Aventures d’Arthur Gordon Pym/Enfin !

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Traduction par Charles Baudelaire.
Michel Lévy frères (Collection Michel Lévy) (p. 152-167).

XIII

ENFIN !

24 juillet. — Le matin du 24 nous trouva singulièrement restaurés en forces et en courage. Malgré la situation périlleuse où nous étions placés, — ignorant notre position, à coup sûr loin de toute terre, — sans plus de nourriture que pour une quinzaine, même en la ménageant soigneusement, — entièrement privés d’eau, et flottant çà et là, sur la plus piteuse épave du monde, à la merci de la houle et du vent, — les angoisses et les dangers infiniment plus terribles auxquels nous avions tout récemment et si providentiellement échappé nous faisaient considérer nos souffrances actuelles comme quelque chose d’assez ordinaire, — tant il est vrai que le bonheur et le malheur sont purement relatifs.

Au lever du soleil nous nous préparions à recommencer nos tentatives pour rapporter quelque chose de la cambuse, quand, une vigoureuse averse étant survenue, nous mîmes tous nos soins à recueillir de l’eau avec le drap qui nous avait déjà servi à cet effet. Nous n’avions pas d’autre moyen pour recueillir la pluie que de tenir le drap tendu par le milieu avec une des ferrures des porte-haubans de misaine. L’eau, ainsi ramassée au centre, s’égouttait dans notre cruche. Nous l’avions presque remplie par ce procédé, quand une forte rafale survenant du nord nous contraignit à lâcher prise ; car notre bateau commençait à rouler si violemment que nous ne pouvions plus nous tenir sur nos pieds. Nous allâmes alors à l’avant, et, nous amarrant solidement au guindeau comme nous avions déjà fait, nous attendîmes les événements avec beaucoup plus de calme que nous ne l’aurions cru possible dans de pareilles circonstances. À midi, le vent avait fraîchi ; c’était déjà une brise à serrer deux ris, et, à la nuit, une brise carabinée, accompagnée d’une houle effroyablement grosse. Cependant l’expérience nous ayant appris la meilleure méthode pour arranger nos amarres, nous supportâmes cette triste nuit sans trop d’inquiétude, bien que nous fussions à chaque minute entièrement inondés, et en perpétuel danger d’être balayés par la mer. Très-heureusement, le temps extrêmement chaud rendait l’eau presque agréable.

25 juillet. — Ce matin-là, la tempête calmée n’était plus qu’une brise à filer dix nœuds, et la mer était si considérablement tombée que nous pouvions nous tenir au sec sur le pont ; mais, à notre grand chagrin, nous vîmes que deux de nos jarres d’olives, aussi bien que tout le jambon, avaient été balayés par-dessus bord, en dépit de tout le soin que nous avions mis à les attacher. Nous résolûmes de ne pas encore tuer la tortue, et nous nous contentâmes pour le présent de déjeuner de quelques olives et d’une petite ration d’eau à moitié étendue de vin ; ce mélange servit beaucoup à nous soulager et à nous ranimer, et nous évitâmes ainsi la douloureuse ivresse qui était résultée du porto. La mer était encore trop grosse pour recommencer nos tentatives sur la cambuse. Pendant la journée, plusieurs articles, sans importance pour nous, dans notre situation présente, montèrent à la surface à travers l’ouverture et glissèrent immédiatement par-dessus bord. Nous observâmes aussi que notre carcasse donnait de plus en plus de la bande, si bien que nous ne pouvions plus nous tenir un instant debout sans nous attacher. Aussi nous passâmes une journée mélancolique et des plus pénibles. À midi le soleil nous apparut presque au-dessus de nos têtes, et nous ne doutâmes pas que cette longue suite de vents de nord et de nord-ouest ne nous eût entraînés presque à proximité de l’équateur. Vers le soir, nous vîmes quelques requins, et nous fûmes passablement alarmés par l’un d’eux, un énorme, qui s’approcha de nous d’une façon tout à fait audacieuse. Un instant, comme une embardée avait fait plonger le pont très-avant dans l’eau, le monstre nageait positivement au-dessus de nous ; il se débattit pendant quelques moments juste au-dessus de l’écoutille, et frappa vivement Peters avec sa queue. Un fort coup de mer le roula par-dessus bord à notre grande satisfaction. Avec un temps calme, nous nous en serions facilement emparés.

