Au Caucase/Une Coupe en forêt

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Au Caucase. Récits militaires
Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky et Ernest Jaubert.
Perrin.

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UNE COUPE EN FORÊT


RÉCIT D’UN JUNCKER


I


Au milieu de l’hiver 185…, une section de notre batterie faisait partie du détachement de la Grande-Tchetchna. Dans la soirée du 14 février, ayant appris que le peloton que je commandais en l’absence de l’officier devait accompagner la colonne envoyée le lendemain pour une coupe en forêt, je reçus et transmis aussitôt les ordres nécessaires, puis je me retirai dans ma tente plus tôt que d’habitude. Je n’avais pas la mauvaise habitude de la chauffer à la braise ; je me couchai tout habillé sur un lit de camp, j’abaissai mon bonnet sur mes yeux, m’enveloppai de ma schouba, et je m’endormis de ce sommeil profond et lourd dont on dort dans les moments d’inquiétude et de souci qui précèdent le danger : c’était l’attente de l’expédition du lendemain qui me mettait dans cet état.

À trois heures du matin, alors que tout était sombre encore, je sentis qu’on tirait de dessus moi ma schouba toute chaude, et la rouge lueur d’une chandelle frappa désagréablement mes yeux ensommeillés. — Daignez vous lever ! me dit une voix.

Je refermai les paupières et, remettant en place sur moi la schouba, d’un mouvement inconscient, je me rendormis.

— Daignez vous lever ! répéta Dmitri en me secouant sans pitié par l’épaule. La colonne se met en marche.

Je revins brusquement à la réalité. Je tressaillis et me dressai aussitôt sur mes jambes. Après avoir bu rapidement un verre de thé et fait ma toilette à l’eau glacée, je sortis de ma tente et me rendis au parc.

Il faisait noir, brumeux et froid. Les feux de nuit qui brillaient çà et là dans le camp, éclairant les silhouettes des soldats endormis, rendaient, par leurs lueurs rougeâtres et troubles, l’obscurité plus épaisse encore. Tout près s’entendait un ronflement cadencé et paisible ; au loin, c’étaient des mouvements, des bruits de conversation, le cliquetis des fusils des fantassins qui se préparaient à partir. Ça sentait la fumée, le brouillard, le fumier et les torches. Un frisson matinal vous courait dans le dos, et les dents se choquaient involontairement les unes contre les autres. Seulement, aux ébrouements, aux rares piaffements des chevaux, on pouvait deviner, dans cette ombre impénétrable, l’endroit où se tenaient les caissons attelés, et, aux points lumineux des boute-feux, la place des canons.

À un cri « Avec Dieu ! » s’ébranla le premier canon. Le caisson retentit derrière, et le peloton se mit en route. Tous nous ôtâmes nos bonnets et nous signâmes. En prenant place parmi les fantassins, le peloton s’arrêta, et attendit un quart d’heure que la colonne fût prête et que le commandant parût.

— Mais il nous manque un soldat, Nikolaï Petrovitch, me dit en s’approchant de moi une noire silhouette qu’à la voix je reconnus pour le maréchal-des-logis Maximov.

— Et qui donc ?

— C’est Vélentchouk. Tandis qu’on attelait, je l’ai encore vu là ; et maintenant il a disparu.

Comme on ne croyait pas que la colonne se mît en marche tout de suite, nous décidâmes d’envoyer le brigadier Antonov chercher Vélentchouk. Bientôt après passèrent auprès de nous, dans l’obscurité, quelques cavaliers : c’était le commandant avec sa suite.

Aussitôt, tout se mit en mouvement ; la tête de la colonne s’ébranla ; ce fut enfin notre tour. Antonov et Vélentchouk n’étaient toujours pas là.

Cependant, à peine avions-nous fait cent pas, que les deux soldats nous rejoignaient.

— Où était-il ? demandai-je à Antonov.

— Il dormait dans le parc.

— Comment ? Était-il donc ivre, ou quoi ?

— Pas du tout.

— Pourquoi s’est-il donc endormi ?

— Je ne sais pas.

Trois heures durant nous cheminâmes, lentement, dans le même silence, dans la même obscurité, à travers des landes incultes et sans neige, aux arbustes bas qui craquaient sous les roues des canons. Enfin, après avoir franchi un ruisseau peu profond, mais très rapide, ordre fut donné de faire halte ; quelques coups secs de carabines crépitèrent à l’avant-garde. Ce bruit, comme toujours, ranima tout le monde. Le détachement sembla se réveiller : on entendit dans les rangs des conversations, des rires, des mouvements. Parmi les soldats, les uns s’amusaient à lutter, les autres trépignaient : qui mâchait un biscuit, qui manœuvrait son fusil pour passer le temps.

Cependant, le brouillard commençait à blanchir vers l’Orient. L’humidité devenait plus sensible, et les objets qui nous entouraient émergeaient peu à peu de la nuit. Je pouvais déjà distinguer les affûts et les caissons verts, le cuivre des pièces à feu couvert d’une buée et, tableau familier, les silhouettes de mes hommes avec leurs chevaux bais et les rangs des fantassins avec leurs baïonnettes luisantes, leurs sacs, leurs tire-bourre et leurs marmites sur le dos. Bientôt, ordre de repartir. Après quelques centaines de pas, on nous indiqua notre lieu de campement.

À droite, apparaissait la berge escarpée d’un ruisseau sinueux, et les hautes colonnes en bois d’un cimetière tartare. À gauche et en avant, une bande noire rayait le brouillard. Mes artilleurs détachèrent l’avant-train de leurs pièces.

La 8e compagnie, qui nous couvrait, forma les faisceaux, et un bataillon, armé de fusils et de haches, pénétra dans la forêt.

Il ne s’était pas écoulé cinq minutes, quand, de toutes parts, des feux flamblèrent et fumèrent. Les soldats se répandirent çà et là, activant la flamme, traînant des branches et des troncs ; et dans la forêt retentirent par centaines les coups de haches et les chutes d’arbres.

Les artilleurs, rivalisant d’ardeur avec les fantassins, allumèrent aussi leur feu : et quoiqu’il brûlât à ne pouvoir approcher à deux pas, quoiqu’une épaisse fumée noire s’échappât à travers les branches couvertes de givre, d’où l’eau coulait et grésillait dans la flamme, quoique, par dessous, s’amoncelât la braise, et que tout autour l’herbe fût grillée et blanche, néanmoins mes soldats n’étaient pas encore satisfaits ; ils traînaient des arbres entiers, jetaient dans le brasier des herbes sèches et de plus en plus l’attisaient.

Lorsque je m’approchai du feu pour allumer une cigarette, Vélentchouk, déjà fort remuant à son ordinaire, mais qui, maintenant, comme aiguillonné par le sentiment de sa faute, se démenait plus que les autres, releva, à main nue, du beau milieu, dans un accès de zèle, un charbon allumé qu’il fit sauter vivement d’une paume dans l’autre et rejeta par terre.

— Allume plutôt une brindille et offre-la, fit un soldat.

— Donnez, mes frères, un boute-feu, dit un autre.

Lorsque enfin j’eus allumé ma cigarette sans l’aide de Vélentchouk, qui cherchait de nouveau à prendre un charbon dans sa main, il frotta ses doigts brûlés sur le pan de sa schouba, et, sans doute pour faire quelque chose, il souleva un lourd bloc de bois, et le lança dans le brasier. Et quand il crut pouvoir se reposer enfin, il s’approcha de l’endroit le plus ardent, déboutonna sa schouba écarta ses jambes, étendit ses grandes mains noires, et, pinçant les lèvres de côté, ferma les yeux.

— Hé ! j’ai oublié ma pipe. Quel malheur, mes frères ! dit-il après un court silence et sans s’adresser à personne en particulier.

II

On trouve en Russie trois types militaires essentiels où peuvent se rattacher tous les soldats de toutes les armes : ceux du Caucase, les fantassins, la garde, la cavalerie, etc.

Ces principaux types, avec beaucoup de subdivisions, sont les suivants :

1o Les soumis,

2o Les dominateurs,

3o Les casse-cou.

Les soumis se divisent en soumis calmes et en soumis remuants.

Les dominateurs se divisent en dominateurs sévères et en dominateurs politiques.

Les casse-cou se divisent en casse-cou amusants et en casse-cou proprement dits.

Le type qui se rencontre le plus souvent, — le plus séduisant, le plus sympathique, celui qui réunit les plus belles vertus du chrétien : douceur, piété, patience, résignation à la volonté de Dieu, — c’est le soumis. Le trait distinctif du soumis calme est une tranquillité inaltérable avec un profond mépris des revers de la destinée ; du soumis qui boit, un doux penchant pour la poésie et le sentiment ; du soumis remuant, un entendement borné avec un zèle sans but.

Les dominateurs sévères abondent surtout parmi les gradés. C’est un type très noble, énergique, amoureux de la guerre, et non sans tendances poétiques : à ce type appartenait le brigadier Antonov. La seconde subdivision comprend les dominateurs politiques, qui, depuis quelque temps, se multiplient : ce type est toujours éloquent, sait lire, porte une chemise rose, ne mange pas à la gamelle, fume parfois du tabac supérieur, se considère comme très au-dessus d’un simple soldat et est rarement lui-même un bon soldat, comme le dominateur de la première catégorie.

Le type du casse-cou, comme celui du dominateur, est bon dans la première catégorie, qui se distingue par une gaîté continuelle, de grandes aptitudes pour tout, l’exubérance du tempérament, et terriblement mauvais dans la seconde, celle des casse-cou débauchés ; mais, il faut le dire pour l’honneur de l’armée russe, ces dernières sont très rares, et la masse des soldats s’écarte d’eux. Absence d’une foi quelconque, hardiesse dans le vice, voilà ce qui les caractérise.

Vélentchouk appartenait à la catégorie des soumis remuants. Originaire de l’Ukraine, au service depuis quinze ans déjà, il ne payait pas de mine et manquait d’adresse ; mais il était bon et franc, fort zélé, quoique hors de propos le plus souvent, et extrêmement honnête. J’ai dit extrêmement honnête : l’année d’avant, il avait eu l’occasion de montrer cette qualité caractéristique.

Il faut remarquer que chaque soldat connaît un métier. Les métiers les plus répandus parmi eux sont ceux de tailleur et de cordonnier. Vélentchouk s’était appris tout seul le métier de tailleur, et même, à en juger d’après le fait que le maréchal-des-logis Mikhaïl Doroféïtch lui donnait des commandes, il avait atteint un certain degré d’habileté.

