Aventure de la mémoire

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Aventure de la mémoire
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 21 (p. 479-482).


AVENTURE
DE
LA MÉMOIRE


(1773)




Le genre humain pensant, c’est-à-dire la cent millième partie du genre humain tout au plus, avait cru longtemps, ou du moins avait souvent répété que nous n’avions d’idées que par nos sens, et que la mémoire est le seul instrument par lequel nous puissions joindre deux idées et deux mots ensemble.

C’est pourquoi Jupiter, représentant la nature, fut amoureux de Mnémosyne, déesse de la mémoire, dès le premier moment qu’il la vit ; et de ce mariage naquirent les neuf muses, qui furent les inventrices de tous les arts.

Ce dogme, sur lequel sont fondées toutes nos connaissances, fut reçu universellement, et même la Nonsobre[1] l’embrassa dès qu’elle fut née, quoique ce fût une vérité.

Quelque temps après vint un argumenteur, moitié géomètre, moitié chimérique[2], lequel argumenta contre les cinq sens et contre la mémoire, et dit au petit nombre du genre humain pensant : « Vous vous êtes trompés jusqu’à présent, car vos sens sont inutiles, car les idées sont innées chez vous avant qu’aucun de vos sens pût agir, car vous aviez toutes les notions nécessaires lorsque vous vîntes au monde ; vous saviez tout sans jamais avoir rien senti ; toutes vos idées, nées avec vous, étaient présentes à votre intelligence, nommée âme, sans le secours de la mémoire. Cette mémoire n’est bonne à rien. »

La Nonsobre condamna cette proposition, non parce qu’elle était ridicule, mais parce qu’elle était nouvelle : cependant, lorsque ensuite un Anglais[3] se fut mis à prouver, et même longuement, qu’il n’y avait point d’idées innées, que rien n’était plus nécessaire que les cinq sens, que la mémoire servait beaucoup à retenir les choses reçues par les cinq sens, elle condamna ses propres sentiments, parce qu’ils étaient devenus ceux d’un Anglais. En conséquence elle ordonna au genre humain de croire désormais aux idées innées, et de ne plus croire aux cinq sens et à la mémoire. Le genre humain, au lieu d’obéir, se moqua de la Nonsobre, laquelle se mit en telle colère qu’elle voulut faire brûler un philosophe ; car ce philosophe avait dit qu’il est impossible d’avoir une idée complète d’un fromage à moins d’en avoir vu et d’en avoir mangé ; et même le scélérat osa avancer que les hommes et les femmes n’auraient jamais pu travailler en tapisserie s’ils n’avaient pas eu des aiguilles et des doigts pour les enfiler.

Les liolisteois[4] se joignirent à la Nonsobre pour la première fois de leur vie, et les séjanistes[5], ennemis mortels des liolisteois, se réunirent pour un moment à eux ; ils appelèrent à leur secours les anciens dicastériques, qui étaient de grands philosophes ; et tous ensemble, avant de mourir, proscrivirent la mémoire et les cinq sens, et l’auteur qui avait dit du bien de ces six choses.

Un cheval se trouva présent au jugement que prononcèrent ces messieurs, quoiqu’il ne fût pas de la même espèce, et qu’il y eût entre lui et eux plusieurs différences, comme celles de la taille, de la voix, de l’égalité des crins et des oreilles ; ce cheval, dis-je, qui avait du sens aussi bien que des sens, en parla un jour à Pégase dans mon écurie ; et Pégase alla raconter aux muses cette histoire avec sa vivacité ordinaire.

Les muses, qui depuis cent ans avaient singulièrement favorisé le pays longtemps barbare, où cette scène se passait, furent extrêmement scandalisées ; elles aimaient tendrement Mémoire ou Mnémosyne leur mère, à laquelle ces neuf filles sont redevables de tout ce qu’elles savent. L’ingratitude des hommes les irrita. Elles ne firent point de satires contre les anciens dicastériques, les liolisteois, les séjanistes et la Nonsobre, parce que les satires ne corrigent personne, irritent les sots, et les rendent encore plus méchants. Elles imaginèrent un moyen de les éclairer en les punissant. Les hommes avaient blasphémé la mémoire ; les muses leur ôtèrent ce don des dieux, afin qu’ils apprissent une bonne fois ce qu’on est sans son secours.