26 juillet. — Ce matin, le vent était bien tombé, et, la mer n’étant plus très-grosse, nous résolûmes de reprendre notre pêche aux provisions dans la cambuse. Après un rude labeur qui dura toute la journée, nous vîmes qu’il n’y avait plus rien à espérer de ce côté, parce que les cloisons avaient été défoncées pendant la nuit et que les provisions avaient roulé dans la cale. Cette découverte, comme on doit le penser, nous remplit de désespoir.

27 juillet. — Mer presque unie, avec une légère brise, et toujours du nord ou de l’ouest. Le soleil dans l’après-midi étant devenu très-chaud, nous nous sommes occupés à sécher nos vêtements. Trouvé beaucoup de soulagement contre la soif et de bien-être de toute façon en nous baignant dans la mer ; mais il nous fallut user en cela de beaucoup de prudence, car nous avions une grande peur des requins, dont nous avions vu nager quelques-uns autour du brick pendant la journée.

28 juillet. — Toujours beau temps. Le brick commençait alors à se coucher sur le côté d’une manière si alarmante que nous craignions qu’il ne tournât définitivement, la carène en l’air. Nous nous préparâmes de notre mieux à cet accident. Notre tortue, notre cruche d’eau et les deux jarres restantes d’olives, nous attachâmes tout du côté du vent, aussi loin que possible en dehors de la coque, au-dessous des grands porte-haubans. Toute la journée, une mer très-unie, avec peu ou point de vent.

29 juillet. — Continuation du même temps. Le bras blessé d’Auguste commençait à donner des symptômes de gangrène. Mon ami se plaignait d’un engourdissement et d’une soif excessive ; mais de douleur aiguë, point. Nous ne pouvions rien faire pour le soulager, si ce n’est de frotter ses blessures avec un peu du vinaigre des olives, et il ne semblait pas qu’il en résultât aucun avantage. Nous fîmes pour lui tout ce qui était en notre pouvoir, et nous triplâmes sa ration d’eau.

30 juillet. — Journée excessivement chaude, sans vent. Un énorme requin s’est tenu le long de la coque pendant toute l’après-midi. Nous avons fait quelques tentatives infructueuses pour le prendre au moyen d’un nœud coulant. Auguste allait beaucoup plus mal et s’affaiblissait évidemment autant par manque d’une nourriture convenable que par l’effet de ses blessures. Il suppliait sans cesse qu’on le délivrât de ses souffrances, disant qu’il n’aspirait qu’à la mort. Ce soir-là, nous mangeâmes nos dernières olives, et nous trouvâmes l’eau de notre cruche trop putride pour pouvoir l’avaler sans y mêler un peu de vin. Il fut décidé que nous tuerions notre tortue dans la matinée.

31 juillet. — Après une nuit d’inquiétude et de fatigue excessives, dues à la position du navire, nous nous mîmes à tuer et à dépecer notre tortue. Il se trouva qu’elle était beaucoup moins forte que nous ne l’avions supposé, quoique de bonne qualité ; — toute la chair que nous en pûmes tirer ne montait pas à plus de dix livres. Dans le but d’en réserver une portion aussi longtemps que possible, nous la coupâmes en tranches très-minces, nous en remplîmes les trois jarres restantes et la bouteille au madère (que nous avions précieusement conservées), et nous versâmes dessus le vinaigre des olives. De cette façon, nous mîmes de côté trois livres environ de chair de tortue, nous promettant de n’y pas toucher avant d’avoir consommé le reste. Nous résolûmes de nous restreindre à une ration de 4 onces à peu près de viande par jour ; le tout devait donc nous durer treize jours. À la brune, pluie intense accompagnée d’éclairs et de violents coups de tonnerre, — mais qui dura si peu de temps que nous ne pûmes recueillir à peu près qu’une demi-pinte d’eau. D’un consentement commun, nous donnâmes tout à Auguste, qui semblait maintenant à la dernière extrémité. Il buvait l’eau à même le drap à mesure que nous la recueillions, lui couché sur le pont, et nous, tenant le drap de manière à laisser couler l’eau dans sa bouche ; car il ne nous restait rien qui pût servir à contenir l’eau, à moins de vider le vin de la grosse bouteille d’osier, ou l’eau croupie de la cruche. Nous aurions eu cependant recours à l’un de ces expédients si l’averse avait duré.

