Au soir de la pensée/Chapitre 4

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Édition Plon (Tome 1p. 123-184).

CHAPITRE IV

LES DIEUX, LES LOIS

La nuit lointaine des aïeux.


Comme les guerriers nés des dents du dragon, nous avons vu les Dieux jaillir tout armés des premiers frémissements des sensations humaines en voie de se concréter dans la gestation des pensées. De rechercher les éléments de cette primitive histoire, il n’est point de moyens au delà de prudentes inductions fondées sur ce qui s’est pu sauver du naufrage des temps. Pour la reconstitution historique des humains et de leurs Dieux (du même sang), ces chapitres de nos annales sont ceux qui devaient nous échapper le plus aisément. Quelles lumières sur l’homme de nos jours et sur ses théologies, si nous pouvions trouver quelque aide-mémoire de nos obscurs ancêtres, et noter au, passage les premiers sursauts des Divinités qui s’élancèrent de leurs lèvres sur l’aile des mots enchantés !

Tout cela, c’est la nuit, la nuit lointaine des aïeux. L’homme était encore trop près de l’existence animale pour se hausser jusqu’à l’observation de lui-même et du monde, ou même nous transmettre quoi que ce soit de ses vagues sensations. Des temps incalculables allaient s’écouler avant que s’offrît le propos de consigner le souvenir de pensées que l’oubli dispute désormais aux tardives déviations de l’histoire.

Les hommes, nous retrouvons leurs traces sur l’écorce du globe, en remontant le cours des âges. Leurs vestiges, leurs œuvres, parlent encore, sans être en état de nous dire tout ce qu’exigerait notre besoin de savoir. Que sont devenus les échos d’émotions indescriptibles qui furent de la vie en de timides poussées d’intelligences ? La planète, qui en a tressailli, ne trahira pas son secret.

Cependant voici que gravures et peintures des grottes de la Dordogne et des Pyrénées posent des énigmes précisées. Des images d’animaux, où l’art atteint une étonnante expression de réalisme, ne peuvent être seulement une œuvre d’esthétique. Nous les voyons plutôt conçues comme des représentations de fétiches en des activités de mythes inconnus. Certaines danses de figures féminines très sommaires, suggèrent l’idée d’un rite ithyphallique que nous retrouverons en divers lieux. Dès que le Dieu se lève, le mythe accourt pour caractériser l’impérieuse activité de sa domination.

En même temps que ces incroyables achèvements du burin de silex, de l’ébauchoir ou du pinceau, ne voilà-t-il pas de libres figures, d’un trait facile, qui semblent de premiers essais ? Aussi, de sauvages silhouettes d’anthropomorphiques « Déesses »[1] où l’on voit bien qu’alors la figure féminine n’avait pas encore atteint la perfection de son charme.

Ces primitives images ne vont pas sans contrastes. Beaucoup paraissent indiquer une attention particulière pour de primitifs compagnons de sauvagerie parfois domestiquée, déjà promus peut-être au rang de Divinités. Serait-il si extraordinaire que les hommes de ce temps eussent, comme ceux d’aujourd’hui, des images sacrées réunies en d’étroites retraites impropres à l’habitation — très voisines de nos chapelles ?

La liberté des interprétations indiquerait plutôt une primitive sérénité d’esprit que cette terreur dont on nous parle comme de la cause qui suscita les premiers Dieux. L’accoutumance animale de nos premiers ancêtres les préserva d’abord d’étonnements qui, plus tard, leur montrèrent le monde en des successions de coups de théâtre préparant les enchaînements de la philosophie. Il a fallu beaucoup de temps pour en arriver là.


Le ciel, le soleil, le feu.


Des primitives Divinités, que peut-on dire qui ne soit hypothèse ? M. Fustel de Coulanges, dans sa Cité antique, nous donne le foyer pour l’assise des premiers cultes. Tous les mythologues, cependant, sont d’accord pour constater la communauté des mythes du soleil avec ceux du feu. La rencontre du brasier humain étant nécessairement postérieure à celle de l’astre du jour, il faut bien que les lumières de la voûte céleste aient attiré, retenu l’attention des aïeux avant que la flamme des branchages ne vînt s’offrir à leur émerveillement, à leur reconnaissance.

C’est du ciel, en ce sens, que fondit sur l’homme, en des temps inconnus, le premier éclair de pensée[2]. Premier bond de l’intelligence vers des interprétations des phénomènes qui vont faire progressivement passer nos plus distants ancêtres de la mentalité animale à l’intellectualité naissante de l’homme redressé (homo erectus), pour l’élever plus tard à la qualification d’homme pensant (homo sapiens). À quelque moment qu’ait apparu l’institution du foyer, elle fut nécessairement précédée d’une période où la conservation de l’enfant fut, comme chez les animaux, le principal intérêt d’une union provisoire ou permanente, des parents. Que l’impulsion purement animale ait ainsi constitué primitivement des familles autour des nouveau-nés, en des âges qui nous sont inconnus, la vie présente de nos congénères inférieurs nous en offre assez de vivants témoignages. La famille humaine existait, sans doute, avant la découverte du feu qui l’a consolidée, d’une manière permanente, mais ne l’a pas plus créée que chez les animaux sans foyer, ou avec le foyer provisoire de l’antre ou du nid, dont les familles se développent actuellement sous nos yeux.

En des âges indéterminés, le ciel et ses astres imposèrent leur suprématie. Activité motrice de la mécanique mondiale, éblouissante dispensation de tous les mouvements de la vie, source profonde du groupement familial en permanence par lequel l’homme se trouve promu de la sauvagerie aux premières douceurs d’une civilisation commençante, le soleil n’avait eu qu’à paraître pour que la majesté de sa maîtrise commandât spontanément l’élan d’admiration qui deviendra rite de gratitude ou d’imploration.

« Depuis des siècles, clame le Prométhée d’Eschyle, les hommes vivaient comme les fantômes des songes ». Le feu du ciel, présent du Titan révolté, a fait vraiment une humanité nouvelle, en des âges dont Lucrèce, après le grand tragique, nous a laissé un émouvant tableau. Ce fut un éblouissement de merveilles dont l’émotion ne s’est pas dissipée. Qu’en dire lorsque le Dieu (qui avait lu les grands philosophes de la Grèce), anticipant sur l’évolution à venir, annonça qu’il allait guérir les hommes de la terreur du trépas, « en faisant habiter dans leur âme d’aveugles espérances. » Elles sont venues, avec de nouveaux cultes, les aveugles espérances d’un devenir inconnu. Devant les achèvements de la connaissance même, elles se sont déjà transformées, pour nous guérir des terreurs du trépas, en développant les aspirations supérieures de l’homme en évolution.

Quoi qu’il en soit, la conquête du foyer, émanation du soleil, a laissé des souvenirs si vivement gravés au plus profond des âmes, que la célébration du grand miracle s’en est partout perpétuée. Le Rig-Véda est un retentissant concert de grâces à Agni (ignis, le feu). Aujourd’hui encore, nos églises allument consciencieusement leurs cierges sans prendre garde qu’elles continuent le culte « païen » du Titan Prométhée, personnification du bois dur, pénétrant (Pramantha, le Prévoyant) au cœur du bois tendre (Arani), d’où jaillit l’étincelle sacrée. Les fidèles, sans doute, n’ont point cette pensée. Cependant, que font là leurs lumières, leurs feux de la Saint-Jean, au solstice d’été, puisque ni jahveh, ni Jésus n’ont parlé de la découverte du feu ?

Les Parsis de Bombay — derniers vestiges de l’Iran Zoroastrien — ont conservé ce qu’ils ont pu de la grande religion persane du soleil. Ces « adorateurs du feu » n’adorent plus le feu, ni même le soleil, directement. À Ormuzd, créateur du monde, pour la lutte du bien contre le mal (Ahriman), selon l’Avesta, ils doivent adresser au moins seize prières par jour, et se laver soigneusement avec de l’urine de vache tous les matins. C’est le Nirang qu’on boit même à certains moments en vue d’une purification. Point de prédication en langue vulgaire. Au temple, les invocations se font en zend, langue de Zoroastre, que personne des fidèles ne comprend. La plupart de leurs prêtres mêmes ne sauraient traduire leurs textes sacrés. Nulle trace d’un culte du feu, ni du soleil. Mais un sentiment de muette vénération. Tout le monde rend hommage à l’intelligence commerciale des Parsis. Très cultivés et fort amènes (j’en puis témoigner), ils ont été les maîtres du commerce de Bombay. Dans leur « Tour du silence », ils font dévorer leurs morts par les vautours, pour ne pas souiller la terre en les y déposant, ni le feu même en les brûlant. Chassés de leur pays, ils ont emporté leurs rites, dernière forme du patriotisme persan, et c’est chez eux que notre héroïque Anquetil-Duperron a découvert les textes sacrés des âges zoroastriens. Ils ne se disent pas expressément adorateurs du feu : cependant c’est le seul peuple de l’Orient qui ne fume pas. Ils répugnent même à l’idée d’éteindre une lumière.

Par l’afflux croissant des « Barbares » d’Asie dans les légions romaines, le culte solaire de Mithra balança, un moment, la fortune du christianisme, aux premiers siècles de notre ère. Je vous présente le Dieu Mithra, l’un des plus anciens dont le nom survive dans l’histoire. Antérieur à la séparation des Perses et des Hindous, il est à la fois des Védas et de l’Avesta. Il y a plus de quinze siècles on le vit régner des bouches du Gange à la Mauritanie, aux Gaules, à la Grande-Bretagne ; Du monde gréco-romain, au premier siècle de notre ère, il était encore à peu près inconnu. Au cinquième siècle, totale disparition. Il paraît qu’on trouve des vestiges de son passage dans le Manichéisme, dont le propos fut de concilier Zoroastre et Jésus-Christ. Renan nous dit que la défaite du christianisme nous eût faits mithriastes. Max Muller avait déjà pu écrire que, sans la victoire de Salamine, notre culte eût été, sans doute, zoroastrien. Rien ne montre mieux à quels événements d’humaine contingence est attaché le sort des Dieux et de leurs humains fabricateurs.

Mithra avait des Mystères. Cela n’est pas pour nous surprendre. M. Goblet d’Alviella[3] nous a brièvement retracé l’histoire de ce Dieu, qui fut d’aventures en dehors des données de l’Avesta. La grande stèle du Louvre, dont les répliques ne sont pas rares, nous montre le sacrifice mithriaque du Taureau zodiacal dont le sang doit assurer la vie éternelle aux justes ressuscités.

C’est dans l’astrolâtrie des Chaldéens de Babylone que Mithra reçut l’initiation d’une Divinité solaire. Aussi ses mystères furent-ils de symbolisme astronomique. Importé du Pont-Euxin, sous Auguste, par des pirates faits prisonniers sur les côtes de Cilicie, il connut la misère des bas-fonds de Rome, comme le christianisme à ses débuts. Avec son culte du feu, Mithra gagna les esprits par sa diffusion dans l’armée. C’était le temps de la grande bataille des Dieux, qui n’a pas encore trouvé l’historien philosophe qu’elle mériterait.

Si le monde gréco-romain était devenu mithriaste, et que le culte initial se fût transformé pour s’adapter aux formations mentales du temps, ainsi qu’il advint du christianisme primitif, est-il bien sûr que c’eût été une aussi grande révolution qu’on peut l’imaginer ? Des changements de noms plutôt que d’idées ! Intercesseur, Médiateur, Rédempteur, Mithra, dont Julien fut, en somme, le plus brillant disciple, nous apportait un culte de monothéisme où l’astre de lumière finit par s’élever — ironie des choses — au rang d’une représentation de l’Invisible. Il excluait les femmes, à qui le christianisme préparait une si belle revanche avec sa Vierge-Mère, importation de l’Asie.

La puissance de la séduction féminine devait finalement maîtriser les cœurs. La totale déroute du mithriacisme fut aussi soudaine et aussi générale qu’avait été sa conquête. Au Dieu vaincu, la consolation de penser que si le verbalisme de son culte fut emporté dans sa défaite, il n’y aurait rien eu de changé, dans l’histoire, qu’un nom et des légendes sur un même fond d’émotions généralisées. En fin de compte, l’heureux Mithra n’eut pas le temps de choir dans les violences d’une sauvagerie cultuelle. Et c’est à l’infortuné Galiléen triomphant, dont toutes les paroles avaient été d’amour, qu’échut le funeste destin de passer du rôle de persécuté à celui de persécuteur. Le Soleil-Roi, du malheureux Julien, avec ses anges et sa théurgie, ne furent que la dernière contre-offensive d’une conquête sans lendemain. Le christianisme vainqueur marchait triomphalement à ses pompeuses défaillances.


Le culte du foyer.


Par une inévitable nécessité, le culte du feu, dès les premiers âges, s’établit en maître au foyer domestique, autour duquel toute la vie familiale allait se développer. L’élan de la flamme sur l’autel vers l’astre souverain, était le naturel couronnement d’hommages pour tant de services rendus. Sur la pierre du foyer (Hestia, Vesta) les rites se présentaient à tous les moments de la vie, comme une précaution de pratique utilitaire.

Le feu ne devait pas mourir par la faute de l’homme. C’était un Dieu. Un Dieu à qui une reconnaissance permanente était due, un Dieu qu’on ne pouvait rappeler à la vie que par le rite primitif du bois mâle pénétrant, et du bois femelle pénétré[4]. Pas de foyer sans autel pour la perpétuation du feu sacré[5].

Chef du culte, à l’autel domestique, le père de famille est le pontife en permanence qui assure la stabilité du groupement familial. Cette fois, vraiment, le Dieu s’est réalisé non seulement parce qu’il se révèle en l’ardeur de son embrasement couronné de flammes vivantes, mais surtout parce qu’il suscite et maintient autour de lui la vie organisée des époux et de leurs enfants. Là gît le véritable enchantement du feu terrestre, sa permanente vertu de réunion des deux sexes pour la fondation sociale d’une postérité. Aujourd’hui encore, qui parle de foyer dit la patrie familiale, dont le cœur de chacun garde l’émotion à jamais, dès ses premiers battements.

De mâle en mâle se perpétuera l’activité du chef de famille, continuateur du foyer des aïeux, et le culte de la famille entraînera le culte des morts qui l’ont fondée. Honorés, puis divinisés sous le nom de Lares ou de Mânes, ils seront l’objet d’actes cultuels ou les repas funèbres, les libations, les offrandes symboliques d’aliments, avec leur cortège de rites, font l’office d’un lien infrangible entre les ancêtres et leurs descendants.

En ces formes, s’affirmera le caractère individuel du culte domestique dont le temple ne sera jamais, dans l’Hellade, que « la maison du Dieu ». La cité ne manifestera qu’un développement du foyer. Plus tard, les Dieux particuliers des tribus participant du prestige des élites familiales, s’imposeront à tous avec cette particularité que le sacerdoce restera dans la tribu qui en fut le berceau. Tel fut notamment le cas de la Déméter des Eumolpides, comme de l’Athéna des Boutadès.

Hélas ! dans les tiraillements de cette dispersion de Divinités d’individualisme à outrance, les spontanéités de cohésion furent trop souvent d’une fâcheuse insuffisance. Malgré son tardif Zeus panhellénique, la Grèce ne sut que s’entre-déchirer. Il fallut la Macédoine et Rome pour lui donner, dans la servitude, la douloureuse revanche qui lui permit, selon le mot d’Horace, de « conquérir son farouche vainqueur ». C’est même de cette suprême victoire que notre civilisation moderne est issue.

Mêmes rites du foyer dans toutes les branches des migrations indo-européennes antérieurement à la grande séparation du Pamir. Dans le culte du feu, l’Inde, la Perse, la Grèce et Rome, se rencontrent avec les frères des vallées de l’Oxus. Les plus beaux hymnes des Védas sont en l’honneur du feu. Nous avons gardé le culte des morts grâce au prolongement chrétien du purgatoire hindou, remplaçant libations et apports d’aliments (dont l’Égypte se faisait un rigoureux devoir) par des prières, des messes à prix d’argent, et tous offices de secours verbal aux malheureux sous le coup des catastrophes ou se plaît l’éternelle bonté.


Aux chances des rencontres.


Si l’homme primitif avait pu supposer l’univers insensible, comment l’aurait-il abordé ? Comment même concevoir une procédure d’enquête préliminaire ? Oui, les mots ont trompé nos pères, mais était-il possible que leur infirmité native se mesurât, de premier mouvement, aux formidables barricades de phénomènes sans accès apparent ? Les primitives conditions de l’homme en devenir ne lui en pouvaient fournir ni les moyens, ni même la pensée.

Le fait que l’interprétation du monde par le thème de la Divinité s’est offerte à l’esprit humain d’abord, et s’est perpétuée jusqu’à nos jours, dans l’ignorance des foules et les coalitions d’oligarchies intéressées, montre trop clairement la fatalité d’une interprétation de l’objet aux naturelles mesures du sujet qui tente de le pénétrer.

Le malheur de nos contemporains est qu’ils éprouvent tant de peine à s’affranchir d’un état d’esprit ancestral qui eut sa raison d’être, mais dont la vertu d’« intelligence » est présentement épuisée. Il ne s’agit, cependant, que de laisser prendre le pas, sur les hâtives conceptions des méconnaissances primitives, aux interprétations commandées par une observation plus approfondie. « L’hypothèse divine »[6], comme aurait dit Laplace, est à l’exacte jauge des primitifs qui l’ont créée. Nous ne sommes plus des primitifs : voilà pourquoi il nous faut un état d’esprit qui ne suive pas de trop loin les conquêtes de l’expérience vérifiée.

