Athènes et les Grecs modernes

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ATHENES


ET


LES GRECS MODERNES




Athènes aux quinzième, seizième et dix-septième siècles, d’après les documens inédits, par M. L. de Laborde.





I

Il est difficile de considérer Athènes au XVe ou au XVIIe siècle sans songer d’abord à ce qu’est Athènes au XIXe. Avant de remonter jusqu’aux Grecs du moyen âge, la pensée s’arrête naturellement sur les Grecs d’aujourd’hui. C’est là ce que j’ai éprouvé dès que j’ai ouvert le livre de M. de Laborde[1]. En suivant les vicissitudes d’Athènes, je me reportais à sa situation présente, et j’étais saisi d’un douloureux sentiment, que partageront tous ceux qui révèrent la grandeur déchue et plaignent l’infortune imméritée. Assurément je ne suis pas seul à dire avec une tristesse qui ne craint point qu’on la raille : Pauvre Athènes ! pauvres Grecs !

Pauvre Athènes, qui n’a point obtenu, non plus que Rome, la solitude pour ses ruines et le recueillement pour ses souvenirs. Les rumeurs d’une cité qui grandit rapidement étouffent partout l’éloquence du passé ; les besoins de la vie détruisent sans cesse quelque débris des vieux âges. L’Ilissus, aux bords duquel discourait Socrate, est traversé chaque jour par les convois funèbres ; la fontaine Callirrhoé, où les vierges athéniennes puisaient une onde pure, est souillée par les laveuses albanaises ; l’emplacement de l’Académie se vend par lots ; les murs du Lycée soutiennent le talus d’un fossé ; les sommets du Lycabette et de l’Anchesine sont rongés par d’infatigables mineurs, et la poudre fait sauter leurs cochers de marbre, qui roulent jusque dans la plaine au bruit de continuelles détonations. Le temple de Jupiter olympien est une aire à battre le blé ; la colline des Nymphes voit dresser la guillotine, et leur grotte est un charnier. Ne pouvait-on choisir à la future capitale une autre place ? ne pouvait-on l’asseoir au bord de la mer, sur les hauteurs de Munychie ou du Pirée, au lieu de la jeter dans le fond d’une vallée malsaine, derrière l’Acropole, qui écarte la brise du large, cette fraîche haleine des étés ? Ne pouvait-on laisser Athènes déserte, silencieuse, inviolable, comme Pompéi, un municipe de la Campanie, qui ne doit qu’à sa ruine son immortalité ? Pompéi est resté le sanctuaire de la vie antique, tandis qu’Athènes est déjà une ville banale, avec des rues tirées au cordeau, des maisons semblables à nos maisons. Les agens de la police et les fiacres y circulent ; les uniformes allemands s’y promènent à côté des toilettes françaises ; on parlera bientôt d’omnibus et d’éclairage au gaz, et un grossier matelot a le droit de comparer avec mépris la ville de Périclès au chef-lieu de son département : voilà le fruit de la civilisation !

Pauvres Grecs, qui naguère étaient exaltés avec enthousiasme, que célébraient tant d’illustres lyres, que l’Europe entière voulait soutenir, comme une mère soutient les premiers pas de son enfant. Aujourd’hui on les condamne sans pitié, il n’est plus permis de les défendre, il est de mode de les insulter : voilà les retours de l’opinion !

Si la Grèce s’est détachée un instant des intérêts de l’Occident, si elle a été entraînée par ses tendances religieuses et par des promesses mensongères, si elle s’est trop bien souvenue de Navarin, la répression a été prompte, facile, efficace. La question politique se trouve donc écartée, et les événemens de ces derniers mois sont oubliés ; mais le mal remonte plus haut. Nous sommes volontiers, en France, dédaigneux, injustes même, à l’égard des autres peuples ; au moins devrions-nous sentir ce qui est dû aux faibles, je pourrais dire aux vaincus ! Depuis longtemps déjà des paroles cruelles ont été prononcées contre les Grecs ; ces paroles se répètent, elles ont cours, l’esprit les marque d’une empreinte qui reste et qui persuade : on a ri, le moyen de n’être pas convaincu ! Un âge d’homme nous sépare de la guerre de l’indépendance grecque. Il est dans l’ordre des choses qu’une génération raille ce que respectait la génération précédente ; ce que nos aînés vantaient, nous devons nécessairement le dénigrer. Cependant, lorsque nos aînés eux-mêmes récusent leur titre de philhellènes, lorsque les plus indulgens se taisent ou regrettent des rêves évanouis, le blâme est bien grave : il semble reposer sur des causes plus sérieuses que les caprices de la mode.

Je partais pour la Grèce en 1849, avec les préventions que tout le monde emporte aujourd’hui, poursuivi jusque dans le port de Marseille par les conseils charitables et les bons mots. J’ai vécu quatre ans parmi les Grecs, à Athènes et dans les îles, dans les villes maritimes et dans les montagnes les plus retirées ; j’ai vu le mal comme le bien, j’ai vu surtout la véritable Grèce, et non pas seulement une petite capitale improvisée d’hier, qui pique la belle humeur des étrangers, et qui devrait exciter leur admiration, car elle possède déjà en miniature quelques-uns des vices des grandes capitales et tous leurs ridicules. Mais pourquoi plaider une cause que la sagesse du monde a jugée ? Dire les défauts des Grecs ? ils ne sont que trop connus. Dire leurs qualités ? peut-être aurais-je la honte de n’être point cru. On ne lutte point contre un pareil courant : si nous sommes légers dans nos jugemens, nous pensons racheter notre légèreté en demeurant inflexibles.

