Aux mânes de l’Empereur

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Œuvres de Théophile Gautier — PoésiesLemerrePoésies vol. 2 (p. 315-321).

II

AUX MÂNES DE L’EMPEREUR[1]


15 DÉCEMBRE 1840


QUAND SOUS l’arc triomphal où s’inscrivent nos gloires
Passait le sombre char couronné de victoires
Aux longues ailes d’or,
Et qu’enfin Sainte-Hélène, après tant de souffrance,
Délivrait la grande ombre et rendait à la France
Son funèbre trésor,

Un rêveur, un captif derrière ses murailles,
Triste de ne pouvoir aux saintes funérailles

Assister, l’œil en pleurs,
Dans l’étroite prison sans échos et muette.
Mêlant sa note émue à l’ode du poète,

Épanchait ses douleurs : —

« Citadelle de Ham, 15 décembre 1840.

« Sire, vous revenez dans votre capitale, et le peuple en foule salue votre retour, mais moi, du fond de mon cachot, je ne puis apercevoir qu*un rayon du soleil qui éclaire vos funérailles.

« N’en veuillez pas à votre famille de ce qu’elle n’est pas là pour vous recevoir.

« Votre exil et vos malheurs ont cessé avec votre vie ; mais les nôtres durent toujours ! Vous êtes mort sur un rocher, loin de la patrie et des vôtres, la main d’un fils n’a point fermé vos yeux. Aujourd’hui encore, aucun parent ne conduira votre deuil.

« Montholon, lui que vous aimiez le plus parmi vos dévoués compagnons, vous a rendu les soins d’un fils ; il est resté fidèle à votre pensée, à vos dernières volontés ; il m’a rapporté vos dernières paroles ; il est en prison avec moi I

« Un vaisseau français conduit par un noble jeune homme est allé réclamer vos cendres ; mais c’est en vain que vous cherchiez sur le pont quelques-uns

des vôtres ; votre famille n’y était pas.

« Sire, vous revenez dans votre capitale,
Et moi qu’en un cachot tient une loi fatale.

Exilé de Paris,
J’apercevrai de loin, comme sur une cime,
Le soleil descendant sur le cercueil sublime,

Dans la foule aux longs cris.

Oh, non I n’en veuillez pas, Sire, à votre famille,
De n’avoir pas formé, sous le rayon qui brille,

Un groupe filial
Pour recevoir au seuil de son apothéose,
Comme Hercule ayant fait sa tâche grandiose,

L’ancêtre impérial 1!

Vos malheurs sont finis ; toujours durent les nôtres.
Vous êtes mort là-bas, enchaîné loin des vôtres.

Titan sur un écueil.
Pas de fils pour fermer vos yeux que l’ombre inonde !
Même ici, nul parent-oh, misère profonde ! —

Conduisant votre deuil !

Montholon, le plus cher comme le plus fidèle
Jusqu’au bout, du vautour subissant le coup d’aile.

Vous a gardé sa foi.
Près du dieu foudroyé, qu’un vaste ennui dévore,
Il se tenait debout, et même il est encore

En prison avec moi.

Un navire, conduit par un noble jeune homme,
Sous l’arbre où vous dormiez, Sire, votre long somme.

Captif dans le trépas.
Est allé vous chercher avec une escadrille ;
Mais votre œil sur le pont cherchait votre famille,

Qui ne s’y trouvait pas.

« En abordant le sol français, un choc électrique s*est fait sentir ; vous vous êtes soulevé dans votre cercueil ; vos yeux, un moment, se sont rouverts : le drapeau tricolore flottait sur le rivage, mais votre aigle n’y était pas.

« Le peuple se presse comme autrefois sur votre passage, il vous salue de ses acclamations comme si vous étiez vivant ; mais les grands du jour, tout en vous rendant hommage, disent tout bas :

« Dieu ! ne l’éveillez pas ! »

« Vous avez enfin revu ces Français que vous aimiez tant ; vous êtes revenu dans cette France que vous avez rendue si grande ; mais l’étranger y a laissé des traces que toutes les pompes de votre retour n’effaceront pas !