Dans le cadre de l’hypothèse elle-même, nos esprits ont évolué, en dépit de la morne résistance des dogmes et des intérêts sociaux qui s’y trouvent rattachés. Du premier fétiche à Agni, à Indra, à Brahma, à Jahveh, à Zeus, au Bouddha, au Galiléen, au Dieu purement verbal de la métaphysique panthéiste, quelle distance parcourue ! Le dernier mot de Spinoza, avec son « Dieu » dans les fers de lois infrangibles, ne va pas beaucoup au delà d’une figuration de zéro. L’Atman, le Brahman, l’Être universel, plus ou moins déterminé, des métaphysiques de l’Inde se présentent à l’état de ces innocentes statues de neige qui fondent au soleil.

Qu’est-ce que l’« erreur » ? Une hypothèse dépassée. J’irais volontiers jusqu’à dire que notre « vérité », puisqu’elle ne peut être totale, garde une partie d’ « erreur » à délimiter, Qui n’atteint pas l’absolu doit faire la part d’une assimilation insuffisante en des opérations de relativité. Ceci dit pour l’excuse des Dieux qui, tels quels, ne pouvaient pas ne pas être puisqu’ils ont été, et même sont presque encore, malgré l’impunité, si chèrement acquise, de leurs « blasphémateurs ».

Que dire des tout premiers Dieux innommés, innommables, issus de la nuit des choses pour y retomber, un jour, n’ayant pas même laissé la trace d’un souvenir d’obscurité ? Une pierre, un rocher, un arbre, une bête, un nuage, quelque chose qui, pour nous d’aujourd’hui, passe inaperçu. L’ « Omphalos » de Delphes, le rocher du temple de Salomon, la pierre noire de Pessinonte, la pierre noire de Romulus, encore sous nos yeux comme la pierre noire de la Kaaba, furent des achèvements de Divinités. Nous les rencontrons en foule dans l’Inde qui superpose tous les cultes, syncrétisant toutes les Puissances du monde jusqu’à leur refuser, d’où qu’elles arrivent, la discourtoisie de les nier. Rien de plus embarrassant pour l’esprit simpliste de nos missionnaires[7]. Dans la nuit d’une impossible chronologie, nous ne voyons pas même un commencement de formes aux Dieux de nos pierres levées bégayant on ne sait quoi aux dalles de Gavr’innis dont les lignes ondulées sont peut-être une représentation de l’Océan voisin. Le premier des symboles ? Pourquoi pas ? Plus tard, nous aurons d’informes ébauches d’une figure humaine, ou même ces déconcertants personnages de l’île de Pâques, nés, dirait-on, d’un effort impuissant de la pierre à s’humaniser. Une histoire dont toutes les données nous échappent sans recours.

Il serait vain d’attendre la méthodique ordonnance d’une continuité de développement, toujours escomptée, mais dont l’humanité ne se presse pas de nous offrir le modèle. Dès ce jour, l’homme est « divers » et même contradictoire, non seulement de l’un à l’autre exemplaire, mais encore dans les évolutions d’ethnicités. Ainsi le commande la confusion d’hérédités inextricables qui, selon l’heure et les chances, trouveront des voies où se manifester. L’apparente unité du « Moi » fugace est une de ces primitives sensations dont nous ne pouvons nous déprendre au cours d’une vie sociale qui veut au moins des apparences de provisoire fixité. Nous ne sommes pas démunis, pour cela, d’une implacable puissance d’analyse par laquelle notre intangible droit lui-même se résout en une force de domination. Point de peine à comprendre que le grand phénomène de la vie grégaire emporte de contradictoires postulats.

Aux cavernes quaternaires, la sociabilité du début ne se manifeste encore que par des traces de cérémonies où sont figures des essais de gravures et de peintures représentant des mouvements mythiques dont l’effet fut peut-être d’aider l’homme en ses efforts de vivre, non sans l’avoir souvent déçu. Tour à tour, les deux effets se succéderont, selon les chances, nous laissant éclairés d’une lumière d’espérance qui ne s’éteindra qu’avec la vie. Histoire des illusions cultuelles, comme de toutes les autres. Le guide qui trompe le voyageur sur la longueur de la route à parcourir peut ainsi venir en aide à sa faiblesse. Serait-ce trop présumer de l’homme actuel que d’escompter le jour où il n’aurait plus besoin d’être trompé ?

Issus d’une attribution de volonté humaine aux mouvements mondiaux qu’ils personnifient, nos Dieux — de primitive grossièreté ou de métaphysique raffinée — n’ont jamais pu que revêtir les formes d’une humanité agrandie. C’est l’anthropomorphisme dans tout l’éclat d’une pleine évidence, si bien caractérisée par l’éclosion des mythes hindous et helléniques[8], où d’excellents demi-Dieux font office de transitions entre l’homme et ses Divinités. Dans la même tradition, nos braves « Saints » sont demeurés d’un stage intermédiaire. D’instinct, le fidèle court à eux comme à des truchements voisins.

L’évhémérisme, avec sa théogonie de héros divinisés, a suffisamment caractérisé le problème. Notre juste vénération des hautes intelligences dont le labeur solitaire a succédé aux bruyants travaux d’Héraklès, fut le naturel point de départ de ces demi-divinisations d’un anthropomorphisme romancé. Le Bouddha, le Galiléen, le Bab, sont des derniers nés de cette surhumaine aventure dont l’achèvement suit présentement son cours.

Pour ce qui est de la mentalité divine, comment l’homme aurait-il pu la concevoir sur un autre modèle que le sien ? Les colères de Jahveh[9], de Zeus, et de toutes Divinités, à leurs heures, sont d’hommes tout-puissants. Enfin, les imprévisions des Dieux ne dénoncent-elles pas l’estampille humaine ? Après avoir à maintes reprises constaté que sa création était « bonne », Jahveh a vu faillir Adam et sa progéniture. Sans le bateau de Noé, il détruisait l’homme après l’avoir créé.

Nos primitives représentations de la Divinité, plus proches d’une humanité, à tout moment quémandeuse et par là même familière, eurent leur tribut d’honneurs, comme celles de toujours, en des formes multipliées. Tout un commerce d’offrandes et d’hommages, gracieusement acceptés. Ce spectacle nous est suffisamment connu. Donnant, donnant. Parfois, l’homme déçu se tournait vers quelque autre puissance pour tenter à nouveau l’aventure. Aujourd’hui encore, l’Africain ne bâtonne-t-il pas son fétiche négligent[10] ?

Au prix de toutes déceptions, l’homme des premiers âges, pour vaincre les résistances de la nature à sa propre accommodation, se trouva dans le cas de s’enfétichiser à tout moment. Sa hache de pierre lui fut, avec son bâton, d’un assez grand secours. Mais moyens et effets étaient là d’une correspondance trop positive pour que son imagination ne fît pas un effort au delà. L’aide de l’Invisible, ce n’était pas trop pour aborder l’œuvre du monde en mouvement — de mystère total en ce temps-là.

Comment tout peut devenir fétiche, je n’ai pas à le dire, quand il reste aujourd’hui même une si extravagante proportion de fétichisme dans les pays « civilisés ». Pierre, coquillage, bois ouvré ou non, feuille, brin d’herbe, tout fragment de n’importe quoi, voilà les premières ébauches de nos Dieux en fonction de porte-bonheur, ainsi qu’on dit encore. Nos Divinités ont des commencements à notre mesure. Amulettes, reliques, croix, scapulaires, médailles, verroteries, objets symboliques de tout ordre encombrent les trésors de nos chrétiennes du jour, au même titre que ces innombrables fétiches dont les dames d’Herculanum et de Pompei, ont rempli le musée secret de Naples. L’une de mes vieilles parentes, fort pieuse, me montrant, un jour, son trousseau de talismans, qu’elle ne quittait jamais, m’en faisait l’inventaire. Dans le tas, un petit morceau de métal, sans forme déterminée, me frappa. Je lui en demandai l’usage :

— Tout ce que je puis dire, répondit-elle doucement, est que c’est en or, et que ça préserve des accidents de voiture.

Si c’est le privilège du fétiche d’avoir été le tout premier Dieu, et d’être demeuré fortement lié aux plus puérils instincts de la nature humaine, comment s’étonner qu’il survive aux Divinités plus fragiles parce que plus raffinées ? Il n’a jamais persécuté personne, et nous le voyons encore en pleine prospérité.

De la pierre-fétiche a l’animal-fétiche, il n’y a pas très loin. C’est le fameux Totem, animal sacré, dénominateur de tribus. Après le fétiche immobile de formation primitive, le Totem, vivant, fait supérieure figure de Dieu. Il est en action, on le voit se mouvoir, il manifeste des volontés, et chacun de ses actes peut être traduit en un mythe particulier à l’usage des adorateurs[11].

C’est bien ce que nous montrent les gravures et les peintures des cavernes. Mammouths, bisons, crocodiles, cerfs, sangliers, vaches, colombes, peuvent se donner du champ. « Tabous », c’est-à-dire intangibles, ils demandent des rites. Dans leurs grottes-chapelles, nul doute qu’ils les aient obtenus. Même encore aujourd’hui, les singes et les vaches de l’Inde n’y ont point renoncé.

L’ordre logique veut que je mentionne ici les hommes divinisés, selon les formules d’Evhémère, en récompense des services réels ou légendaires qui leur ont assuré la reconnaissance publique. J’en ai déjà parlé. C’est le fameux culte des Héros, vainqueurs des monstres — plus explicable que beaucoup d’autres — mais qui, tout en se classant à une époque très lointaine, suppose déjà des formes d’organisation sociale assez avancées.

« Dieu fit l’homme à son image », dit le livre de Moïse. Nous ne pouvons plus voir aujourd’hui dans cette formule que le renversement du problème. Le fait de l’homme imaginant le Dieu d’après le plus haut étalon de formes dont il dispose : celui de sa personnalité. Comment faire autrement ? Xénophane disait que si les chevaux avaient des Dieux, ils se les représenteraient sous la figure d’un cheval. Mais l’homme ne s’est pas contenté de faire le Dieu physique à son image, comme il nous le représente dans ses tableaux, dans ses statues. Il dut réaliser le Dieu mental et moral au même étalon, avec des sentiments humains de satisfaction ou de mécontentement, comme en témoignent nos « Écritures sacrées. » Dieux de passions humaines, ils le sont tous, partout et toujours, et le culte ne peut plus nous faire voir qu’une incohérence de rapports entre l’adorateur, tout de faiblesse, et l’autocrate universel, de puissance totale. Quelle place pour cette « liberté » de l’homme qu’on ne cesse d’invoquer ? La dignité même s’effondre dans l’accablement d’une sujétion éperdue.


Marchés cultuels et leurs résultats.


Au point où je viens de le conduire, l’homo religiosus, face à face avec son fétiche, demeure l’exemplaire authentique d’un mental commencement d’humanité. L’appellation de « Père », réclamée par le Dieu, se trouve à point pour maintenir le fidèle dans la stabilité d’une subordination réclamant un secours à tout instant de la vie. De l’homme à la Divinité, les relations, très simples, consistent à demander toujours, et à recevoir par accident. L’art profond d’une piété tenace est de s’en contenter.

Quel autre établissement de rapports ? L’achèvement des premiers rites, aujourd’hui bien déchus, ne prétendait à rien de moins qu’à forcer la décision divine. La puissance sacerdotale ne va plus jusque-là. Tout au plus apporte-t-elle une incitation à espérer. Toute l’entreprise humaine est de plaire au Dieu par des dons, par des débordements de Batteries comme d’humain à humain ? De quel prix peuvent être pour la Perfection absolue les louanges de l’Imparfait[12] ? N’y a-t-il pas trop de distance du Grand Tout à la bestiole humaine affolée ? Ajoutez qu’on ne saurait offrir au Dieu un présent qui ne soit de son bien. Quelle insigne folie de donner ce qu’on ne possède pas à qui en est le véritable possesseur ? Qu’est-ce que ces fleurs, ces papiers dorés, ces parfums qui dégradent le Dieu aux amusements des yeux et de l’odorat ?

À l’égard de cette Divinité, parlée plutôt que réellement conçue, pas un de nos gestes qui n’aboutisse, dans l’espoir de nous élever jusqu’à elle, à la rabaisser jusqu’à nous. Quels rapports de correspondances pourrait-il exister entre l’Infini, sans forme puisque sans limites, partant sans objectivité possible, et l’imperceptible accident organique prétendant traiter avec ce qui le déborde de toutes parts ?

Quant aux marchés cultuels décorés du nom d’offrandes ou de sacrifices, ils durent consister surtout en un modeste étalage des produits de la terre[13] substitué, avec le temps, aux victimes vivantes qui furent d’un premier effort de sauvage propitiation. La loi de l’homme étant de tuer pour vivre, quoi de plus naturel que de tuer pour prospérer, d’offrir aux Dieux les prémices du sang, quand les rites du sacrifice, exactement accomplis, devaient, dans la pensée primitive, forcer la volonté du Dieu ?

Le sacrifice humain paraît avoir précédé celui des prémices du troupeau, ainsi qu’en témoignent l’égorgement d’Isaac réclamé d’Abraham par le Dieu d’Israël et la préméditation, à Aulis, du meurtre d’Iphigénie humanitairement remplacée par l’improvisation d’une biche. C’est l’histoire de l’homme cherchant à se racheter de ses maux par l’abandon de ce qu’il a de plus précieux. Plus proche de sa chair sera le sacrifice, plus il en attendra d’efficacité. Les Dieux ont soif. Il faut les gorger de sang. Abraham donne son fils, sans une indication de regret. Agamemnon gémit, mais envoie sa fille au couteau du sacrificateur. La loi du culte est de s’assurer la protection du Dieu, quel qu’en soit le prix. Hommes et Divinités — ne voit-on pas la rigoureuse correspondance des deux psychologies ? Mieux encore, par l’inhumaine autorité d’un culte impitoyable, la barbarie du Ciel doit survivre aux vulgaires sauvageries de la terre. Hier encore, le petit-fils, de Louis XIV, devenu roi d’Espagne, à des autodafés. Cela paraît fini. Cependant, les autodafés de « l’enfer » ne finiront jamais.

L’or, l’argent, les pierres précieuses, sont encore de don courant à l’autel depuis les âges les plus reculés, sans que personne, aujourd’hui même, ose se demander comment une matière quelconque peut être d’un plus haut prix qu’une autre pour le fabricateur souverain de tout ce qui est[14]. Et s’il ne s’agit que d’éblouir les foules, peut-il être une plus basse leçon de choses pour un peuple à qui l’on enseigne, au rebours des communes pratiques, la vertu de la pauvreté.

Trop manifestement, tout ce faste ne pouvait aboutir qu’à des négociations de monnaie. Cérémonies de pauvres, cérémonies de riches, s’il en peut être quelque effet au céleste séjour, comment « le fils de l’homme », qui n’avait « pas une pierre où reposer sa tête », peut-il attribuer de tels avantages aux trésors de ce monde, source, dit l’Évangile, de toute iniquité ?

Ce n’est pas que la morale des Dieux et la morale humaine aient nécessairement marché de compagnie. Le Dieu avait la force qui règle tous les comptes, et l’homme ne pouvait que se rendre au bon plaisir divin. Dès les premiers jours, les Dieux, sans plus attendre, sont entrés irrésistiblement dans les activités à la mesure des temps de sauvagerie où ils ont apparu. Ce qu’ils ont été créés pour faire, ils l’ont fait, ils continuent de le faire, changeant avec l’évolution de leurs humains créateurs, mais d’un rythme plus lent parce qu’une stabilité supérieure est le premier attribut du divin. C’est donc l’homme qui imposera inconsciemment la douceur (l’humanité) à ses maîtres d’en haut. La pitié humaine éteindra les bûchers en dépit de la prédication religieuse. Quand Artémis renonce au sang d’Iphigénie, comme Jahveh d’Isaac, qu’y voir sinon l’effet d’un attendrissement humain qui ne peut plus tolérer l’antique barbarie. Il faudra bien que les Dieux évoluent à la mesure de l’homme, guettés de l’universel déterminisme qui doit leur imposer à tous, de bon ou de mauvais gré, des assouplissements d’émotivités.

États de mentalité, états de moralité humaine et divine, parce qu’ils sont de mêmes origines, se développent de nécessité en des formations parallèles. L’homme a fait le Dieu à son image, mais différent puisque agrandi hors de toutes proportions. Une fois établi dans son domaine, chacun ne peut que suivre la loi de son évolution. L’impuissance de l’un et la toute-puissance de l’autre vont créer des relations inéluctables. Hommes et Dieux ne pourront que s’abandonner aux développements de leurs composantes dans leurs rapports de réciprocité. L’humain recevra fatalement, du Ciel, le retour des élans d’idéalisme qu’il y aura projetés.

Cependant, l’incapacité où il se trouve de maintenir le rêve dans les développements de sa relativité lui fera très vite découvrir la discordance des réalisations humaines avec les faciles prescriptions d’une Divinité, pour qui personnellement vice ou vertu ne peuvent avoir de sens que par une assimilation d’humanité. Il en prendra son parti sans trop de peine, et ne manquera pas de concilier verbalement toutes contradictions en s’attachant à compenser l’insuffisance de ses belles paroles par la secrète jouissance de ses imperfections. Ainsi les joies communes seront principalement d’une magnificence d’idéalisme parlé, dont se glorifiera l’empirisme vécu. C’est ce qu’on voudra nous donner pour les fondements de notre morale, par le moyen des sanctions terrestres et des hypersanctions divines plus impitoyables que les nôtres — même avec la précieuse contre-partie d’une éventuelle félicité si ténue qu’on n’essaye pas même de nous la faire vaguement discerner.