Oui, ils sont bien loin de nous, ces jours où retentissaient les Messéniennes, où Byron parlait pour Missolonghi, où l’Occident ému envoyait à quelques poignées de rebelles de l’or, des défenseurs et bientôt la liberté. Pourquoi ce vif élan d’enthousiasme ? pourquoi ces ardentes sympathies ? Connaissait-on les Grecs ? avait-on éprouvé leurs vertus ? avait-on étudié le terrain où l’on semait tant de magnifiques espérances ? Hommes d’état, hommes de parti, gens de lettres, gens du monde, tous avaient fait leurs classes, tous avaient lu quelques chants d’Homère, quelques pages de Plutarque. En fallait-il davantage ? Le passé répondait de l’avenir. À peine libre, la Grèce allait produire en foule les Achille et les Léonidas, les Nestor et les Aristide ; on se résignait toutefois à ce qu’un beau Paris ou un perfide Ulysse fit ombre sur le tableau, ombre charmante, dont on souriait comme les honnêtes femmes sourient des fredaines élégantes de leurs fils. Ainsi la politique se laissa gagner par la poésie ; la diplomatie devint rêveuse ; on entendit dans les conseils des rois des citations et des vers sonores, et les esprits les plus graves se laissèrent gagner par de doux et pénétrans souvenirs. Ah ! ne condamnons point une erreur généreuse ! Les imaginations étaient enivrées à leur insu par les noms harmonieux de la Grèce ; elles retournaient dans le monde des héros et des sages, vieux amis de notre enfance, qui nous ont fait aimer sous leurs traits le génie et la vertu. Après les croisades, je ne vois point dans les annales de la politique d’entraînement plus désintéressé. Ce n’était plus le berceau de la religion chrétienne, c’était le berceau de nos idées, de nos arts, de notre civilisation, qu’on allait délivrer ; c’était la patrie commune du monde moderne, patrie riante et si bien connue, dont nous bégayons l’histoire avant l’histoire de notre propre pays. L’enthousiasme fit taire la prudence, l’équilibre européen fut sacrifié à l’archéologie ; quelques provinces furent détachées de la Turquie, et l’on dit bientôt à un petit peuple qui comptait quelques centaines de mille âmes : « Vous êtes libres, grandissez, et soyez dignes de vos aïeux. » Mais si l’on fit une faute en affaiblissant à la fois la Turquie et en soumettant la race grecque à une épreuve dérisoire qui ne pouvait que compromettre son avenir, la Grèce a payé cher la faute de l’Europe.

Quelques années se sont écoulées : après le retentissement prolongé de la révolution de 1830, le calme s’est rétabli, le commerce s’étend, les paquebots sillonnent les mers, de nombreux voyageurs visitent Athènes, les ministres des puissances occidentales sont accrédités auprès de la nouvelle cour. « Enfin voilà donc ces Grecs tant vantés ! voilà leurs héros, leurs hommes d’état, leurs grands capitaines ! Qu’ont-ils fait depuis qu’ils sont libres ? Quelle est leur armée, quelle est leur flotte ? L’agriculture, l’industrie sont-elles florissantes ? Quoi ! point de routes pour sortir d’Athènes ! point de ponts sur les rivières ! point de fabriques pour les besoins les plus simples de la vie ! point d’artistes dans la patrie d’Ictinus et de Phidias ? Et les finances, sont-elles prospères ? Les intérêts de l’emprunt sont-ils régulièrement payés ? L’administration est-elle habile, intègre ? Pourquoi parle-t-on de pirates et de brigands ? » Le voile une fois soulevé, les illusions tombaient vite ; comme d’ordinaire, les adorateurs se vengèrent sur l’idole de déceptions qu’ils s’étaient seuls préparées. L’opinion demanda compte aux Grecs des vertus qu’elle leur avait prêtées aussi bien que des défauts qu’elle n’avait pas voulu voir, injuste autant qu’elle avait été aveugle, et toujours avec passion.

Les Grecs pourtant s’étaient montrés dès le principe ce qu’ils sont en réalité. Pendant tout le cours de la guerre de l’indépendance, leur caractère s’était produit dans un jour éclatant et souvent défavorable. La trahison à côté du courage, l’esprit d’intérêt mêlé à l’esprit d’héroïsme, les capitulations violées, les prisonniers égorgés malgré la foi des traités, le pillage et la piraterie préférés aux batailles, la discipline méprisée, la désertion journalière, la rivalité des chefs poussée jusqu’à la perfidie, tant de traits, qui tiennent à la fois des mœurs homériques et des mœurs barbares, eussent averti des juges moins prévenus. Malheureusement l’histoire elle-même se fit infidèle, de peur de refroidir l’élan universel. La poésie répandit son nuage d’or sur tous les yeux ; de concert avec l’art, elle consacra quelques grands faits, quelques belles figures, qui touchaient le public plus vivement que la vérité, qui parlaient plus haut que la vérité elle-même. La mort de Botzaris, la chute de Missolonghi, le massacre de Ohio, les brûlots de Canaris, remplissaient les imaginations : on ne voulait point en savoir davantage. D’ailleurs, entre la Grèce qui luttait et l’Europe qui la contemplait, l’antiquité interposait son mirage. Les Grecs ne nous ont point trompés ; ils sont ce qu’ils étaient avant d’être libres, ils sont déjà meilleurs : ils n’ont trompé que nos espérances, dont ils n’étaient pas complices, et dont nous leur faisons expier la vanité.

