calembours. Le nom de la ville sera Néphélococcygie, la ville aux coucous dans les nuages. « C’est là, dit le poète par parenthèse, que sont situées les immenses propriétés de Théagène et d’Eschine, » deux hâbleurs d’Athènes qui avaient des châteaux dans les espaces imaginaires ; « c’est là aussi que se trouvent ces champs phlégréens, où les matamores de l’Olympe se vantent d’avoir foudroyé les géans, enfans de la terre. » Pendant toutes ces cérémonies liturgiques, la construction se poursuit et s’achève. C’est comme une page des plus burlesques de Callot. Trente mille grues de l’Afrique, ayant avalé des pierres, sont venues les déposer dans les fondemens ; dix mille cigognes ont fait des briques ; les oiseaux aquatiques montaient de l’eau ; les hérons aux longs pieds gâchaient le mortier dans les auges, les hirondelles maçonnaient. La ville n’est pas encore achevée, que déjà des poètes viennent avec des odes, des devins avec des oracles, des géomètres avec la règle pour aligner les rues, des commissaires de police avec des arrêtés, des crieurs publics avec des lois sur les poids et mesures : toutes les gênes de la civilisation envahissent le jeune établissement ; Pisthétère met tout ce monde à la porte à coups de bâton. On n’a pas hasardé une si grande révolution pour reconstituer l’ancien régime. Une autre classe d’intrigans se présente encore : ce sont ceux qui adhèrent à l’ordre nouveau, dans l’espoir d’y trouver la satisfaction de leurs mauvaises passions. Ils arborent les couleurs révolutionnaires ; ils veulent être oiseaux, et demandent qu’on leur fournisse des ailes ; ils ne parlent que de s’élancer sur les mers, de planer sur le monde, de voler de progrès en progrès dans le nouvel ordre de choses. L’un s’imagine qu’il sera permis désormais d’étrangler son père pour recueillir plus tôt son héritage : c’est pourquoi il raffole de la république des oiseaux, et veut absolument s’y faire naturaliser. Un autre fait métier de dénoncer, de calomnier, de traîner devant les tribunaux démocratiques les malheureux sans protection ; car, dit-il pour se justifier, je ne sais pas bêcher la terre, et il faut bien que je vive. Cela s’appelait un sycophante. Il lui faut donc des ailes, afin qu’il puisse fureter partout des victimes, les assigner vite, confisquer leurs biens plus vite encore. Pisthétère se préserve parfaitement bien de ces excès contraires, et, se maintenant dans un juste-milieu très solide, il repousse également de la république volatile les anciens abus et les excès nouveaux. Tout ceci se déroule par une suite de scènes épisodiques enchâssées dans la pièce, et qu’on pourrait retrancher sans en détruire l’ensemble, formé essentiellement de la question religieuse : aussi voyons-nous cette question revenir à la fin pour se résoudre nettement par la négation la plus hardie de la souveraineté de Jupiter.

Comment s’y prendre ? Le poète osera-t-il assumer sur lui-même la responsabilité de tout ce qui lui reste à dire ? Non ; mais il y a dans la mémoire, et même dans le respect de tout le monde, ce Prométhée, dont nous parlions plus haut, le prévoyant, le rebelle à qui tout est permis, même contre Jupiter. Aristophane se met à l’abri derrière ce personnage ; il n’a qu’à le laisser agir selon son caractère convenu. Prométhée, c’est la science ; le but de la science, c’est de prévoir, c’est de trouver l’avenir au moyen du passé, c’est, en un mot, de déposséder et de remplacer les oracles. Prométhée arrive donc sur la scène. Mais cette science, cette philosophie antique, avait besoin souvent de se voiler pour échapper aux conséquences de ses hardiesses : Prométhée apparaît donc enveloppé d’un grand voile, afin que Jupiter ne l’aperçoive pas. « Ah ! malheur ! malheur ! s’écrie-t-il en arrivant. J’ai bien peur que Jupiter ne me voie ; où est donc Pisthétère ? — Oh ! oh ! répond celui-ci. Qu’est-ce que cela ? qu’est-ce que cette mascarade ? — Ne vois-tu pas quelque dieu là-bas, derrière moi ? reprend Prométhée. — Ma foi, non ; mais qui es-tu ? — Quelle heure serait-il bien ? reprend le rebelle, qui craint le grand jour. — Quelle heure ? dit Pisthétère, qui s’impatiente ; un peu après midi. Mais qui es-tu, voyons ? » Prométhée, dans sa frayeur, n’a pas sans doute entendu, car il demande de nouveau : « Est-ce qu’il est soir ? plus tard encore peut-être ? — pisthétère : Au diable ! tu me mets en colère. — prométhée : Que fait Jupiter à présent ? Est-ce qu’il chasse les nuages, ou bien en couvre-t-il le ciel ? — pisthétère : Que le diable t’emporte[6] ! — prométhée, laissant tomber son voile : Allons, je vais donc me découvrir. »