Le malade ne sembla tirer de son breuvage qu’un pauvre soulagement. Son bras était complètement noir depuis le poignet jusqu’à l’épaule, et ses pieds étaient comme de la glace. Nous nous attendions à chaque instant à lui voir rendre le dernier soupir. Il était effroyablement amaigri ; à ce point que, bien qu’il pesât cent vingt-sept livres en quittant Nantucket, maintenant il ne pesait pas plus de quarante ou cinquante livres au maximum. Ses yeux étaient profondément enfoncés dans sa tête, visibles à peine, et la peau de ses joues pendait, lâche et traînante, au point de l’empêcher de mâcher aucune nourriture ou d’avaler aucun liquide à moins d’une excessive difficulté.

1er août. — Toujours le même temps : grand calme, avec un soleil étouffant. Horriblement souffert de la soif, l’eau de la cruche étant absolument putride et fourmillant de vermine. Nous réussîmes cependant à en avaler une partie en la mêlant avec du vin ; — mais notre soif n’en fut que médiocrement apaisée. Nous trouvâmes plus de soulagement à nous baigner dans la mer, mais nous ne pûmes recourir à cet expédient qu’à de longs intervalles, à cause de la présence continuelle des requins. Ce fut alors chose démontrée pour nous qu’Auguste était perdu ; évidemment il se mourait. Nous ne pouvions rien faire pour diminuer ses souffrances, qui semblaient horribles. Vers midi, il expira dans de violentes convulsions, et sans avoir proféré un mot depuis plusieurs heures. Sa mort nous pénétra des plus mélancoliques pressentiments et eut sur nos esprits un effet si puissant, que nous restâmes couchés auprès du corps tout le reste du jour, sans échanger une parole, si ce n’est à voix basse. Ce ne fut qu’après la tombée de la nuit que nous eûmes le courage de nous lever et de jeter le cadavre par-dessus bord. Il était alors hideux au delà de toute expression, et dans un tel état de décomposition, que Peters ayant essayé de le soulever, une jambe entière lui resta dans la main. Quand cette masse putréfiée glissa dans la mer par-dessus le mur du navire, nous découvrîmes, à la clarté phosphorique dont elle était pour ainsi dire enveloppée, sept ou huit requins, dont les affreuses dents rendirent, pendant qu’ils se partageaient leur proie par lambeaux, un craquement sinistre qui aurait pu être entendu à la distance d’un mille. À ce bruit funèbre, nous fûmes pénétrés d’horreur jusqu’au plus profond de notre être.

2 août. — Même temps, calme terrible, chaleur excessive. L’aube nous a surpris dans un état d’abattement pitoyable et de complet épuisement physique. L’eau de la cruche n’était vraiment plus potable ; ce n’était qu’une épaisse masse gélatineuse, mélange effrayant de vers et de vase. Nous la jetâmes, et, après avoir lavé soigneusement la cruche dans la mer, nous y versâmes un peu de vinaigre des bouteilles où nous faisions mariner les débris de la tortue. Notre soif alors était presque intolérable, et nous essayâmes vainement de l’apaiser par le vin, qui semblait de l’huile sur le feu et qui nous poussait à une violente ivresse. Nous essayâmes ensuite de soulager nos souffrances par le mélange du vin avec de l’eau de mer ; mais il en résulta immédiatement les plus violentes nausées, de sorte que nous n’y revînmes plus. Pendant tout le jour nous guettâmes avec anxiété l’occasion de nous baigner, mais vainement ; car notre ponton était littéralement assiégé de tous côtés par les requins, — les mêmes monstres, sans aucun doute, qui avaient dévoré notre pauvre camarade dans la soirée précédente, et qui attendaient à chaque instant un nouveau régal de même nature. Cette circonstance nous causa le regret le plus amer et nous remplit des pressentiments les plus mélancoliques et les plus accablants. Le bain nous avait déjà procuré un soulagement inconcevable, et nous ne pouvions endurer l’idée de nous voir frustrés de cette ressource d’une manière si affreuse. D’ailleurs nous n’étions pas absolument libres de toute crainte ni à l’abri d’un danger immédiat ; car la plus légère glissade ou un faux mouvement pouvait nous jeter à la portée de ces poissons voraces, qui venaient en nageant sous le vent et poussaient souvent droit jusqu’à nous. Ni cris ni mouvements de notre part ne semblaient les effrayer. L’un des plus gros, ayant été frappé d’un coup de hache par Peters, et rudement blessé, n’en persista pas moins à s’avancer jusqu’à nous. Un nuage s’éleva à la brune, mais, à notre extrême désappointement, il passa sans crever. Il est absolument impossible de concevoir ce que nous souffrions alors par la soif. En raison de ces tortures, et aussi par crainte des requins, nous passâmes une nuit sans sommeil.