Il est, je le sais, des esprits plus fiers qui sentent que renier ce qu’ils ont aimé, c’est se renier eux-mêmes. Ceux-là ont toujours pour la Grèce des paroles bienveillantes : chez eux, la sympathie a survécu aux illusions ; mais ils doutent, ils désespèrent de l’avenir d’un état qui, après vingt-cinq ans d’existence, est encore si loin des états civilisés. Vingt-cinq ans ! le temps nécessaire pour l’éducation d’un homme, c’est donc là le délai que vous accordez pour l’éducation d’un peuple ! Après combien de siècles un pays tel que la France a-t-il dû sa renaissance à François Ier, son unité à Richelieu, ses finances à Colbert ? Hier encore la Grèce était esclave, plongée dans l’ignorance et la barbarie ; elle était pauvre, et les neuf années de guerre qui l’ont arrachée à ses maîtres l’ont rendue misérable. Les bras manquent il la terre, les embouchures des rivières sont comblées, la fièvre moissonne les générations dans leur fleur ; cet humble et périlleux commerce qu’on appelle le cabotage fait vivre à peine trente-deux mille familles de marins, tandis que toute la richesse afflue vers de grandes maisons établies à Trieste ou à Alexandrie, à Marseille ou à Constantinople. Point de ressources, des dettes, un territoire exigu qui ne réunit que les îles les plus petites et les contrées les moins fertiles de l’ancienne Grèce, une population qui ne suffit même pas à ce territoire, voilà des litres incontestables à la patience et aux encouragemens des peuples qui comptent quinze siècles de progrès.

Cependant le monde, le monde qui cause, qui lit, qui voyage, et qui, dans ses occupations mêmes, ne cherche que le plaisir, le monde approfondit peu l’histoire ou la politique ; il s’arrête à la surface des choses, plus sensible au mal, dont il rit, qu’au bien, dont l’éloge est monotone. — Les Grecs ! oh ! ne nous parlez pas des Grecs ; nous les connaissons sans avoir quitté Partis. D’abord, ils volent au jeu. Qui n’a découvert dans son salon quelque chevalier d’industrie ? Qui n’a fait asseoir à sa table un prince de contrebande, un colporteur de faux manuscrits, un héritier de biens chimériques ? Ils nous étaient recommandés par quelqu’un qui les connaissait très-peu ; mais nous les accueillions à bras ouverts, et les présentions partout comme nos amis. Croiriez-vous qu’ils n’étaient ni nobles, ni savans, ni riches ? Oh ! ces Grecs ! — Le moyen de répondre à ces propos éminemment parisiens ? Ne demandez même pas que l’on distingue les Moldaves, les Valaques, les Ioniens, les Arméniens : on vous traiterait de Grec ! N’ajoutez pas surtout que la France a aussi sa marchandise d’exportation, que nous serions à plaindre, si l’on nous jugeait sur les échantillons qui courent les aventures en Orient ou en Amérique : on vous traiterait de mauvais citoyen.

D’ailleurs voici des voyageurs de distinction, des fils de famille, des officiers de marine, qui sont restés eu station au Pirée, des attachés aux différentes ambassades. Ils ont passé par Athènes, ils y ont vécu, ils en rapportent une impression effroyable et des récits très-amusans. Contesterez-vous l’autorité de gens qui disent : J’ai vu ? Ils ont vu en effet l’Attique dans sa grande et idéale nudité, qui ne veut point être goûtée du vulgaire ; ils ont vu ses lignes harmonieuses, ses rochers dorés par le soleil, ses oliviers dont le feuillage se détache sur un ciel pâle et transparent, ses champs incultes où fleurissent le thym et l’anémone. Leurs regards ont en vain cherché les grands bois qui se cachent derrière le mont Pentélique ; ils ont ri en franchissant d’un saut l’Ilissus, dont, les eaux disparaissent sous les débris et les marbres ; ils ont pensé en soupirant, pendant les ardeurs accablantes de l’été, aux vertes prairies, aux fleuves, aux ombrages du pays natal. C’en était fait : la Grèce, sa nature, son climat étaient jugés ; telle l’Attique, du moins à leurs yeux, telle la Grèce. J’ai connu un Napolitain qui n’avait jamais visité que les environs de Marseille : comme il parlait de la France ! La plupart des voyageurs ont passé quelques jours à Athènes ; ils n’ont eu affaire qu’aux bateliers, aux cochers, aux aubergistes, aux drogmans, classe sans nom, qui se ressemble sur toute la surface de la terre, et qui vit de l’étranger. Pour eux nécessairement, voilà le type grec, voilà les modèles qui inspireront leur verve après le retour, pendant les douces causeries d’hiver.

Ceux enfin qui ont véritablement séjourné à Athènes, quels Grecs ont-ils connus, fréquentés, étudiés ? Le peuple ? Ils savent qu’il est amoureux de l’élégance, qu’il s’habille somptueusement et se nourrit de figues sèches, qu’il est de mœurs chastes, assidu aux églises, qu’il regarde passer l’étranger dédaigneux avec un fin sourire, rien de plus. La bourgeoisie ? Elle ne parle point leur langue, elle leur ferme sa porte, par crainte autant que par vanité ; elle cache son intérieur pauvre, élève ses nombreux enfans, intelligente, avide de s’instruire, animée d’un patriotisme sincère, trop fière pour se laisser comparer aux Européens avant de s’être élevée jusqu’à eux. Il ne reste donc que la haute société, c’est-à-dire deux cents personnes, qui savent parfaitement le français ; élevées à Londres, à Munich, à Paris, elles ont sans cesse les regards tournes vers l’Europe pour copier ses modes, ses ridicules, ses vices et même ses révolutions. Là, vous trouvez, dans des proportions singulièrement réduites, les intrigues, les dissipations, les scandales de nos grandes cités, là aussi des caractères honorables, d’aimables esprits, des plaisirs du bon goût ; comme de juste, ce sera l’exception. Là, nos diplomates ont puisé le mépris des hommes, nos satiriques leurs traits sanglans, nos touristes leurs anecdotes, qui parfois rappellent les médisances de la province, et ne méritent guère plus de crédit. Je le répète pourtant, est-ce bien là le peuple grec ? Songe-t-on que la moderne Athènes s’est formée à peu près comme l’ancienne Rome ? C’était un refuge, je ne dis pas pour les bandits, mais pour les ambitieux, les oisifs, les spéculateurs, les exilés ; ils accouraient de l’Orient et de l’Occident, afin de tenter la fortune. Ils se confondaient avec les véritables Grecs, que leurs besoins, leurs droits ou le choix du gouvernement appelaient dans la jeune capitale. Il faut bien y joindre quelques klephtes qui avaient fait leur soumission, un certain nombre de députés élus à coups de fusil, des palikares à la jupe ondoyante qui n’avaient pu se résoudre à devenir laboureurs. Toutefois je compte exactement les étrangers, et je vois que dans la société athénienne, objet de vos sarcasmes, dans cette aristocratie de fraîche date qui vous est seule connue, les Athéniens, les Grecs fils du sol libre, sont en minorité, de même qu’à Sparte, au temps de Xénophon, ce qu’il y avait de plus rare, c’était un Spartiate.