Pisthétère reconnaît le titan dont les idées sont parfaitement analogues aux siennes ; c’est un allié, un complice, un collaborateur ; il jette un grand cri : « Ô mon cher Prométhée ! — Tais-toi, tais-toi, pas tant de bruit, dit le dieu transfuge. — Mais qu’y a-t-il donc ? — Tais-toi, te dis-je ; n’articule pas mon nom. Je suis perdu si Jupiter m’aperçoit ici. Mais, si tu veux que je t’apprenne où les affaires en sont là-haut, tiens, prends ce parasol, et maintiens-le sur ma tête, afin que les dieux ne puissent pas me voir. — Ha, ha, ha ! dit Pisthétère, qui reconnaît bien là l’ingénieux inventeur du feu et de tant d’autres choses ; mais c’est très bien imaginé, cela, et très prométhiquement (προμηθιχῶς, avec prévoyance) ! Allons, passez dessous, n’ayez pas peur, et dites toujours. »

Si nous pouvions nous bien placer en esprit au milieu de cette époque où Socrate buvait la ciguë pour quelques critiques relatives à la religion, et où Aristophane écrivait et faisait jouer de pareilles scènes, nous trouverions sans doute qu’il fallait une force comique bien extraordinaire pour dompter ainsi la superstition vraie ou hypocrite, pour narguer si insolemment Jupiter en n’opposant à son intelligence suprême que le mince obstacle d’un parasol, pour provoquer enfin la plus complète révolution sociale, en faisant subir aux symboles, sacrés encore, quoique corrompus, les éclats de rire de tout un peuple, et en déguisant à peine, sous des pasquinades si mordantes, des attaques si sérieuses et si profondes. Et n’est-il pas vrai que les scènes que nous traduisons, bien méditées, peuvent répandre une nouvelle lumière sur la vraie direction et sur les mouvemens très rapides des esprits à cette singulière époque de la Grèce ?

Voici donc que Prométhée va expliquer la situation de ces pauvres olympiens, auxquels il donne le caractère le plus grossièrement matériel dont la croyance populaire les ait revêtus. « Écoute-moi, maintenant, dit-il à Pisthétère. — J’écoute : dites toujours. — Jupiter est fini. — Et depuis quand fini, s’il vous plaît ? — Il est fini depuis que vous avez bâti en l’air. Il n’y a plus un seul homme qui sacrifie aux dieux ; pas le moindre parfum de viandes rôties qui monte jusqu’à nous depuis ce moment-là ; plus de prémices ; nous jeûnons comme si c’était chaque jour fête de Cérès. Les dieux étrangers admis récemment parmi nous meurent de faim ; ils braillent comme des Illyriens qu’ils sont ; ils menacent Jupiter de lui livrer bataille, s’il ne rend pas la liberté au commerce, afin de rétablir l’importation des tripes de sacrifices… Or, voici ce que je puis te dire de certain : il viendra ici des plénipotentiaires pour traiter avec vous de la part de Jupiter et des Triballes (ces dieux illyriens qui ont faim et qui s’insurgent) ; quant à vous autres, ne traitez pas, à moins que Jupiter ne rende le sceptre aux oiseaux, et qu’il ne te donne à toi Basiléia (la souveraineté) pour femme. — Qui est cette Basiléia ? dit Pisthétère. — Une très belle fille, qui fait le ménage de Jupiter, qui administre la foudre et tout, absolument tout, la sagesse, l’équité, la modération, la marine, les réprimandes, les finances, les rétributions judiciaires… — Enfin, elle fait tout ? — Absolument. Et s’il te la cède, tu es le maître de tout. Voilà ce que je venais t’apprendre, car je veux toujours du bien aux hommes. D’ailleurs, ajoute-t-il en finissant, je hais tous les dieux, comme tu sais ; je suis un vrai Timon à leur égard. Mais il est temps que je m’en aille ; rends-moi mon parasol. Si Jupiter m’aperçoit de là-haut, il me prendra pour quelqu’un qui porte l’ombrelle à la procession sur une jeune canéphore. »