Donc, l’année d’avant, Vélentchouk avait été chargé par Mikhaïl Doroféïtch de lui faire un manteau en drap fin. Mais la même nuit, comme, après avoir coupé le drap, il l’avait caché sous sa tête, dans sa tente, il lui arriva malheur. Le drap, d’une valeur de sept roubles, fut volé dans la nuit. Vélentchouk, des larmes dans les yeux, les lèvres pâles et tremblantes, retenant à peine ses sanglots, conta la chose au maréchal-des-logis. Mikhaïl Doroféïtch se fâcha. Dans le premier moment de dépit, il menaça le tailleur ; mais après, en homme bon et à son aise qu’il était, il ne s’en soucia guère et n’exigea pas le prix du drap perdu. Malgré tous les efforts de Vélentchouk, et les pleurs qu’il versait en racontant sa peine, le voleur ne se trouva pas. De fortes présomptions pesaient sur un casse-cou débauché, Tchernov, qui dormait dans la même tente que Vélentchouk ; mais les preuves décisives faisaient défaut.

Le dominateur politique, Mikhaïl Doroféïtch, fort à son aise par suite des petites affaires qu’il traitait avec le capitaine d’armes et le fourrier, les aristocrates de la batterie, oublia bientôt complètement son manteau ; mais Vélentchouk n’oubliait pas. Les soldats disaient qu’en ce moment ils avaient craint qu’il ne se jouât quelque mauvais tour, ou ne désertât dans la montagne, tant son malheur l’avait accablé. Il ne mangeait ni ne buvait ; il ne pouvait même plus travailler et il ne cessait de pleurer.

Trois jours après, il vint chez Mikhaïl Doroféïtch, et, tout pâle, il retira du revers de sa manche une pièce en or qu’il lui tendit :

— Par Dieu ! c’est mon dernier argent, Mikhaïl Doroféïtch, et encore l’ai-je emprunté à Jdanov, dit-il avec un sanglot. Je vous redois deux roubles, que je vous rendrai, ma parole, sitôt que je les aurai gagnés. Il (qui était cet il ? Vélentchouk ne le savait pas lui-même,) il m’a fait passer pour un coquin à vos yeux ; lui, cette âme puante et fourbe, — il a ravi le dernier bien d’un soldat, d’un frère ; et moi, voilà quinze ans que je suis au service…

Il faut dire, à l’honneur de Mikhaïl Doroféïtch, qu’il refusa de prendre les deux roubles que Vélentchouk lui apporta deux mois après.

III

Avec Vélentchouk, cinq autres soldats de mon peloton se chauffaient autour du feu.

Au meilleur endroit, à l’abri du vent, était assis le maréchal-des-logis Maximov, fumant sa pipe. L’attitude, les regards, tous les gestes de cet homme révélaient l’habitude du commandement et la conscience de sa propre dignité.

Comme je m’approchais de lui, il tourna sa tête vers moi ; mais ses regards restaient fixés sur le feu, et ce ne fut que bien plus tard que, ses yeux ayant suivi le mouvement de sa tête, il me regarda.

Maximov, fils d’un paysan aisé, avait quelque argent ; il avait suivi les cours du régiment, acquis assez de science et gagné un grade : « Il est terriblement riche, terriblement savant », disaient de lui les soldats.

Je me rappelle qu’une fois, à l’exercice du tir plongeant, il expliquait aux soldats qui l’entouraient que le niveau n’est autre chose que… provient de ce que le mercure atmosphérique a son mouvement… En somme, Maximov était loin d’être bête ; il connaissait bien son métier. Mais il avait le malheureux travers de parler, comme exprès, de manière à ne pas se faire comprendre, et je suis certain qu’il ne comprenait pas lui-même ce qu’il disait. Il aimait surtout les mots «  provenir » et « continuer », et lorsqu’il lui arrivait de dire : « cela provient… » ou : « en continuant », je savais d’avance que je ne comprendrais pas un seul mot de tout ce qui allait suivre. Les soldats, au contraire, autant que je pus le remarquer, aimaient entendre ce « provient » et soupçonnaient là-dessous un sens profond, quoiqu’ils n’y entendissent goutte, comme moi. Mais cette incompréhension, ils l’attribuaient à leur propre bêtise, et lui, ils ne l’en considéraient que davantage. En un mot, Maximov était un dominateur politique.

Le second soldat, en train de soigner ses pieds musculeux et rouges, était Antonov, le même Antonov le bombardier qui, jadis, en 1837, resté avec deux autres auprès d’un canon, sans secours, se replia en tirant devant un ennemi nombreux, et, malgré deux balles reçues dans la fesse, continuait à charger.

Depuis longtemps, il eût été maréchal-des-logis, n’eût été son caractère, disaient de lui les soldats. Et, de fait, il avait un singulier caractère : quand il n’était pas ivre, nul n’était plus tranquille, plus doux, plus rangé que lui ; mais quand il avait bu, il devenait un tout autre homme : il ne reconnaissait plus de supérieur ; il se battait, faisait tapage ; on n’en pouvait rien tirer. Pas plus tard que huit jours avant, il s’était enivré pendant la semaine grasse, et, malgré toutes les menaces et toutes les prières, malgré son attachement pour son canon, il but, fit les cent coups, jusqu’au premier lundi de carême ; tandis que, pendant tout le temps du carême, malgré l’ordre donné de manger gras, il ne s’était nourri que de biscuits ; même, pendant la première semaine, il avait refusé sa ration de vodka.

Du reste, il fallait voir cet homme, de petite taille, avec ses petites jambes en cerceau et son museau moustachu et luisant, lorsque, une fois ivre, il prenait entre ses mains une balalaïka, et que, regardant nonchalamment autour de lui, il jouait « la barinia »[1] ; ou bien lorsque, ayant négligemment jeté sur ses épaules son manteau, où ses décorations se balançaient, il passait dans la rue, les mains dans les poches de ses culottes. Il fallait voir son dédain d’artilleur pour tout ce qui n’était pas artilleur : Cosaques, Pandours, etc., pour comprendre qu’il jugeât impossible de ne pas se battre avec eux. Il se battait non pas tant pour son plaisir personnel que pour soutenir l’honneur militaire dont il se sentait un tenant.

Le troisième soldat, avec une boucle d’oreille et des moustaches hérissées, un brûle-gueule en porcelaine dans les dents, accroupi devant le feu, était le messager à cheval Tchikine. Tchikine le charmant garçon, comme l’appelaient les soldats, était un « loustic ». Gelât-il à pierre fendre, s’enfonçât-il dans la boue jusqu’aux genoux, restât-il deux jours sans manger, en campagne, à la revue, à l’exercice, le charmant garçon, toujours et partout, faisait rire par ses grimaces et ses contorsions, se démenant de telle sorte que tout le monde se roulait. À la halte comme au campement, un cercle de jeunes soldats se formait toujours autour de Tchikine : il jouait aux cartes avec eux, ou leur racontait quelque histoire de soldat rusé ou de mylord anglais, ou bien il singeait un Tartare ou un Allemand, ou faisait simplement des remarques qui provoquaient l’hilarité générale. Il est vrai que sa réputation de loustic était à tel point établie dans sa batterie qu’il n’avait qu’à ouvrir la bouche et à cligner de l’œil pour que tout le monde s’esclaffât. Et de fait, chez lui, le comique jaillissait, inattendu. En toutes choses, il savait voir quelque particularité à quoi un autre n’eût pas même songé ; et cette faculté de saisir en tout le côté ridicule résistait à toutes les épreuves.

Le quatrième soldat était un gamin d’assez piètre aspect, une recrue de la dernière levée, qui se trouvait en campagne pour la première fois. Il se tenait debout, en pleine fumée, et si près du brasier qu’il semblait que sa schouba usée allait prendre feu. Mais malgré tout, les pans écartés de sa schouba, sa pose tranquille et satisfaite, ses mollets saillants, témoignaient qu’il avait grand plaisir à se chauffer.

Enfin le cinquième soldat, qui se tenait un peu plus à l’écart du brasier, et se taillait un bâton, était l’oncle Jdanov. Jdanov était le plus vieux de la batterie. Il avait connu les autres soldats dès leur entrée au régiment, et tous, par une vieille habitude, l’appelaient « mon oncle ». On disait qu’il ne buvait ni ne fumait jamais, qu’il ne touchait pas aux cartes et ne jurait point. Toutes les heures que lui laissait le service, il les consacrait au métier de cordonnier. Les jours de fête, il allait aux églises quand il y en avait, sinon, il allumait un cierge d’un kopek devant une icône, et ouvrait son livre de psaumes, le seul dans lequel il pût lire. Il entretenait peu de rapports avec les soldats : froidement respectueux à l’égard de ceux qui, plus jeunes que lui, étaient ses supérieurs en grade, il avait peu d’occasions, ne buvant pas, de fréquenter ses égaux ; mais il affectionnait particulièrement les jeunes recrues. Il les protégeait en toutes circonstances, les conseillait et les aidait : tous le considéraient dans la batterie comme un capitaliste, parce qu’il possédait vingt-cinq roubles qu’il prêtait volontiers aux soldats vraiment besogneux.

Ce même Maximov, aujourd’hui maréchal-des-logis, me racontait que, dix ans auparavant, lorsqu’il arriva au corps, et que les vieux soldats buveurs avaient bu avec lui son argent, Jdanov, remarquant sa peine, l’appela, le tança vertement pour sa conduite, alla jusqu’à le battre, lui apprit comment doit vivre un soldat, et le renvoya avec une chemise (Maximov n’en ayant plus) et cinquante kopeks d’argent.

— Il a fait de moi un homme ! répétait souvent de lui Maximov, avec une expression de respect et de reconnaissance.

C’était lui aussi qui avait aidé Vélentchouk, un de ses protégés, lors du vol du manteau, et beaucoup d’autres encore pendant ses vingt-cinq ans de service.

On n’eût pas trouvé dans le corps soldat plus brave et qui sût mieux son métier. Mais il était trop modeste, il se mettait trop peu en avant pour être promu brigadier, bien qu’il fût déjà depuis quinze ans bombardier. La seule joie, l’unique passion de Jdanov, c’étaient les chansons. Il y en avait qu’il aimait davantage, et il réunissait autour de lui un cercle de chanteurs, choisis parmi les jeunes soldats ; quoiqu’il ne sût pas chanter, il demeurait avec eux, les mains dans les poches, les paupières closes, exprimant son ravissement par ses mouvements de tête et ses pommettes plissées. Je ne sais pas pourquoi j’ai toujours trouvé dans ce plissement des pommettes, remarqué chez d’autres encore que Jdanov, une singulière expression.

Sa tête toute blanche, ses moustaches noires bien astiquées, son visage basané et ridé lui donnaient, à première vue, l’aspect sévère et grave ; mais en examinant de plus près ses yeux ronds, surtout quand ils souriaient, — car ses lèvres ne riaient jamais, — quelque chose de doux, de presque enfantin vous frappait en lui.

IV

— Hé ! diable ! j’ai oublié mon brûle-gueule ! Quel malheur, mes frères ! reprit Vélentchouk.

— Que ne fumes-tu une cigharka[2], charmant garçon ? dit Tchikine en pinçant ses lèvres de côté et en clignant de l’œil. Moi, je ne fume pas autre chose à la maison. C’est bien plus doux.

Il va sans dire que tous éclatèrent de rire.