Vous voulez observer sérieusement la race grecque, mesurer sa chute ou interroger son avenir, auquel il faudra peut-être, quand ses progrès l’en auront rendue digne, rattacher l’avenir de l’Orient ? Sortez d’Athènes après avoir appris la langue moderne des Hellènes ; parcourez la Grèce à petites journées, au pas de votre cheval, logeant chaque soir chez les anciens du village ou chez le prêtre à la longue barbe qui ramène sa charrue en souriant à ses petits-enfans ; étudiez des mœurs simples, mais sans grossièreté ; écoutez un langage qui ne manque ni de clarté ni de charme ; comparez les pâtres de l’Arcadie avec les cultivateurs de la Messénie ou de l’Argolide, les chevriers du Parnasse avec les vignerons de Corinthe et de l’Achaïe ; cherchez le commerce à Patras et à Calamata, les marins à Andros et à Milo ; laissez-vous porter d’île en île par ces barques rapides qui rappellent les descriptions d’Homère ; ne voyez point partout un mélange de sang vénitien et albanais ; les familles vénitiennes dépérissent au sommet des vieilles citadelles ; les Albanais habitent des villages distincts, ils ont gardé leur costume, leur front rasé et leur langue inintelligible. Quand vous aurez accompli un studieux pèlerinage à travers la Grecs libre, quand vous aurez examiné les véritables Grecs, ceux qui ont un foyer ou qui vivent attachés à la terre, qui naviguent ou qui labourent, qui trafiquent ou conduisent des troupeaux, quand vous aurez maintes fois rencontré sous de pauvres vêtemens les types que l’art antique a rendus immortels, alors vous aurez le droit de condamner un peuple né d’hier, de flétrir ceux que vos pères ont tant aimés : vous aurez vu quelque chose de plus que de faux Grecs dans les salons de Paris ou de faux Parisiens dans les salons d’Athènes.

Je n’ai point mission pour juger tel les Grecs, j’ai désiré seulement en appeler d’un arrêt qui ne me semble pas établi sur des bases équitables, persuadé qu’en France on ne prononce jamais en vain les mots de justice et de générosité.


II

La destinée de la Grèce moderne est d’avoir toujours excité l’intérêt et d’avoir toujours été mal jugée. Aujourd’hui c’est le peuple grec que l’on calomnie ; jadis c’étaient les chefs-d’œuvre, héritage de ses pères, que l’on méconnaissait. Nous nous trompons en politique ; on se trompait en matière d’art.

Athènes était à peine tombée aux mains de Mahomet II, qu’elle commençait à attirer l’attention de l’Europe, non plus de l’Europe féodale, qui, pendant les croisades, s’était taillé dans les terres classiques des marquisats et des duchés, mais de l’Europe savante, à laquelle les exilés de Constantinople enseignaient déjà leur langue, leur histoire et le respect de leurs aïeux. Cependant ni les récits des voyageurs, ni les descriptions des Grecs eux-mêmes ne répondirent à la curiosité de l’Europe. L’Orient d’ailleurs se fermait aux chrétiens ; les voyages présentaient alors autant de péril qu’ils offrent aujourd’hui de charme ; les monumens de l’art étaient peu accessibles, et si les visiteurs étaient rares, ils étaient par surcroît fort ignorans.

Ce n’est point moi qui le prends sur ce ton sévère ; j’écoute un antiquaire français, le docteur Spon, au moment où il publie, en I674, la naïve description d’Athènes par le père Babin. Qu’on lise plutôt ces lignes tirées de sa préface au lecteur curieux :

« Ceux qui parlent d’Athènes dans des relations de voyages ou dans les géographies le font avec si peu de connaissance et avec tant de mépris, qu’on voit bien qu’ils s’en rapportent à des auteurs qui mesurent son ancienne grandeur avec ce qui en reste, qui est assurément très peu en considération de ce qu’elle a autrefois été. Peut-être aussi qu’une partie de ceux qui disent l’avoir vue dans leurs voyages ne l’ont vue que de loin, cachée de la colline sur laquelle est placée la citadelle, ou bien n’ont vu que le port Lion (le Pirée), où il ne reste que quelques maisons qu’ils prennent pour les masures mêmes d’Athènes, qu’ils s’imaginent avoir été situées au bord de la mer.