Cette conspiration sarcastique marche donc toujours, précisant son but, arrêtant ses bases. Point de traité ni de transaction avec Jupiter, à moins qu’il ne résigne la souveraineté (Basiléia). Bientôt les plénipotentiaires annoncés par Prométhée arrivent. Ils sont trois : Neptune, Hercule et un Triballe, dieu d’Illyrie ou de Thrace, auquel les Athéniens avaient accordé le droit de bourgeoisie dans leur ville, et qui était censé dès-lors admis dans l’Olympe. Ce Triballe est gauche et porte mal son manteau, comme un dieu venu de loin et qui n’est pas au niveau de la civilisation. « Ô démocratie ! s’écrie Neptune, où nous mènes-tu en faisant de pareils choix ? » Hercule est un lourd, sensuel et violent personnage, qui tout d’abord se propose d’étrangler celui qui s’est permis de murer les dieux. En vain Neptune lui représente qu’ils sont ambassadeurs et chargés de traiter de la paix : « Raison de plus pour l’étrangler, » dit le rustre. C’était Hercule qui, plus spécialement qu’aucun autre personnage mythologique, représentait dans l’ancienne comédie l’élément sensuel, les tendances abjectes, qui aiment mieux ramper dans un bonheur trivial que de risquer quelque chose pour maintenir le droit et la dignité : type aussi très anciennement personnifié dans Ésaü, qui vend son droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Pisthétère juge bien Hercule, il saura le prendre par son faible. D’abord il fait semblant de ne pas le voir ; il se met à commander à haute voix les évolutions de la cuisine ; il crie aux domestiques : Holà ! la râpe au fromage ! la grasse volaille ! la sauce ! etc. Si bien qu’Hercule se radoucit instantanément ; l’eau de gourmandise lui vient à la bouche ; il salue avec politesse ; il demande ce que c’est que ces viandes, ces ragoûts, ceci, cela, et, oubliant d’étrangler l’homme qui a muré les dieux, il lui fait les propositions de paix les plus accommodantes. « Nous ne demandons pas mieux, répond Pisthétère : Jupiter rendra le sceptre aux oiseaux, et, si nous sommes d’accord sur cette condition, j’invite les plénipotentiaires à dîner. » Pour le coup, Hercule souscrit à tout ce qu’on voudra ; Neptune seul ne veut pas qu’on renverse la dynastie régnante. « Vraiment ! répond Pisthétère. Mais ne serez-vous pas des dieux bien plus puissans lorsque ce bas-monde sera gouverné par les oiseaux ? À présent, les hommes cachés sous les nuages blasphèment sans cesse votre nom ; mais si les oiseaux étaient associés à votre divinité, dès qu’un homme, par exemple, après avoir juré par le corbeau et Jupiter, voudrait se parjurer, le corbeau, s’approchant à l’improviste du parjure, lui crèverait un œil. Autre avantage. Si un homme a promis de vous immoler une victime, et qu’ensuite il cherche de mauvaises excuses pour ne pas s’acquitter, en disant : Bah ! les dieux peuvent bien attendre un peu, eh bien ! nous le forcerons de payer, et voici comme. Quand il sera occupé à compter ses écus, ou à prendre un bain, le milan guettera l’occasion, lui dérobera de quoi payer deux moutons, et apportera aux dieux son butin. »

Des raisons d’une telle puissance ne peuvent manquer de convaincre les ambassadeurs, et l’on tombe d’accord sur la première condition. Mais Pisthétère avait oublié une chose ; il avait oublié sa femme, cette Basiléia que Prométhée lui avait tant conseillé de demander. Il la réclame donc après coup, comme un vainqueur qui n’a rien à ménager, et qui peut dire : Malheur aux vaincus ! Neptune se fâche. « Évidemment, dit-il, vous ne voulez pas traiter. Allons-nous-en. — Comme il vous plaira, répond Pisthétère ; point ne m’en chaut. Holà, cuisinier, faites-moi la sauce bonne surtout ! » À ces mots, Hercule n’y tient plus. « Neptune, dit-il, ô le plus singulier des hommes, où courez-vous ? Est-ce que nous allons faire la guerre pour une femme ? — Imbécile, lui répond Neptune, ne vois-tu pas qu’on te dupe ? Tu cours à ta ruine. Quand Jupiter sera mort, après avoir livré son pouvoir à ces gens-là, tu seras dans la misère, car c’est toi qui es l’héritier présomptif de Jupiter ; tout ce qu’il laissera en mourant doit t’appartenir. »