Cependant, les Dieux, et les sous-Dieux qui leur font cortège, trônent à bon compte dans un domaine où nul écart ne peut aboutir à des sanctions. Il y eut, cependant, le cas de Satan, frère de l’Ahriman zoorastrien, qui, de sa presque perfection d’archange, se fit un tremplin pour faillir. Rien de moins encourageant, pour notre imperfection caractérisée. D’autant que l’ange déchu promu au grade supérieur de tourmenteur en chef, doit se consoler en pensant que, s’il n’avait pas failli, la Suprême Puissance était désarmée de ses châtiments au regard de l’homme créé pour être déchu. N’essayons pas de pousser trop loin nos chances de compréhension. Les Dieux, détenteurs de tout bien, ont prévu tout le mal et l’ont sciemment réalisé. Puisqu’ils ne rencontrent point de barrières, user et abuser, pour eux, se confondent. Adorons. Les contrastes de leur arbitraire, avec l’idéal de sublimité qu’ils représentent, n’ont jamais choqué le fidèle d’aucun temps. J’ai dit la naïveté du bon Polyeucte. Il n’en est pas moins vrai que les légendes de l’Olympe offraient peu de sujets d’édification. Sous l’aile de la philosophie, la morale de l’Hellénisme n’en paraît pas avoir été sensiblement affectée. Même avec le secours d’une religion de charité, nous aurions peut-être quelque peine à prétendre que la présente moralité de Paris, sous l’autorité doctrinale de l’Église, soit décidément supérieure à celle de Rome païenne sous Auguste ou même d’Athènes sous Périclès. Lisez les journaux.

Nos chrétiens ne manqueront pas d’invoquer la multiplicité des œuvres de secours aux temps modernes, en comparaison de l’individualisme à outrance dans l’antiquité. C’est, en effet, un beau texte de littérature, dans le grossissement systématique des apparences. La naturelle évolution de la pitié humaine, universellement prêchée, même par ceux qui dédaignent d’y attacher une rétribution de récompense, procède-t-elle du fonds commun d’humanité, ou le mérite en doit-il revenir aux prédications cultuelles suscitant notre commun état de sensibilité ? Sans remonter plus haut, le Bouddhisme, ignorant de la Divinité, nous fournit la réponse, puisqu’il prêcha et pratiqua, plus qu’on n’avait jamais fait encore, une doctrine d’universelle pitié. Du triomphe chrétien jusqu’au seuil des âges modernes, voyez l’atroce contraste des doctrines charitables et des violences inhumaines où s’est répandu le sacerdoce en vue de nous édifier.

N’est-ce pas, au contraire, de la reprise d’une philosophie de la nature que date l’effort d’une charité humaine au-dessus de l’intérêt égoïste d’une rémunération dans une autre vie ! Et cela même combien tardif encore ! Dans ma jeunesse, arrivant, au matin, dans la ville chrétienne de Londres, je voyais les abords des maisons, les trottoirs, encombrés de créatures pitoyables de tout âge et de tout sexe essayant de dormir sous les glaces de la nuit. C’était la compensation, alors jugée inévitable, d’un grandiose développement de l’industrie chrétienne. Il a fallu du temps pour que surgit l’idée des asiles de nuit. Encore reste-t-il à pourvoir, bien ou mal, à combien d’autres nécessités urgentes !

S’il n’était besoin que de paroles pour les accomplissements d’une morale supérieure, nous serions pourvus depuis longtemps. Mais il y faut simultanément et la puissance d’imagination nécessaire à l’envolée d’idéalisme, et la concentration d’énergie personnelle pour le jaillissement d’un acte qui doit nous faire passer d’une facile anticipation d’idéal aux épreuves du désintéressement réalisé. Cela ne se rencontre pas communément. Je ne puis qu’approuver tous ceux qui font le bien à la seule condition de ne pas le crier trop haut, pour s’en faire accroire à eux-mêmes au delà de leurs mérites particuliers. L’approximative orientation des idées n’a jamais fait défaut. Dans tous les temps, dans tous les pays, dans toutes les religions, dans toutes les philosophies, on n’a jamais recommandé que l’exercice de toutes les vertus, la justice, la bonté, l’amour du prochain[15]. Qu’en est-il résulté trop souvent, sinon la continuation, l’aggravation des violences, des tueries ? Nos territoires de civilisation sont couverts de temples dans lesquels les magnificences de l’art se sont épuisées pour des spectacles de rites et de prédications ou la foule accourt, ébahie, sans qu’il s’ensuive nécessairement une correspondance d’actions.

Qu’attendre, donc, pour l’avenir en dehors du verbiage consacré ? Quels résultats de l’évolution des émotivités, au delà des satisfactions de paroles où nous nous délectons présentement. Cinq cents ans avant le Golgotha, la prédication du Bouddha qui, même alors, n’était point d’inspiration nouvelle[16], avait recommandé la plus compréhensive doctrine de charité humaine, fondée sur une conception du monde annonciatrice des hautes directions de notre sensibilité. Mille ans de prédication triomphante, et retour au dogmatisme brahmanique sans autre souvenir, au pays d’origine, que d’un nom. Le cas des ultérieures paraboles galiléennes, évocatrices d’émotivités éphémères, n’est pas très différent.

Il y a des heures où il suffit d’un soupir pour soulever le monde[17], dit une parole d’Asie. Il est vrai. La contagion des émotivités est un de nos plus beaux accomplissements. Seulement, cela dépend des heures, c’est-à-dire de l’état mental des foules mouvantes. Aux spectacles du cirque, la plèbe exultera de voluptueuses fureurs, la Vestale retournera le pouce pour réclamer du sang, cependant que l’élite, supposé qu’elle existe, se taira. Les chrétiens seront livrés aux bêtes, et les belles pensées de Marc-Aurèle, dans l’abaissement universel, nous conduiront aux retours de sauvagerie d’un Commode, legs douloureux de la philosophie paternelle. Vienne l’heure d’une abjection lassée de ses propres excès, et le soupir du Christ réveillera le monde d’un cauchemar affreux pour essayer encore de faire vivre la divine parole d’amour universel jusqu’à la prompte rechute, dans l’abîme de sang. Eh oui ! Le soupir chrétien a « soulevé » le monde, mais n’est-ce donc pas pour le laisser tout aussitôt retomber ? Que sont devenues les belles Églises de Paul au contact des premières hérésies ? Quelle sanglante fureur a repris possession de ce monde « chrétien », martyr, anxieux de martyriser à son tour ? Songez aux crimes d’un Constantin, d’une Hélène, d’un Théodose, fondateurs du royaume du Christ ici-bas. Du sang, toujours du sang. La soif des Dieux ne peut-elle donc être apaisée ?

Déjà, cinq siècles auparavant, le « soupir » du Bouddha avait « soulevé » l’Asie jusqu’au plus profond de ses émotivités. Le grand empereur Açoka avait conquis l’Inde, ainsi que les monuments subsistants en font foi. Avec Fa-Hsien, Hiouen-Thsang, plus tard, la Chine, le japon même, trouvèrent leur journée. Point de violences cultuelles dans l’Inde bouddhiste. L’universelle tolérance, partout et toujours vécue, sans même avoir besoin d’être formulée, ainsi qu’on peut l’observer encore aujourd’hui à Ceylan comme en Birmanie. Le plus noble enseignement qui ait jamais été. Et puis l’effondrement universel du bouddhisme indien sous l’effort souterrain du védisme atavique, au prix du plus beau sang profusément versé. Cependant, ce même bouddhisme, chassé de sa patrie, s’installait dans l’Extrême Asie, pour diviniser son malheureux fondateur (comme il advint au prédicateur de Galilée), en compagnie des Dieux mêmes que les apôtres chinois avaient cru remplacer. De grands changements de mots pour rester le plus près possible des émotivités, des gestes du temps passé.

Où en sommes-nous donc ? Que chercher, que vouloir et que faire, dans cette inextricable jungle d’exubérantes Divinités ? L’évolution commande de nouvelles activités de l’homme, et l’on ne nous offre que des nouveautés de verbe sans une suffisante correspondance avec les actes vainement annoncés. Ne serait-ce pas que le problème est insoluble dans les données que théologie et métaphysique s’obstinent à lui imposer ? La morale d’absolutisme divin, avec ses sanctions impitoyables, n’a rien produit des réformations promises. Les victoires de verbalisme n’ont réussi qu’à couronner de belles paroles par des prolongements de barbarie. Avec de sublimes ambitions d’achèvements divins, n’ayant rien su changer de nous-mêmes, nous n’avons pu que nous immobiliser. Ni l’idéalisme humain, hypothétiquement réalisé aux célestes séjours, ni nos sanctions terrestres hasardeusement adoucies, n’ont donné les résultats attendus.

N’y a-t-il point quelque autre voie d’une réformation plus efficace ? Renoncer au « divin » qui nous fuit, paraît encore trop cruel à ceux qui ne peuvent vivre que de mots. Est-il donc si malaisé d’être ce que nous sommes ? Des exemplaires d’humanité sans autre aide que de nous-mêmes, et mis par là dans la nécessité de faire confiance à nos propres moyens ? Cela semble trop simple à nos ambitions de parades. Être soi paraît plus difficile que de se dépasser. À l’effort de volonté continue nous préférons la transcendance d’un verbalisme qui nous égare dans les nuées.

Cependant, nous pouvons découvrir, sans aucune peine, que ceux d’entre nous qui vivent hors des prédications du sacerdoce n’offrent pas un moindre étalon de moralité que tous autres, avec l’incomparable avantage d’échapper aux feintes des hypocrisies utilitaires. Leur héroïque résistance aux atroces persécutions a fait d’eux les maîtres de l’idéalisme humain par les merveilleux progrès de l’évolution souveraine qui leur est due. Est-ce donc les prédications du sacerdoce qui ont fait abolir l’horreur des effroyables supplices où sont venus séculairement se délecter nos « chrétiens » charitables[18] ? Quelle voix s’est élevée de l’Église, toute-puissante, pour supprimer la question, l’estrapade, l’écartèlement, le pilori ? N’est-ce donc pas une condamnation d’ordre religieux, au seuil des temps modernes, qui, avant l’étranglement, faisait arracher la langue à Vanini par les tenailles du bourreau ?

Pour bien marquer que tous les Dieux se valent, le grand Averroès avait été conduit à la porte de la mosquée de Cordoue où chacun des fidèles, tour à tour, avant de prendre part à la prière, avait eu soin de lui cracher consciencieusement au visage. Après quoi, il lui fut demandé s’il se repentait d’avoir enseigné de fausses doctrines, et sa réponse fut qu’il se repentait. Il n’y a que les persécuteurs qui ne se sont jamais repentis. En Abyssinie, un de mes amis a vu lapider un vieux philosophe pour avoir dit : « je sais pourquoi le monde va mal. C’est que le bon Dieu s’est endormi[19]. »

Le roi d’Espagne, Philippe V (frère de notre duc de Bourgogne), déclarait blâmer les courses de taureaux par humanité, mais sans réprobation pour les autodafés. Dans l’acte d’abdication adressé à son fils Louis Ier, le même Philippe V écrivait : « Protégez et soutenez toujours le tribunal de l’Inquisition qu’on peut appeler le rempart de la foi. » Au carnaval de Madrid, en 1724, Stalpart, annonçant qu’il y avait eu des mascarades épicées d’un autodafé, écrivait : « Il y eut une fête en ville, bien réjouissante pour le peuple de Madrid, et je ne sais rien qui l’égale, pour le génie de la nation, qu’une course de taureaux. Ce fut une exécution de juifs. On en brûla un vif, deux après les avoir étranglés à la vue du bûcher, parce qu’ils se convertirent ou le feignirent, et les effigies de six autres morts dans les prisons de l’Inquisition, et aujourd’hui on en a fouetté quatre par les rues de Madrid, au grand contentement du public. Cette cérémonie se fait avec beaucoup de pompe et de joie[20]. »

On connaît les horreurs qui ont suivi la révocation de l’Édit de Nantes : pillage des biens, violences contre les personnes, enfants arrachés à leur famille pour une conversion forcée, etc. Quand la sauvagerie commença de se lasser, Mme  de Maintenon tint bon jusqu’au bout pour l’enlèvement des enfants.

J’extrais le passage suivant d’un rapport de Villars, témoin de l’exécution d’une troupe de protestants des Cévennes :

« Maillé était un beau jeune homme d’un esprit au-dessus du commun. Il écouta son arrêt en souriant, traversa la ville de Nîmes avec le même air, priant le prêtre de ne pas le tourmenter, et les coups qu’on lui donna ne changèrent point cet air et ne lui arrachèrent pas un cri. Les os des bras rompus, il eut encore la force de faire signe au prêtre de s’éloigner, et tant qu’il put parler, il encouragea les autres. »

Dans l’expédition contre les Vaudois, ces abominations furent dépassées, ainsi qu’il résulte d’une lettre de Catinat à Louvois. Non content de violenter les consciences dans son propre royaume, Louis XIV avait obtenu du duc de Savoie l’autorisation de poursuivre les mêmes persécutions dans les vallées du pays de Vaud. Catinat, chargé de l’exécution, rendait compte en ces tenues de la besogne accomplie :

« Ce pays est parfaitement désolé. Il n’y a plus du tout ni peuple, ni bestiaux. Les troupes ont eu de la peine par l’âpreté du pays, mais le soldat en a été bien récompensé par le butin. M. le duc de Savoie a autour de huit mille âmes entre ses mains… J’ai ordonné que l’on eût un peu de cruauté pour ceux que l’on trouve cachés dans les montagnes, qui donnent la peine de les aller chercher… Ceux que l’on peut prendre les armes à la main, et qui ne sont pas tués, passent par les mains du bourreau. »

Puisque les chaudières éternelles du Dieu tourmenteur ne nous ont pas rendu « croyants », et que c’est même à la propagande des « impies » que fut réservée la gloire d’arrêter la main des massacreurs, ne serait-il pas temps de se demander si la simple conception positive de l’homme et de son univers ne pourrait pas conduire à quelques résultats de vie plus acceptables ? Il peut être pénible de prendre terre au sortir d’un rêve sanglant d’empyrée. Mais ne nous fut-il pas dit d’en haut que nous ne sommes que poussière et qu’à la poussière nous devons retourner — ce qui ne s’accorde pas trop bien avec joies paradisiaques et tourments infernaux. À toutes chances ne pourrions-nous pas demeurer tout simplement de bons planétaires, sans autre ambition que de nous bien réaliser dans les conditions terrestres auxquelles nous ne pouvons pas échapper.


La loi de l’homme.


D’où vient donc cette morale dont le consciencieux dévot et l’authentique bandit lui-même ne parlent que les yeux baissés ? Sans fausse honte, remontons bravement à la source. L’état grégaire de certaines espèces animales veut des accords sociaux d’ordres divers. Les fourmis, les abeilles, en offrent d’éclatants témoignages hors de toutes formules parlées. Des signes, qui sont de clarté pour toutes parties intéressées, ne vont pas sans créer tout un champ de règles, de coutumes, de mœurs, créatrices d’une synthèse morale, où l’intérêt de chacun, et de tous doit être également sauvegardé. Les mœurs font l’individualité en déterminant l’indice de sociabilité depuis l’égoïsme d’un minimum de concours jusqu’à l’altruisme qui n’a de valeur morale que s’il se dégage de l’attente égoïste d’une rémunération.

Un troupeau de bœufs au pâturage se répartit les fonctions de la surveillance, de telle sorte que nul ne puisse survenir d’où que ce soit, sans rencontrer les yeux d’un intéressé. À l’entrée de la ruche, les abeilles ont toujours des sentinelles en faction pour s’opposer aux intrusions fâcheuses. En traits de cet ordre abonde l’histoire des fourmis. Le mot « d’instinct », fort en usage comme dénomination d’une spontanéité automatique d’actions animales coordonnées, désigne ce groupement de phénomènes mentaux que notre vanité métaphysicante refuse de classer comme l’effet d’un raisonnement[21]. Et pourtant, de l’animal à l’homme, rien ne commande une dénomination particulière pour exprimer les mêmes passages du phénomène au phénomène, sauf des degrés de conscience difficiles à saisir. Pour maintenir le mot « instinct », il faudrait d’abord s’entendre sur sa signification. Tout ce qu’on peut dire aujourd’hui, c’est que des différenciations de sensibilité fixent, dans tous organismes grégaires, un ensemble de mœurs, c’est-à-dire une morale de tous et de chacun.

Construction des nids à deux, avec des matériaux choisis et tous agencements de sécurité ; lancement et surveillance de jeunes dans l’existence ; appropriation des moyens de défense, sagacité des mesures propres à déjouer les pièges ; disposition du vol en flèche pour la moindre fatigue des grands voyages et remplacement du chef de tête, au premier signe de lassitude, par un camarade chargé de l’emploi ; enfin les merveilleux déplacements d’ensemble de ces légères créatures emplumées décrivant dans les airs d’audacieuses évolutions sans que nul ne perde jamais la distance réglementaire de l’une à l’autre — ce qu’il est si difficile d’obtenir des soldats en manœuvre par la clameur du commandement. Au Soudan, j’ai vu de ces vols par millions d’individus, par milliards peut-être. Le ciel en était obscurci, comme aux approches d’une tempête. Jamais un heurt aux changements de direction, jamais le plus léger désordre dans le rang.

Pas un coq qui n’avertisse sa poule d’une trouvaille dont il lui fait hommage. Combien d’entre nous suivent l’exemple ? Que de fois m’est-il arrivé, dans ma cruelle jeunesse, de massacrer la mère perdrix qui s’offrit bruyamment à mon plomb criminel pour le salut de sa couvée ! Avec de tels exemples, Darwin a tracé des tableaux émouvants qui émerveillent le lecteur par les frappantes correspondances de sentiments et de pensées à tous les échelons de la vie animale, humanité incluse. Chez l’homme, l’abnégation donne texte à des développements de sublimité oratoire. Pourquoi serait-il d’insignifiance dans la bête qui paye son sacrifice plus chèrement que l’homme, puisqu’elle n’attend pas d’autre récompense que la satisfaction du dévouement désintéressé ?

La filiation organique des espèces animales, enfin reconnue, nous permet-elle donc de maintenir l’abîme artificiellement creusé de l’âme à l’instinct par nos théologies ? Quoi de plus naturel que de voir des organes si clairement apparentés produire des résultats correspondants ? Est-ce donc de cela qu’il faut s’étonner ou de l’incroyable labeur que se donnent les humains pour rompre les liens de positivité, si manifestes, de la descendance ?