« Du Pinet ne lui veut pas faire l’honneur de l’appeler autrement qu’un château avec un méchant village, qui n’est pas assuré des loups et des renards. Laurembergius, dans sa description de la Grèce, s’exprime par une manière de parler oratoire trop véhémente. Il y a eu, dit-il, une Grèce, il y a eu une Athènes ; maintenant il n’y a plus d’Athènes dans la Grèce, ni de Grèce dans la Grèce même. Ortelius, dans ses Synonymes géographiques, avec une témérité digne d’un géographe qui croit de voir et de mesurer toute la terre sans sortir de son cabinet, dit qu’il ne reste à Athènes que quelques chétives maisons ou plutôt quelques huttes. »

Spon ne se doutait point alors qu’il partirait à son tour pour la Grèce, et qu’il encourrait des reproches non moins graves, plus graves encore, parce qu’on avait le droit de lui demander beaucoup plus qu’à ses devanciers. Et cependant tous les documens antérieurs à la fin du XVIIe siècle, les meilleurs comme les pires, même les plans incomplets, les récits puérils, les dessins ridicules, les témoignages suspects, nous les recherchons avec avidité dans les bibliothèques, dans les archives, dans les portefeuilles privés ; nous les examinons avec la patience et la subtilité du juge qui interroge les témoins de manière à tirer d’eux la vérité qu’ils ignorent ; nous retournons chaque mot de nos auteurs, nous sondons leurs idées, nous espérons, à travers ce qu’ils ont vu, découvrir ce qu’ils auraient dû voir. Pourquoi ce commerce plein d’égards avec des esprits qui n’en sont pas toujours dignes ? Pourquoi cette étude d’impressions parfois grossières, de textes qui justifient peu notre intérêt ? C’est qu’avant 1656 la foudre n’avait point détruit les Propylées, c’est qu’avant 1687 une bombe vénitienne n’avait point fait sauter le Parthénon ; c’est que les pèlerins des siècles précédens avaient trouvé entiers, dans la fleur d’une beauté qui promettait d’être éternelle, les marbres où respirait le génie de Mnésiclès, d’Ictinus et de Phidias. Ne semble-t-il pas que les érudits, que les artistes, que les voyageurs d’une époque privilégiée vont nous décrire tant de splendeurs ? Leurs livres, leurs notes, la feuille échappée de leur album, ne feront-ils pas revivre les chefs-d’œuvre qui ne sont plus aujourd’hui que des ruines ?

Telle est la pensée qui a conduit M. de Laborde à recueillir par toute l’Europe les documens sur Athènes aux XVe, XVIe, XVIIe siècles. Il appartenait à l’historien du Parthénon de préparer par de telles recherches l’ouvrage qu’il a commencé ; il appartenait surtout à une science généreuse autant qu’aimable de partager avec nous des richesses lentement acquises, en nous offrant à la fois ses œuvres et ses archives. Je sais par expérience combien de difficultés rencontraient naguère ceux qui voulaient réunir des témoignages épars et déjà oubliés. Aujourd’hui il n’est plus besoin d’écrire à Vienne ou à Londres, à Venise ou à Cassel, de faire compulser les registres des palais Barberini, de demander inutilement aux bibliothèques de Paris une description d’Athènes par le père Babin. Les pièces inédites sont publiées, les textes rares sont imprimés de nouveau avec une respectueuse fidélité, les eaux-fortes sont reproduites, les plans et les dessins calqués, les fragmens originaux saisis au vif par la photographie, et ce dont je m’applaudis surtout, c’est que cet ensemble de documens peut prendre place dans nos modestes bibliothèques, tandis que de coûteux ouvrages, destinés aux savans qui ne peuvent les acheter, sont réservés aux riches qui ne les veulent point lire.

M. de Laborde n’a point seulement été conduit par une espérance qu’il savait devoir être souvent déçue, mais par un sentiment que je trouve exprimé dès la seconde page : « Après avoir vu Athènes éloquente et majestueuse dans les livres, Athènes silencieuse et ruinée, sublime invalide, sur le terrain même de son immortalité, je me suis demandé comment cette ruine s’était faite, par quelles mains barbares, par quelles intempéries furieuses ces monumens incomparables, construits pour l’éternel enseignement de l’humanité, avaient été jetés bas, mutilés, déshonorés. » Ainsi l’auteur, en descendant le cours des siècles, nous racontera les accidens qui ont détruit les monumens et les doctes écrits qui devaient les faire revivre ; il fera à la fois l’histoire des ruines et l’histoire de la science, de ce double mouvement qui se produit en sens inverse, car l’antiquité s’efface à mesure que les générations modernes apprennent à l’étudier ; les temples s’écroulent au moment où la critique, lentement formée, va pouvoir les décrire et les comprendre.

Voulant esquisser la chute lamentable des chefs-d’œuvre de l’art athénien, j’ai moi-même interrogé les voyageurs qui ont vu l’Acropole encore complète avec une sévérité que je crois juste. Ils pouvaient, s’ils eussent eu l’intelligence de la beauté vraie, ils pouvaient, d’un coup de crayon ou d’un trait de plume, rendre impérissables des modèles désormais perdus, des magnificences qui ne sont plus que des problèmes, et ils ne l’ont point fait. Je ne reprendrai donc point un sujet sur lequel M. de Laborde vient aujourd’hui dire le dernier mot. Je ne murmurerai même pas contre l’indulgence de l’auteur pour les vieux amis qu’il produit dans le monde ; je dissimulerai une nuance de ressentiment contre ces esprits légers ou aveugles qui nous ont déshérités des renseignemens les plus précieux. Morosini, quand il bombardait le Parthénon, ne faisait que son métier. Le savant qui jugeait ou admirait mal faisait-il le sien ? Le premier détruisait par nécessité ; le second condamnait au néant les œuvres qui allaient périr sans être décrites. Quel est le barbare ?

Il faut, j’en conviens, tenir compte des temps ; le goût, la critique étaient encore dans leur enfance. Ce contraste entre les fécondes recherches du dernier siècle et les stériles travaux des siècles précédens nous amène à des considérations d’un ordre plus élevé, qui me paraissent la leçon secrète du livre de M. de Laborde. Je ne sais pourquoi j’ai peur de prononcer les grands mots de la philosophie : quelques faits m’aideront à rendre ma pensée d’une manière plus simple et plus sensible.

