Aventures d’Arthur Gordon Pym/Conjectures

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Traduction par Charles Baudelaire.
Michel Lévy frères (Collection Michel Lévy) (p. 274-277).

XXVI

CONJECTURES.

Les circonstances relatives à la mort récente de M. Pym, si soudaine et si déplorable, sont déjà bien connues du public, grâce aux communications de la presse quotidienne. Il est à craindre que les chapitres restants qui devaient compléter sa relation, et qu’il avait gardés, pour les revoir, pendant que les précédents étaient sous presse, ne soient irrévocablement perdus par suite de la catastrophe dans laquelle il a péri lui-même. Cependant il se pourrait que tel ne fût pas le cas, et le manuscrit, si finalement on le retrouve, sera livré au public.

On a tenté tous les moyens pour remédier à ce défaut. Le gentleman dont le nom est cité dans la préface, et qu’on aurait supposé capable, d’après ce qui est dit de lui, de combler la lacune, a décliné cette tâche, — et cela, pour des raisons suffisantes tirées de l’inexactitude générale des détails à lui communiqués et de sa défiance relativement à l’absolue vérité des dernières parties du récit. Peters, de qui on pourrait espérer quelques renseignements, est encore vivant et réside dans l’Illinois ; mais on ne peut pas le trouver pour le moment. Plus tard, on pourra le voir, et sans aucun doute il fournira des documents pour compléter le compte-rendu de M. Pym.

La perte des deux ou trois derniers chapitres (car il n’y en avait que deux ou trois) est une perte d’autant plus déplorable qu’ils contenaient indubitablement la matière relative au pôle même, ou du moins aux régions situées dans la proximité immédiate du pôle, et que les affirmations de l’auteur relativement à ces régions pourraient être bientôt vérifiées ou contredites par l’expédition dans l’Océan Antarctique que le gouvernement prépare en ce moment même.

Il y a un point de la relation sur lequel il est bon de présenter quelques observations ; et ce sera pour l’auteur de cet appendice un plaisir très-vif, si ses réflexions ont pour résultat de donner un certain crédit aux très-singulières pages récemment publiées. Nous voulons parler des gouffres découverts dans l’île de Tsalal et de l’ensemble des figures comprises dans le chapitre XXIII.

M. Pym a donné les dessins des abîmes sans commentaire, et il décide résolûment que les entailles trouvées à l’extrémité du gouffre situé le plus à l’est n’ont qu’une ressemblance fantastique avec des caractères alphabétiques, — enfin, et d’une manière positive, qu’elles ne sont pas des caractères. Cette assertion est faite d’une manière si simple et soutenue par une sorte de démonstration si concluante (c’est-à-dire l’adaptation des fragments trouvés dans la poussière dont les saillies remplissaient exactement les entailles du mur), que nous sommes forcés de croire l’écrivain de bonne foi ; et aucun lecteur raisonnable ne supposera qu’il en soit autrement. Mais comme les faits relatifs à toutes les figures sont des plus singuliers (particulièrement quand on les rapproche de certains détails dans le corps du récit), nous ferons peut-être bien de toucher quelques mots de l’ensemble de ces faits, et cela nous paraît d’autant plus à propos que les faits en question ont, sans aucun doute, échappé à l’attention de M. Poe.

Ainsi, les figures 1, 2, 3, 4 et 5, quand on les joint l’une à l’autre dans l’ordre précis suivant lequel se présentent les gouffres eux-mêmes, et quand on les débarrasse des petits embranchements latéraux ou galeries voûtées (qui, on se le rappelle, servaient simplement de moyens de communication entre les galeries principales et étaient d’un caractère totalement différent), constituent un mot-racine éthiopien, — la racine , ou être ténébreux, — d’où viennent tous les dérivés ayant trait à l’ombre et aux ténèbres.

Quant à l’entaille placée à gauche et le plus au nord, dans la figure 4, il est plus que probable que l’opinion de Peters était bonne, et que son apparence hiéroglyphique était véritablement l’ouvrage de l’art et une représentation intentionnelle de la force humaine. Le lecteur a le dessin sous les yeux ; il saisira ou ne saisira pas la ressemblance indiquée ; mais la suite des entailles fournit une forte confirmation de l’idée de Peters. La rangée supérieure est évidemment le mot-racine arabe , ou être blanc, d’où tous les dérivés ayant trait à l’éclat et à la blancheur. La rangée inférieure n’est pas aussi nette ni aussi facile à saisir. Les caractères sont quelque peu cassés et disjoints ; néanmoins il n’y a pas à douter que, dans leur état parfait, ils ne formassent complètement le mot égyptien , ou la région du sud. On remarquera que ces interprétations confirment l’opinion de Peters relativement à la figure située le plus au nord. Le bras est étendu vers le sud.

De telles conclusions ouvrent un vaste champ aux rêveries et aux conjectures les plus excitantes. Peut-être doit-on les rapprocher de quelques-uns des incidents du récit qui sont le plus faiblement indiqués ; quoique la chaîne des rapports ne saute pas aux yeux, elle est bien complète. Tekeli-li ! était le cri des naturels de Tsalal épouvantés à la vue du cadavre de l’animal blanc ramassé en mer. Tekeli-li ! était aussi l’exclamation de terreur du captif tsalalien au contact des objets blancs appartenant à M. Pym. C’était aussi le cri des gigantesques oiseaux blancs au vol rapide qui sortaient du rideau blanc de vapeur au sud. On n’a rien trouvé de blanc à Tsalal, et rien au contraire qui ne fût tel dans le voyage subséquent vers la région ultérieure. Il ne serait pas impossible que Tsalal, le nom de l’île aux abîmes, soumis à une minutieuse analyse philologique, ne trahît quelque parenté avec les gouffres alphabétiques ou quelque rapport avec les caractères éthiopiens si mystérieusement façonnés par leurs sinuosités.


J’ai gravé cela dans la montagne, et ma vengeance est écrite dans la poussière du rocher.



fin