« Voyez cette jeune armée : ce sont les fils de vos braves ; ils vous vénèrent, car vous êtes la gloire ; mais on leur dit : « Croisez vos bras ! »

« Sire, le peuple, c’est la bonne étoffe qui couvre notre beau pays ; mais ces hommes que vous avez faits si grands et qui étaient si petits, ah ! Sire, ne

les regrettez pas.

Quand la nef aborda, France, ton sol antique.
Votre âme réveillée à ce choc électrique,
Au bruit des voix, des pas,
De sa prunelle morte entrevit dans l’aurore
Palpiter vaguement un drapeau tricolore,
Où l’aigle n’était pas.

Comme autrefois, le peuple autour de vous s’empresse ;
Cris d’amour furieux, délirante tendresse,
À genoux, chapeau bas !
Dans l’acclamation, les prudents et les sages
Disent au demi-dieu, faisant sa part d’hommages :
« Dieu ! ne l’éveillez pas ! »

Vous les avez revus, — peuple élu de votre âme, -Ces
Français tant aimés que votre nom enflamme,
Héros des grands combats ;
Mais sur son sol sacré, patrie autrefois crainte.
Du pas de l’étranger on distingue une empreinte
Qui ne s’efface pas !

Voyez la jeune armée, où les fils de nos braves.
Avides d’action, impatients d’entraves.
Voudraient presser le pas ;
Votre nom les émeut, car vous êtes la gloire !
Mais on leur dit : « Laissez reposer la victoire,
Assez ! croisez les bras ! »

Sur le pays, le peuple, étoffe à trame forte.
S’étend, Sire ; le chaud, le froid, il les supporte
Mieux que les meilleurs draps ;
Mais ces grands si petits, chamarrés de dorures,
Qui cachaient leur néant sous de riches parures.
Ne les regrettez pas.

« Ils ont renié votre évangile, vos idées, votre gloire, votre sang ; quand je leur ai parlé de votre cause, ils nous ont dit : « Nous ne la comprenons pas ! »

« Laissez-les dire, laissez-les faire ; qu’importent, au char qui monte, les grains de sable qui se jettent sous les roues ? Ils ont beau dire que vous êtes un météore qui ne laisse pas de traces ! ils ont beau nier votre gloire civile 1 ils ne vous déshériteront pas !

« Sire, le 15 décembre est un grand jour pour la France et pour moi. Du milieu de votre somptueux cortège, dédaignant certains hommages, vous avez un instant jeté vos regards sur ma sombre demeure, et, vous souvenant des caresses que vous prodiguiez à mon enfance, vous m’avez dit : Tu souffres pour moi, ami, je suis content de toi.

« Louis-Napoléon.»

Comme ils ont renié, troupe au parjure agile,
Votre nom, votre sang, vos lois, votre évangile.

Pour vous suivre trop las !
Et quand j’ai devant eux plaidé pour votre cause.
Comme ils ont dit, outrant le dédain de leur pose :

« Nous ne comprenons pas ! »

Laissez-les dire et faire, et sur eux soit la honte I
Qu’importent pierre ou sable au char qui toujours monte

Et les broie en éclats ?
En vain vous nomment-ils fugitif météore.
Votre gloire est à nous, elle rayonne encore ;

Ils ne la prendront pas.

Sire, c’est un grand jour que le quinze décembre 1
Votre voix, est-ce un rêve ? a parlé dans ma chambre :

Toi, qui souffres pour moi,
Ami, de la prison le lent et dur martyre.
Je quitte mon triomphe et je viens pour te dire :

« Je suis content de toi ! »

Avril 1869.

  1. Ce morceau n’est rien autre chose que la traduction littérale, en vers, d’un morceau de prose. Nous avons placé chaque strophe en face de chaque paragraphe, pensant que le public verrait avec intérêt comment le poète a fait entrer dans chacune de ses strophes chaque phrase et pour ainsi dire chaque mot du prosateur.