Comme on voit, le caractère des dieux se dégrade de plus en plus dans cette scène. Tout à l’heure, on les montrait impuissans à se venger des blasphémateurs de leur nom ; maintenant on les traite comme des hommes ordinaires, et on discute sur l’éventualité de la mort de Jupiter ; voici qu’on va les soumettre, comme les derniers bourgeois d’Athènes, aux lois de Solon. « Comme votre oncle vous enlace de mauvais raisonnemens ! dit Pisthétère à Hercule en le prenant à part. Venez ici, que je vous dise une chose. Votre oncle se moque de vous, mon pauvre sot. D’après la loi, il ne vous revient rien des biens de votre père, car vous êtes un bâtard, et non pas un enfant légitime. — Moi, un bâtard ? Qu’est-ce que tu me dis là ? — Je vous dis pardieu que vous êtes un bâtard, né d’une femme étrangère. Et comment donc Minerve serait-elle l’unique héritière, quoique fille, si elle avait des frères légitimes ? » Le cercle est vicieux ; mais le gros sens d’Hercule s’y trouve emprisonné. Cependant il a entendu parler quelque part d’une portion disponible, car il dit : « Mais si mon père me laissait par testament ce que la loi accorde aux enfans naturels ? — La loi, répond Pisthétère, ne le permet pas davantage en ce cas-ci. Et ce Neptune lui-même, qui excite vos espérances maintenant, vous disputera les biens de votre père, par la raison qu’il est son frère légitime. D’ailleurs, je vais vous réciter l’article de la loi de Solon : « Le bâtard n’héritera point, s’il y a des enfans légitimes. S’il n’y a point d’enfans légitimes, la succession est dévolue aux plus proches collatéraux. »

Le texte de Solon est décisif, et, comme nous sommes arrivés à ce point que la loi des hommes oblige les dieux, Hercule se rend ; son vote entraîne celui du Triballe, qui d’ailleurs est aussi affamé que son camarade, et Neptune se soumet à la majorité. On s’en va chercher Basiléia, la souveraineté, dans la demeure céleste, pour la marier à un homme, et la pièce finit par le chant d’hyménée. « Ô grande lumière d’or des éclairs ! ô foudre immortelle et brûlante ! ô tonnerres redoutables, aux vastes bruits, porteurs d’orages ! c’est maintenant cet homme qui, par vous, peut ébranler la terre. Par toi, hymen, ô hyménée, il est le maître de tout, et la souveraineté de Jupiter s’assied auprès de lui. » N’est-ce pas le cri orgueilleux de la science humaine, qui espère un jour désarmer le ciel, et ramener à ses lois tout ce qui était merveille et terreur dans la nature ?

III.

Tel est donc Aristophane, et tel était son siècle. Nous l’avons présenté sous ces deux aspects principaux, la critique politique et la critique religieuse, parce que tout ce qui nous reste de lui témoigne que c’était sa préoccupation constante. Partout il attaque la démocratie ; sa verve politique est partiale, sa licence unilatère en quelque sorte ; pas le moindre mot contre l’aristocratie, rien sur les Hilotes ; à peine quelques rares plaisanteries contre Sparte, dont il prend au contraire la défense plus d’une fois, demandant sans cesse qu’on se réconcilie avec elle. Faut-il en conclure l’influence d’un parti ? Le véritable esprit aristocratique a-t-il soufflé par là ? Non, mais c’est une réaction contre les folies populaires, c’est un besoin d’autorité intelligente qui se plaint et veut au moins réclamer. Partout aussi la réforme religieuse le poursuit dans ses rêves ; presque toutes ses pièces sont agressives à l’endroit des oracles, des devins, des dieux voraces, et le Plutus en particulier reproduit plusieurs fois le plan conçu parmi les oiseaux, qui est de dompter Jupiter par la famine, par la cessation des sacrifices. Or, tout cela, c’était son siècle ; disons plus : tout cela, ce n’est que la continuation d’une double pensée qui traversa toute la civilisation grecque, et qui remontait à ses plus vieilles origines. C’est la face critique d’Homère, ce Janus de la civilisation hellénique. Deux sortes de personnages sont comiques dans Homère : les dieux qui se querellent, s’injurient, se battent à coups de poings et se prennent dans des filets ; la populace, figurée par Thersite, le séditieux de bas étage, laid, boiteux et bossu, et par Irus, le mendiant ivrogne et paresseux, qui attaque les étrangers pour faire plaisir aux amans de Pénélope, lazzarone et bravo tout à la fois. Ainsi l’Olympe et la rue, la religion et la démocratie, voilà la comédie d’Homère, et c’est aussi celle d’Aristophane. Aristophane n’est donc que la suite et le développement d’Homère critique, comme Sophocle avait continué et approfondi l’idéal d’Homère créateur et artiste.