— Pourquoi aussi oublier ton brûle-gueule, intervint Maximov sans prendre garde à l’hilarité générale et d’un air de supérieur, en secouant contre sa paume le fourneau de sa pipe pour en faire tomber la cendre. Où diable étais-tu allé te fourrer, hé, Vélentchouk ?

Vélentchouk fit demi-tour vers lui, leva la main à la hauteur de son bonnet, mais la retira aussitôt.

— Tu n’as sans doute pas assez dormi hier, que tu dors tout debout ?… Il n’y a pas là de quoi vous féliciter.

— Déchire-moi sur place, Fedor Maximovitch, si j’ai pris une seule goutte dans ma bouche. Mais je ne sais pas moi-même comment ça s’est fait, répondit Vélentchouk. En quel honneur aurais-je bu ? murmura-t-il.

— À la bonne heure. C’est qu’il faut répondre de vous autres aux supérieurs, et voilà comment vous vous conduisez ! C’est dégoûtant, conclut l’éloquent Maximov d’un ton déjà radouci.

— Voilà une merveille, mes frères, continua Vélentchouk, après un silence d’une minute, en se grattant la nuque et sans s’adresser à personne en particulier. Parole, c’est une merveille ! Voilà seize ans que je suis au service, et c’est la première fois que cela m’arrive. Quand on a commandé de former les rangs pour l’appel, je me suis tenu prêt, je ne me sentais rien ; et voilà que tout à coup, près du parc, elle m’empoigne…, elle m’empoigne, elle me jette par terre, et rien à faire… Et comment je me suis endormi, c’est ce que je ne sais pas moi-même, mes frères. C’est la torpeur, sans doute, conclut-il.

— De fait, j’ai eu de la peine à te réveiller, dit Antonov en se mettant une botte. Comme je te secouais, comme je te secouais ! on eût dit une poutre.

— Ah ! vois-tu ? observa Velentchouck. J’aurais compris encore, si j’avais été ivre…

— Nous avions de même chez nous une baba, commença Tchikine. Elle est restée, on peut dire, bien deux ans sur le poêle, je crois. Voilà qu’un jour, en allant pour la réveiller, pensant qu’elle dormait, on la trouva morte. C’était une de ces torpeurs qu’elle avait aussi. Voilà ce qui arrive, charmant garçon

— Eh ! raconte donc, Tchikine, comment, pendant ton congé, tu jouais à l’homme important, fit Maximov en souriant, et en jetant un regard de mon côté, comme pour dire : « Tiendriez-vous à écouter un imbécile ? »

— Comment, Fedor Maximovitch ? interrogea Tchikine en me lançant de côté un rapide coup d’œil ; mais, on le sait bien. Je racontais ce que c’est que le Caucase.

— Oui, oui… Mais comment ? Pas tant de façons… Dis-nous donc comment tu commandais.

— On le sait bien, comment je commandais… On me demandait comment nous vivions, commença Tchikine, vivement, du ton d’un homme qui a déjà raconté plusieurs fois la même chose. Alors je disais que nous vivions bien, charmant garçon. Nous recevions les vivres qui nous étaient nécessaires : matin et soir, une tasse de chocolat pour chaque soldat ; à dîner une soupe de seigneur, de l’orge perlé ; en guise de vodka, du madère, du madère Duverrier… sans bouteille.

— Un fameux madère ! s’écria, plus fort que tous les autres, Vélentchouk, en éclatant de rire. Voilà un fameux madère !

— Eh bien ! et sur les Asiatiques, que racontais-tu ? poursuivit Maximov, quand l’hilarité générale se fut un peu calmée.

Tchikine se pencha vers le feu, prit, au moyen d’un morceau de bois, un charbon embrasé qu’il plaça sur le fourneau de son brûle-gueule, et, silencieusement, sans paraître remarquer l’attention et la curiosité provoquées parmi ses auditeurs, il aspira longtemps. Enfin, quand il eut avalé assez de fumée, il laissa tomber son charbon, et rejeta son bonnet encore plus en arrière ; puis, s’étant secoué, il continua avec un léger sourire :

— On demande aussi : « Comment, qu’il dit, est le Tcherkesse, là-bas ? qu’il dit : Ou bien est-ce le Turc, chez vous, au Caucase, que vous combattez ? » Alors je réponds : « Chez nous, le Tcherkesse, charmant garçon, n’a pas qu’un aspect. Il y en a de divers types. Ainsi, il y a des Tavlintsi, qui vivent dans des montagnes de pierres, et mangent des pierres en guise de pain. D’autres sont grands, que je leur dis, on dirait des solives ; ils ont un seul œil sur le front, et des bonnets rouges, qu’on dirait en feu. » Comme toi, par exemple, charmant garçon, ajouta-t-il en s’adressant à une jeune recrue, qui portait en effet un ridicule petit bonnet à calotte rouge.

Ainsi brusquement interpellé, le jeune soldat se tordit presque jusqu’à terre, puis, se frappant les genoux des mains, il éclata d’un tel rire et fut pris d’une telle toux, qu’il put à peine prononcer, d’une voix suffoquée :

— En voilà, des Tavlintsi !

— « On y voit encore des Moumri, leur disais-je, poursuivit Tchikine, en ramenant d’un geste son bonnet sur le front. Ceux-là sont jumeaux, pas plus hauts que ça ; ils vont toujours par deux, se tenant même par la main ; et ils courent si vite qu’un cavalier ne pourrait pas les atteindre. » — « Comment alors, mon petit, qu’il dit, comment alors, ces Moumri… est-ce qu’ils naissent comme ça, la main dans la main, ou quoi ? » disait Tchikine, d’une voix de basse, imitant la voix des moujiks. — « Oui, répondais-je, charmant garçon, ils sont comme ça de leur nature. Si tu leur déchires les mains, c’est comme les Chinois quand on leur arrache leur bonnet : le sang jaillit. » — « Et dis-moi, petit, comment se battent-ils ? » qu’il dit. — Mais voilà comment, lui répondais-je. « Quand ils t’ont saisi, ils t’ouvrent le ventre, prennent tes boyaux et les enroulent autour de ton bras. Ils enroulent, et toi tu ris, et tu ris si longtemps que tu en meurs… »

— Eh bien ! est-ce qu’ils te croyaient, Tchikine, demanda Maximov avec un léger sourire, tandis que les autres s’esclafaient.

— Ce sont vraiment de si drôles de gens, Fedor Maximovitch, qu’ils croient à toute espèce de choses, par Dieu ! à tout ce qu’on leur conte. Mais quand je me mis à leur parler de la montagne Kazbek, leur disant que de tout l’été la neige ne fondait pas, alors ils se moquèrent de moi, charmant garçon ! « Eh quoi donc, qu’il dit, petit, qu’est-ce que tu chantes là ? A-t-on jamais vu une grande montagne où la neige ne fondît pas ? Chez nous, petit, pendant la fonte des neiges, c’est sur les hauteurs que ça fond le plus vite ; tandis que, dans les vallées, ça reste plus longtemps… » Que voulez-vous ? conclut Tchikine en clignant de l’œil.

V


Le disque brillant du soleil, qui transparaissait à travers un brouillard d’un blanc laiteux, était déjà assez haut dans le ciel. L’horizon, d’un gris-lilas, peu à peu s’élargissait, bien que toujours borné par le mur blanc du brouillard. Devant nous, par delà la forêt éclaircie, s’ouvrait une assez grande plaine ; au loin s’étendait, tantôt noire, tantôt blanche ou lilas, la fumée des feux nombreux ; et d’étranges silhouettes remuaient dans les couches grises du brouillard. Plus loin encore, se montraient parfois des groupes de Tartares à cheval, et de temps à autre éclataient les détonations de nos carabines et de nos canons.

— Ce n’est pas encore la bataille, ce n’est qu’un amusement, disait le bon capitaine Khlopov.

Le commandant de la 9e compagnie des chasseurs, chargée de nous couvrir, s’approcha des pièces et, désignant trois cavaliers tartares qui passaient en ce moment à la lisière de la forêt, à six cents sagènes à peine de nous, me demanda, avec cette affection particulière des officiers de la ligne pour le canon, de leur lancer une grenade ou un obus.

— Voyez-vous, dit-il avec un sourire persuasif et bon, en étendant sa main au-dessus de mon dos, là-bas, où sont deux grands arbres ; le premier est en uniforme noir de Tcherkesse, et en voilà deux autres derrière. Voyez-vous ? Je vous en prie, ne serait-il pas possible…

— Et en voilà encore trois qui longent le bois, ajouta Antonov, qui avait la vue excellente.

Et s’approchant de nous, son brûle-gueule dissimulé derrière son dos, il poursuivit : — Voilà le premier qui sort sa carabine du fourreau. Je le vois parfaitement, Votre Noblesse.

— Vois-tu comme il a tiré, mes frères ; on voit encore la fumée blanche, dit Vélentchouk dans un groupe de soldats qui se tenaient un peu en arrière.

— Ah ! le gueux, c’est contre nos avant-postes qu’il tire ! remarqua un autre.

— Vois-tu, comme il en est sorti de la forêt ! Ils cherchent une place, sans doute pour établir une batterie, ajouta un troisième. Si on lançait une grenade dans le tas ; c’est pour le coup qu’ils cracheraient !…

— Et crois-tu que ça irait jusque-là, charmant garçon ? demanda Tchikine.

— Il doit y avoir cinq cents à cinq cent vingt sagènes tout au plus, dit Maximov froidement et comme se parlant à lui-même, quoiqu’on vît bien qu’à l’exemple des autres il mourût d’envie de tirer… En relevant l’obusier de quarante-cinq lignes, on pourrait frapper au beau milieu.

— Savez-vous si, en pointant dans le tas, on toucherait quelqu’un ? Voyez donc, ils viennent de se masser : c’est peut-être maintenant qu’il faudrait tirer, continuait l’insinuant commandant des chasseurs.

— Ordonnez-vous de pointer la pièce ? demanda d’une voix de basse, résolûment et avec une sorte de colère, le brigadier Antonov.

J’avoue que c’était là mon plus vif désir à moi-même, et je donnai l’ordre de pointer la deuxième pièce.

À peine avais-je parlé, qu’une grenade était déjà toute prête, et qu’Antonov, appuyé contre le flasque de l’affût, la main à son couvre-nuque, commandait la manœuvre de l’affût.

— Un tout petit peu à gauche… Une idée à droite… Encore, encore un petit peu…

C’est bien, dit-il d’un air d’orgueil, en s’écartant de l’obusier.

L’officier des chasseurs, moi, Maximov, l’un après l’autre, nous vînmes appliquer notre œil au point de mire, et tous nous fûmes d’un avis différent :

— Par Dieu ! ça va passer par-dessus, fit Vélentchouk en faisant claquer sa langue, bien qu’il n’eût regardé que par-dessus l’épaule d’Antonov et qu’il n’eût, par suite, aucune base d’appréciation. Pa…a…ar Dieu ? ça va frapper cet arbre, tout droit, mes frères.

— Feu ! commandai-je.