Nous sommes en 1460 : Athènes est l’apanage du chef des eunuques noirs ; administrée avec douceur, défendue par un puissant protecteur contre les ministres mêmes de la Porte, elle connaît encore la richesse et une fausse liberté. À cette époque, un Grec lettré, dont le nom est demeuré inconnu, écrivait une description d’Athènes, dont quelques fragmens ont été retrouvés dans la bibliothèque de Vienne. Mais quelle description ! quelle confusion de tous les souvenirs ! ou plutôt, quelle ignorance du passé ! quel oubli des gloires nationales ! l’école de Platon s’appelle le paradis ; la Clepsydre, c’est-à-dire une horloge à eau, s’intitule l’école de Socrate ; le temple de Jupiter olympien n’est plus qu’un palais royal ; c’est Cécrops qui a doré au dehors et au dedans les temples d’Athènes ; le Parthénon a perdu son nom, il est consacré à la mère de Dieu, et si un effort d’érudition remonte quelques siècles en arrière, c’est pour découvrir qu’il était dédié d’abord au Dieu inconnu, et qu’il avait été bâti - par qui ? par Ictinus ? par Phidias ? par Périclès ? — Non ! par Eulogius et Apollos.

Telles étaient les ténèbres répandues sur les esprits au XVe siècle. L’anonyme paraît être un voyageur étranger à l’Attique, M. de Laborde a raison de le supposer ; il n’est par conséquent que l’écho des savans du pays. Ces mêmes savans, je voudrais le croire, goûtaient encore l’admirable langue de leurs aïeux ; ils l’eussent enseignée, si l’exil les y eût condamnés, à Florence ou à Rome. Ils avaient encore quelque sentiment des beautés littéraires, parce qu’elles se présentent à l’esprit sous une forme qui lui est familière ; mais les beautés qui se cachent sous la matière et animent la pierre ou le marbre, les lignes, les proportions, l’harmonie de l’architecture, les contours, l’expression, les conceptions idéales de la sculpture, tout cela était une lettre morte pour eux : leurs regards étaient capables encore d’étonnement, mais non d’admiration. L’art byzantin devait réduire à une telle insensibilité les intelligences les plus éclairées. Cette lente éducation, qu’on appelait peut-être alors le progrès et que nous appelons la décadence, avait façonné les sens à d’autres habitudes.

Si les Grecs dégénérés ne savent plus comprendre les œuvres de leurs pères, que fait l’Italie, cette terre heureuse où le souffle du génie antique s’est ranimé ? Les grands artistes de la renaissance ont-ils les yeux tournés vers la Grèce ? Les princes et les pontifes cherchent-ils à la dépouiller de ses richesses ? Tant de palais se remplissent de statues, de bas-reliefs, d’inscriptions, à Venise, à Florence, à Rome, à Padoue ; le champ des fouilles s’étend jusqu’en Espagne et en Égypte : pourquoi la Grèce est-elle complètement oubliée ? Raphaël dispose son École d’Athènes sur les degrés d’un monument magnifique ; s’inquiète-t-il de reproduire un monument de style grec ? Les statues, les tombeaux, les vases, les stucs qui inspirent les sculpteurs et les peintres, on ne se demande point, en les copiant, s’ils sont grecs ou romains, d’une belle époque ou d’une école déchue. L’antiquité n’est plus qu’un vaste ensemble où tout se présente sur un seul plan. Est-ce antique ? cela suffit ; il y a du beau, il y a du laid, chacun choisit au gré de son génie. Mais qui se doute des principes et des époques ? Qui songe surtout à chercher les traces de l’art grec, bien qu’on prononce avec un respect passionné les grands noms de l’histoire et des lettres grecques ? Phidias et Praxitèle sont inscrits fraternellement sur les groupes du Monte-Cavallo : voilà sans doute le chef-d’œuvre de la critique du temps. Bien plus, San-Gallo, un architecte qui formait un recueil d’études sérieuses sur les monumens de l’Italie, rencontra un Grec qui arrivait d’Athènes. Ce Grec lui permit de copier divers dessins, entre autres un dessin du Parthénon. San-Gallo trouva que le temple n’avait point la grandeur et la richesse que souhaitait l’architecture moderne. Il l’accommoda à sa façon, convertit en colonnes corinthiennes les colonnes doriques, substitua des pilastres aux colonnes d’angle, éleva un nouvel édifice au-dessus du fronton, enfin il reproduisit le Panthéon de Rome ; sans les sculptures du fronton et de la frise, on ne reconnaîtrait jamais le Parthénon. Faut-il s’étonner, après cela, si plus loin dans l’Occident les artistes, dans des œuvres de pure fantaisie, assimilent Athènes à leurs cités barbares ? Louis de Bruges, homme instruit, amateur distingué, laisse son peintre représenter Athènes avec les églises, les tourelles, les fortifications gothiques d’une ville de Flandre ; Michaël Wohlgemül lui donne l’aspect lourd et tranquille d’une ville allemande.