Cependant il n’en faudrait pas conclure que la préoccupation de l’époque ait complètement absorbé le génie d’Aristophane dans ces questions principales. Il n’en savait pas moins saisir avec force et traîner au grand jour des questions plus restreintes, des ridicules spéciaux, des travers épisodiques, comme il s’en rencontre à chaque pas dans la comédie de la vie. Athènes, ce foyer d’activité dévorante, lui en fournissait à foison. Une ville où il se faisait tant de choses, où il se produisait tant de pensées dont nous profitons encore aujourd’hui, ne pouvait être pauvre en aberrations singulières, en originalités plus ou moins répréhensibles, en phénomènes curieux d’esprits et de caractères. Le même mouvement qui pousse en avant les grandes choses remue aussi une foule d’objets secondaires, qui s’en vont déviant dans toutes les directions. Aussi pourrions-nous, si notre plan le permettait, après la critique politique et religieuse, étudier dans Aristophane la critique sociale, littéraire, philosophique et morale.

Ainsi, dans les Harangueuses, il fustige les théories sociales absolues et saugrenues qui fermentaient dans des cervelles visionnaires, et qui proposaient de soumettre la famille, l’état, la vie humaine enfin à une refonte générale. Il nous est parvenu de ces sortes de théories un échantillon assez curieux dans la République de Platon ; mais à côté de ce produit grandiose, quoiqu’en aucune façon viable, d’un homme de génie, il pullulait bien d’autres embryons philosophiques. Par exemple, il y avait des femmes qui voulaient être émancipées, et même, encouragées sans doute par l’exemple d’Aspasie, cette femme libre de la quatre-vingt-troisième olympiade, elles prétendaient gouverner l’état. Aristophane les met donc à l’œuvre ; elles commencent par proclamer toutes les réformes qui ont séduit leur imagination. Et d’abord la communauté des biens : toutes les propriétés réunies au domaine public seront distribuées par les capables aux incapables ; il n’est pas dit cependant si chacun aura selon sa capacité, et chaque capacité selon ses œuvres. Sous ce régime si logique, il y aura des repas en commun, exquis, abondans, joyeux, de vrais festins de phalanstère. Bien mieux, les enfans appartiendront à tout le monde, afin de supprimer les embarras de la famille, et alors, la famille devenant une institution sans but, il n’y a plus de raison pour que chacun ait sa femme à soi ; donc toutes les femmes seront communes à tous. C’est facile à dire, mais comment concilier ces droits devenus si complexes ? La communauté des femmes ne peut manquer en pratique de produire une caste de parias ; car les laideurs de l’un et de l’autre sexe, qui en voudra ? et si la beauté devient une aristocratie, que devient la théorie de l’égalité, le règne universel du plaisir ? Rien n’embarrasse nos harangueuses ; elles inventent là-dessus toute une législation grotesque, trop grotesque pour que nous en puissions traduire les articles, mais logique, appropriée au principe et très propre à montrer combien tous ces systèmes, qui ne sont pas nouveaux sous le soleil, contrarient les lois éternelles de la nature, et conduisent par conséquent à des résultats absurdes. De nos jours on a donné ces choses-là pour des découvertes qui devaient changer la face du monde. On se croit aisément inventeur quand on ignore ce qu’ont inventé les autres, et nul ne dispose aussi volontiers de l’avenir que celui qui ne sait rien du passé.

Comme critique littéraire, nous pourrions citer les pièces dirigées contre Euripide ; c’est de la parodie, mais de la parodie intelligente et fondée en raison. Aristophane, éclairé par un bon sens toujours sûr dans les choses importantes, voyait très bien qu’Euripide abusait des moyens matériels, des passions échevelées, des douleurs trop humaines, et que son beau talent déclinait vers ce genre que nous avons appelé mélodramatique, et qui s’adresse plus aux sensations du peuple qu’à l’émotion plus épurée des esprits cultivés. C’est dans ce sens qu’il attaque Euripide ; il lui oppose sans cesse la grandeur d’Eschyle et la majesté de Sophocle, et sa critique, quoique acerbe à cause de certains ressentimens personnels, est parfaitement sage et juste dans son principe.