3 août. — Aucune perspective de soulagement, et le brick se couchant de plus en plus sur le côté, en sorte que nos pieds n’avaient plus du tout prise sur le pont. Nous être occupés à mettre en sûreté notre vin et nos restes de tortue, de manière à ne pas les perdre en cas de culbute. Arraché deux forts clous des porte-haubans de misaine, et, au moyen de la hache, les avoir enfoncés dans la coque du côté du vent, à une distance de l’eau de deux pieds environ ; ce qui n’était pas très-loin de la quille, car nous étions presque sur notre côté. À ces clous nous amarrâmes nos provisions, qui nous parurent plus en sûreté qu’à l’endroit où nous les avions placées précédemment. Horribles souffrances par la soif pendant toute la journée ; — pas d’occasion de nous baigner, à cause des requins qui ne nous quittèrent pas d’un instant. Le sommeil, impossible.

4 août. — Un peu de temps avant le point du jour, nous nous aperçûmes que le navire tournait la quille en l’air, et nous nous ingéniâmes pour éviter d’être lancés par le mouvement. D’abord, la révolution fut lente et graduée, et nous réussîmes très-bien à grimper tout en haut du côté du vent, ayant eu l’heureuse idée de laisser traîner des bouts de corde aux clous qui retenaient nos provisions. Mais nous n’avions pas suffisamment calculé l’accélération de la force impulsive ; car le mouvement devenait maintenant trop violent pour nous permettre de marcher de pair avec lui, et, avant que nous eussions eu le temps de nous reconnaître, nous nous sentîmes impétueusement précipités dans la mer, nous débattant à plusieurs brasses au-dessous du niveau de l’eau, avec l’énorme coque juste au-dessus de nous.

En plongeant sous l’eau j’avais été obligé de lâcher ma corde ; et sentant que j’étais absolument sous le navire, mes pauvres forces complètement épuisées, je fis à peine un effort pour sauver ma vie, et en quelques secondes je me résignai à mourir. Mais encore en ceci je m’étais trompé, et je n’avais pas réfléchi au rebondissement naturel de la coque du côté du vent. Le tourbillonnement de l’eau qui remontait, causé par cette révolution partielle du navire, me ramena à la surface encore plus vivement que je n’avais été plongé. En revenant au-dessus de l’eau, je me trouvai à peu près à 20 yards de la coque, autant que j’en pus juger. Le navire avait tourné la quille en l’air et se balançait furieusement bord sur bord, et tout autour, dans tous les sens, la mer était très-agitée et pleine de violents tourbillons. Plus de Peters. Une barrique d’huile flottait à quelques pieds de moi, et d’autres articles provenant du brick étaient éparpillés çà et là.

Ma principale terreur avait pour objet les requins, que je savais être dans mon voisinage. Pour les éloigner de moi, s’il était possible, je battis violemment l’eau de mes pieds et de mes mains, tout en nageant vers la coque, et faisant ainsi une masse d’écume. Je ne doute pas que ce ne soit à cet expédient, si simple qu’il fût, que je dus mon salut ; car, avant que le brick ne tournât, la mer tout autour fourmillait tellement de ces monstres, que j’ai dû être et que j’ai été positivement en contact immédiat avec eux durant mon trajet. Par grand hasard et très-heureusement, j’atteignis toutefois le bord du navire sain et sauf ; mais j’étais si complètement épuisé par les violents efforts qu’il m’avait fallu déployer, que je n’aurais jamais pu y remonter sans l’assistance opportune de Peters, qui, ayant grimpé sur la quille par l’autre côté de la coque, reparut alors à ma grande joie, et me jeta un bout de corde, — d’une de celles que nous avions attachées aux clous.