Pendant tout le XVIe siècle, Athènes reste l’objet d’une indifférence singulière, au point que les voyageurs les plus distingués, amiraux et ambassadeurs, s’arrêtent au Pirée sans même visiter Athènes. Le baron de Saint-Blancard, envoyé en 1537 avec une escadre française, relâche au port Lion (le Pirée devait ce nom au lion qui fut plus tard enlevé par les Vénitiens). Du Pirée à Athènes, il y a une heure de marche ; ni Saint-Blancard, ni Jehan de Vega, historiographe de l’expédition, ne paraissent avoir songé à cette promenade. Jean Chesneau, secrétaire de M. d’Aramont, ambassadeur à Constantinople, passe auprès d’Athènes avec le même mépris. Jean de Pinon, Guillaume Postel, qui ont laissé des relations de leurs courses dans le Levant, la nomment à peine pour mémoire. Je ne dis rien, d’André Thevet : ses contemporains le traitaient de grand menteur ; il parle en effet d’Athènes de manière à prouver qu’il n’y est jamais allé. Je passe également sous silence tous les vains travaux publiés sur cette ville infortunée pendant le XVIe siècle, pendant le siècle de Léon X et de François Ier !

Aux approches du XVIIe siècle, un mouvement nouveau se produit. D’une part, les monumens de la Grèce commencent à rire convoités ; de l’autre, ils sont étudiés avec plus d’attention par les voyageurs. Richelieu donne l’exemple d’une noble passion pour les sculptures antiques. Sans se laisser effrayer par le souvenir d’André del Sarto et de François Ier, il prodigue l’or en Italie, afin de décorer son château, que le père Babin comparait au Parthénon. Les Anglais allèrent même jusqu’en Grèce, où le comte d’Arundel, Buckingham, Charles Ier, entretenaient des agens chargés de former leurs collections. Le comte d’Arundel, si l’on en croit Peacham, ne projetait rien moins que de transporter l’ancienne Grèce en Angleterre, de sorte que pour rendre le transport plus facile on sciait en deux les statues. C’est dans cet état que notre ambassadeur à Constantinople, M. de La Haye, trouva l’Apollon colossal de Délos : lord Elgin avait de dignes prédécesseurs ! Mais, comme le dit avec raison M. de Laborde, il faut détourner les yeux de cet acte de vandalisme, et ne se rappeler que les services rendus à la science par le comte d’Arundel. Sa galerie était ouverte à tout le monde ; les artistes y travaillaient librement ; ils apprenaient à aimer l’art antique, sinon à le comprendre.

En même temps Athènes attirait l’attention d’esprits curieux et parfois érudits. Les capucins français, établis autour du charmant monument de Lysicrate, que l’on appelait alors la lanterne de Démosthènes, se mirent à feuilleter Pausanias et les compilations de Meursius. Ils dressaient des plans, dessinaient des vues cavalières, inspiraient aux Grecs et aux Turcs plus de respect pour les ruines au milieu desquelles ils vivaient. Bientôt le marquis de Nointel arriva avec ses peintres Rombaut Faydherbde et Jacques Carrey. Les dessins de Carrey sont aujourd’hui à la Bibliothèque impériale ; nous ne possédons aucun document sur le Parthénon qui soit aussi précieux. Cependant quel style ! quelle insouciance de crayon ! l’élève de Lebrun copiait du Phidias comme il eût copié quelque carton de son maître. M. de Nointel d’ailleurs l’avait emmené moins pour étudier les monumens que pour dessiner des costumes et mille objets frivoles. Il voulait, dit Cornelio Magni dans une relation qu’il a publiée de ce voyage, construire une magnifique galerie à son retour en France : elle devait être composée de mannequins en paille, de grandeur naturelle, revêtus de tous les costumes imaginables.

Les antiquaires, comme Spon et Wheler, si toutefois Wheler mérite ce nom, considéraient les monumens de Périclès avec une attention plus sérieuse. Ils avaient vu déjà beaucoup de ruines, ils pouvaient établir des comparaisons ; mais leur goût ne s’est point cependant développé : ils sont de leur siècle. L’art grec est pour eux un livre fermé, complètement fermé : c’est à peine s’ils distinguent les constructions d’Ictinus de celles des Byzantins, et ils n’hésitent point à déclarer que les frontons du Parthénon sont l’œuvre de l’empereur Adrien. En effet, les marbres ne sauraient remonter à une antiquité plus reculée : ils sont si blancs ! Du reste, Spon trouve à deux des statues un air de l’empereur Adrien et de l’impératrice Sabine, qu’il connaît par les médailles. La raison est sans réplique. Dans ce siècle, on ne doit chercher ni des critiques, ni des archéologues : je ne vois que des antiquaires. Il y avait aussi ce qu’on pourrait appeler les bonnes âmes, qui s’apitoyaient sur les blessures du Parthénon. À défaut d’admiration intelligente, certains visiteurs avaient des larmes, si l’on en croit Cornelio Magni ; ils gémissaient devant les parties brisées et passaient rapidement devant les beautés intactes. J’ai rencontré moi-même à l’Acropole quelques bonnes âmes qui n’agissaient point différemment :

Je pleure, hélas ! sur ce pauvre Holopherne
Si méchamment mis à mort par Judith.

Il est inutile de poursuivre dans le détail toutes ces erreurs :: elles suffisent à démontrer un grand fait, qui ne se manifeste avec autant de clarté à aucune autre époque, — l’importance de l’éducation en matière d’art. Des ambassadeurs, des savans, des artistes, des gens d’esprit visitent Athènes aux XVIe XVIIe siècles, deux grands siècles pour le génie moderne ; ils sont insensibles à la simplicité et à la perfection incomparables des monumens grecs, ou, s’ils en sont frappés, ils ne les comprennent point et ne se rendent point compte de ce qui les étonne. Pourquoi ? Parce que leurs yeux sont accoutumés à d’autres formes, leur goût à d’autres préférences, leur esprit à d’autres principes. Ils voient comme leur siècle et n’ont point assez de science pour rompre avec la routine et se placer au point de vue des siècles passés.