La véritable noblesse ne serait-elle pas d’accepter le monde comme il est, hors des puériles tentatives pour nous rehausser d’une prétendue majesté qui dénature les phénomènes par des jeux de dénominations ? Le fait d’expérience ne doit-il pas dominer l’obsession du rêve : qui s’obstine à sceller les chaînes réelles de notre vie aux irréalités de notre pseudo-divinisation ? Du plus petit au plus grand, les enchaînements du règne animal jusqu’à l’homme inclus, sont phénomènes d’observation. Et si nos organes s’appareillent dans l’échelle des êtres, en une succession de descendance, ne s’ensuit-il pas la loi inévitable d’un commun fonctionnement ? À observer avec attention les actes de la nature vivante, même la plus modeste, pas un seul où nous ne retrouvions l’indice de sensations, de volontés semblables aux nôtres[22]. Serait-il concevable que les mêmes fonctions des mêmes organes n’aient pas, pour conséquence, les mêmes déclenchements d’énergies ? Mêmes besoins, mêmes réponses des organismes en action. Nos puériles vanités d’isolement théologique n’y pourront rien changer.

La loi de l’homme est donc principalement de se situer dans l’univers par lequel il est circonvenu : d’où l’obligation pour lui de développer ses activités individuelles et sociales selon les rapports naturels de son organisme dans le Cosmos. S’il lui plaît de rompre ses attaches organiques pour s’attribuer une éternité ultra terrestre en contradiction avec tous les éléments reconnus de sa biologie, tous les rapports de l’existence individuelle et sociale s’en trouveront faussés. S’éloigner ou se rapprocher de sa norme, voilà le choix auquel il est condamné.

D’autre part, si le dévouement maternel fait partie de la morale des êtres, au premier chef, d’où viendrait notre privilège d’en confisquer l’honneur au détriment de créatures voisines qui le manifestent avec tant d’éclat ? Serait-ce donc par crainte de ne pas faire assez belle figure sous la calotte des cieux ? Vraiment, l’humble animal accomplissant ses devoirs envers les siens, est plus digne d’admiration que ceux de notre humanité qui ont besoin d’être alléchés de récompenses imaginaires pour une correction de conduite où il entre souvent trop de feintes. Le coq qui fait don de son festin, et la perdrix qui donne sa vie pour ses petits, n’attendent rien de Divinités emplumées, et nulle menace de châtiment n’est sur eux pour le cas où l’égoïsme l’emporterait. Si la bête se dévoue avec un admirable courage, qui donc lui refusera l’honneur d’une moralité ? Et dès qu’il y a moralité de la bête en une coordination de sentiments, de pensées et d’actions, comment l’homme pourrait-il refuser l’héritage, la succession morale d’une commune lignée, lorsque la succession anatomique et physiologique est inscrite à son compte par l’anatomie et la physiologie comparées ? Cela ne jette-t-il pas d’assez vives lumières sur la formation et le développement des mœurs dans lesquelles avant toute doctrine, nos primitives tribus ont réussi tant bien que mal à s’organiser ?

Il est vrai, nous avons l’avantage de formuler des principes de morale métaphysiquement ou même empiriquement disposés, moins peut-être dans une volonté toute nue de réalisation présente que pour la satisfaction d’un dogmatisme superbe d’où l’intérêt n’est pas toujours exclu. Sans doute, encore, l’impulsion de moralité chez l’homme est incomparablement plus compréhensive que celle de ses arrière-cousins. On a vu, cependant, des loups s’entr’aider dans la bataille, ce qui pourrait être une forme d’égoïsme, à y bien regarder[23]. N’y a-t-il point de nos « sacrifices » où ne s’exprime un intérêt de personnalité ? Et le plus somptueux de notre rôle n’est-il pas dans la prédication de vertus toujours faciles à recommander ? Hélas ! le problème est moins de les dire que de les pratiquer !

Pour l’origine de nos préceptes de sublimité, on comprend assez bien qu’il ait paru plus glorieux de les recevoir d’une Divinité que d’y reconnaître le prosaïque développement des premiers schémas d’organismes ancestraux. Mais nos théologiens ne veulent connaître du monde que ce qui ne relève pas de l’observation. Construire une morale de l’homme sur les données de la condition humaine ; l’idée n’en pouvait pas venir à des esprits saturés de divinisations.

Au fond, de quoi s’agit-il, sinon tout simplement d’arriver, par un ordre d’activités mentales progressivement développées, à obtenir des hommes l’effort de comprendre que le bien-être, la sécurité, le rationnel développement des existences associées sont dans la dépendance étroite du bien-être, de la sécurité, du rationnel développement de chacun ? N’est-ce pas l’origine de cette conception du droit dont notre Révolution fit tant de tapage, au moment même où elle le méconnaissait si gravement par ses échafauds ?

Le droit, encore, ne se peut-il réaliser que par l’ultime sanction de la force. Et la force ayant jusqu’ici dominé le monde aux dépens du droit, il en résulte que le véritable problème est toujours d’amener l’homme à se préoccuper moins des mots que des actes qu’ils obscurcissent à tout moment. « Ne pouvant fortifier la justice, ils ont justifié la force, » a prononcé Pascal. Identifier le droit et la force c’est tout le problème politique et social. Est-ce donc ravaler l’homme que de le juger capable d’une haute entreprise, même si le succès ne devait pas toujours être en proportion de ses efforts ?

Au-dessus du droit formel qui doit dire l’égal rationnement d’équité pour chacun, il y a l’altruisme par lequel chacun peut s’essayer au don de quelque-chose de lui-même en faveur de son prochain moins heureusement partagé. Le malheur est qu’au contraire d’une direction générale en ce sens, nous voyons trop souvent l’égoïsme commun dilaté jusqu’aux perpétuelles entreprises sur le droit d’autrui. Abondante matière à philosopher quand les mots de charité sont pompeusement inscrits à toutes les murailles, pour enflammer, par les récompenses de la terre et du Ciel, les bruyantes activités d’un altruisme officiel dont l’intérêt égoïste n’est pas toujours exclu. De toutes les églises les moralistes professionnels s’empressent aux fastueux concours des charités spectaculaires dont les effets, trop souvent, ne sont pas en proportion du bruit.

Nos prédications religieuses n’envisagent pas l’hypothèse d’un acte charitable sans rémunération. Aussi leur demande-t-on le plus communément des formules de doctrine susceptibles de s’accommoder aux convenances du moindre effort, tandis que l’Église, en faisant de ses dons un marché cultuel, n’aboutit trop souvent qu’à des cultures d’hypocrisie. Est-il donc étonnant que le résultat soit de bruit plutôt que d’effet, puisqu’on peut se trouver quitte envers soi-même pour une obole dans l’escarcelle des rites quémandeurs, sans jamais soupçonner la haute puissance de l’esprit de sacrifice et du bienfait supérieur que chacun y pourrait recueillir[24]. Qui de nous donne de lui-même en comparaison de ce qu’il pourrait faire ? Le grand François d’Assise ne fut-il pas tout près de devenir une pierre de scandale pour la Papauté ?

Que faire ? Je recommanderais volontiers moins de doctrine et plus d’empirisme de fraternité, moins de calculs compensateurs et plus d’émotivité. Un échange de commune sentimentalité entre créatures prochaines peut se manifester en des formes d’apitoiement qui ne sont pas notre privilège[25], mais qui nous mettraient au-dessus de toute comparaison si un fâcheux cortège de châtiments et de récompenses ne venait le dénaturer. Au lieu du sacrifice, un salaire. L’intérêt égoïste, en remplacement du mérite désintéressé[26]. Levons courageusement les voiles et faisons apparaître la misère officielle d’une vertu qui, modeste, n’accepterait pas même d’être clamée.

J’ai hâte de dire qu’en dehors des cadres de tout ordre, il est, dans une proportion inconnue, des créatures simples, charitables, au plus beau sens du mot, toujours prêtes à tous les sacrifices, sans espoir de récompense, sans crainte de châtiment. Celles-là, hors des recommandations de la chaire, marchent dans la droite voie, nous montrent le chemin comme l’humble moine d’Assise qui vécut et mourut en aimant. Cela, c’est la grande leçon si rarement donnée : c’est la morale agie dans les hautes régions de l’humanité émotive au lieu de la morale parlée dont se contente l’immense majorité des hommes — hors d’état de comprendre qu’un retour d’aide personnelle nous puisse venir du seul fait d’avoir aidé.

Puisque nos préceptes de morale, au lieu de choir du ciel, expriment simplement des besoins d’une vie ordonnée pour l’avantage de tous et de chacun, nous avons chance d’en réaliser des parties, plus ou moins heureusement. Il s’agit seulement d’amener les hommes à reconnaître qu’il n’y a point d’achèvement des sociétés humaines qui ne se fonde sur l’amélioration individuelle et sociale d’un nombre toujours croissant de citoyens. On peut attendre des institutions qu’elles facilitent ce progrès moral au lieu de l’entraver, comme il arrive à tous les degrés de l’ordre social, par trop de compromissions.


La morale évolue.


Je ne peux pas ignorer qu’en cherchant dans l’homme les fondements de la morale humaine, j’offenserai gravement tous ceux qui ne se peuvent concevoir eux-mêmes hors des bonnes grâces ou des sévices de la Divinité. S’il était quelque moyen de les apaiser, je les prierais de considérer que ma recherche étant de l’homme et de tout ce qui s’y rencontre, je suis conduit à m’enquérir des voies et moyens par lesquels il peut se gouverner.

Je vois bien qu’on me propose une théorie en vertu de laquelle il est gouverné du dehors par un Maître jaloux qu’il faut sans cesse implorer. Ce Maître, on prétend le connaître par l’intuition ou par des raisonnements dont la valeur va décroissant à mesure que grandit notre connaissance du Cosmos. Voilà pourquoi je me demande si notre ignorance ancestrale, dont, tant d’effets subsistent encore, ne se serait point, en cette délicate matière, mépris très gravement.

Pour tout dire, il m’apparaît surtout qu’une simple vertu d’obéissance, fondée sur la crainte du châtiment, se rapproche beaucoup de la soumission de l’animal sous le bâton, tandis que si je me trouvais capable de concevoir et de vivre une charité universelle des êtres, comme le Bouddha, j’en pourrais tirer un juste sujet de satisfaction pour moi-même, aussi bien qu’un exemple pour ceux qui suivront.

Je note, enfin, que le fonctionnement de notre organisme précède, de nécessité, la doctrine que nous en pouvons faire, qui résulte nécessairement d’une généralisation d’activités. Pour nous « révéler » une morale divine, il a fallu le tardif Décalogue de l’Horeb, longtemps après Caïn. C’est que la morale individuelle et sociale a commencé par l’empirisme, d’où, vaille que vaille, des règles approximatives se sont ultérieurement dégagées. Encore la difficulté est-elle moins de trouver des formules que d’en obtenir l’application, même atténuée.

Notre morale élémentaire, quelle qu’en soit la provenance, se propose universellement pour but de faire l’ordre en nous-mêmes aussi bien que dans les sociétés humaines, en contenant, en réglant, d’une façon plus ou moins heureuse, les activités de l’individu. Comme il était inévitable chez un peuple des premiers âges, les « commandements » de Moïse, comme ceux de Manou, énumèrent d’abord, en des sentences de forme négative, les actes dont il faut se garder, sans s’arrêter encore aux raffinements d’actions positives dont le jour est à venir. Morale humaine et morale divine nous offrent ainsi de modestes débuts, remontant aux jours du fratricide qui inaugura « la civilisation ». S’il y eut une morale avant les philosophes comme s’est plu à le noter Louis Ménard, il y eut, avant tout, une morale d’empirisme organique avant les Divinités qui marquèrent un temps d’évolution humaine, du plus grossier fétiche à Brahma, à Zeus, à Jahveh.

Une considération me porte à l’indulgence, c’est qu’en remontant le cours des morales humaines successives, je rejoins très clairement la morale organique animale qui n’est qu’une expression de la loi du plus fort tempérée par la loi d’accommodation empirique née du besoin primordial de conservation. Blâmerai-je donc le renard de tuer sa poule, même s’il n’a pas faim, au titre d’une gymnastique d’accoutumance ? Cette nuit, un gros vilain chat noir a détruit la nichée de mes deux amis merle ; qui lui donnaient l’exemple en venant piquer dans mon jardin les vers dont ils nourrissaient leurs petits. Ainsi le veut « l’ordre moral » de l’univers divinisé.

Il n’est pas contestable que notre Dieu de bonté nous a fait nous-mêmes carnassiers, et nous a mis ainsi, sans notre consentement, dans la nécessité de tuer pour vivre, ce qui a déchaîné et déchaîne encore dans le monde une incalculable accumulation d’atrocités dont il nous arrive rarement de nous émouvoir. Inférieurs en cela aux loups, nous avons même mis nos canines dans la chair fraîche de notre frère humain. La coutume s’en est anciennement établie, et à ce jour encore quelques braves sauvages l’ont silencieusement continuée.

De ce que nous ne pouvons faire notre Dieu qu’à notre image, il résulte nécessairement qu’il évolue avec nous. Simultanément doté par nous de l’extrême bonté paradisiaque et de l’extrême cruauté infernale, nous le voyons passer de l’une à l’autre dans la mesure de nos propres jugements. Les colères de Javeh sont les colères de Moïse. Charité du Christ envers la pécheresse, reflet de notre humaine pitié. Si bien que les leçons acclamées comme venues de la Providence ne sont vraiment que le choc en retour de nos propres émotivités. La loi divine est, sans qu’il s’en rende compte d’abord, la loi que l’homme se fait.

Aujourd’hui, notre morale universelle serait-elle en voie de progresser ? J’inclinerais à le croire puisqu’on nous recommande, par voie d’affiche, d’être « bons pour les animaux », ce dont n’a jamais parlé le Galiléen. C’est aux portes des abattoirs qu’il faudrait inscrire cette recommandation. Non que j’aboutisse à vous proposer de nous faire « végétariens ». Ce serait pur enfantillage puisqu’on ne saurait dire le chiffre de vies que nous supprimons en buvant un verre d’eau. Homme je suis, homme je demeurerai de mon consentement, qui n’est qu’une des formes du déterminisme universel. S’il faut tout dire, plus prévoyant, plus doux que la Divinité, j’essayerai même de corriger mon implacabilité native en réduisant de plus en plus, par une évolution de charité universelle, la somme des maux que, du jour de mon apparition dans le monde, je me trouvai contraint d’accomplir. Et quand on viendra me proposer de vivre la morale divine au lieu de la morale humaine, je répondrai simplement : « Votre Dieu de perfection a fait le mal sans y être obligé, et l’homme imparfait du Cosmos a surtout pour tâche de l’atténuer ». Redoutable ligne de faîte, où se partage inévitablement le cours d’une moralité.

Oserai-je le dire ? La somme du mal universel est si déconcertante, et la faiblesse de nos moyens si disproportionnée, que l’inefficacité générale de notre aide éclate à tous les yeux. Et cependant ; le meilleur de notre sensibilité nous sollicite à l’action de secours, ne fût-ce que pour nous délivrer des réactions du mal auquel nous demeurons exposés. C’est la plus belle bataille de l’homme qui nous appelle : nous ne pouvons pas nous y refuser. Vain sacrifice, diront quelques-uns. De peu d’effet dans l’ensemble, il est trop vrai, mais combien profitable (en mettant tout au pire) pour celui qui s’est donné !

Oui, c’est là le véritable fondement des évolutions de la morale humaine de quelque nom qu’on la caractérise. Se sacrifier pour une idée, c’est se grandir, se développer, se faire, s’achever. Qu’est-ce que peut être la morale de l’être humain, et, par lui, de ses sociétés en évolution de vie civilisée, sinon, de relativité en relativité, la loi d’un achèvement dont il ne verra pas la fin ? Qu’avons-nous à faire aujourd’hui de la grossière armature de sanctions où s’enferma l’homme des premiers âges ? Les lois de la nature, lorsqu’on les offense, ne manquent pas de réagir directement. Voilà le châtiment inévitable. Les sanctions humaines, récompenses et peines, y apportent surtout un appareil de décor — les promesses de félicitée célestes ne coûtant rien à qui ne peut être mis en demeure de tenir. Plus modeste et plus sûr, le simple contentement d’un acte d’abnégation dont on aurait l’orgueil de se taire, pourrait nous apporter, sans tant de bruit, l’intime réconfort de joies supérieures.

« Les Dieux, disait Homère, parcourent les villes, déguisés en mendiants, pour éprouver la justice ou l’injustice des hommes. » Que les temps sont changés ! Héraklès, redoutable héraut d’une conscience primitive, promenait la justice sous la peau d’un lion. Je le vois maintenant remplacé par des prédicateurs d’officielle vertu et des distributeurs d’insignes honorifiques à tous les carrefours. Je ne dis pas que le monde en soit pire. Je ne vois pas qu’il en soit sensiblement meilleur. L’hypocrisie publique n’y a certainement rien perdu. Peut-être nous faudra-t-il encore quelques milliers de siècles pour mettre au point nos velléités de bien faire. L’espérance nous demeure permise jusqu’au jour où nous consentirons à remplacer des glorioles d’apparences par le silencieux contentement du jour ou nous aurons bien fait sans en attendre un retour.

Descendue des brouillards de la métaphysique dans les activités de l’empirisme social, il faut bien que la morale évolue, avec tout son cortège de sanctions naturelles, selon l’humaine qualité des connaissances et des émotions dont les mouvements font le vice ou la vertu. L’idée seule d’une morale changeante paraît abominable aux sectateurs de transcendances et d’immanences qui prétendent arrêter par des mots l’éternel écoulement de l’univers. L’effort de l’aberration métaphysique consisté à détacher du phénomène cosmique l’idée (ou plutôt le signe de l’idée) pour lui conférer la dignité supérieure d’une existence indépendante qui dominerait le monde au lieu d’en être dominée. La théologie ne fait pas autre chose, avec cette aggravation qu’elle personnalise l’infini — troublant ainsi de scènes fantômatiques le drame véritable de notre destinée.