Les servants s’écartèrent et Antonov se rejeta de côté, pour voir le vol de l’obus. La mèche s’alluma et le cuivre tonna. Au même instant, nous étions couverts d’une fumée de poudre, et, dans le fracas formidable de la détonation, se distingua un son bourdonnant et métallique qui s’éloignait avec la vitesse de la foudre, et s’en alla mourir dans le lointain, au milieu du silence général.

Un peu en arrière du groupe des cavaliers, apparut une fumée blanche ; les Tartares s’éparpillèrent ; le bruit de la détonation arriva jusqu’à nous.

— Voilà qui est bien ! Comme ils se sauvent ! Vois-tu, ces diables, ils n’aiment pas ça ! disait-on dans les rangs des artilleurs et des fantassins.

— Si on avait pointé un peu plus bas, on aurait frappé juste au milieu, remarqua Vélentchouk. Je le disais bien, que ça toucherait l’arbre. Et voilà, c’est bien cela : ça est tombé à droite.

VI


Laissant les soldats pérorer entre eux sur la fuite des Tartares à la vue de la grenade, et sur les motifs de leur apparition, et sur leur nombre probable dans la forêt, je m’éloignai de quelques pas avec le commandant des chasseurs, et m’assis sous un arbre en attendant que le hachis offert par lui fût réchauffé.

Le commandant Bolkhov était un de ces officiers qu’on appelait dans le régiment des bonjourols[3]. Il avait du bien, avait servi dans la garde et parlait le français. Malgré cela, ses camarades l’aimaient. Il avait l’intelligence et le tact de porter une redingote pétersbourgeoise, de faire honneur à un bon dîner et de parler français sans trop froisser ses camarades.

Après avoir causé du temps, du service, et d’amis communs, après nous être communiqué mutuellement nos manières d’envisager les choses, nous en vînmes à une conversation plus intime. Au Caucase, lorsque deux officiers du même monde se rencontrent, la première question qui se présente à leur esprit est celle-ci : « Pourquoi êtes-vous ici ? » C’est à cette interrogation tacite que mon interlocuteur semblait vouloir répondre.

— Quand donc s’achèvera cette campagne ? me dit-il languissamment. Je m’ennuie.

— Moi, je ne m’ennuie pas, répondis-je. On s’ennuie encore plus en garnison.

— Oh ! oui, en garnison, dix mille fois plus, fit-il d’un ton irrité. Non, quand finira tout cela ?

— Que voulez-vous donc qui finisse ? demandai-je.

— Tout, absolument tout !… Eh bien ! Nikolaïev, le hachis est-il prêt ? ajouta-t-il.

— Pourquoi donc êtes-vous venu servir au Caucase, si le Caucase vous déplaît à ce point ?

— Savez-vous pourquoi ? répondit-il avec décision et franchise. Par tradition. Vous savez bien qu’en Russie il existe une étrange tradition sur le Caucase, une espèce de terre promise pour quiconque a eu des malheurs.

— Oui, c’est presque vrai : la plupart d’entre nous…

— Mais, voici qui est encore plus joli, interrompit-il ; nous tous, que la tradition pousse au Caucase, nous sommes déçus dans nos vues ; et décidément, je ne vois pas pourquoi, à cause d’un amour sans espoir ou de pertes d’argent, il faut venir au Caucase plutôt qu’à Kazan ou à Kalouga. On s’imagine en Russie que le Caucase est quelque chose de grandiose, avec ses glaces vierges et éternelles, ses torrents furieux, ses poignards, ses burnous, ses belles Tcherkesses. Tout cela semble imposant : mais, au fond, cela manque de charme. Si on savait seulement que jamais nous n’allons aux glaciers vierges, et qu’il n’y a là, d’ailleurs, rien de bien amusant, et que le Caucase est tout bonnement un pays divisé en provinces : celle de Stavropol, celle de Tiflis, etc…

— Oui, fis-je en riant ; en Russie, nous envisageons tous le Caucase autrement qu’ici. N’avez-vous jamais remarqué qu’en lisant des vers dans une langue assez peu familière on se les imagine plus beaux qu’ils ne sont en effet ?…

— Je ne sais pas trop, interrompit-il, mais ce Caucase m’assomme.

— Eh bien, non ! Pour moi le Caucase me semble bon, mais autrement…

— Possible qu’il soit bon, répliqua-t-il avec une sorte d’irritation. Ce que je sais, c’est qu’ici, au Caucase, moi-même je ne me sens pas bon.

— Et pourquoi donc ? demandai-je, pour dire quelque chose.

— Premièrement, parce qu’il m’a trompé. Tout ce que j’ai apporté au Caucase pour m’en guérir, je l’ai gardé, avec cette différence qu’auparavant tout se faisait sur une grande échelle, tandis qu’aujourd’hui c’est sur une échelle petite et sale, à chaque échelon de laquelle je rencontre des millions de petites misères, d’avanies, de bassesses… Secondement, parce que je me sens tomber chaque jour de plus en plus bas, moralement ; je me sens surtout incapable de faire face au service d’ici : je ne puis pas affronter le danger… Je ne suis pas brave, tout simplement.

Il s’arrêta et me regarda très sérieusement.

Bien qu’étrangement surpris par cet aveu tout spontané, je ne répondis rien, comme mon compagnon l’espérait visiblement, mais j’attendais qu’il revînt sur ses paroles, ainsi qu’il arrive toujours dans ces occasions.

— Savez-vous, je suis aujourd’hui au feu pour la première fois, poursuivit-il. Et vous ne pouvez vous figurer en quel état je me trouvais hier. Quand le sergent-major me transmit l’avis que ma compagnie était comprise dans la colonne, je devins blanc comme un linge, et, de l’émotion, je ne pouvais proférer une parole. Si vous saviez quelle nuit j’ai passée ! S’il était vrai que la peur blanchisse les cheveux, je devrais aujourd’hui être complètement blanc. Il est bien probable que nul condamné à mort ne souffre dans sa dernière nuit comme j’ai souffert. Maintenant encore, bien que je me sente un peu mieux que cette nuit, il se passe quelque chose ici dedans, ajouta-t-il en désignant sa poitrine. Ce qui est ridicule, reprit-il, c’est qu’avec le terrible drame qui se joue ici on mange du hachis aux oignons, et l’on assure s’amuser beaucoup… Y a-t-il du vin, Nikolaïev, dit-il dans un bâillement.

— C’est lui, mes frères, fit en ce moment la voix enthousiaste d’un soldat.

Et tous les yeux se tournèrent vers la lisière de la forêt.

Au loin, étalé et emporté par le vent, s’élevait un nuage bleuâtre de fumée. Quand j’eus compris que c’était un coup de canon tiré sur nous par l’ennemi, tout ce qui se trouvait à portée de mes regards revêtit soudain le caractère d’une grandeur nouvelle : et les fusils en faisceaux, et la fumée des feux, et le bleu du ciel, et le vert de l’affût, et le visage basané et moustachu de Nikolaïev. tout me semblait dire que le boulet, déjà émergé de la fumée et volant en ce moment dans l’espace, allait peut-être venir frapper ma poitrine.

— Où avez-vous acheté ce vin ? demandai-je nonchalamment à Bolkhov, pendant qu’au fond de mon âme parlaient distinctement, avec une force égale, deux voix : l’une : « Seigneur, reçois mon âme dans ta paix ! » L’autre : « J’espère ne pas me baisser et sourire tout le temps, lorsque passera le boulet. » Et au même instant, au-dessus de ma tête, siffla quelque chose de terriblement désagréable, et à deux pas de nous vint s’abattre le boulet.

— Voilà, si j’étais Napoléon ou Frédéric le Grand, dit en ce moment Bolkhov en se tournant vers moi avec un sang-froid parfait, j’aurais fait certainement quelque jolie phrase.

— Mais vous venez d’en dire une, répondis-je en dissimulant avec peine le trouble produit sur moi par le danger passé.

— Et qu’importe ce que j’ai dit ? personne ne le notera.

— Eh bien ! moi, je le noterai.

— Eh bien ! si même vous le notez, ce sera pour le critiquer, comme dit Mistchenkov, ajouta-t-il avec un sourire.

— Pfou ! le maudit, dit en ce moment derrière nous Antonov, en crachant de côté avec humeur. Encore un peu, il m’écorchait les aubes.

Tous mes efforts pour affecter le sang-froid, et toutes nos phrases de commande me semblèrent tout à coup insupportablement bêtes après cette exclamation sincère.

VII


L’ennemi, en effet, avait établi ses canons sur l’emplacement reconnu par les cavaliers tartares ; et, à chaque vingt ou trente minutes, il lançait un obus contre nos pionniers. Ma batterie fut envoyée en avant dans la clairière, avec ordre de riposter. Là-bas, à la lisière de la forêt, on voyait une petite fumée, on entendait une détonation, un sifflement, et l’obus tombait devant ou derrière nous. Le tir de l’ennemi était heureusement mal dirigé et nous n’avions pas à déplorer de pertes.

Les artilleurs, comme toujours, se comportaient crânement. Ils chargeaient vivement, pointaient avec soin du côté de la fumée, et plaisantaient tranquillement entre eux. Les fantassins chargés de nous couvrir, dans une immobilité silencieuse, étendus par terre, attendaient leur tour. Les pionniers poursuivaient leur besogne : les coups de hache retentissaient dans la forêt, plus forts et plus drus. Seulement, quand sifflait un obus, tout se taisait soudain ; du milieu du silence, s’élevaient des cris inquiets : « Prenez garde, enfants ! » et tous les yeux se tournaient vers le boulet, qui ricochait contre les feux et les branches coupées. Le brouillard avait monté, et, prenant la forme des nuages, il s’évanouissait peu à peu dans le bleu sombre du ciel. Le soleil, dégagé, étincelait, joyeusement reflété par l’acier des baïonnettes, le cuivre des pièces, le sol qui dégelait, et les paillettes de givre. On sentait dans l’air la fraîcheur glacée du matin en même temps que la tiédeur d’un soleil printanier ; des milliers de couleurs et d’ombres différentes s’entremêlaient parmi les feuilles sèches de la forêt. Sur la route luisante, apparaissaient nettement des traces de roues et de clous de sabots de cheval.

Les mouvements de la troupe devenaient de plus en plus vifs. De tous côtés s’élevaient, plus fréquentes, les petites fumées bleuâtres des détonations.

Les dragons, avec des rubans aux lances, s’élançaient en avant. Dans la ligne des voix chantaient et l’obose[4] chargé de bois se formait à l’arrière-garde. Le général s’approcha de notre batterie et ordonna de battre en retraite.

L’ennemi, se dissimulant derrière les arbustes, à notre flanc gauche, se mit à nous harceler de sa fusillade. Du côté gauche de la forêt, une balle siffla et vint frapper un affût, puis une autre, puis une troisième. Nos fantassins, étendus auprès de nous, se levèrent bruyamment, prirent leurs fusils et entrèrent en scène.

La mousqueterie augmentait, et les balles volaient de toutes parts. La retraite commença, c’est-à-dire la véritable bataille, comme il arrive toujours au Caucase.