À peine avions-nous échappé à ce danger que notre attention fut attirée par une autre imminence non moins terrible : mourir absolument de faim. Toutes nos provisions avaient disparu, avaient été balayées en dépit de tout le soin que nous avions mis à les placer en lieu de sûreté ; et, ne voyant plus aucune possibilité de nous en procurer d’autres, nous nous abandonnâmes tous les deux au désespoir, et nous nous mîmes à sangloter comme des enfants, aucun des deux n’essayant même de donner du courage à l’autre. À peine pourra-t-on comprendre une pareille faiblesse, et ceux qui ne se sont jamais trouvés à pareille fête la jugeront sans doute hors nature ; mais on doit se rappeler que notre intelligence était si complètement désorganisée par cette longue série de privations et de terreurs, que nous ne pouvions pas en ce moment être considérés comme jouissant des lumières des êtres raisonnables. Dans des périls subséquents, presque aussi graves, si ce n’est plus, j’ai lutté avec courage contre toutes les douleurs de ma situation, et Peters, comme on le verra, a montré une philosophie stoïque presque aussi inconcevable que son abandon actuel et sa présente imbécillité enfantine ; — le tempérament moral a fait toute la différence.

Le renversement du brick, et même la perte du vin et de la tortue qui en était la conséquence, n’avaient pas, en somme, rendu notre situation beaucoup plus misérable qu’auparavant, n’était la disparition des draps et des couvertures, qui nous avaient servi jusqu’ici à recueillir l’eau de pluie, et de la cruche dans laquelle nous la conservions ; car nous trouvâmes toute la carène, à partir de deux ou trois pieds de la préceinte jusqu’à la quille, et toute la quille elle-même, recouvertes d’une couche épaisse de gros cirrhopodes, qui nous fournirent une nourriture excellente et des plus substantielles. Ainsi l’accident qui d’abord nous avait causé une si grande frayeur avait tourné à notre profit plutôt qu’à notre dommage, relativement à deux choses des plus importantes ; il nous avait découvert une mine de provisions que nous n’aurions pas pu, même en l’attaquant sans modération, épuiser en un mois ; et il avait fortement contribué à alléger notre position, car nous nous trouvions maintenant bien plus à notre aise et infiniment moins exposés qu’auparavant.

Cependant la difficulté de nous procurer de l’eau nous fermait les yeux sur tous les bénéfices résultant de notre changement de position. Pour nous mettre en mesure de profiter, autant que possible, de la première ondée qui pouvait survenir, nous ôtâmes nos chemises afin d’en user comme nous avions fait des draps ; mais, naturellement, nous n’espérions pas par ce moyen en recueillir, même dans les circonstances les plus favorables, plus d’un huitième de pinte en une fois. Aucune apparence de nuage ne se manifesta de toute la journée, et les souffrances de la soif devinrent presque intolérables. À la nuit, Peters parvint à attraper une heure à peu près d’un sommeil agité ; quant à moi, l’intensité de mes souffrances ne me permit pas de fermer les yeux un seul instant.

5 août. — Ce jour-là, une jolie brise se leva qui nous porta à travers une masse d’algues, parmi lesquelles nous eûmes le bonheur de découvrir onze petits crabes qui nous fournirent plusieurs repas délicieux. Comme les écailles en étaient très-tendres, nous les mangeâmes tout entiers, et nous découvrîmes qu’ils irritaient notre soif beaucoup moins que les cirrhopodes. Ne voyant pas trace de requins parmi les algues, nous nous hasardâmes à nous baigner et nous restâmes dans l’eau quatre ou cinq heures, pendant lesquelles nous sentîmes une notable diminution dans notre soif. Nous en fûmes singulièrement réconfortés, et, ayant pu tous deux attraper un peu de sommeil, nous passâmes une nuit un peu moins pénible que la précédente.