Il y aurait beaucoup à dire sur la critique philosophique du poète telle que nous l’offrent les Nuées, cette fameuse comédie contre Socrate, à laquelle on a reproché d’avoir causé le procès et la mort du philosophe ; accusation injuste, car la pièce était faite vingt ans avant cet évènement et fut mal accueillie. Aristophane ne cherche qu’à ridiculiser la dialectique de Socrate, les recherches scientifiques qui ébranlaient le culte, la philosophie qui osait scruter les principes de la morale. Lui, Aristophane, si hardi à saper, si universel dans sa critique, il blâme ici la même tendance dans les philosophes comme funeste aux mœurs et à l’état. Était-ce l’effet d’une de ces réactions si fréquentes dans l’histoire des pensées humaines, un de ces retours de l’esprit progressif qui s’effraie parfois du chemin qu’il a fait, parce qu’il ne voit plus où cela le mène ? Quoi qu’il en soit, si on examine la pièce sans préoccupation, dans sa contexture générale et dans l’esprit des principales scènes, on verra que ce qui a surtout frappé Aristophane, c’est le danger de la méthode critique dans l’éducation de la jeunesse. L’esprit humain commence par croire ; l’esprit individuel se forme en croyant, c’est-à-dire en se mettant en possession, sans examen, des idées générales contemporaines. La manière d’enseigner de Socrate ne nous est pas exactement connue ; mais si en effet il commençait par ébranler dans les jeunes ames les croyances reçues, s’il leur inoculait l’habitude de faire table rase des traditions, si surtout son raisonnement était aussi sophistique ou aussi nuageux qu’il l’est quelquefois dans Platon, nous croirions avec Aristophane qu’il y avait là un mal réel, parce que le doute infiltré aux premières années corrompt la sève intellectuelle, arrête la croissance de l’esprit, tarit l’imagination, relâche tous les nerfs de la sympathie et de la sociabilité, et fait de l’être humain je ne sais quoi de rachitique ou d’égoïste, qui ne peut plus rien pour le pays ou ne veut plus rien que pour soi. L’examen est une fonction nécessaire, mais qui doit venir à son temps et marcher avec mesure ; il faut qu’un arbre soit fort pour qu’on puisse l’émonder, et rien n’annonce qu’Aristophane ait prétendu autre chose que cela.

Dans Plutus, la critique morale examine la distribution des richesses dans ce monde. Le pauvre vieillard Chrémyle, ruiné pour avoir vécu en honnête homme, et se voyant un pied dans la tombe, consulte l’oracle pour savoir s’il ne ferait pas bien d’enseigner à son fils, afin qu’il puisse vivre, la science des fripons, l’injustice, le mensonge, la calomnie ; car enfin c’est par là qu’on parvient et qu’on fait son chemin. Au retour, il rencontre Plutus, dieu de la richesse, sous la figure d’un vieillard aveugle. C’est parce qu’il est aveugle qu’il distribue la richesse au hasard, que tout va si mal sur la terre. Si on lui rendait la vue ? On essaie, on réussit. Alors révolution complète ; la fortune sort des coffres de l’improbité et se glisse dans ceux des honnêtes gens ; les intrigans, les débauchés, les fripons de toutes sortes, Mercure lui-même, le dieu des voleurs, viennent se plaindre du nouvel ordre de choses, et les temples sont ruinés. C’est donc la comédie de mœurs qui se manifeste ici dans un cadre moins fantastique qu’à l’ordinaire. Dans celle-ci plus que dans toute autre, les traits distinctifs des caractères sont nuancés par le poète, avec cet esprit d’observation qui devait enrichir bientôt la comédie nouvelle dont la nôtre est issue. Il nous reste à apprécier ce dernier progrès et à signaler la condition essentielle qui pouvait le rendre possible.