Il était visible que les artilleurs n’étaient pas plus enchantés des balles qu’auparavant les fantassins des obus. Antonov se renfrognait ; Tchikine imitait en raillant le sifflement des balles ; mais on voyait bien qu’il n’en était pas charmé. De l’une il disait : « En voilà une qui est pressée ! » Une autre, il l’appelait « une abeille » ; une troisième, qui passait lentement au-dessus de nous, avec une sorte de gémissement plaintif, il la qualifia d’« orpheline », ce qui provoqua une hilarité générale.

La jeune recrue, encore novice, penchait la tête de côté à chaque balle, en ployant son cou ; cela fit rire aussi les soldats : « Tu la connais donc, disaient-ils, que tu la salues ? »

Vélentchouck lui-même, si indifférent d’habitude au danger, éprouvait un malaise : il ne cachait pas son irritation de ce que nous ne lancions pas des obus du côté d’où venaient les balles.

— Eh bien ! pourquoi nous fusille-t-il impunément ? Si on tournait vers lui la gueule d’un obusier, et qu’on lui administrât une bonne volée de mitraille, il se tairait, bien sûr ! ne cessait-il de répéter d’une voix bourrue.

Effectivement, il était temps de riposter. J’ordonnai de lancer une dernière grenade, puis de charger à mitraille.

— La mitraille ! cria dans la fumée Antonov d’un ton décidé, en s’approchant de la pièce avec l’écouvillon, aussitôt après le lancement de la grenade.

À ce moment, derrière moi, tout près, j’entendis le bourdonnement d’une balle interrompu soudain par un coup sec. Mon cœur se serra.

— « Il me semble qu’un des nôtres vient d’être atteint », pensai-je.

Mais en même temps, sous l’influence d’un sentiment pénible, j’avais peur de me retourner. En effet, aussitôt après le bruit sec, j’entendis la chute lourde d’un corps, et un « Oh ! oh ! » de gémissement d’un blessé. — Je suis touché, mes frères, articula péniblement une voix que je reconnus.

C’était Vélentchouk. Il était étendu sur le dos, entre l’avant-train et le canon. Son sac était rejeté de côté, son front saignait, et le long de son œil droit et de son nez ruisselait un flot rouge et épais. C’était au ventre qu’il avait été blessé, mais on y voyait peu de sang ; son front, il l’avait meurtri, en tombant, contre une souche.

Tout cela, je ne le remarquai que bien après ; au premier moment, je ne distinguai qu’une masse confuse et, à ce qu’il me semblait, beaucoup de sang.

Aucun des servants qui chargeaient la pièce ne prononça une parole. Seule, la jeune recrue murmura quelque chose comme : « Vois-tu ? jusqu’au sang ! » tandis qu’Antonov étouffait un « hum ! » de colère. Mais tout révélait que la pensée de la mort hantait l’âme de chacun. On redoublait d’activité ; le canon était chargé en un clin d’œil, et l’homme qui apportait la mitraille faisait le tour de l’endroit où le blessé continuait à gémir.

VIII


Quiconque a pris part à un engagement a sans doute éprouvé cet étrange sentiment de dégoût illogique, mais très puissant, à l’encontre de l’endroit où quelqu’un a été tué ou blessé. C’est à ce sentiment que cédèrent mes soldats, lorsqu’il fallut soulever Vélentchouk et le transporter sur une charrette qui venait d’arriver.

Jdanov s’approcha avec humeur du blessé, et, malgré ses cris qui redoublaient, il le souleva par les aisselles.

— Qu’avez-vous à rester immobiles ? Empoignez-le, cria-t-il.

Et aussitôt le blessé fut entouré d’une dizaine d’hommes. Mais à peine l’avait-on déplacé, que Vélentchouk se mit à pousser des cris terribles et à se débattre.

— Qu’as-tu donc à crier comme un lièvre ? dit Antonov en lui maintenant rudement la jambe. Si tu continues, nous te plantons là. Le blessé se tut en effet ; il répétait seulement de temps à autre :

— Oh ! ma mort ! Oh ! mes frères !

Et lorsqu’il eut été hissé sur la charrette, il cessa même de geindre, et je l’entendis causer avec ses camarades d’une voix faible, mais très distincte. Il semblait leur faire ses adieux.

Dans le feu de l’action, nul n’aime à regarder un blessé. Instinctivement, je m’empressai de m’éloigner de ce spectacle ; je donnai l’ordre de le transporter à l’ambulance et me dirigeai du côté des obus.

Mais, quelques instants après, on m’annonça que Vélentchouk me demandait : je me rendis auprès de lui.

Au fond de la charrette, s’accrochant des mains aux deux ridelles, gisait le blessé. Son visage, large et fleuri de santé, avait changé en quelques secondes. Il semblait maigri et vieilli de plusieurs années. Ses lèvres étaient minces, pâles, crispées ; à l’expression mobile et vague de ses yeux avait succédé un éclat serein et tranquille ; sur son front et son nez ensanglantés, la mort imprimait déjà sa griffe. Malgré l’insupportable douleur que lui causait chacun de ses mouvements, il demanda qu’on retirât de sa jambe gauche son tcherès[5] avec l’argent.

Je fus péniblement impressionné par la vue de la chair nue et blanche de sa jambe saine, lorsqu’après lui avoir ôté la botte, on lui dénoua son tcherès.

— Il y a là trois roubles et demi, me dit-il, pendant que je prenais son tcherès dans mes mains. Vous les conserverez.

Comme la charrette se mettait en route, il l’arrêta.

— J’ai commencé un manteau pour le lieutenant Soulimovsky ; il m’a donné deux roubles ; j’ai acheté pour un rouble et demi de boutons. Rendez.

— C’est bien, c’est bien, fis-je. Guéris, frère !

Il ne me répondit pas ; la charrette s’ébranla. Il se remit à geindre et à se plaindre d’une voix qui fendait l’âme. Comme un homme affranchi des soucis de ce monde, il ne trouvait plus nécessaire de se retenir et se soulageait ainsi.

IX


— Où vas-tu ? reviens donc ! criai-je à la jeune recrue qui, avec son boute-feu de réserve sous le bras et un bâton à la main, s’en allait tranquillement derrière la charrette qui emmenait le blessé.

Mais l’autre détourna paresseusement la tête vers moi, grommela quelque chose, et poursuivit son chemin ; je dus envoyer un soldat pour le faire venir.

Il ôta son petit bonnet rouge et, avec un sourire niais, il me regardait.

— Où allais-tu ? lui demandai-je.

— Au campement.

— Et pourquoi ?

— Et comment donc ? Puisqu’on a blessé Vélentchouk !… dit-il avec un nouveau sourire.

— Et qu’est-ce que cela te fait, à toi ? Tu dois rester ici !

Il me considéra avec étonnement. Puis, se retournant tranquillement, il remit son bonnet et revint à son poste.

L’engagement s’était heureusement terminé, les Cosaques ayant fait une belle charge et ramené trois prisonniers tartares. La ligne avait achevé sa provision de bois et n’avait eu que six hommes blessés. Dans l’artillerie Vélentchouk seul avec deux chevaux avaient été mis hors de combat. En revanche la forêt avait été coupée sur un espace de trois verstes ; là où régnait auparavant un fouillis compacte, s’ouvrait une large clairière, couverte de brasiers fumants et sillonnée par la cavalerie et la ligne qui regagnaient leur campement.

Bien que l’ennemi n’eût cessé de nous poursuivre de sa canonnade et de sa mousqueterie jusqu’à la petite rivière et au cimetière traversés par nous le matin, la retraite s’opéra sans encombre.

Je commençais déjà à rêver des stchi[6] et de la côte de mouton au kacha[7] qui m’attendaient au quartier, lorsqu’arriva un ordre général de construire sur la rivière une redoute, et d’y laisser, jusqu’au lendemain, le 3e bataillon du régiment K*** et un peloton de la 4e batterie.

Les charrettes chargées de bois et de blessés, les Cosaques, l’artillerie, la ligne, avec le fusil à l’épaule et des bûches sur le dos, défilèrent devant nous, bruyamment, en chantant. Tous les visages rayonnaient d’une joie animée, — conscience du danger bien passé, certitude du repos.

Nous seuls, avec le 3e bataillon, nous devions ajourner jusqu’au lendemain ces agréables sensations.

X


Pendant que nous autres, artilleurs, nous étions occupés à nos pièces, remettant en état les avant-trains et les caissons, la ligne formait les faisceaux, allumait des feux, construisait des cabanes avec des branches et des pailles de maïs, et cuisait le kacha.

Il commençait à faire nuit. Sur le ciel se traînaient des nuages bleuâtres ; le brouillard se résolvait en bruine, mouillant la terre et les manteaux des soldats. L’humidité que je sentais pénétrer dans mes bottes et derrière mon cou, le mouvement, l’interminable conversation à laquelle je ne prenais aucune part, la boue gluante dans laquelle je piétinais, mon estomac vide, tout cela m’affectait péniblement et désagréablement après cette journée de fatigues physiques et morales.

Vélentchouk ne me sortait pas de la tête : toute la simple histoire de sa vie de soldat obsédait malgré moi mon imagination. Ses derniers moments avaient été aussi sereins, aussi paisibles que toute sa vie entière. Il avait vécu trop simplement, trop honnêtement, pour que sa foi sincère en la vie future se fût ébranlée à l’instant suprême.

— Votre Santé, dit Nikolaïev en s’approchant de moi, veuillez bien vous rendre chez le capitaine, il vous invite à prendre le thé.

Me frayant avec peine un chemin à travers les faisceaux de fusils et les brasiers, je suivis Nikolaïev chez Bolkhov, songeant avec plaisir au verre de thé chaud et à la joyeuse causerie qui allaient dissiper mes mornes pensées.

— Eh bien ! tu l’as trouvé ? fit la voix de Bolkhov dans l’intérieur d’une cabane de maïs éclairée.

— Je l’amène, Votre Noblesse, répondit Nikolaïev d’une voix de basse.

Dans la cabane, sur un burnous sec, était assis Bolkhov, déboutonné, son manteau rejeté loin de lui. À ses côtés bouillait un samovar, des victuailles s’étalaient sur un tambour. Une baïonnette, fichée en terre, supportait une chandelle.

— Comment trouvez-vous cela ? dit-il en considérant avec fierté le confort de son intérieur.

On se sentait, en effet, si bien dans la cabane que, devant le thé, j’oubliai complètement et l’humidité, et l’obscurité, et la blessure de Vélentchouk. Nous parlâmes de Moscou, et de sujets sans rapport aucun avec la guerre du Caucase.

Après une de ces minutes silencieuses, qui parfois coupent les conversations les plus animées, Bolkhov me regarda tout à coup avec un sourire.

— Je pense que notre entretien de ce matin a dû vous sembler très étrange.

— Non, pourquoi ? Il m’a paru seulement que vous étiez trop franc : il est des choses que nous savons tous et dont il n’est pas toujours bon de parler.