Il commence à se découvrir qu’à considérer simplement la pratique des mœurs (morale), les enchaînements d’activités de la série vivante ne nous offrent qu’un processus organique au cours duquel il n’y a point de place pour l’insertion miraculeuse d’une « âme » insubstantielle, avec des attributs verbaux de surhumaine fixité. Lors donc qu’ayant à situer le phénomène moral, je me permets d’en chercher la source profonde dans les développements de la vie, je dois brutalement choquer tous les « penseurs. » professionnels qui s’acharnent aux développements verbaux d’une morale entitaire à l’usage des parleurs. Là trouvons-nous le problème profond de la vie humaine noyé dans les classements didactiques de vertus recommandables dont l’usage consiste surtout en des effets de prédication. Vanités de théâtre, au lieu des âpres jouissances de l’heure vécue. J’en suis désolé pour les belles âmes professionnelles qui se fabriquent des mouvements, oratoires à trop bon compte. Mais si l’on cherche à vivre une simple moyenne de vertus acceptables hors des pompes de la publicité, on se heurte d’abord à des rencontres d’intérêts exigeant des atténuations d’altruisme dont notre élémentaire idéalisme devrait être choqué.

Le fondement de la morale universelle se résume en une formule simple. Il nous faut vivre avec nos semblables. Vivre à leur détriment, à leur profit, ou d’un concours réciproque d’entr’aide. Serait-il donc embarrassant de prendre parti ? C’est notre orgueil de sentir, jusqu’aux raffinements, la valeur de notre énergie. Nous n’avons que le choix de nous dépenser pour nous-mêmes ou pour nos prochains. L’état social ne permettant pas l’égoïsme total, puisque l’effort simultané de tous le retournerait contre l’individu, l’accord (au moins, théorique) d’une réciprocité s’impose dès qu’on est en mesure de formuler une règle de vie organisée.

Nous pouvons assez clairement voir que de la parole à l’acte, il y a loin encore. Combien sont-ils qui se font gloire du précepte pour s’en embarrasser le moins possible dans la pratique de l’existence ? De contrainte ou de bonne grâce, la foule se tiendra, vaille que vaille, aux formules banales, sans trop s’embarrasser de leur application. Seule, l’élite se piquera de faire mieux. Payer l’impôt et ne pas entreprendre trop ouvertement sur le voisin ne nous ennoblit pas d’une façon suffisante à nos propres yeux. De tenter au delà, assez d’occasions se présentent. L’altruisme voit multiplier de toutes parts ses chances. L’occasion d’aider, d’aimer, s’offrira sans trop de peine à l’homme de cœur, et beaucoup seront surpris de découvrir que la plus grande joie, de l’homme est de se donner.

J’ai déjà constaté que les recommandations d’entr’aide sont de tous les temps, de tous les lieux. Nous les voyons quotidiennement mises en pratique, même chez les animaux, sans qu’aucun prophète ait entrepris de les leur prêcher ? N’est-ce pas le sentiment d’une solidarité profonde qui unit les communes fragilités des organismes vivants aux prises avec les concurrences du dehors ? Est-ce donc là qu’il convient d’arrêter notre compte de morale à l’égard du « prochain ? » N’y a-t-il rien de plus à faire que d’objurguer des indifférences qui se mettront plus volontiers en règle avec elles-mêmes par l’entremise des prédicateurs, que par un acte personnel et direct de rapprochement humain ?

Ne pouvons-nous attendre mieux d’une évolution ultérieure ? De la morale humaine primitive, toute proche de la morale animale, à la morale d’Épictète dont Marc-Aurèle[27] tira pratiquement de si beaux effets d’impuissance, l’écart a déconcerté nos mesures. Cependant, par les repères, tant de la biologie que de nos propres annales, nous pouvons méthodiquement suivre le cours de cette merveilleuse évolution d’humanité qui nous conduit de la sauvagerie bestiale aux déploiements d’entr’aide dont, malgré les réserves ci-dessus, nous pouvons voir, tous les jours, d’heureux effets. La morale de la métaphysique est une, immuable, absolue, quel que soit l’organisme humain qui s’en trouve porteur. La morale de l’organisme humain en évolution continue nous montre les aspirations d’altruisme, lentement issues des lentes acquisitions de l’expérience, transformant peu à peu la lignée du pithécanthrope, à peine dégrossie, en une troupe « humaine » progressivement pourvue d’une activité d’abnégation par laquelle celui qui vient au secours du prochain se confère un bénéfice de noblesse émotive qui n’est inférieure à aucun prestige de Divinité.

Il n’y a pas d’homme qui n’ait besoin d’un autre : voilà l’étoile polaire de notre humanité. L’aide sociale, machinée, n’est que d’un automatisme sans vie, pour un minimum de mal momentanément écarté. Il faut les vibrations de l’humain à l’humain pour la haute fusion des émotivités décisives. On doit attendre mieux encore, mais l’avenir n’aura de valeur féconde que par l’évolution correspondante des individus. On peut entreprendre de doctriner le don de soi-même par des théories. Dans la disproportion des mesures entre l’éphémère passage de nos relativités aux prises avec d’incommensurables mouvements d’infini, l’impulsion d’idéal sera déterminante, non le calcul de chances inconnues. Quiconque n’essayera pas de vivre au delà de lui-même aura manqué sa vie.

Le pas le plus difficile est de renoncer à invoquer l’intérêt égoïste du bénéfice personnel pour des réalisations de désintéressement. Démoraliser pour moraliser. Développer l’égoïsme pour le refréner. Nous voyons assez ce qu’on peut attendre de cette éducation à rebours, C’est la tradition atavique d’une sauvagerie primitive qui nous vaut cette méconnaissance. Je compte moins, pour y faire obstacle, sur le didactisme des prédications répétées que sur « l’habitude lamarckienne » par laquelle s’installeront dans nos réflexes, sans mesure de temps, les élans idéalistes d’une humanité en perpétuelle évolution.


Tout cela au plus fort du carnage universel des vies condamnées à détruire pour se conserver. Une synthèse doctrinale des mœurs, c’est-à-dire une morale universelle à tirer du meurtre universel ! Quand Caïn assassina son frère, Jahveh ne s’était pas encore avisé, comme il le fit plus tard sur l’Horeb, de dire : « Tu ne tueras point ». Le ciel nous est témoin qu’avant, comme après ce jour même, l’universelle tuerie n’avait point connu de relâche. L’enfer et le paradis sont chargés de régler tardivement les comptes d’une création manquée. J’entends les brebis se plaindre qu’il n’y ait point d’enfer pour les loups, et les loups s’excuser sur l’exemple des humains.

Si nous pouvions nous arrêter un moment à l’éthique de Spinoza, nous y découvririons peut-être le fameux pont aérien du cheveu magique qui doit franchir l’abîme d’une mathématique d’absolu à l’observation relative des phénomènes. L’audace du penseur « intégral » s’y est résolument engagée. La question de début est de savoir si le pur enchaînement d’abstractions peut rejoindre et même devancer l’expérience. Se pourrait-il donc que ce fût la fortune de l’esprit humain d’aboutir, par deux voies opposées, à deux aspects différents de la même « réalité »[28]. Du fond de l’abîme insondable, qu’est-ce donc qui peut nous étonner ?

Selon qu’elle se place, ou non, sous la sanction divine, la morale voit changer les fondements de sa doctrine, mais l’empirisme des rapports sociaux ne cesse d’imposer les même nécessités. Où placer la sanction ? « Si Dieu et l’universalité des êtres sont la même chose, Dieu, étant toutes choses, n’est rien en particulier… Si Dieu est l’être nécessaire et infini, ses conséquences sont infinies. Comment des êtres bornés et finis auraient-ils ses conséquences ?[29] » Et, en effet, « si la personnalité ne saurait convenir à l’être absolu, elle est exclue par l’infini »[30]. Dès que nous trouvons dans le Moi qu’un complexe d’organismes, si nous voulons qu’il donne accès à l’unité absolue du Moi divin, il nous suffira pour cette tâche, de trouver les limites de l’illimité. Faute de ce faire, en quoi les contingences de l’homme en seraient-elles changées ?

Après avoir coupé, il s’agit de recoudre. L’opération spinoziste avait retranché le mort du vif, et puisque le vif, qui est l’homme, ne pouvait disparaître, il a bien fallu qu’il maintînt, en des dispositions d’expérience, les normes de mœurs où s’étayent tous des développements de sa vie. L’âme et ses mouvements ne font figure après tout que d’interprétations passagères. Du fond organique nul n’a pu de déprendre. Et devant que les problèmes fussent doctrinalement abordés, tombait déjà tout l’appareil des mots caducs que le fleuve impétueux de la connaissance accrue emporte à l’océan des choses périmées.

Le simple énoncé des propositions de l’Éthique montre suffisamment à quel point l’installation des connaissances positives dans l’entendement moderne a bouleversé nos conditions de concevoir et de développer nos enchaînements de relativités. Même creusé à contre-jour, le tunnel d’investigation peut rencontrer un filon de clarté, en faire jaillir l’étincelle, comme fit le Titan du Caucase d’une rencontre de deux obscurités[31]. Le grand polisseur de lunettes sut si bien polir sa lentille que, donnant de son gré dans une mathématique de mots, il vit et fit voir comment la droite logique du verbe tyrannique conduit, elle-même, par une revanche qui nous était due, à l’évanouissement de ce qui n’est pas d’observation contrôlée. L’homme qui osa pousser imperturbablement une telle entreprise n’aura pas rendu moins de services que les plus beaux conquérants de connaissances relatives, pour avoir, de ses phosphènes évocateurs, éclairé quelque chose de l’écran noir de l’absolu.

Pas d’effet sans cause, pas de cause sans détermination. Il faut que l’univers tienne en cette formule, aussi bien dans son infinité que dans chacun de ses « quanta » diffusés. La loi morale, de doctrine universelle, parce que les conditions organiques de l’homme social en déterminent toutes les lignes, vient-elle d’un indéfinissable absolu, ou, comme toutes nos autres lois, exprime-t-elle simplement une constance de rapports sur laquelle il convient de nous régler ? Dès à présent nous pouvons tenir pour acquise la solution de positivité. Puisque la métaphysique de l’absolu aboutit à le dépersonnaliser sans remède, que pouvons-nous faire sinon de chercher notre propre loi dans les coordinations des phénomènes positivement déterminés ?

Vanité du didactisme, avec ses « principes » de morale métaphysiquement enseignée. Fait-on la théorie biologique de la marche aux enfants pour leur apprendre à se tenir sur leurs jambes ? L’enfant reconnaît bien vite que s’il ment ou s’il pille, il lui en viendra des ennuis de quelque façon. Sa conception personnelle n’est hostile ni au mensonge, ni au larcin qui lui paraissent d’utiles fourberies. Il s’arrête parfois à la sanction banale qui fait le fond de son apprentissage, sauve ses chances de l’esquiver. C’est l’ultime valeur de nos sanctions sociales auxquelles il manque d’être disposées En vue d’une durable efficacité.

De l’enfant au vieillard, du sauvage au civilisé, quelles successions d’états moraux enchaînés ! Dans le temps et dans l’espace s’échelonnent, chacune à sa manière, les morales temporaires selon les nécessaires conjugaisons des connaissances et de l’émotivité. Le fameux mot justice en deçà, injustice au delà… ne signifie pas autre chose. Sait-on même quels arcs-en-ciel de bien et de mal se pourraient découvrir au fond des consciences — troublés de mouvements qui nuanceraient l’aveu ?

Dans les détours de toutes les activités qui s’emmêlent, garder la juste mesure envers tous droits à l’existence, envers toutes sensibilités, est une entreprise qui s’arrête à l’antinomie du mangeur et du mangé. La vie ne se soutient qu’aux dépens d’autres vies. En des superfétations démesurées, Dieu a voulu ce mal, et nous charge ironiquement d’en faire sortir le bien. Faute de quoi, il aggrave le pire par une attribution d’éternité. Éminente sanction « de suprême justice et d’amour » que nous offre gravement la théologie comme suite au préalable de ses bûchers.

Pour avoir négligé cette « sanction », la Grèce et Rome n’en ont pas moins fourni des plus beaux contingents de l’espèce humaine. M. Guyau nous propose l’évolution de nos esprits vers l’essai d’une « morale sans sanctions », c’est-à-dire avec la seule sanction du jugement de l’homme sur lui-même. L’idée aurait gravement choqué nos primitifs qui, à l’exemple des ancêtres animaux, ne pouvaient encore reconnaître le sens d’un acte que par la friandise ou le bâton. Nous sommes demeurés fondamentalement tels, puisque nos sociétés, encore rudimentaires, ne trouvent rien de mieux que d’encadrer la règle entre le plaisir et la douleur. Sur un fond d’intérêt inchangé, récompense ou châtiment (venus de l’homme ou de la Divinité) sont flèches caressantes ou douloureuses d’un même arc en direction de l’un ou de l’autre pôle de l’humaine sensibilité.

Je ne dis rien de la fameuse « exemplarité » qui va directement à l’envers de l’effet qu’on se propose puisqu’elle aboutit à l’éternel spectacle de l’intérêt satisfait ou contenu. L’attribution d’un signe dit honorifique ou d’une peine afflictive met surtout en relief l’appât des influences, des faveurs, c’est-à-dire des injustices, avec l’ennui de n’en pouvoir toujours suffisamment disposer. Une leçon d’équilibre moral toute contraire à celle qu’on se plaît si hautement à proclamer. Et pour les récompenses et punitions divines, qu’on ne me dise pas qu’il n’est point de faveurs auprès du Tout-Puissant, puisque nos sous-Divinités, depuis la Vierge-Mère jusqu’aux saints — soutenus d’un sacerdoce dont c’est l’unique emploi — n’ont d’autre office sur la terre que d’influencer partialement, comme chez les humains, la distribution finale des joies et des peines d’éternité. En ce sens, la prière est un outrage à la justice absolue de la Divinité.

En faut-il donc conclure que l’évolution morale de l’homme est pure vanité ? je suis bien loin de le prétendre. Toutes nos écritures d’histoire ont au moins ce résultat de nous faire constater des accroissements de connaissance expérimentale qui doivent, à travers maints détours d’émotivités, produire lentement des améliorations de moralité. Chacun voit, cependant, que les deux cycles ne sont pas de même rayon, et que l’évolution mentale (déjà si tardive) et l’évolution morale (qui demande souvent les plus pénibles rétablissements d’énergie) ne vont point toujours du même pas. Sans la connaissance accrue point de vertu grandissante, puisqu’il faut d’abord pouvoir déterminer dans quelles directions nos activités organiques peuvent et doivent s’exercer. Mais si l’on prétend vivre d’autre chose que de paroles, à quoi bon se masquer d’une morale d’apparences trop nettement démenties par les réalités ? Hélas ! je vois trop bien que, pour duper autrui, nous commençons par nous duper nous-mêmes, et que là gît le principal obstacle sur l’âpre voie de nos méprises terrestres. Le temps nous presse dans les incohérences de notre courte vie.

Pourquoi ne pas nous construire nous-mêmes d’idéalisme et de positivité, puisque la fortune des choses nous en fait la loi ? Œuvre de fragilité, sans doute, dans le temps d’un éclair — grande et belle, pourtant, par la qualité de l’effort. Et qu’est-ce qu’y pourrait ajouter la durée ? Quel mérite saurait lui conférer l’étendue de ses manifestations ? Oserons-nous donc regretter d’être hommes, c’est-à-dire la plus haute puissance de vie, et gaspillerons-nous ce don merveilleux dans le regret de n’être pas surhumains quand nous avons tant de peine à commencer d’être d’humanité ?

Du fond de leur puits, nos astrologues, il est vrai, nous proposent des magies précieuses, vestiges des premières formations mentales qui céderont lentement la place aux précisions du connaître. Garde qui veut l’ancestrale stupeur des paradisiaques fumées auxquelles nous substituerons peut-être, quelque jour, les douleurs et les joies positives d’une vie d’efforts désintéressés. D’une fixation de stabilité, nous ne trouvons l’amorce nulle part dans l’univers, et la brièveté de cette existence changeante, où se répandent les désolations de la foule, fera la condition même de notre vraie grandeur. Serions-nous quelque chose comme une cime des manifestations cosmiques, qui nous offre la chance, jusqu’au repos final, d’une ascension continue ? Si nous ne trouvons là qu’un sujet de plaintes, l’ultime recours nous reste d’un suicide moral au gouffre de « l’abêtissement », comme Pascal, lui- même, à bout de pénétration, n’a pas craint de le proposer.

Mais, non. Il ne nous faut pas moins que toutes les beautés de la vie couronnées du grand désintéressement de la mort, tant maudite de ceux qui n’ont rien su faire de l’existence. Ultime élan des sensations humaines, comme du plongeur qui, du haut de son rocher, fait confiance à l’abîme où il est attendu. Suprême foulée de la course au fuyant idéal dont le mystère nous tente à travers toutes épreuves, comme l’attestent les nobles martyrs des grandes causes, parmi lesquels brillent du plus pur éclat ceux qui n’attendirent aucune récompense au delà de la vie.

Dans l’indétermination de l’espace et du temps, il me suffit d’accepter les relativités des heures au développement desquelles mon sort est de collaborer. De réel et d’idéal, je ne veux pas moins que ma part, et si la chance m’en était donnée, j’en accepterais tous suppléments au prix d’un renouveau d’efforts. Et plus j’aurais donné de moi-même, et plus heureuse tiendrais-je la douceur de mon droit à un bon oreiller de sommeil, comme le laboureur à la fin de sa journée.


Empirisme moral.