La comédie au temps d’Aristophane était un pamphlet représenté sur le théâtre. Les évènemens du jour, les personnages vivans, la direction actuelle de l’état, l’ardeur des opinions palpitantes, voilà ce qui l’inspirait. Elle n’était pas encore une œuvre d’art, ou du moins cet art ne cherchait point encore à s’élever dans la haute région des idées, il se subordonnait aux goûts populaires, il cherchait à frapper la foule par le merveilleux de la fantaisie, par l’excès même et l’extravagance du spectacle, afin de la maîtriser assez pour lui faire subir les sévères leçons que le poète voulait lui infliger. Ces Nuées dans lesquelles Socrate se perd, ces Grenouilles du Styx qui chantent des hymnes d’une mélodie charmante entrecoupés de brekekex et de koax, ces Oiseaux qui bâtissent une ville, Euripide suspendu dans un panier pour faire ses tragédies en l’air, Trygée montant au ciel sur un escarbot, toutes ces farces, aujourd’hui inconcevables, étaient le gâteau jeté au cerbère athénien pour endormir ses susceptibilités ; c’était le harpon lancé par le poète au monstre démocratique, pour l’amarrer immobile à son bord, et le disséquer tout vif. Le poète avait son but présent, qui dominait sa pensée ; tout lui était bon pour l’atteindre. C’est ce qu’avait déjà remarqué, à propos d’Aristophane, le père Brumoy, ce jésuite laborieux et intelligent, dont les travaux sur le théâtre sont si justement estimés. Les formes plus ou moins grossières du langage, la hardiesse des plaisanteries, la nudité du style, varient, dit-il, selon les lieux, les temps, le régime politique, et la politesse, la réserve, cet art de se gêner et de composer son air et ses discours, qui sont un fruit de la dépendance, ne pouvaient pas se trouver dans la république si peu disciplinée des Athéniens. Ainsi le but le plus prochain de ces pièces, qui était d’agir sur l’opinion publique et sur les affaires du moment, mettait le poète à peu près dans la même situation que l’orateur, le forçant de s’identifier d’abord aux sentimens de l’auditoire pour l’attirer à lui, de se faire le complice de ses passions pour les conduire, de frapper fort plutôt que juste, parce qu’il s’adressait au peuple, qui ne voit que par l’imagination. De là ces étranges invectives, ces épithètes et ces sobriquets injurieux qui nous révolteraient aujourd’hui, mais que fulminaient Démosthène contre Phiippe, Cicéron contre Verrès ou Antoine, saint Basile contre l’empereur Julien ; c’était une partie de la rhétorique d’alors. L’ancienne comédie était, nous le répétons, un pamphlet représenté sur le théâtre. Or, qu’arrive-t-il du pamphlet, sous un régime non pas de liberté légale, mais de licence absolue ? Il arrive, et nous en savons quelque chose, que la personnalité, la calomnie, l’outrage, y font leur place de plus en plus large, et finissent par absorber toute la discussion ; car le peuple procède par imagination plutôt que par jugement, et il lui faut des raisons concrètes, des faits palpables, vrais ou faux, mais vigoureusement qualifiés. Or, à ces époques, il n’est pas facile à la raison élevée et sérieuse de soutenir une telle concurrence ; alors il arrive dans la littérature ce que nous voyons dans le commerce : c’est que, les produits falsifiés étant toujours préférés, quoique malsains, par la sottise publique, à cause de leur bas prix, les marchands honnêtes se trouvent réduits à imiter les fripons. Il en résulte une littérature d’un caractère spécial, qui fleurit aux époques de désorganisation et de démocratie absolue. Qu’importent alors la forme, la vraisemblance, la suite, l’unité ? Qu’importe à Aristophane que ses personnages soient des guêpes, des oiseaux ou des hommes, pourvu que le peuple s’en amuse, et qu’à la faveur de ces travestissemens Cléon, Clisthène, Cléonyme, Hyperbolus, le sénat, le peuple lui-même et les dieux reçoivent des écorchures dont ils porteront long-temps la cicatrice ?

Cette situation devait nécessairement à la longue étouffer l’art, qui veut l’air libre pour s’élever, et que le joug des caprices populaires retenait trop bas. Le jour vint enfin où la démocratie d’Athènes fut vaincue par Lacédémone. La réaction fut violente en politique, mais l’art en profita. La loi défendit à la comédie de mettre en scène les personnages contemporains ; elle lui interdit ensuite la politique contemporaine. Placée ainsi en dehors du tourbillon des partis, la comédie se dégagea peu à peu de l’actuel, du particulier, du transitoire ; laissant là le nom propre, elle saisit le caractère ; elle chercha le piquant dans le vrai, la variété dans les inépuisables nuances, dans les reflets infinis que l’éducation, la position, l’intérêt, l’âge, le tempérament, projettent sur le fond stable et vaste de la vie humaine. Ainsi, la répression des excès comiques créa la vraie comédie. Ce n’est point la faute de cet art nouveau, si, en l’élevant à une certaine généralité, on lui a trop souvent fait reproduire les mêmes types : c’est la faute des poètes, qui prennent l’idée et l’œuvre de leurs prédécesseurs, au lieu de ne prendre que leur procédé, l’observation de la vie sociale, toujours la même au fond, toujours nouvelle dans la forme. Il n’est pas vrai, comme le prétendent les modernes disciples de la fantaisie, que les types vrais et élevés soient épuisés ; Ménandre, en exploitant son siècle, avait laissé à Molière le sien, et Molière nous a laissé le nôtre. Rien ne nous manque donc, si ce n’est Ménandre et Molière. Ainsi le germe de critique morale, ébauché dans Aristophane, cet instinct sérieux et réfléchi, devenait une pensée riche qui se nourrissait de philosophie et s’élevait jusqu’aux proportions d’un enseignement réel ; on peut même juger, par les fragmens qui nous restent de Ménandre, que sa comédie avait une tendance plus haute que la nôtre. On y trouve ce fonds de tristesse qu’avait Molière, cette amertume naturelle aux esprits railleurs, et qui se cache au vulgaire sous le rire et la saillie moqueuse ; mais on l’y trouve plus profonde, plus attentive aux problèmes de l’existence : la mobilité des choses, le néant de la vie, la misère du juste, les succès de l’iniquité, la vanité des richesses et des grandeurs, toutes ces étrangetés de la destinée humaine, semblent avoir maîtrisé la pensée de Ménandre et plané dans ses drames sur le tableau de nos préventions, de nos originalités, de nos ignorances, de nos passions, de nos crédulités. La comédie se montra donc assez promptement, chez les Grecs, le digne pendant du drame tragique : pendant que celui-ci dévoilait la Némésis suprême, cette justice divine qui révèle ses lois aux peuples par les grandes morts de leurs chefs, la comédie, restreinte dans de moindres existences, critiquait les imperfections particulières, et châtiait l’homme par lui-même, au moyen du ridicule, qui est la Némésis des petites choses.