6 août. — Nous fûmes ce jour-là gratifiés d’une pluie serrée et continue qui dura depuis midi environ jusqu’après la brune. Alors, nous déplorâmes amèrement la perte de notre cruche et de notre bouteille d’osier ; car, malgré l’insuffisance de nos moyens actuels pour recueillir l’eau, nous aurions pu remplir l’une d’elles, si ce n’est toutes les deux. En somme nous réussîmes à apaiser les ardeurs de notre soif en laissant nos chemises se saturer d’eau et en les tordant de manière à exprimer dans notre bouche le liquide béatifique. La journée entière se passa dans cette occupation.

7 août. — Juste au point du jour, nous découvrîmes tous deux, au même instant, une voile à l’est qui se dirigeait évidemment vers nous ! Nous saluâmes cette splendide apparition par un long et faible cri d’extase ; et nous nous mîmes immédiatement à faire tous les signaux possibles, à fouetter l’air de nos chemises, à sauter aussi haut que notre faiblesse le permettait, et même à crier de toute la force de nos poumons, bien que le navire fût à une distance de quinze milles au moins. Cependant, il continuait toujours à se rapprocher de notre coque, et nous comprîmes que, s’il gouvernait toujours du même côté, il viendrait infailliblement assez près de nous pour nous apercevoir. Une heure environ après que nous l’eûmes découvert, nous pouvions facilement distinguer les hommes sur le pont. C’était une goëlette longue et basse, avec une mâture très-inclinée sur l’arrière, et qui semblait posséder un nombreux équipage. Nous éprouvâmes alors une forte angoisse ; car nous ne pouvions nous imaginer qu’elle ne nous vît pas, et nous tremblions qu’elle ne voulût nous abandonner à notre sort et nous laisser périr sur les débris de notre navire ; — acte de barbarie vraiment diabolique, maintes fois accompli sur mer, quelque incroyable que cela puisse paraître, par des êtres qui étaient regardés comme appartenant à l’espèce humaine[1]. Mais nous étions cette fois, grâce à Dieu, destinés à nous tromper heureusement ; car bientôt nous aperçûmes un mouvement soudain sur le pont du navire étranger, qui hissa immédiatement le pavillon anglais, et, serrant le vent, gouverna droit sur nous. Une demi-heure après, nous étions dans la chambre. Cette goëlette était la Jane Guy, de Liverpool, capitaine Guy, partie pour chasser le veau marin et trafiquer dans les mers du Sud et le Pacifique.


  1. Le cas du brick Polly, de Boston, se présente si naturellement ici, et sa destinée ressemble à tous égards à la nôtre, que je ne puis résister au désir de le citer. Ce navire, de la contenance de 130 tonneaux, fit voile de Boston avec une cargaison de munitions et de vivres, pour Sainte-Croix, le 12 décembre 1811, sous le commandement du capitaine Casneau. Il y avait, sans compter le capitaine, huit personnes à bord ; le second, quatre matelots et le coq, plus un monsieur Hunt, avec une négresse lui appartenant. Le 15, après avoir passé le banc de Georges, il fit une voie d’eau dans un coup de vent de sud-est, et enfin il chavira ; mais le grand mât étant parti par-dessus bord, il se releva bientôt. Ils restèrent dans cette situation, sans feu, et avec très-peu de provisions, pendant une période de cent quatre-vingt-onze jours (du 15 décembre au 20 juin). Le capitaine Casneau et Samuel Bodger, les seuls survivants, furent alors recueillis par le Fame, de Hull, capitaine Featherstone, en retour pour Rio-Janeiro. Quand on les trouva, ils étaient à 28° de latitude nord, 13° de longitude ouest ; ils avaient ainsi dérivé de deux mille milles ! Le 9 juillet, le Fame rencontrait le brick Dromeo, capitaine Parkins, qui débarqua ces deux infortunés à Kennebec. La relation d’où nous tirons ces détails se termine par les lignes suivantes :

    « Il est tout naturel de demander comment ils ont pu flotter dans un si long espace sur la partie la plus fréquentée de l’Atlantique sans avoir été aperçus par qui que ce soit pendant tout ce temps. Plus de douze navires passèrent près d’eux, dont l’un s’approcha au point qu’ils purent voir distinctement les gens sur le pont et dans le gréement, qui les regardaient ; mais, au grand désappointement de ces malheureux glacés et mourant de faim, ceux-ci étouffèrent la voix impérative de la charité, hissèrent de la toile, et les abandonnèrent à leur cruelle destinée. » — E. A. P.