On sait trop bien à quoi se réduisent les arcanes religieuses de la morale dont le sacerdoce se prétend l’unique détenteur. Voués au monopole, nos théologiens doivent reconnaître que les peuples de l’Asie, les Grecs et les Romains, tout aussi bien que nous-mêmes, ont donné, sans le secours des Dieux, des modèles des plus hautes vertus — celles-là mêmes dont les maîtres du culte réclament l’exclusive propriété pour leur troupeau. On ne conteste pas que l’Inde, l’Hellénisme, aient produit des plus nobles exemplaires de grandeur humaine — le Bouddha, Socrate et combien d’autres, non inférieurs à Jésus — par les effets d’une « morale » dont l’enseignement fut laissé à des prédications de poètes, de philosophes, hors des interventions de la Divinité. Dogmatiquement, Socrate n’en est pas moins damné pour le crime de n’avoir pas été chrétien avant le Christ, qui n’a jamais rien dit qu’on pût interpréter en ce sens[32]. L’enseignement de l’Église, au compte de laquelle s’inscrivent tant de criminelles violences, n’admet pas de « moralité » hors d’un dogme d’hier[33] dont la sanction est remise aux mains d’un Dieu bon qui a créé le mal sans nécessité.

Au vrai, Dieux et Démons c’est tout un — le bien et le mal dont nous faisons des personnalités actives n’étant rien que des états de notre subjectivité. Tous Dieux, bienveillants ou mauvais, procèdent d’une même indétermination de positivité. Le Dieu bon n’était pas obligé de créer les mauvais génies, pas plus que le mal qu’ils expriment sous ses directions de suprême charité. Notre « Diable », avec ses parties divines, l’emporte trop souvent, par la permission d’en Haut, sur le Dieu d’amour qui se trouve être l’auteur du mal sans l’avoir voulu, nous dit-on — ce qui ne nous inspire pas une très haute estime de sa souveraineté. Tout ce qu’il a pu faire, paraît-il, c’est de nous offrir, en compensation, un recours éventuel de félicités qui ne finiront pas. Mais, outre que le Créateur ne nous en a pas dévoilé la nature, tout cet apport est de promesses dont nul ne peut dire comment elles seront tenues, tandis que le mal, sur cette terre, se manifeste par des effets trop sûrs de patente réalité.

Pour les préceptes évangéliques, fort au-dessus des commandements bibliques purement négatifs, qui donc, croyant ou non, ne se fait gloire de les revendiquer en doctrine ? Les formules en sont partout présentées sous forme de recommandations pressantes. Imaginez-vous un homme capable de les répudier ? Celui-là même qui en est le plus détaché ne manque jamais de s’en couvrir. Cependant, que faisons-nous des préceptes de prohibitions primitives ? Il suffit d’ouvrir les gazettes pour être renseigné.

« Les loups ne se mangent pas entre eux », allègue le proverbe. En ce cas, le mot de Hobbes : Homo homini lupus, serait pour nous trop flatteur, puisque, des principales occupations des hommes jusqu’à ce jour, celle qui domine toutes les autres est encore de s’entre-tuer. Il est vrai que les loups ne donnent aucun signe de préceptes, et qu’il leur manque apparemment ainsi la consolation de déguiser la cruauté des actes sous la somptueuse parure d’une douceur universellement proclamée.

Je ne cesserai pas de noter la distance de la morale parlée à la morale vécue. Max Muller, sectateur vigilant du Dieu unique de la Grande-Bretagne, s’est oublié jusqu’à nous dire les mécomptes d’un pieux Hindou qui, par mégarde, s’était laissé gagner à l’Évangile du Christ. Sur ses conversations avec les missionnaires, aussi bien que sur ses lectures, l’excellent homme s’était fait, au plus profond de lui-même, une éblouissante image du tableau de morale en action qu’un pays chrétien devait lui offrir. Il s’embarque tout exprès pour avoir l’heureuse vue du plus haut spectacle d’édification. Il arrive, tous yeux ouverts. Il regarde, il écoute, il interroge, prêt à s’ébahir. Quelle stupéfaction ! C’est ici comme partout. Ces hommes qu’il a devant lui ne sont ni meilleurs ni pires que les autres. Les préceptes sont excellents, comme à Bénarès. Mais, en ces lieux, pas plus qu’ailleurs, les actes ne s’en trouvent déterminés. De désespoir, l’infortuné voyageur parlait de se déconvertir. Brahma, Vichnou, Siva se préparaient à fêter son retour, quand une attentive lecture de la Bible, nous dit-on, le détourna de ce projet. Qu’on me dise où il devait se rendre pour voir le grand miracle de l’accord des paroles et des activités.

Sur la foi des prédicateurs, nos chrétiens vont réclamant, pour leur théologie, la gloire exclusive du principe excellent qu’il faut s’aimer les uns les autres et ne point faire à autrui ce qu’on n’en voudrait pas recevoir. Cette haute revendication de morale, d’ailleurs étrangère à la Bible, se retrouve authentiquement aux temps les plus reculés. Les Athéniens faisaient remonter au héros Bouzygès, c’est-à-dire à leur plus haute antiquité, le précepte : « Faites à autrui ce que vous voudriez qui vous fût fait. » Et plus tard, Isocrate commentait ainsi la même idée : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas souffrir d’eux, » et encore : « Soyez pour les autres ce que vous voudriez que les autres fussent pour vous. »

Le Bouddha, Lao-Tseu, Confucius[34], il y a vingt-cinq siècles, n’ont pas, dit autre chose. Que fit donc le Bouddha, Christ indien[35] sans Golgotha, sinon de prêcher la grande pitié humaine et l’amour du prochain ? Confucius, avec son rationnalisme, comme Lao-Tseu avec son détachement asiatique des choses, de quoi s’inspiraient-ils sinon d’un zèle total pour l’humanité à conduire par le Tao, « la droite voie » ? N’est-ce donc pas l’entr’aide par excellence ? L’aumône la plus vulgaire, sous quelque forme qu’elle se présente, n’est-elle pas le seul geste qui compte d’une pitié du prochain ? Si l’homme osait se confier davantage à cette pente, que de joies inattendues, et, par là, quel retour d’aide personnelle lui serait accordé !

Nul n’a clamé plus haut que la Chine la nécessité de l’amour d’autrui. « D’où viennent tous les troubles, demande Mei-ti ? De ce qu’on n’essaie pas de s’entr’aimer. » Que le mot Chou signifie aimer son prochain comme soi-même ou estimer autrui à la mesure dont on use pour soi, le sentiment peut-il être douteux ? Le Tao chinois et le Shinto japonais ne se rencontrent-ils pas dans les mêmes recommandations ? Qui donc a jamais proposé de rien fonder sur la haine d’autrui ? Caritas generis humani, voilà ce qui est de l’homme, avec ou sans ses Dieux ! Tous les humains disent de même. Hélas ! ils ne s’accordent que trop bien pour céder à la loi du moindre effort à l’heure des réalisations. Néron jamais ne proclama qu’il est bon de tuer sa mère. Il se contenta d’être parricide de propos délibéré. Même, il trouva des « sages » pour l’en louer.

Bien volontiers je rends hommage à nos Églises pour des prédications d’amour qui sont de tous les temps. Mais c’est au résultat positif que nous devons nous attacher. N’est-il pas d’une aveuglante lumière ? Non seulement les « disciples » du Christ se sont rués, fer en main, sur tout ce qui n’acceptait pas leur croyance, mais ils se sont massacrés férocement entre eux au nom de leur propre religion d’amour, sous les insignes mêmes de Celui qui leur avait expressément recommandé de s’aimer.

Pour des interprétations de mots, les innombrables hérésies furent noyées dans le sang. Au nom même de l’amour évangélique, les pires violences se sont déchaînées pour étouffer toute liberté d’aimer son prochain en d’autres formes que celles admises parle sacerdoce « infaillible ». Entre chrétiens, des guerres de religion[36] ont surgi, se sont développées, glorifiant la dévastation des territoires et le meurtre organisé. Lisez plutôt Montluc. Les bûchers de l’Inquisition ont fait pâlir les lueurs des torches chrétiennes de Néron. C’est au nom de leur Église que les conquistadors ont plongé l’Amérique du Sud dans une épouvante d’anéantissement, par des massacres en masse, par des supplices sans nom ? N’a-t-il pas fallu attendre jusqu’au commencement du dix-neuvième siècle pour la fin des autodafés sous l’effort des philosophies ? Quel aveu qu’un délire de tortureurs ait pu étre candidement dénommé « acte de foi » !


Faillite du Ciel.


Et c’est dans cette immense banqueroute des réalisations chrétiennes, sous les regards de l’impuissant Galiléen, aux applaudissements du sacerdoce, que quelques dégénérés de lettres ont pu se délecter dans la bouffonnerie d’une « faillite de la science », c’est-à-dire de la connaissance d’observation. Et c’est après de tels achèvements que l’Église se présente comme se trouvant seule en état de fournir les sanctions nécessaires à la mise en œuvre d’une doctrine de moralité ! Ces sanctions, c’est l’indéterminé paradis de l’humanité primitive, en contraste des horreurs d’un séjour infernal, avec la transaction hindoue d’un purgatoire, pour entretenir la prospérité d’indulgences propres à bercer d’espoir les âmes désespérées. Tout moment de l’histoire suffit à en juger l’efficacité. « Pour la lutte de la vie, il faut deux choses : des armes et du courage. La science nous a promis des armes : elle nous les a données. Si nous n’avons pas le courage de nous en servir, ce n’est pas elle qui fait faillite, c’est nous[37]. »

Au vrai, l’étendue de la connaissance, sans impliquer une correspondance parfaite avec l’état de moralité, comme le fait trop bien voir l’exemple de Bacon, n’en ouvre pas moins de nombreux accès aux développements communs des idées d’équité générale et de désintéressement personnel où s’exprime une dignité de l’homme sous la dénomination de « vertu ». L’ignorance, les méconnaissances ataviques des âges rudimentaires, ne sauraient constituer une heureuse préparation aux mouvements de grandeur d’âme qui demandent un ordre raffiné d’intelligence autant que de sensibilité. On n’en saura jamais trop pour bien faire, ou pour essayer simplement de faire mieux.

Ce n’est pas que l’appât de la rémunération et la crainte du châtiment n’aient leur poids dans les parties inférieures de la conscience humaine. Mais au lieu de placer toutes nos activités sous leur dépendance, le problème ne serait-il pas de nous en détacher progressivement, comme le voudrait l’idée que le sacrifice porte en soi la plus belle récompense ? Ainsi se pourraient mettre à leur juste échelle d’humaine émotivité l’heureuse ou malheureuse issue d’un acte principalement déterminé par des motifs de noble inspiration. Telles qu’on nous les fait apparaître encore aujourd’hui, les sanctions dont prétend disposer l’Église ne représentent qu’un assez bas étiage de moralité primitive, — loin de favoriser l’effort évolutif d’une abnégation supérieure. Est-il besoin d’ajouter que la culture de notre temps n’y saurait plus voir que d’informes vestiges des fables primitives dont les hommes éclairés de nos jours ne peuvent plus parler qu’en souriant ? Assez de nos contemporains déjà commencent à comprendre que, pour une âme haute, la plus pure récompense est de se sentir au-dessus des récompenses, et que le plus sûr châtiment de la déchéance est d’une aggravation de récidives qui finissent par ravaler l’homme au-dessous de l’animalité.

« Le bonheur et la noblesse humaine, écrit Renan, ont jusqu’ici reposé sur un porte-à-faux. » Comment en pourrait-il aller d’autre sorte, puisque nous devions commencer par ignorer, et que ce fut un progrès même d’en venir à méconnaître, premier pas vers cette moindre méconnaissance que nous dénommons vérité. Le problème est bien moins du « porte-à-faux » lui-même, d’abord inévitable, que de s’en accommoder puérilement, au mépris de l’observation des choses, pour la gloire du moindre effort. S’il y eut une Révélation, pourquoi ne fut-elle pas totale et définitive, afin de nous faire à la fois instruits et excellents. Telle qu’on nous la présente, avec ses puérilités théâtrales, c’est, de la Toute-Puissance, un effort toujours à recommencer, à rectifier, sous les critiques de l’expérience humaine à qui doit demeurer le dernier mot. Le « porte-à-faux » de Renan consiste simplement dans l’apparition de son « divin »[38] sur la terre par le fait de l’humain créateur.

Sans l’homme, d’ailleurs, quel usage des Dieux, puisque c’est aux fins de l’homme que nous les voyons uniquement employés ? Avant la Genèse, quelle peut avoir été l’histoire de l’éternelle Divinité ? Jahveh n’en dit rien à Moïse, et pour cause. S’il n’avait point procédé à l’acte de sa « Création », quelle existence de pouvoir tout sans rien réaliser ? Aurait-il donc fait antérieurement un autre essai que de notre terre ? Qu’est-ce donc, dans l’éternité, qui l’occupait auparavant ? Pourquoi se donner tant de peine pour ce globe imperceptible, quand s’offraient à lui, de toutes parts, les champs de l’immensité ? Le genre humain venant à disparaître, que deviendrait l’aventure du Créateur ? Faut-il souhaiter que, dans sa détresse, l’idée ne lui vînt pas de recommencer ? Rappelez-vous ses mécomptes, selon les Écritures sacrées. Le drame est dans la trop explicable nécessité d’une suprême manifestation des deux parties. Un Dieu trop décevant, parce que taillé sur les mesures de l’homme d’autrefois : un homme d’aujourd’hui, trop éclairé pour trouver le courage de se refaire, à toutes chances, une autre Divinité.

Le Dieu d’absolu ne pouvait que s’immobiliser. L’homme de relation ne pouvait que changer. Nos Dieux, de figure humaine, nous les avons animés de notre souffle, pour nous abandonner à leurs caprices, recevoir, d’eux le bien et le mal et dépenser notre vie en implorations de toute heure, au lieu de nous consacrer simplement à l’œuvre positive de notre destinée. Nous les avons dits « éternels », mais il n’était pas en notre pouvoir de leur conférer la pérennité. Issus de notre substance, nous les avons vus passagers, comme nous-mêmes, avec leur cortège de mythes que l’histoire nous montre de fragile précarité. La tâtonnante humanité les suit, de leur naissance dans l’éblouissement du soleil (gloire des premiers cultes), à leur chute dans la nuit de toujours moins profonde pour nous, jouets des éléments, que pour d’anciennes Divinités de Toute-Puissance décidément laissées sans espoir d’un devenir. Voyez du Golgotha au Sacré-Cœur, à Lourdes, où en est tombée notre mythologie. Aux vitrines des musées de métaphysique figureront peut-être, quelque jour, les derniers vestiges de ces Dieux de Platon, de Philon, de Plotin, de Spinoza même, embrumés jusqu’aux abîmes du Nirvana, ultimes évaporations de sonorités verbales qui ne laisseront rien qu’un peu de bruit au fond du creuset.


Les lois.


Les Dieux évaporés, sans autre caput mortuum que l’illusoire retentissement d’un rêve, en quelle forme peut donc s’offrir à nous une conception de l’univers ? Nous en sommes présentement venus au point de nous poser ainsi le problème. Mais chacun voit assez quels développements d’efforts se trouvèrent requis, au cours des âges, pour obtenir des réponses aux questions surgies des rencontres d’observation. Les primitives cosmogonies, qui ne reculèrent devant aucune aberration de rêve, nous ont laissé le plus pur témoignage des premiers enchaînements d’interprétations imaginatives. Créations, Émanations, Processus de volontés sont les manifestations ordinaires des Puissances remontant jusqu’au « Principe éternel » qui semble échapper parfois, dans les livres sacrés de l’Inde, au rapetissement d’une personnification. C’est l’Atman védique, le Brahman, dont on ne peut dire que ce qu’il n’est pas, tel le Verbe de saint jean, ou le Saint-Esprit lui-même qui, sans doute, en procéda.

Les imaginations primitives, les originels jaillissements de pensées s’entremêlent avant de se choquer. La foule, avide de formules, dont la qualité ne l’embarrasse guère, ne pouvait que se laisser prendre au puéril appât de volontés surhumaines qui s’épuisent et se dissipent, au cours des âges, comme le grain de radium, par l’effet de leur seule activité. La métaphysique elle-même, née du besoin d’une compréhension supérieure, n’a pu que retarder l’événement. Il faut que le jour vienne ou les méconnaissances du premier âge s’évanouissent aux lumières de la maturité.

Ce qu’il y a peut-être de plus remarquable dans le tumulte de nos méconnaissances imaginatives, c’est que l’imagination elle-même, poussant toujours au delà de ses envolées successives, en vient, dans l’effort de se surpasser elle-même, à rencontrer des formules de généralisation ultime qui nous font prononcer la dépersonnalisation des énergies hâtivement personnifiées. C’est l’impression reçue de nombreux hymnes des Védas d’où notre panthéisme est sorti. Longtemps encore, on se livrera de grandes batailles sur les mythes, ou même sur les élucubrations de la métaphysique, comme fit notre Moyen Age. Pour des différences de Schibboleth, des héros marcheront au supplice, et la postérité des martyrs chrétiens se complaira dans le métier de bourreau.

Parce que l’imagination, au cours d’interminables siècles, est demeurée hors des atteintes d’un contrôle d’expérience, elle a pu librement s’élancer jusqu’au terme de son essor sans que rien l’en pût ramener. Il lui fallait ainsi « tenir l’air » jusqu’au bout de sa chance, avec l’obligation parfois de « reprendre terre » pour un renouveau d’énergies, comme Antée. Cependant, les plus belles Puissances de fiction n’ont qu’un temps. Par toutes les relativités d’une personnification trop vivement caractérisée, les mythes atteignent enfui le terme de notre aveugle capacité d’acceptation. Ils tombent dans l’indifférence, plus cruelle que la mort — parfois même difficilement sauvés de l’oubli. En dépit d’un verbalisme machinal, plus lent à disparaître, tout ce monde imaginaire s’évanouit par l’usure des ressorts qui lui donnèrent les apparences de la vie. Quel devenir de l’homme, s’il ne s’était heurté, parmi tant de rencontres, à de brèves sensations d’expérience fécondées par l’interprétation hypothétique, c’est-à-dire par l’imagination, qui y trouvera plus tard elle-même la règle et le frein d’élans désordonnés.