L.-A. Binaut.
  1. Thucyd., liv. I, 20.
  2. Liv. III, 82 et suiv.
  3. La Harpe a traduit quelques passages de la première, et Barthélemy quelques scènes accessoires de la seconde ; mais, si l’on veut bien comparer avec ce qu’ils en ont dit notre fidèle analyse, on se convaincra que ni l’un ni l’autre n’a compris le sens, pourtant bien clair, de la pièce dont il parlait : assertion hardie sans doute, mais que chacun peut vérifier. Ni l’un ni l’autre n’a soupçonné ce que la pièce signifie dans son ensemble ; ils ne s’attachent qu’à des épisodes, à des détails, que leur traduction énerve et décolore. Depuis La Harpe et Barthélemy, le théâtre grec n’a pas manqué de traducteurs ; mais là comme partout c’est encore l’histoire du mot de Byron. Tout récemment, on a réimprimé, dans une bibliothèque prétendue choisie, une traduction d’Aristophane qu’il eût mieux valu ne pas mettre au jour. N’est-il pas fâcheux que, sous prétexte d’art et de choix, on décourage ainsi les nobles esprits qu’aurait pu tenter une difficile entreprise ? En général, on ne saurait trop blâmer les traductions complètes d’Aristophane. Elles prétendent le faire connaître, et elles le déguisent. On pourrait leur pardonner d’assez nombreux contre-sens ; mais ce contre-sens perpétuel qui consiste à rendre la plus étonnante souplesse de style par une prose traînante, monotone et lourde, est un véritable outrage. C’est d’ailleurs un phénomène littéraire que l’attitude des critiques et des traducteurs vis-à-vis d’Aristophane. Ils avouent tous ne pas savoir où la plupart de ses pièces en veulent venir ; les auteurs même des sommaires grecs ne sont pas bien arrêtés sur le but du poète. Au reste, si les matériaux d’érudition ne manquent pas à la littérature grecque, nous croyons fermement que l’esprit en doit être étudié de nouveau, et qu’il faut en remanier entièrement l’explication avec les données de la science moderne. À force de monographies et de comparaisons, on refait le moyen-âge, qui n’était nullement compris il y a trente ans, quoique si près de nous ; on a essayé de refaire l’histoire romaine : l’histoire grecque est à refaire dans presque tous ses élémens, et elle offre une admirable mine à qui pourra l’exploiter.
  4. « Les os blancs, » c’est-à-dire dépouillés des chairs. (Theog., 535 et seq.)
  5. Il n’y a qu’un sommaire grec (voyez l’édition de Brunck) qui laisse entrevoir la portée philosophique de cette comédie. Encore suppose-t-il que le but principal de la pièce est une révolution politique, et que l’abolition des dieux n’en est qu’une conséquence. Or, l’ensemble prouve, au contraire, que ce dernier point est le principal, et que c’est la politique qui est l’accessoire : toute la charpente de la pièce se compose du fait religieux.
  6. Il va sans dire qu’il n’est pas question du diable dans le texte ; mais il y a de ces dictons populaires qu’il faut bien rendre par des équivalens modernes.