— Pourquoi pas ? S’il existait le moindre moyen d’échanger cette vie contre une autre, même la plus banale et la plus pauvre, je n’hésiterais pas un moment.

— Pourquoi ne pas retourner en Russie ? lui dis-je.

— Pourquoi ! répéta-t-il. Oh ! voilà bien longtemps que j’y songe. Seulement, je ne peux pas retourner en Russie avant d’avoir reçu les ordres de Sainte-Anne et de Vladimir, Sainte-Anne au cou avec le grade de major, comme je me le suis proposé en partant.

— Et pourquoi donc ? si vous vous sentez incapable, comme vous dites, de servir au Caucase.

— Mais puisque je me sens encore plus incapable de retourner en Russie comme j’en suis venu ! C’est encore une de ces légendes répandues chez nous par Passek, Slieptsov et les autres, à savoir qu’il suffit de venir au Caucase pour être comblé de récompenses. Là-bas, tous attendent pour nous monts et merveilles, tandis que j’ai beau être ici depuis deux ans et avoir fait deux campagnes, je n’ai rien reçu du tout. Mais, en dépit de tout, j’ai un tel amour-propre que je veux demeurer ici jusqu’à ce que je sois major, jusqu’à ce que j’aie au cou Sainte-Anne et Vladimir. Je suis déjà si encrassé, que je me sens tout bouleversé lorsqu’on donne une récompense à quelque Gnilokichkine, et rien à moi. Et puis, comment me montrer là-bas à mon staroste, le marchand Kotelnikov, à qui je vends mon blé, à ma tante de Moscou, à tout ce monde, après deux ans de séjour au Caucase sans la moindre récompense ? Il est vrai que je ne veux même pas connaître ces gens-là, et il n’est pas moins vrai qu’ils n’ont pas davantage cure de moi ; mais l’homme est ainsi fait, que tout en me refusant à les connaître, c’est à eux que je sacrifie le bonheur de ma vie et tout mon avenir.

XI


À ce moment on entendit au dehors la voix du commandant du bataillon.

— Avec qui êtes-vous, Nikolaï Fédorovitch ?

Bolkhov me nomma, et aussitôt pénétrèrent dans la cabane trois officiers : le major Kirsanov, son aide-de-camp et le capitaine Trossenko.

Kirsanov était un homme petit et gros, avec de minces moustaches noires, des joues fleuries et des yeux émérillonnés. Ces yeux constituaient le trait marquant de sa physionomie. Quand il riait, il n’en restait que deux petites étoiles humides, qui contribuaient, avec ses lèvres tendues et son cou allongé, à lui donner une étrange expression de stupidité.

Kirsanov gardait au régiment une excellente tenue ; ses subordonnés ne le détestaient pas, ses supérieurs l’estimaient, malgré l’opinion générale qui lui attribuait une médiocre intelligence. Il connaissait à fond son service, se montrait ponctuel et zélé, avait toujours de l’argent, une voiture à lui, un cuisinier, et affectait de l’orgueil avec assez de naturel.

— De quoi donc parliez-vous, Nikolaï Fedorovitch ? dit-il, en entrant, à Bolkhov.

— Mais des agréments du service au Caucase.

En ce moment Kirsanov me remarqua, simple juncker. Voulant me faire sentir son importance, il demanda, comme s’il n’eût pas entendu la réponse de Bolkhov, et les yeux sur le tambour :

— Eh bien ? Êtes-vous fatigué, Nikolaï Fedorovitch ?

— Non, mais nous…, allait continuer Bolkhov.

Mais la dignité de commandant de bataillon exigea sans doute une nouvelle interruption et une nouvelle question :

— N’est-ce pas que l’affaire d’aujourd’hui a été bonne ?

L’aide-de-camp était un jeune sous-lieutenant, un juncker nouvellement promu, timide et doux, avec un visage honteux, sympathique et bon enfant. Je l’avais déjà vu chez Bolkhov ; le jeune homme venait souvent chez lui : il saluait, s’asseyait dans un coin et gardait le silence pendant des heures entières, roulait des cigarettes, les fumait, puis se levait et partait.

C’était le fils d’un gentilhomme pauvre ; il avait pris la carrière militaire comme la seule compatible avec son instruction, et il estimait par-dessus tout au monde son grade d’officier. Ce type reste bon enfant et sympathique malgré ses attributs ridicules : blague, robe de chambre, guitare, brosse à moustache, que nous sommes habitués à lui voir.

Dans le régiment, on prétendait que l’aide-de-camp se vantait de se montrer, envers son ordonnance, « sévère mais juste ». On prétendait encore qu’il aimait à dire : « Je punis rarement, mais quand on m’y oblige, malheur ! » Et un jour que son ordonnance, étant ivre, dévalisa et alla jusqu’à insulter son barine, on racontait qu’il avait lui-même mené le coupable à la salle de police, ordonné de tout préparer pour le châtiment, mais qu’à la vue des préparatifs il s’était troublé, à tel point qu’il ne put que proférer ces paroles : « Eh bien ! tu vois… Je le pourrais !… » Et, de plus en plus troublé, il s’était sauvé chez lui. — Depuis ce moment, il n’osait plus regarder dans les yeux son ordonnance Tchernov.

Ses camarades ne cessaient de le taquiner à ce sujet ; et plusieurs fois j’entendis le brave garçon protester et assurer, en rougissant jusqu’aux oreilles, qu’il n’y avait rien de vrai dans cette histoire.

Le troisième personnage, le capitaine Trossenko, était un vieux Caucasien, dans toute la force du terme, c’est-à-dire un homme pour qui sa compagnie était devenue sa famille, la forteresse où résidait l’état-major son pays, et les chanteurs du régiment sa seule distraction ; un homme pour lequel tout ce qui n’était pas le Caucase ne méritait que le mépris et était presque indigne d’exister, tandis que tout ce qui était le Caucase se divisait en deux parties : la nôtre, et la leur.

Il aimait la première, il haïssait la seconde de toutes les forces de son âme. C’était un homme d’un courage tranquille et aguerri, d’une bonté rare dans ses rapports avec ses camarades et ses subordonnés, et d’une franchise rude jusqu’à l’insolence, sans apparence de raison, à l’égard des aides-de-camp et des « bonjourols ».

En entrant dans la cabane, il manqua de crever le toit de la tête : puis il s’affaissa tout à coup et s’assit par terre :

— Eh bien !… dit-il.

Et remarquant soudain un visage inconnu, il s’interrompit en fixant sur moi ses yeux voilés.

— De quoi parliez-vous donc ? questionna le major en tirant sa montre pour regarder l’heure, quoiqu’il n’en eût évidemment pas besoin.

— Mais voilà ; il me demandait pourquoi je reste ici au service.

— Mais c’est évident : Nikolaï Fedorovitch veut se distinguer au Caucase et s’en retourner ensuite chez lui.

— Eh bien ! Abram Iliitch, et vous donc, pourquoi servez-vous au Caucase ?

— Moi ? parce que, d’abord, savez-vous, répondit le major, nous devons tous servir comme le devoir nous le commande… Quoi ? ajouta-t-il, bien que personne n’eût parlé… Hier, j’ai reçu une lettre de Russie, Nikolaï Fedorovitch, continua-t-il, visiblement désireux de changer la conversation. On m’écrit que… oh ! les étranges questions qu’on m’adresse !

— Et quelles sont donc ces questions ? demanda Bolkhov.

Il se mit à rire.

— Des questions vraiment étranges… On m’écrit pour me demander si la jalousie peut exister sans l’amour… Quoi ? interrogea-t-il en nous regardant tour à tour.

— Voyez-vous cela ? dit avec un sourire Bolkhov.

— Oui ; savez-vous, on est bien en Russie, poursuivit-il, comme si ses phrases eussent été logiquement déduites. Quand j’étais à Tambov, en 1852, on m’accueillait alors comme si j’eusse été quelque aide-de-camp impérial. Me croirez-vous, au bal du gouverneur, quand je fis mon entrée, savez-vous… on me reçut à merveille. Mme la Gouverneresse, savez-vous, m’entretint elle-même, me questionnant sur le Caucase, et tout le monde ainsi… que je ne savais pas… On regardait mon sabre en or, comme si c’eût été une rareté ; on me demandait pourquoi j’avais reçu ce sabre, pourquoi Sainte-Anne, pourquoi Vladimir ; et moi je leur racontais… Quoi ? voilà par quel côté le Caucase est bon, Nikolaï Fedorovitch, continua-t-il sans attendre une réponse… Nous autres, les Caucasiens, nous sommes vus d’un bon œil ; un jeune homme, savez-vous, déjà officier de marque, avec Sainte-Anne et Vladimir, c’est quelque chose en Russie… Quoi ?

— Et puis, vous avez sans doute quelque peu brodé, je pense, Abram Iliitch ? dit Bolkhov.

— Hi ! Hi ! répondit le major, avec son rire naïf. C’est forcé, savez-vous. Oui… et puis j’ai bien mangé pendant ces deux mois.

— Est-on bien en Russie ? demanda Trossenko au jeune sous-lieutenant, en parlant de la Russie comme il eût parlé de la Chine et du Japon.

— Oui ! Et ce que nous avons bu de Champagne, en deux mois, c’est effrayant ! continua le major Kirsanov.

— Vous autres, fit Trossenko, vous avez sans doute bu de la limonade. Si ç’avait été moi, on aurait vu comment boit un Caucasien. Nous aurions soutenu notre renommée. J’aurais montré comment il faut boire… Hein ! Bolkhov ? ajouta-t-il.

— Mais, toi, oncle, voilà déjà plus de dix ans que tu es au Caucase, dit Bolkhov… Te rappelles-tu ce qu’a dit Ermolov, qu’Abram Iliitch n’est ici que depuis six ans ?

— Comment, dix ? Bientôt seize ?… se récria Trossenko. Ordonne donc, Bolkhov, qu’on nous serve à boire. Comme il fait humide ! Brrr !… Hein ? ajouta-t-il en souriant. Buvons un coup, major !

Mais le major n’était pas content d’être ainsi apostrophé par le vieux capitaine. Maintenant, il se renfermait en lui-même et se dérobait derrière sa dignité. Il se mit à chantonner, et, de nouveau, consulta sa montre.

— Eh bien ! moi, je n’irai jamais plus là-bas, continua Trossenko, sans prendre garde à l’air renfrogné du major. J’ai même désappris de marcher et de parler à la russe. On dirait de moi : « Quel étrange animal nous arrive ? » Bref, l’Asie, n’est-ce pas, Nikolaï Fedorovitch ! D’ailleurs, qu’irais-je faire en Russie ? Je finirai bien par être tué ici. On demandera… « Où est Trossenko ? — Tué. » Que ferez-vous alors de la 8e compagnie… Hein ? ajouta-t-il en s’adressant de nouveau au major.

— Qu’on envoie l’officier de service au bataillon, criait Kirsanov, sans répondre au capitaine, bien que, j’en étais sûr, il n’eût aucun ordre à donner… Et vous, j’espère que vous voilà content d’être en double solde, dit, après un silence, le major à l’aide de camp.