Je ne sais pas, et l’on ne saura probablement jamais, par quelles épreuves avait préalablement passé l’imagination métaphysique de l’Inde, lorsqu’elle consigna dans ses livres sacrés que Brahma lui-même ne lui suffisait plus comme principe suprême, et qu’à suivre l’enchaînement des causes, elle rencontrait, au-dessus des Dieux, une immanence d’énergie[39] dont le Dieu, fabricateur du monde, n’avait été qu’une émanation, tandis qu’elle-même dominait l’univers et ses Dieux hors de tout organisme d’individualité. Le Brahman impersonnel contient ainsi le Dieu créateur, émanation que sa personnalité même semblait faire trop proche de nous. Et dans les hymnes sacrés eux-mêmes s’inscrivent les premiers mouvements du doute par lequel la puissance de l’imagination, sans contrepoids d’expérience, se trouve d’elle-même arrêtée. « Qui a fait tout cela… Et toi qui l’as fait, comment l’as-tu fait ? Le sais-tu ? » Voilà de terribles questions, en deçà desquelles nos théologies se sont prudemment dérobées. Quelle indication plus claire d’un degré de recherche qui ne s’accorde plus avec la fiction des Puissances personnifiées ? L’observation consolidera cette vue. C’est l’imagination qui sera, d’elle-même, revenue à son point de départ après un essor d’envolée sans boussole de direction.

Même remarque dans le domaine, non moins vaste, des philosophies. Ce n’est pas l’expérience qui a poussé d’abord l’analyse du monde jusqu’à l’ultimité de l’atome. Le mot, en attendant le fait d’observation, nous représente ici l’hypothèse scientifique par excellence, c’est-à-dire la conjecture d’imagination qu’aucune trace d’expérience ne pouvait encore appuyer[40]. Démocrite, Leucippe, Épicure, Lucrèce n’annoncèrent jamais qu’ils avaient vu l’atome. Ils le prophétisèrent. Et c’est à nous, qui l’acceptions, faute de mieux, qu’il s’est récemment imposé par une série d’observations vérifiées.

Vous plaît-il de vous en tenir à Lucrèce, héritier romain de la pensée grecque, dont l’audacieux effort fut d’une hypothèse de construction positive du Cosmos dans les données de l’observation présente et à venir. Un poème, si beau qu’il soit, peut-il suffire à nous régler ? À quelle distance des rigueurs de l’expérience vérifiée ? Que de siècle avant que le mot de méthode en pût venir à sa signification d’aujourd’hui ! Inductions, déductions de tout ordre, le seul lien apparent des phénomènes fut alors raisonnement, et que sert-il de raisonner seulement, c’est-à-dire de vouloir ordonner les choses en dehors des repères de l’observation incessamment confirmée ?

Eh bien, le Cosmos qui nous est offert par le poète d’observation anticipée se trouve d’un incomparable effort de positivité au-dessus de Manou, de Moïse ou de tout autres généralisateurs des apparences de constatations. La rigoureuse observation scientifique n’étant pas encore apparue, il a fallu se contenter de coordonner, par les jalons d’une expérience hâtive, des alignements ayant accès à d’hypothétiques interprétations. Ainsi arriva-t-il que notre faculté de rêve put devancer l’observation positive des coordinations de connaissances par la seule puissance d’un redressement automatique d’imagination. Ainsi le verbalisme, hors duquel il n’est point d’enchaînement rigoureux de pensées, reconnaît-il lui-même sa propre insuffisance en s’orientant d’une façon spontanée vers l’étoile fixe de l’observation.

Par ces voies où s’engageront les plus hautes émotivités de l’espèce humaine, à la suite des premières déterminations d’expériences, des vues vont s’enchaîner, depuis nos abstractions personnifiées jusqu’au dépersonnalisations d’énergies par lesquels se pose enfin le problème d’une synthèse cosmique d’objectivité.

Ici, notre affaire est simplement de prendre acte des faits accomplis. La dépersonnalisation de l’impersonnel, fictivement personnifié, suit peu à peu son cours, et les antiques Décrets du Ciel cèdent la place aux Lois de l’observation. La différence est assez puisque les plus grandes batailles de l’homme se sont livrées sur ces deux thèmes, et que beaucoup de faiblesses mentales s’angoissent encore à la seule pensée d’une autre issue que leurs accoutumances héréditaires.

La capitale différences est que les « Décrets du Ciel », les « Volontés divines »[41], ne peuvent nous apparaître que de fusées insaisissables dont nous essayons de fléchir les directions par nos prières qui auraient pour effet de mouvoir « l’immuable ». « Le crime est toujours puni, remarquait plaisamment Flaubert, la vertu aussi ». Le bien nous est donné pour une récompense, et le mal pour un châtiment, avec les chances d’intervensions d’une Providence qui allège qu’elle veut nous éprouver quand ses foudres viennent à contretemps. Quoi qu’il arrive, la Toute-Puissance n’aura jamais tort, grâce à cet artifice ingénu.

À choisir entre ces deux conceptions du monde : gouvernement d’une bonté souveraine qui fait le mal sans le vouloir, et dont nos sollicitations intéressées peuvent changer l’issue, ou souveraineté d’infrangibles coordinations qui constituent « les règles, les lois immuables » des phénomènes. L’accommodation du monde aux fins humaines par les effets d’une volonté divine dont les déterminations nous échappent, ou l’accommodation de l’homme au monde par l’intervention d’une connaissance fragmentaire capable de disposer à sa convenance des moments de rapports qu’elle a déterminés. Des caprices souverains devant quoi s’abîmer, ou des constances de rapports que la connaissance peut permettre d’utiliser. Haud imperatur Naturæ nisi parendo. Ce qui veut dire, en somme, que par des combinaisons particulières de rapports nous obtiendrons infailliblement des effets prévus, tandis que si nous nous en remettons aux prières, il nous est impossible de faire fond sur le résultat. On construit une locomotive avec des coups de marteau, non pas avec des rites d’implorations.

Le gouvernement du monde par des lois universelles, au lieu de volontés arbitraires : voilà le gain formel de la connaissance positive. L’incalculable somme d’efforts séculaires dont la conception de la loi cosmique est le prix, s’oppose à l’ingénuité des imaginations primitives dans la noire geôle desquelles nos dogmatismes de magies s’efforcent encore de nous enfermer. Qui doit l’emporter de la lente évolution des mentalités progressives de la vie organique dont nous représentons l’actuel développement, ou je ne sais quelle contracture tétanique de nescience, « d’abêtissement » humain[42] barrant la route aux achèvements de la connaissance (maudite sous le nom de science) pour nous ramener aux aberrations des premiers jours ? Progresser ou régresser : voilà comment le problème se pose dans les formes inéluctables de la phénoménologie.

Ce n’est pas qu’on ne puisse espérer de surmonter, avec le temps, l’immobile saxum des intelligences barricadées. Capables de se rendre aux témoignages des phénomènes, elles doivent finalement renoncer, par le progrès des âges, à leur automatisme d’irréductibilité. Je ne leur marchanderai pas les siècles — goutte d’eau dans l’océan des âges — pour leurs chances d’atteindre à de nouvelles infiltrations de lumière dans le tunnel obscur où, tous ensemble, nous nous faisons gloire de creuser.

Quand le Saint Antoine de Flaubert s’est successivement épuisé dans tous les développements de ses rêves, il a ce mot terrible : « Et maintenant recommençons. » Quelle autre issue, puisque ces Décrets du Ciel ont cela de merveilleux que l’homme, — dans l’intérêt de qui ils ont été prévenus de toute éternité — peut s’y soustraire par des rites suivis d’implorations appropriées ? Immuables et susceptibles de changements : accommodez cela aux convenances de chacun. Nul ne prie, a-t-on observé, pour que deux et deux fassent cinq. On risque le saut, cependant, pour changer les combinaisons moins rigoureuses, semble-t-il, des activités cosmiques — mécaniques, physique, chimie, biologie — dont les phénomènes se compliquent au delà des « pénétrations » du vulgaire. On priera pour obtenir la fin ou la venue d’une pluie, ou pour que la foudre suive un autre chemin en dépit de ses propres lois. Des actions de grâces à la Divinité si les vœux s’accomplissent. Des actions de grâce même si cette satisfaction se trouve refusée — pour notre bien ultérieur, s’efforce-t-on de supposer. Ainsi, ne risque-t-on pas de se tromper.

Dans l’ordre de la vie organique, de toutes complexités, la prière se donnera du champ, au jour le jour, sans qu’il soit concevable que l’occasion arrive jamais à l’épuiser. Les maladies du bétail et de l’humanité, les accidents de toutes sortes, les besoins toujours pressants, les insuffisances ou les imprévoyances et les déceptions de toutes catégories, ouvrent aux sollicitations de l’inconnu un domaine sans limites pour les sursauts de l’imagination.

La discipline des lois cosmiques requiert de nous une disposition tout opposée. Incomplètement reconnues, mais suffisantes pour la sécurité de notre connaissance relative, il n’y a point à les solliciter autrement que par des dispositions d’expérience. Le cas Périclès, expliquant une éclipse à ses soldats déconcertés, est décisif dans l’histoire de l’esprit humain. C’est la rencontre des deux chemins entre lesquels Hercule fit son choix bravement.

Les lois sont un état de relations observées, c’est-à-dire de ce que nous pouvons peu à peu reconnaître d’une constance de rapports dans les mouvements de l’univers. Ces « successives constance de rapports » sont tout ce que nous connaissons du monde. Points de rencontre de l’objectivité cosmique avec l’état de subjectivité humaine qui en est issu par les voies de l’individuation sensibilisée. Repères de fixité provisoire qui s’ordonneront, selon le champ de la connaissance, en alignements d’interprétations. « Lois non écrites » opposées à Créon par Antigone comme la règle suprême de l’ordre universel contre lequel rien ne peut prévaloir. Le plein contraste d’un monde impassiblement ordonné, ou gouverné par des à-coups de volontés divines, comme ceux qu’on nous invite, du haut de la chaire à solliciter ? Qu’en serait-il de nous si toutes les prières, contradictoires ou non, se trouvaient d’un seul coup magiquement réalisées ? Gouvernement de l’univers par les hommes au lieu de la Divinité, quelque chose comme une démocratie cosmique affolée. La prière et la loi sont en contradiction trop manifeste. Les Dieux ne peuvent exprimer une continuité de rapports puisqu’ils sont de changeantes volontés, comme l’implique l’intercession du fidèle. Le monde continu suppose des rapports inflexiblement enchaînés dont la constance se formule par une loi maîtresse de l’univers.

Eschyle, en sa hardiesse, avait mis le Destin au-dessus de Zeus lui-même. Le Destin, qu’est-ce que ce peut être sinon l’ensemble des rapports qui régissent l’univers. Quand les Dieux tomberont dans la nuit éternelle, c’est l’inflexible Loi qui aura prononcé. L’Hellénisme ayant personnifié la loi en Thémis (la Justice), en vint à l’identifier avec la terre, génératrice des phénomènes sous le soleil, et, par là, notre législatrice en effet.

Les premiers calculs du mouvement des astres, où nous conviait d’abord la course du soleil, amenèrent la primitive ébauche d’un ordre positif du monde qui s’imposa plus tard par la prévision des rapports. Dès lors s’engagea le grand duel entre l’expérience du fait observé et l’interprétation des volontés divines jusqu’à l’éclat du procès de Galilée. Dans tous les domaines de la connaissance, le champ des observations coordonnées s’étant démesurément accru, nous nous trouvons aujourd’hui en mesure de présenter un bilan d’expériences, devant lequel la « faillite » des interprétations divines est, dès à présent, assurée. L’inachevé de nos formules positives, qui ne sont que des généralisations provisoires toujours ouvertes à des généralisations plus compréhensives, est la plus sûre garantie d’une correspondance nécessaire entre l’évolution des connaissances acquises et l’adaptation mouvante des intelligences qui doit s’ensuivre.

Si les lois sont une explication, je ne me risquerais pas à le soutenir, puisqu’elles ne peuvent aboutir qu’à des constatations de phénomènes successifs, c’est-à-dire à des évolutions de rapports pour lesquels il n’est point de butoirs. Il faudra toujours procéder d’un antécédent à un conséquent, puisque c’est le plus clair de ce que nous pouvons atteindre. Pour l’explication de l’univers, je n’en vois de traces que dans les mystères de la Révélation que l’élémentaire observation réduit à néant.

L’univers est. Il faut que cela suffise pour l’éclair de notre journée. Notre « Loi » triomphante détermine un ordre de ce qui est. C’est, du monde, tout ce que nos relativités nous permettent de saisir. Il se voit assez bien qu’aux yeux de la foule hypnotisée de Révélations, notre Loi positive est ouverte au grief de n’être pas un « miracle » au sens enfantin où nous entendons le mot. D’un point de vue supérieur, il se pourrait bien que ce fût la merveille des merveilles. Un autre sujet de méditations que les tables sacrées de « la loi » remises par Jahveh lui-même, sur l’Horeb, à Moïse, en témoignage de son amour pour un peuple qui, à cette heure même, se répandait en adorations cultuelles aux pieds d’un veau d’or ? Qu’est-ce donc que ces « Tables de la loi », si précieuses que l’Éternel prit la peine d’en apporter, lui-même, les formules au peuple qui le méconnaissait ? Des recommandations de juge de village dont il aurait pu munir nos premiers parents lorsqu’il les installa parmi les pièges de son fameux jardin. Et c’est tout ce que le Maître du monde se trouvait en mesure de faire pour nous aider ? Oui, pas d’avantage. De révélations sur la « nature des choses » pas un seul mot. De l’homme et du monde, rien. De l’Horeb au laboratoire de sir Ernest Rutherford ou de Jean Perrin, il y a vraiment trop de distance. Prétendre assigner au monde une raison d’être, en dehors de lui-même, n’est-ce pas imposer d’avance le caractère d’un dessein, d’une production de volonté, c’est-à-dire d’un problème posé de telle sorte que la solution s’y trouve impliquée. Pas plus que l’univers, Dieu lui-même ne serait explicable. Il est parce qu’il est. C’est toute l’explication qu’il a pu donner de lui-même. L’univers, à son tour, peut s’en contenter.

Quand nous invoquons « la Loi », notre théologie ne manque pas d’observer qu’il faut voir la manifestation de la volonté divine, souveraine du monde et de ses formations. Cela ne nous avance guère puisque nous ne pouvons connaître que des rapports de relativité et que nous aboutissons, dans tous les cas, à une simple constatation d’existence. L’insertion d’une volonté divine dans le Cosmos n’a d’autre effet que de reculer le postulat de stage en stage jusqu’à la rencontre du phénomène universel, dont la seule condition soit d’exister.

Nos « Lois » n’ont et ne peuvent avoir aucun caractère de mysticité. Pour nous les révéler à nous-mêmes, nous n’avons pas besoin de croire qui que ce soit sur parole. Elles sont directement le fruit universel de tous nos labeurs — toujours soumises à toute épreuve de contrôle, et par là, dignes, à tout moment d’une confiance raisonnée. On ne les trouve écrites nulle part, mais elles sont partout manifestées, depuis les profondeurs de l’électron jusqu’aux astres que nous ne pouvons voir. Cela ne suffit-il pas ? Et puisqu’elles ne disent rien de plus qu’une constance, momentanée de rapports, que fait-on quand on dénonce leur « faillite », sinon s’imposer apparemment le devoir d’y apporter des rectifications d’expériences témoignant d’un nouvel effort dans les enchaînements de la connaissance positive.

Elles sont de notre subjectivité, car, si l’homme venait à disparaître, leurs formules qui nous les rendent tangibles, disparaîtraient en même temps, sans que leur constance elle-même en pût être altérée. La somme d’objectivité contenue dans nos déterminations de rapports représente un moment des choses que nous aurons eu, par la voie des sensations, la fortune d’enregistrer. Nos « Lois » n’offrent rien au delà, mais sur ce qu’elles représentent, nous pouvons fonder nos interprétations du présent, aussi bien que du passé même et de l’avenir par approximation. En peut-on dire autant des Dieux usés, dont les dogmes vont s’effritant à toute heure d’une expérience implacablement répétée. Dans le crépuscule des rêves s’ensevelissent les personnages divins. Ils ont vécu de notre vie passagère. Ils auront été des premiers sursauts de l’humanité pensante, mais ils devaient mourir, du jour où ils sont nés. En revanche, les lois cosmiques expressions humaines des mouvements de rapports, ne pourront que se révéler suivant le progrès de nos connaissances et, par conséquent, s’ajuster de mieux en mieux aux développements de notre devenir. Les dieux meurent, quoique l’homme les ait dit immuables, parce qu’ils sont de notre propres transformations. Connues ou inconnues, les lois du monde, sont de constance, au contraire, parce que les relativités de notre connaissance les adaptent sans cesse aux formes nouvelles de nos observations.

M. Boutroux s’est amusé à poser la question de savoir si les lois évoluent, et M. Henri Poincaré s’est amusé à lui répondre gravement. Il ne semble pas que le sujet soit susceptible d’un débat. Nos « lois » expriment des moments de connaissance relative, dont les évolutions vont se succédant. Leurs formules humaines ne peuvent que suivre les mouvements élémentaires de notre propre évolution. Se demander si les lois d’aujourd’hui sont les mêmes qu’à l’époque carbonifère n’a donc pas de sens puisque « la loi » n’a pas d’existence particulière et se réduit à un acte momentané d’enregistrement humain. Nous observons des constances de rapports. Nous essayons de dire ce qu’elles sont. Quant à ce qu’elles ont été et ce qu’elles seront, je ne vois d’autres réponse que d’un point d’interrogation. Tout ce qui nous est permis de dire, c’est que les déductions des études géologiques supposent que les « Lois » étaient alors, d’une façon plus ou moins déterminée, ce qu’elles sont aujourd’hui. Nos connaissances de la constitution des astres postulent que nous observons, sur notre parcelle d’univers, les lois reconnues du Cosmos — étant donné que de nouvelles déterminations de l’énergie voudront de nouvelles constatations de rapports à consigner. Enfin, s’il y a des lois absolues des choses, je suis bien obligé de dire à M. Boutroux qu’il ne les connaît pas plus que moi.