Je ne sais si la philosophie a déterminé exactement l’influence de l’éducation sur nos sens et notre jugement, quand nous les tournons vers les arts. L’amour du beau est inné dans l’homme : pourquoi donc le sentiment du beau, c’est-à-dire l’application de cet amour, est-il si incertain, si variable, si opposé à lui même ? Quelle sera la Vénus des Tartares ? Quel serait l’Apollon du Belvédère chez les Cafres ? La musique des Grecs modernes fait frémir les Européens, mais elle plonge les Grecs, le peuple qui l’écoute, dans l’extase. Un temple grec, une église byzantine, une cathédrale gothique ont paru successivement à des générations différentes l’expression la plus haute du sentiment religieux. Nous voulons des églises froides, des intérieurs nus et austères ; les Italiens trouvent la dévotion au milieu de décorations somptueuses, et leurs chapelles sont parées comme des boudoirs. Ne voyons-nous pas autour de nous des écoles rivales méconnaître de bonne foi des beautés éclatantes, parce qu’elles ne rentrent point dans leurs habitudes, c’est-à-dire dans leurs principes ? Où donc est le vrai ? où est l’absolu ?

L’imitation de l’antique a commencé avec la renaissance, mais combien l’intelligence complète de l’antiquité est venue plus tard ! Notre siècle est, sans contredit, celui qui applique à l’art grec le sens le plus juste, la critique la plus ingénieuse, l’admiration la plus raisonnable. Il doit ces jouissances et cette sagesse à l’archéologie, dont le progrès est si décidé depuis cent ans. Les monumens anciens remplissent nos musées et les maisons des particuliers ; partout on les voit moulés ; mille reproductions en rendent les images populaires ; les artistes les copient dès l’enfance dans l’atelier, les savans les trouvent entre chaque feuillet de leurs livres ; nous sommes nourris dans l’étude de l’antique, nos sens sont pénétrés par cette insensible action qui fait de l’expérience une maîtresse souveraine, à laquelle les critiques et les érudits ne se dérobent que pour tomber honteusement.

Le livre de M. de Laborde nous retrace la barbarie du moyen âge, puis l’éducation des âges suivans, qui témoignent aux chefs-d’œuvre d’Athènes plus d’égards, mais une attention mêlée encore d’aveuglement. Le récit s’arrête au moment où le Parthénon s’écroule, comme pour punir l’humanité, qui ne sait plus l’admirer. Aussi est-on porté à demander à M. de Laborde un nouvel ouvrage, ou plutôt la suite de l’ouvrage qu’il vient de terminer. Dans cette partie, non moins instructive, non moins neuve, l’auteur raconterait ce que l’on peut appeler l’histoire de l’hellénisme moderne ; il montrerait l’essor de la critique, qui s’élève graduellement jusqu’à une connaissance approfondie de l’art grec, cette source éternellement féconde où puisent ceux-là mêmes qui la veulent dédaigner. Dès le milieu du XVIIIe siècle, les monumens d’Athènes sont mesurés par des architectes ; les premiers, ils apprennent aux savans combien les études techniques leur sont nécessaires. Un artiste anglais, Stuart, initie l’Europe à l’intelligence des chefs-d’œuvre de la Grèce. Ses travaux ont pu être complétés par ses successeurs : jamais ils ne seront effacés. Revett, continuateur de Stuart, Leroy, architecte français, prennent une part glorieuse à cette restitution des ruines de la Grèce ; Leroy eut même l’honneur de précéder Stuart. Déjà une rivalité louable s’élève entre la France et l’Angleterre. Tandis que les dilletanti de Londres publient les monumens de l’Attique et de l’Ionie, le comte de Choiseul-Gouffier explore les mêmes contrées et demande à la plaine de Troie un vivant commentaire de l’Iliade. Vers le même temps, Herculanum et Pompéi sortent des laves qui les ont ensevelies tout ensemble et conservées ; l’Étrurie ouvre les trésors de ses tombeaux ; la Sicile et la Grande-Grèce, interrogées à leur tour, produisent les merveilles qui avaient été oubliées pendant tant de siècles. Partout l’art grec se révèle, partout il se fait goûter et bientôt comprendre. Comme s’il eût seul contenu les principes de la science, c’est à cette époque seulement que la science véritable, que l’archéologie est fondée. Winckelmann doit son génie à l’art grec ; il fait reposer sur lui toute son œuvre. Le comte de Caylus, Lessing, Heyne, Emeric David, Quatremère de Quincy, Visconti, suivent un maître aussi illustre : ils répandent l’amour du beau et propagent les saines doctrines. On sait quel fut le résultat de leur prédication : la renaissance du XIXe siècle, la renaissance classique.

Dès lors l’archéologie n’a point cessé de conduire le progrès. C’est elle qui éclaire les voyageurs et qui inspire les artistes ; c’est elle qui, par ses patiens enseignemens, assouplit le goût moderne, l’accoutume à trouver la grandeur dans la proportion, la beauté dans la mesure, la perfection dans la simplicité ; c’est elle qui le fait pénétrer jusqu’à l’essence même de l’art grec, en discutant les problèmes auxquels nos idées répugnaient, en analysant des nuances si délicates qu’elles semblaient insaisissables. Ce mouvement scientifique remplit dans l’histoire une longue et belle page, et ce sera peut-être, devant la postérité, un des titres du XIXe siècle. La destinée présente d’Athènes, les jugemens portés contre les Grecs modernes, m’ont arraché des plaintes justes autant qu’elles sont sincères ; mais notre époque, comparée aux siècles précédens, a du moins ce double honneur : elle a témoigné aux descendans d’une race privilégiée une sympathie qui l’engage dans l’avenir ; elle a appliqué aux chefs-d’œuvre de l’ancienne Grèce l’étude la plus intelligente et l’admiration la plus vraie.


E. BEULE.

  1. 2 vol. in-8o ; Paris, chez Renouard.