— Comment donc ? Très content.

— Je trouve que notre solde est maintenant fort jolie, Nikolaï Fédorovitch, continua Kirsanov. Un jeune officier peut vivre aujourd’hui très convenablement, et même se permettre quelques fantaisies.

— Non vraiment, Abram Iliitch, dit timidement l’aide-de-camp. Il est vrai que la solde est double…, mais il faut pourtant avoir un cheval…

— Que me dites-vous là, jeune homme ? J’ai été sous-lieutenant moi aussi, et je sais ce que c’est. Croyez-moi, avec un peu d’ordre, on peut très bien vivre. Voilà : comptons, ajouta-t-il en pliant le petit doigt de sa main gauche.

— Nous mangeons toujours notre solde d’avance, et voilà tout le compte, dit Trossenko en avalant un petit verre de vodka.

— Eh ! bien alors, qu’est-ce que vous voulez ?… Quoi ?…

À ce moment, dans l’ouverture de la cabane, apparut une tête blanche, au nez épaté ; et une voix criarde articula avec un accent allemand :

— Vous êtes ici, Abram Iliitch ? L’officier de service vous cherche.

— Entrez, Krafft, dit Bolkhov.

Une longue silhouette, vêtue de l’uniforme de l’état-major, se glissa dans la cabane, et se mit à serrer chaleureusement la main à chacun de nous.

— Ah ! cher capitaine, vous voilà, vous aussi, fit-il en s’adressant à Trossenko. Le nouvel arrivant, malgré la pénombre, se faufila jusqu’auprès du capitaine, et, au grand étonnement et mécontentement de ce dernier, l’embrassa sur les lèvres. « C’est un Allemand qui veut faire le bon camarade », pensai-je.

XII


Ma supposition se confirma aussitôt. Le capitaine Krafft demanda de la vodka, qu’il appelait de son nom populaire de horilka, fit un bruyant hem ! et renversa sa tête en avalant son verre.

— Eh bien ! Messieurs, avons-nous assez cheminé aujourd’hui par les plaines de la Tchetchna… ! commença-t-il.

Mais en apercevant l’officier de service, il se tut aussitôt en laissant au major le temps de donner ses ordres

— Eh bien ! avez-vous inspecté les avant-postes ?

— Inspecté.

— Et le mot d’ordre est-il donné ?

— Donné.

— Alors transmettez l’ordre aux commandants de compagnie de redoubler de prudence.

— Bien.

Le major cligna des yeux et demeura songeur.

— Dites aussi que les hommes peuvent préparer leur kacha.

— Ils le préparent.

— C’est bien ; vous pouvez vous retirer.

— … Donc, nous en étions à compter les frais d’un officier, continua le major avec un sourire bienveillant à notre adresse. Faisons le compte. Il vous faut une redingote et une paire de pantalons… n’est-ce pas ? Oui… mettons pour cela cinquante roubles tous les deux ans, par conséquent vingt-cinq roubles par an pour l’habillement. Plus la nourriture, deux abas[8]… n’est-ce pas ?

— Oui, c’est même beaucoup.

— Comptons-les tout de même. Plus, un cheval avec la selle, trente roubles par an d’entretien. C’est tout. Donc nous avons compté vingt-cinq, plus cent vingt, plus trente ; ça nous fait cent soixante-quinze roubles. Il vous reste donc pour vos menus plaisirs, pour le sucre, le thé et le tabac, une vingtaine de roubles. Vous voyez bien, n’est-ce pas, Nikolaï Fédorovitch ?

— Non, permettez, Abram Iliitch, dit timidement l’aide-de-camp. Il ne reste rien pour le thé et le sucre. Vous comptez qu’un uniforme dure deux ans, tandis qu’ici, en campagne, on manque toujours de pantalons. Et les bottes ? J’en use une paire par mois. Et le linge, chemises, serviettes, essuie-mains, et les dessous. Tout ça, il faut bien l’acheter. À bien faire le compte, il ne reste rien. Parole, Abram Iliitch.

— Oui, porter des dessous, c’est très bien, fit Krafft après un moment de silence, en prononçant le mot « dessous » avec une intonation caressante. C’est simple, vous savez, c’est russe.

— Je vous ferai observer, dit Trossenko, que de quelque manière qu’on fasse le compte, il en ressortirait que nous n’aurions plus, nous autres, qu’à déposer notre râtelier sur l’étagère[9]. Tandis qu’en réalité nous vivons fort bien, prenant du thé, fumant du tabac, buvant de la vodka. Quand tu auras servi aussi longtemps que moi, continua-t-il en s’adressant au sous-lieutenant, tu sauras vivre, toi aussi. Vous savez, Messieurs, comment il traite ses ordonnances ?

Et Trossenko, avec un éclat de rire, raconta l’histoire du sous-lieutenant et de son ordonnance, quoique nous l’eussions déjà entendue plus de mille fois.

— Qu’as-tu donc, frère, à me regarder comme une rose ? poursuivit-il en se tournant vers le sous-lieutenant qui rougissait, suait et souriait à faire pitié… Ça ne fait rien, frère ; moi aussi, j’étais comme toi ; et vois maintenant quel gaillard je suis devenu. Laissez-donc quelques lurons venir de Russie, — nous en avons vu de tels, — ils en auront des spasmes, des rhumatismes ; et moi, c’est ici que je fixe ma demeure ; c’est ici ma maison, mon lit et le reste. Tu vois bien ?

À ce moment il but un autre verre de vodka.

— Hein ? fit-il en regardant fixement Krafft dans les yeux.

— Voilà mes hommes, voilà véritablement un vieux Caucasien. Permettez-moi de serrer votre main.

Et Krafft, nous bousculant, se fraya un passage vers Trossenko, lui prit la main et la secoua vivement.

— Oui, nous pouvons dire que nous en avons vu de belles ici, dit-il. En 1845… vous y étiez sans doute, n’est-ce pas, capitaine ?.. Vous rappelez-vous la nuit du 12 au 13, que nous avons passée, la boue jusqu’aux genoux, et le lendemain nous avons attaqué la redoute. J’étais alors près du commandant en chef, nous avons enlevé, dans une seule journée, quinze retranchements, vous rappelez-vous, capitaine ?

Trossenko fit de la tête un signe d’assentiment, et, avançant sa lèvre inférieure, il ferma les paupières.

— Eh bien ! voyez-vous… poursuivit Krafft très animé, en gesticulant hors de propos et en s’adressant au major.

Mais le major, qui avait déjà sans doute entendu plus d’une fois cette histoire, le regarda d’un air si indifférent, si vague, que Krafft se détourna de lui et se tourna vers moi et Bolkhov, en nous considérant tour à tour. Quant à Trossenko, Krafft ne jeta pas une seule fois les yeux sur lui pendant son récit.

— Eh bien ! voyez-vous, quand nous sortîmes, le matin, le commandant en chef me dit : « Krafft, prends ces retranchements. » Vous savez tous qu’il n’y a pas à répliquer dans le service militaire. Je porte la main à la casquette : « À vos ordres, Votre Excellence ! » Et en avant ! À peine arrivions-nous près du premier retranchement que je me tourne vers mes soldats et je leur dis : « N’ayez pas peur, enfants ! Regardez des deux yeux ! Celui qui traînera, je le sabrerai de ma main ! » Avec un soldat russe, vous savez, il faut agir simplement. Voilà tout à coup une grenade… Je regarde : un soldat, un autre, un troisième… Puis des balles… Vzjinn ! Vzjinn ! Vzjinn !.. Je crie : « En avant, enfants ! Suivez-moi ! » Seulement, nous approchant et regardant, je vois là… comment cela ?.. savez-vous… comment cela s’appelle-t-il ?

Et le conteur se mit à faire les grands bras en cherchant le mot.

— Un fossé ! souffla Bolkhov.

— Non… Ah ! comment cela… bon Dieu !… Mais comment est-ce donc ?.. Un fossé, dit-il vivement… Seulement… l’arme aux pieds… Hurrah ! Tara-ta-ta-ta-ta !.. D’ennemi, pas l’ombre d’un. Savez-vous… tous s’étonnèrent. Enfin… c’est bien… Nous allons plus loin… Un second retranchement. Là, ce fut une autre affaire. Le sang nous bouillonnait dans les veines, savez-vous… Voilà que nous approchons, nous regardons, je vois un second retranchement ; impossible d’aller plus loin. Là… Mais comment ça s’appelle donc ? Ah ! comment donc…

— Un autre fossé ! dis-je à mon tour.

— Point du tout, fit l’autre avec humeur. Pas un fossé ! Mais… Mais voyons, comment appelle-t-on cela ?

Il fit de la main quelques gestes incompréhensibles.

— Ah ! mon Dieu ! Comment donc ?…

Visiblement il souffrait, à tel point qu’on cherchait malgré soi à lui venir en aide.

— Une rivière, peut-être, dit Bolkhov.

— Non, un simple fossé. Seulement… nous nous précipitons, et alors, me croirez-vous… un feu, un véritable enfer…

À ce moment, quelqu’un m’appela du dehors. C’était Maximov. Et comme, après avoir écouté les histoires variées des deux premiers retranchements, il m’en restait encore treize à avaler, j’étais bien aise de saisir cette occasion de rejoindre mon peloton. Trossenko sortit avec moi.

— Il ne fait que mentir ! me dit-il à quelques pas de la cabane. Il n’a pas même pris part à l’affaire des retranchements.

Et il se mit à rire avec tant de bonhomie, que je l’imitai.

XIII


Il faisait nuit noire. À peine les brasiers jetaient-ils de vagues clartés sur le campement quand, mon service fini, j’arrivai près de mes hommes. Un gros tison couvait sous la cendre ; trois hommes seulement étaient assis autour. Antonov, qui soignait la marmite sur le feu, où cuisait le riabko[10], puis Jdanov qui, d’un air songeur, remuait les cendres avec un petit bâton, et enfin Tchikine, avec son brûle-gueule qui ne prenait jamais.

Les autres étaient déjà couchés, qui sous des caissons, qui dans le foin, qui le long du brasier. À la faible lueur des charbons, je distinguais des dos, des jambes et des têtes que je reconnaissais. Dans le tas se trouvait la jeune recrue qui, allongée près du feu, semblait déjà endormie.

Antonov me fit place. Je m’assis près de lui et j’allumai une cigarette. L’odeur du brouillard et de la fumée qui montait du bois humide s’étendait dans l’air, piquait les yeux ; du ciel noir tombait la même bruine humide.

Autour de nous s’entendaient des ronflements cadencés, des crépitements de branches dans le brasier, des murmures de voix et parfois le cliquetis des fusils de la ligne. Partout des feux, éclairant, autour d’eux, dans un étroit rayon, les ombres des soldats. Non loin de moi, j’aperçus, dans un de ces espaces éclairés, des silhouettes de soldats nus et secouant leurs chemises au-dessus de la flamme.