Une dernière question serait de savoir s’il pourrait se rencontrer une loi de synthèse où aboutiraient les ajustements de tous les autres qu’elle résumerait en une formule d’ultimité. Le Dieu du panthéisme, exempt de personnalité. Une formule mathématiques à chercher peut-être par le calcul des probabilités, ou à ignorer placidement, si l’on a devant soi un travail plus pressé. Pour tout dire, l’orientation actuelle des esprits nous incline plutôt vers une conception unitaire de l’énergie cosmique. Il y aura toujours place pour assez d’X dans les marges de notre connaissance. Nous n’atteindrons aucune forme de l’infini. La fameuse aventure de « la dégradation de la matière » par « l’entropie », dont il sera parlé plus loin, avait engagé quelques esprits scientifiques dans d’assez graves contresens. « Le principe de Carnot, nous dit M. Henri Poincaré, nous montre que l’énergie — que rien ne peut détruire — est susceptible de se dissiper… Tout tend vers la « mort ». Cette "dissipation" est-elle nécessairement une "mort"  » ? Il fallut un long temps pour découvrir que la mort n’était qu’une transformation de la vie. Rien ne se perd dans le monde qui n’est que successions de mouvements. L’hypothèse d’un équilibre de « mort thermique » ne peut avoir pour elle que des esprits trop pressés de devancer la connaissance, sans attendre les vérifications d’hypothèses présentes et à venir. Une assez grave faute, quand on a devant soi tous les relais de l’éternité.

  1. Rien qui caractérise mieux l’origine anthropomorphique des Divinités, qu’une inutile démarcation de sexe.
  2. Dans notre langage moderne, le mot de « Ciel » s’emploie encore couramment pour dénomination de la suprême Divinité.
  3. Les Symboles.
  4. Au Soudan, malgré une inondation d’allumettes japonaises, j’ai vu faire le feu par ce moyen. Aussi dans l’Inde.
  5. Pour l’hellénisme, la grande pierre de l’autel de Zeus sur les hauteurs, comme on la voit encore, à la Pnyx, n’est que l’emblème du foyer. De même, sans doute, pour les sacrifices d’Israël : tel le rocher du « Buisson ardent » de l’Horeb. Divinité en évolution de symbolisme, la pierre a trouvé place jusque dans l’Arche Sainte d’Israël, où la figuration écrite de la loi (Thorah) plus tard l’a remplacée. Deucalion et Pyrrha ne font rien qu’attester, après Kronos, et l’Omphalos delphien, dans le monde hellénique, la tradition des pierres animées
  6. À Napoléon qui lui demandait pourquoi il n’avait pas parlé de Dieu dans sa cosmogonie, Laplace aurait répondu : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. » Laplace était d’esprit courtisan, et ses lettres à son fils le montreraient déiste, supposé qu’il fût sincère. Cependant, dans le journal de Gourgaud, nous voyons à plusieurs reprises Napoléon citer Laplace comme athée.
  7. Je me permets d’ajouter, à ce propos, que nos missions catholiques ne sont pas même d’un effet appréciable pour la propagande de la langue française dans l’Inde où l’enseignement se fait en anglais. Une classe de français dans les écoles n’avance pas plus les affaires qu’une classe d’anglais dans nos lycées. Un ancien missionnaire français qui a quitté son institut avec l’approbation de ses supérieurs, et qui est devenu un excellent conservateur des antiquités birmanes, n’a pu apprendre le français à sa femme, ni à ses enfants. À Ceylan, où j’ai présidé une fête de gymnastique d’une école de missionnaires français, avec l’évêque à mon côté, celui-ci, pur Français, m’a adressé en anglais une harangue à laquelle j’ai dû répondre dans la même langue, parce que, autrement, les élèves ne nous auraient pas compris.
  8. Dans l’Hellade même, le commerce charnel des Dieux et des créatures humaines prit les proportions que l’on sait.
  9. Dies iræ.
  10. Il n’y a pas que les « sauvages » à battre leurs Dieux, à les vilipender, quand ils n’en obtiennent pas satisfaction. Voyez, dans la Chanson de Roland, les invectives et les mauvais traitements infligés par les soldats de Marsile à leurs Dieux qui ont donné l’avantage à Roland : « Vers Apollin, ils courent dans une crypte, le querellent, l’outragent laidement : Ah ! mauvais Dieu ! Pourquoi nous fais-tu pareille honte ? Pourquoi as-tu souffert la ruine de notre roi ? Qui te sert bien, tu lui donnes un mauvais salaire ! »… Puis ils lui enlèvent son sceptre et sa couronne… le renversent par terre à leurs pieds, le battent, et le brisent à coups de forts bâtons ; puis à Tervagant, ils arrachent son escarboucle. Mahomet, ils le jettent dans un fossé et porcs et chiens le mordent et le foulent » (Joseph Bédier).
  11. Voyez plutôt les chevaux d’Achille lui prédisant sa destinée au moment où il va partir pour le champ de bataille.
  12. Un éminent japonais, M. Okakura Kakuzo, nous a récemment proposé, dans son Livre du Thé, d’inaugurer sans frais, sans sacerdoce et sans sacrifices, le culte de l’Imparfait. Pour nous encourager, il ne craint pas de nous annoncer qu’il a découvert l’absolu. « L’absolu, c’est le relatif », écrit-il tranquillement. Il y a peut-être dans tout cela plus de sagesse qu’on ne pense. Ils ont de la science, et même de l’esprit, au Japon.
  13. Près de java, dans l’île si curieuse de Bali, demeurée de culte hindou, on voit se dresser aux portes de petites tables de bambou pour les offrandes de fruits qui indiquent, m’a-t-on dit, qu’il y a un malade dans la maison ou quelque autre sujet d’angoisses à porter devant le divin tribunal. Il faut croire que l’infortune n’était pas rare, car je voyais de ces tables devant chaque habitation. Il va sans dire que le fidèle finissait par déjeuner de l’offrande, puisque le Dieu la lui abandonnait.
  14. Le chrétien allègue, bien entendu, qu’il se propose si simplement de sacrifier à l'Être universel ce qu’il a de plus précieux. Il reste toujours à savoir où peut être le plaisir, pour le Seigneur suprême, de recevoir ce qu’il possède déjà. Enfin quiconque est vraiment obsédé de l’idée du sacrifice demeure libre de prodiguer son or utilement aux mains des misérables, au lieu d’en consacrer la stérile magnificence à l’absurde magnification de son Dieu qui ne peut pas grandir.
  15. À Buenos-Aires, dans une conférence publique, j’osai me féliciter de ce qu’il ne s’était rencontré aucune religion pour recommander le mal. Une dame anglaise de la diplomatie, indignée de ce propos, m’interpella violemment et sortit en faisant claquer les portes. je la rencontrai le lendemain sur le champ de courses. Elle n’était pas calmée. Elle ne craignit pas de me dire que je devrais être publiquement fouetté. Voilà de tes disciples, ô Galiléen !
  16. Voyez le Jaïnisme.
  17. Mémoires de Bâber, le second conquérant de l’Inde.
  18. Chez beaucoup d’esprits cultivés et même libéraux, nous nous heurtons encore aujourd’hui au vieux fond d’une férocité d’intolérance. Il y a quelques années, en Angleterre, je rencontrai dans un salon un jeune clergyman, très « savant », me dit-on, et de conversation fort agréable. Comme je m’étais permis je ne sais plus quelle parole impliquant une condamnation des violences historiques de l’Église, il s’empressa vivement — lui, chrétien « hérétique » — de revendiquer sa part de responsabilité dans des actes antérieurs au schisme. Je crus me tirer d’affaire en me bornant à faire appel à ses sentiments d’humanité. Cela l’amusa fort. — « Oh ! me dit-il en souriant avec douceur, un mauvais petit quart d’heure est si vite passé ! »

    C’est ainsi, sans aucun doute, que raisonnait Calvin dans son acharnement à poursuivre Michel Servet jusqu’au bûcher de Champel. Le malheureux Espagnol ne se séparait qu’en un point du fanatique « réformateur » de Genève. Il n’était pas « Trinitaire ». Il ne croyait pas que Dieu fût simultanément un et trois. Cela suffit à Calvin pour le harceler d’une mortelle haine. Il le dénonce à l’Inquisition catholique de Vienne et le fait arrêter, livrant à cet effet des lettres que sa victime lui avait écrites sous le sceau du secret. L’Inquisition s’amuse fort de cet hérétique qui lui dénonce une hérésie. Mais elle se met en devoir de brûler celui qu’elle tient. Il s’échappe. C’est donc Calvin lui-même qui le brûlera. Arrestation et procès à Genève. Toutes les injures, toutes les violences. Le malheureux se convulse de froid dans le cachot infect où la vermine le ronge. Son suprême effort est pour demander une chemise. Le Tribunal ne la lui accorde (en principe) qu’à la condition qu’elle ne lui soit pas livrée. Le bûcher s’allume sous les yeux satisfaits d’une foule édifiée. Et plus tard, quand, avec de nouveaux siècles, une tardive évolution de l’esprit humain amènera les fils de ces brûleurs à penser que leurs pères n’ont peut-être pas administré par le feu l’irréfutable preuve, quand ils iront jusqu’à se proposer quelque manifestation d’un regret sans repentir intime, ils ne trouveront pas en eux-mêmes le courage de condamner l’auteur responsable du crime. C’est pourquoi l’on peut lire aujourd’hui à Champel l’inscription du monument « expiatoire », où nos bons Genevois se déclarent en même temps « fils respectueux et reconnaissants de Calvin, notre grand réformateur, mais condamnent une erreur qui fut celle de son siècle »… Calvin innocenté aux dépens du « siècle » qu’il a voulu pétrir de sa pensée reconnue criminelle, c’est une idée qui suscitera peut-être quelque jour l’idée d’un second monument pour désavouer le faux désaveu de consciences obliques qui prétendent confondre dans un même amour la victime et le bourreau.

    On sait que Michel Servet ne fut pas la seule victime de Calvin.

  19. Dans la lapidation, c’est le peuple ingénu qui se fait son propre bourreau, sans les vaines formalités des jugements de « civilisation ». Un notable avantage sur le commun de nos hypocrisies.
  20. Comte DE PIMODAN, Louise-Élisabeth d’Orléans, p. 71.
  21. Pourquoi la merlette qui fait son nid dans mon jardin vient-elle becqueter la muraille, au moment de la ponte, pour la chaux nécessaire à la coquille de ses œufs, tandis que le mâle reste sur la pelouse à piquer ses vers ? Elle ne construit certainement pas un raisonnement comme celui que le langage nous permet de faire, mais elle pourvoit directement au besoin organique quand il se fait sentir. Ainsi font nos sauvages avant les premiers déclenchements d’analyses. La poule couveuse qui retourne ses œufs pour une égale distribution de chaleur, ne formule pas de théorie thermodynamique. Pas plus que l’insecte qui prépare la provende de sa progéniture qu’il ne connaîtra pas, elle n’ignore qu’il viendra des petits. Puisqu’elle engendre et distribue de la chaleur, elle veut qu’il y en ait pour tout le monde. De quelque nom que vous appeliez le phénomène, c’est un processus de réflexe commun à l’animalité, homme compris.
  22. Lisez Fabre et Bouvier sur les insectes.
  23. Sur l’aide sociale dans la paix, hors de lieu seraient les développements. La trop juste observation de Darwin demeure que rien ne retarde plus sûrement la droite évolution de la race que d’employer les activités les plus saines au maintien des dégénérescences qui se propagent par voie d’hérédité. Les Athéniens avaient résolu le problème par le barathre. Mais la dégénérescence morale n’est pas moins dangereuse que l’infirmité physique, et il paraît difficile de sacrifier l’enfant, au jour de sa naissance, sur une présomption d’éventuelle criminalité. Que de comptes nous doit le « Créateur » sur les dispositions de notre destinée !
  24. Quand le baron de la Croisade, au récit de la Passion du Christ, s’écriait : « Que n’étais-je là avec mes hommes d’armes ! » il ne pouvait comprendre que s’il eût été là, pourvu de toutes ses valeurs de méconnaissances, il eût simplement représenté, comme au cours de sa vie féodale, la force des armes contre l’idéal désarmé.
  25. Voyez, dans Darwin, l’histoire du babouin qui dévala de son rocher au secours du jeune camarade entouré d’une meute hurlante, et réussit à le sauver. Point de récompense attendue. Rien que le besoin moral de s’oublier soi-même, au bénéfice du prochain.
  26. L’acte est pur s’il est accompli sans aucun esprit d’intérêt personnel (Baghavad Gita).
  27. Je suis bien obligé de dire : des effets d’impuissance, bien que je parle d’un empereur romain tout de dignité officielle comme de grandeur personnelle dans le cas de Marc-Aurèle, mais subissant la loi des méconnaissances de la foule jusqu’à persécuter les chrétiens. On trouve dans les lettres de Pline le jeune un curieux dialogue de Trajan avec son proconsul de Bithynie, où les deux hommes, animés du même esprit de tolérance envers la secte nouvelle, en viennent à conclure, non sans tristesse, qu’il faut recourir à la violence dans le cas d’une résistance obstinée. Quand il associait son fils, le monstrueux Commode, à l’Empire, Marc-Aurèle ne pouvait pas manquer d’indications qui permettaient trop bien de prévoir des retours de barbarie. Retardement organique de l’action sur l’idée, de l’évolution agie sur l’évolution sentie et même formulée. Depuis toujours « l’homme divers » de Montaigne a cherché le plein de sa cohérence. Nos neveux vivront dans l’espoir de le trouver.
  28. La métaphysique aurait ainsi le caractère d’une sorte de calcul absolu des possibilités. En ce sens pourrait-on dire que théologie, métaphysique, et science même sont des calculs de probabilités dont les chances varient avec les développements de notre connaissance qui, selon les vérifications, met chaque discipline historique à son rang. On sait qu’en répétant les vingt-quatre lettres de l’alphabet et en les tirants au sort aussi longtemps qu’il faudrait, on arriverait à obtenir l’Iliade. Il est plus simple de compter sur Homère pour cet accomplissement. Mais cette vue ne nous en offre pas moins une perspective sur les profondeurs de l’existence. Si tout est possible à l’éternelle loterie cosmique des numéros sans fin, nous serions donc « expliqués » au même titre que toute possibilité d’événement.
  29. BOULAINVILLIERS, Réfutation de Spinoza. Voir sa traduction de l’Éthique avec une fine préface de M. F. Colonna d’Istria.
  30. Préface.
  31. L’Arani.
  32. L’embarras où le dogme jette l’Église en cette affaire est tel qu’il se trouve de prétendues autorités pour dire tout bas que Socrate est peut-être en Paradis. Cela revient à l’épigramme d’un certain curé fantaisiste : « Dieu est si bon qu’il n’y a personne en enfer ». On ne se moque pas plus agréablement de ses propres « croyances ». Si le Christ est venu racheter par sa mort ceux qui croiront en lui, il faut nécessairement que ceux qui n’ont pas cru, pour quelque raison que ce soit, ne soient pas rachetés.
  33. L’homme est vieux, proclament les fossiles, d’un nombre incalculable de siècles. Comment expliquer que Dieu ait attendu si longtemps pour lui révéler sa pauvre « vérité », et vouer ainsi des foules innombrables d’innocentes créatures aux effets éternels de sa damnation sans pitié ? Dans cette horrible bagarre, le pithécanthrope seul, vu ses imperfections, a chance de se tirer d’affaire par insuffisance d’humanité. Qu’est-il advenu de l’homme de la Chapelle-aux-Saints ? On ne se hasarde pas à nous en informer.
  34. Confucius : « Ce que je ne désire pas que les hommes me fassent, je désire également ne pas le faire aux autres hommes. »
  35. Ce rapprochement m’oblige à noter que Çakya-Mouni avait une doctrine du monde (la plus compréhensive), et que le Christ ne dit pas une parole qui pût être interprétée dans ce sens. Aucune vue d’ensemble sur le monde vivant.
  36. Quoi de plus suggestif que l’antinomie des deux termes ?
  37. Henri Poincaré.
  38. La contradiction de Renan fut de l’acte d’héroïsme admirable qui lui fit abandonner la croyance pour la connaissance, sans lui donner l’audace de changer sa phraséologie. Quel témoignage d’un si haut esprit arrivant à se rendre plutôt maître des idées que des mots !
  39. Métaphysique de l’Énergie, métaphysique de la Matière, je ne puis voir dans cette distinction que l’énoncé verbal de deux réactions différentes de ma subjectivité au contact de l’activité cosmique universelle, Matière-Énergie, en quoi je résume ma génération d’ultimités.
  40. Nous rencontrons l’atome chez Manou et chez Sankara (du Védanta) qui est avec Kapila (du Çamkya) fondateur de la métaphysique panthéiste où le Boudha a puisé son enseignement.
  41. Est-il nécessaire d’observer qu’une volonté sans organe ne peut avoir de sens présentement à nos yeux, et que l’idée d’un organisme cosmique est contradictoire à une conception d’infinité ?
  42. Je ne crains pas de revenir à ce mot puisque c’est celui dont s’est emparée l’audace de Pascal pour le suprême effort de sa démonstration. Un tel esprit ne s’embarrassait guère des contingences. Il ne lui fallait pas moins — fît-ce contre lui-même — que la vérité absolue. Saluons l’un des plus beaux désespoirs d’une contingence humaine, dont les dramatiques douleurs n’ont pu vaincre l’inflexible tourment d’un doute obstiné.