Il arriva donc qu’au milieu d’une belle nuit tous les cerveaux s’appesantirent, de façon que le lendemain matin tout le monde se réveilla sans avoir le moindre souvenir du passé. Quelques dicastériques, couchés avec leurs femmes, voulurent s’approcher d’elles par un reste d’instinct indépendant de la mémoire. Les femmes, qui n’ont eu que très rarement l’instinct d’embrasser leurs maris, rejetèrent leurs caresses dégoûtantes avec aigreur. Les maris se fâchèrent, les femmes crièrent, et la plupart des ménages en vinrent aux coups.

Messieurs, trouvant un bonnet carré, s’en servirent pour certains besoins que ni la mémoire ni le bon sens ne soulagent. Mesdames employèrent les pots de leur toilette aux mêmes usages ; les domestiques, ne se souvenant plus du marché qu’ils avaient fait avec leurs maîtres, entrèrent dans leurs chambres sans savoir où ils étaient ; mais, comme l’homme est né curieux, ils ouvrirent tous les tiroirs ; et comme l’homme aime naturellement l’éclat de l’argent et de l’or, sans avoir pour cela besoin de mémoire, ils prirent tout ce qu’ils en trouvèrent sous la main. Les maîtres voulurent crier au voleur ; mais l’idée de voleur étant sortie de leur cerveau, le mot ne put arriver sur leur langue. Chacun ayant oublié son idiome articulait des sons informes. C’était bien pis qu’à Babel, où chacun inventait sur-le-champ une langue nouvelle. Le sentiment inné dans le sens des jeunes valets pour les jolies femmes agit si puissamment que ces insolents se jetèrent étourdiment sur les premières femmes ou filles qu’ils trouvèrent, soit cabaretières, soit présidentes ; et celles-ci, ne se souvenant plus des leçons de pudeur, les laissèrent faire en toute liberté.

Il fallut dîner ; personne ne savait plus comment il fallait s’y prendre. Personne n’avait été au marché ni pour vendre ni pour acheter. Les domestiques avaient pris les habits des maîtres, et les maîtres ceux des domestiques. Tout le monde se regardait avec des yeux hébétés. Ceux qui avaient le plus de génie pour se procurer le nécessaire (et c’étaient les gens du peuple) trouvèrent un peu à vivre : les autres manquèrent de tout. Le premier président, l’archevêque, allaient tout nus, et leurs palefreniers étaient les uns en robes rouges, les autres en dalmatiques : tout était confondu, tout allait périr de misère et de faim, faute de s’entendre.

Au bout de quelques jours les muses eurent pitié de cette pauvre race : elles sont bonnes, quoiqu’elles fassent sentir quelquefois leur colère aux méchants ; elles supplièrent donc leur mère de rendre à ces blasphémateurs la mémoire, qu’elle leur avait ôtée. Mnémosyne descendit au séjour des contraires, dans lequel on l’avait insultée avec tant de témérité, et leur parla en ces mots :

« Imbéciles, je vous pardonne ; mais ressouvenez-vous que sans les sens il n’y a point de mémoire, et que sans la mémoire il n’y a point d’esprit. »

Les dicastériques la remercièrent assez sèchement, et arrêtèrent qu’on lui ferait des remontrances. Les séjanistes mirent toute cette aventure dans leur gazette ; on s’aperçut qu’ils n’étaient pas encore guéris. Les liolisteois en firent une intrigue de cour. Maître Cogé, tout ébahi de l’aventure, et n’y entendant rien, dit à ses écoliers de cinquième ce bel axiome. « Non magis musis quam hominibus infensa est ista quæ vocatur memoria[6]. »

FIN DE L’AVENTURE DE LA MÉMOIRE.

  1. Anagramme de Sorbonne.
  2. Malebranche.
  3. Locke.
  4. Les loyolistes ou jésuites, dont le fondateur est Ignace de Loyola.
  5. Les jansénistes.
  6. Ce conte est une allusion aux arrêts du Parlement, aux censures de la Sorbonne, aux libelles des jansénistes, aux intrigues des jésuites, en faveur des idées innées, que tous avaient combattues dans leur nouveauté ; on sait qu’il est de la nature des théologiens de persécuter les opinions philosophiques de leur siècle, et d’arranger leur religion sur les opinions philosophiques du siècle précédent. (K.)

    — Quant à l’axiome de Cogé, voyez le Discours de Me Belleguier (dans les Mélanges, année 1773).