Beaucoup ne dormaient pas encore. Ils se remuaient et causaient sur un espace de quinze sagènes carrés. Mais la nuit sombre imprégnait de son mystère toute cette agitation, comme si chacun de nous eût senti peser sur lui son calme morne et craint de troubler sa paisible harmonie.

Quand je me mis à parler, je sentis que ma voix n’avait pas son intonation habituelle. Sur les visages de tous les soldats assis autour du feu, je lisais la même impression. Je croyais d’abord qu’avant mon arrivée ils parlaient de leurs camarades blessés.

Point du tout. Tchikine racontait l’arrivée d’effets militaires à Tiflis et je ne sais quelle escapade des écoliers de cette ville.

Toujours et partout, mais surtout au Caucase, j’ai reconnu chez nos soldats le tact d’éviter, pendant le danger, les sujets de conversation de nature à affaiblir le moral. Le courage russe ne rappelle pas celui des peuples du Midi, dont l’enthousiasme prend feu instantanément et s’éteint de même : il est aussi difficile à s’enflammer qu’à s’éteindre. Il n’a pas besoin de moyens à effet, de discours, de cris de guerre, de chansons et de tambours ; il lui faut, au contraire, la tranquillité, l’ordre, la franchise. Chez un soldat russe, vraiment russe, on ne remarque jamais ni la vantardise, la fanfaronnade, ni le besoin de se monter la tête et de s’échauffer pendant le danger. Au contraire, la réserve, la simplicité et le don de voir dans le danger autre chose que le danger, voilà les traits saillants de son caractère.

J’ai vu un soldat blessé à la jambe, dont le premier mouvement fut de regretter sa schouba neuve que la balle avait trouée. Un cavalier, en se dégageant de son cheval tué sous lui, lui ôta en même temps la selle pour ne point la laisser perdre. Qui ne se rappelle cet événement du siège de Herghebel, alors que, au laboratoire, s’enflamma la mèche d’une bombe déjà remplie, et que l’artilleur ordonna à deux servants de prendre la bombe et de courir la jeter dans le fossé ; les soldats, ne voulant pas la lancer trop près de la tente du colonel, dressée sur le bord du fossé, la portèrent plus loin de peur de réveiller les officiers qui dormaient dans la tente, et tous deux furent réduits en morceaux.

Autre souvenir de l’expédition de 1832 : un des jeunes soldats ayant dit, par hasard, pendant un combat, que son peloton resterait sur la place, tous ses camarades lui reprochèrent violemment ses mauvaises paroles, qu’ils ne voulaient même pas répéter.

Et voici qu’à cette heure, où chacun ne devait songer qu’à Velentchouk, où une attaque de Tartares pouvait, à chaque moment, nous surprendre à l’improviste, tous prêtaient l’oreille aux joyeux récits de Tchikine, et personne ne soufflait mot de l’engagement de la journée, ni du danger imminent, ni du blessé, comme si tout cela se fût passé Dieu sait depuis combien de temps, ou ne se fût point passé du tout.

Il me semblait toutefois que leurs visages étaient plus mornes que d’ordinaire. Ils ne donnaient pas grande attention au conteur qui, sentant lui-même qu’on ne l’écoutait guère, parlait comme machinalement.

Maximov s’approcha du brasier, s’assit auprès de moi, Tchikine s’étant effacé pour lui faire place. Après un silence, ce dernier se remit à aspirer son brûle-gueule.

— La ligne a envoyé chercher de la vodka à la forteresse ; dit Maximov après un long silence. Les envoyés sont de retour.

Il crache dans le feu.

— Le sous-officier dit qu’il a vu le nôtre.

— Est-ce qu’il est encore en vie ? demanda Antonov, en tournant la marmite.

— Non, il est mort.

La jeune recrue releva tout à coup sa tête couverte d’un bonnet rouge, regarda fixement Maximov, puis moi, puis, se remettant en place, s’enveloppa dans son manteau.

— Voyez-vous cela ? Il n’a pas vu impunément la mort auprès de lui, quand je l’ai réveillé dans le parc, dit Antonov.

— Des bêtises, fit Jdanov en retournant le gros tison.

Tous se turent.

Au milieu du silence général, on entendit derrière nous, dans la direction de la forteresse, un coup de feu. Nos tambours lui répondirent, et battirent aux champs. Quand le dernier roulement se fut apaisé. Jdanov, le premier, se leva et ôta son bonnet. Tous nous suivîmes son exemple.

Dans la profonde sérénité de la nuit monta un chœur harmonieux de voix mâles : « Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié ; que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ; donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien, pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, et ne nous laissez pas succomber à la tentation, mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— C’est ainsi que chez nous, en 1843, un des nôtres fut contusionné là, dit Antonov lorsque, après avoir remis nos bonnets, nous fîmes de nouveau cercle devant le brasier. Alors nous l’emmenions avec nous sur nos pièces… Tu t’en souviens, de Schevtchenko, Jdanov ?… Nous finîmes par l’abandonner sous un arbre.

À ce moment, un soldat de ligne, à grands favoris et à longue moustache, fusil sur l’épaule et sac au dos, s’approcha de notre brasier.

— Permettez, pays… Un peu de feu pour allumer ma pipe, dit-il.

— Soit, allumez ; ce n’est pas le feu qui manque, remarqua Tchikine.

— Vous parliez sans doute de Dargo ? dit le soldat en s’adressant à Antonov.

— La campagne de 1845, à Dargo, répondit Antonov.

Le soldat hocha la tête, ferma les paupières et s’accroupit auprès de nous.

— Ah ! oui, il s’en est passé de belles, par là, fit-il.

— Et pourquoi l’avez-vous abandonné ? demandai-je à Antonov.

— Il souffrait trop du ventre. Tant que nous étions arrêtés, cela allait encore ; mais à peine nous mettions-nous en route, il ne cessait de crier. Il nous suppliait, au nom de Dieu, de le laisser là ; mais on avait pitié. Et puis, lui commençait à nous harceler par trop ; il nous tua, rien qu’à notre pièce, trois hommes et un officier ; en outre, nous étions séparés, je ne sais comment, de notre batterie. Un véritable malheur. Nous craignions de ne pouvoir ramener notre pièce. Et quelle boue !

— Le pire endroit, remarqua le soldat, c’était près de la Montagne-Indienne.

— Eh bien ! là, il se sentit plus mal. Alors nous réfléchîmes, avec Anochenka, — un vieux brigadier, — qu’il ne vivrait pas quand même, et lui-même nous suppliait de nouveau, par Dieu, de l’abandonner. « Laissons-le donc ici ! » C’est ce que nous fîmes. Il avait poussé à cet endroit un arbre très touffu. Nous prîmes quelques biscuits trempés que Jdanov avait sur lui, et nous les déposâmes à côté du blessé. Nous l’appuyâmes contre l’arbre, nous lui mîmes une chemise propre, nous lui fîmes les adieux d’usage, et nous l’abandonnâmes ainsi.

— Était-ce un bon soldat ?

— Un assez bon soldat, dit Jdanov.

— Ce qu’il advint de lui, Dieu le sait ! continua Antonov. Il en resté beaucoup des nôtres, là-bas.

— À Dargo ? fit le soldat de ligne en se levant et en vidant son brûle-gueule. Il ferma de nouveau les paupières et dit avec un hochement de tête :

— Ah ! il s’en est passé de belles, là-bas !

Et il s’éloigna.

— En reste-t-il encore beaucoup, dans notre batterie, des combattants de Dargo ? demandai-je.

— Beaucoup ? Jdanov, moi, Patsan, actuellement en congé, et cinq ou six autres, pas davantage.

— Eh quoi ! notre Patsan s’attarde dans son congé, dit Tchikine en allongeant ses jambes et en appuyant sa tête contre un tronc d’arbre. Il me semble que voilà bientôt un an qu’il est parti.

— Et toi, es-tu déjà allé en congé d’un an ? demandai-je à Djanov.

— Non, jamais, répondit-il à contrecœur.

— C’est bon de rentrer au pays quand on a de quoi, ou bien quand on peut travailler, dit Antonov ; alors tout le monde est content à la maison.

— Autrement, à quoi bon rentrer, lorsqu’on n’a que deux frères qui, loin de pouvoir nourrir un soldat, ont à peine de quoi se suffire. On n’est pas bon à grand chose, quand on a servi pendant vingt-cinq ans. Et d’ailleurs, je ne sais même pas s’ils sont encore en vie.

— Tu ne leur as donc jamais écrit ?

— Comment donc ? J’ai envoyé deux lettres, mais elles sont demeurées sans réponse. Sont-ils morts, ou si, vivant dans la pauvreté, le loisir leur manque d’y penser ?

— Y-a-t-il longtemps que tu as écrit ?

— C’est en revenant de Dargo que j’ai écrit la dernière lettre. Chante donc « le Petit bouleau », dit Jdanov à Antonov. qui, les coudes sur les genoux, chantonnait. Antonov chanta « le Petit bouleau ».

— C’est la chanson favorite de Jdanov, me dit Tchikine en me tirant par la manche. Quand il arrive à Antonov de la chanter, le vieux en pleure.

Jdanov, assis d’abord dans une complète immobilité, les yeux fixés sur la braise, le visage éclairé par la lueur rougeâtre, semblait morne ; puis ses pommettes se mirent à trembler jusqu’aux oreilles ; enfin il se leva, étendit son manteau sur le sol, et se coucha à l’écart du brasier, dans l’ombre. Était-ce parce qu’il se remuait en attendant le sommeil, était-ce l’influence de ce temps de tristesse et l’idée de la mort de Vélentchouk ?… Il me sembla qu’il pleurait.

Le gros tison, se refroidissant du bout en charbon, n’éclairait plus que de rares rayons la silhouette d’Antonov, avec ses moustaches grises, son visage rouge et les décorations de son manteau, les bottes d’un autre, des têtes, des dos. D’en haut tombait la même bruine désolée. On sentait dans l’air le même relent d’humidité et de fumée. Çà et là étincelaient les mêmes points lumineux des brasiers s’éteignant. Et, au milieu du calme universel, s’exhalait la mélancolique mélopée d’Antonov. Et lorsqu’elle s’interrompait un moment, le bruit des mouvements nocturnes du camp, les ronflements, les cliquetis des fusils de sentinelles, des chuchotements semblaient lui donner la réplique.

— Deux hommes de garde, Makatiouk et Jdanov ! cria Maximov.

Antonov se tut. Jdanov se leva, soupira profondément, enjamba le tronc d’arbre et se dirigea du côté des canons.

  1. Chanson populaire.
  2. Mot composé, qui semble allier l’idée de sucre à celle de cigare.
  3. Mot composé avec le mot français « bonjour » pour désigner un officier de salon.
  4. Convoi de charrettes.
  5. Bourse que les soldats portent enroulée autour du genou.
  6. Potage aux choux.
  7. Gruau de blé noir cuit.
  8. Monnaie de Perse, d’une valeur de 0.80 c. environ.
  9. Expression russe : se serrer le ventre.
  10. Mets de soldats, biscuit mouillé, cuit dans le saindoux.