Aventures d’Arthur Gordon Pym/Terre !

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Traduction par Charles Baudelaire.
Michel Lévy frères (Collection Michel Lévy) (p. 193-201).

XVII

TERRE !

Pendant quatre jours, après avoir renoncé à la recherche des îles de Glass, nous courûmes au sud sans trouver de glaces. Le 26, à midi, nous étions par 63° 23′ de latitude sud et 41° 25′ de longitude ouest. Nous vîmes alors quelques grosses îles de glace et une banquise qui n’était pas, à vrai dire, d’une étendue considérable. Les vents se tenaient généralement au sud-est, mais très-faibles. Quand nous avions le vent d’ouest, ce qui était fort rare, il était invariablement accompagné de rafales de pluie, Chaque jour, plus ou moins de neige. Le thermomètre, le 27, était à 35 degrés.

1er janvier 1828. — Ce jour-là, nous fûmes complètement environnés de glaces, et notre perspective était en vérité fort triste. Une forte tempête souffla du nord-est pendant toute la matinée et chassa contre le gouvernail et l’arrière du navire de gros glaçons avec une telle vigueur, que nous tremblâmes pour les conséquences. Vers le soir, la tempête soufflait encore avec furie ; mais une vaste banquise en face de nous s’ouvrit, et nous pûmes enfin, en faisant force de voiles, nous frayer un passage à travers les glaçons plus petits jusqu’à la mer libre. Comme nous en approchions, nous diminuâmes la toile graduellement, et, à la fin, nous étant tirés d’affaire, nous mîmes à la cape sous la misaine avec un seul ris.

2 janvier. — Le temps fut assez passable. À midi nous nous trouvions par 69° 10′ de latitude sud et 42° 20′ de longitude ouest, et nous avions passé le cercle Antarctique. Du côté du sud, nous n’apercevions que très-peu de glace, bien que nous eussions derrière nous de vastes banquises. Nous fabriquâmes une espèce de sonde avec un grand pot de fer, d’une contenance de vingt gallons, et une ligne de deux cents brasses. Nous trouvâmes le courant portant au sud, avec une vitesse d’un quart de mille à l’heure. La température de l’air était environ à 33 ; la déviation de l’aiguille, de 14° 28′ vers l’est, par azimut.

5 janvier. — Nous nous sommes toujours avancés vers le sud sans trouver beaucoup d’obstacles. Ce matin cependant, étant par 73° 15′ de latitude sud et 42° 10′ de longitude ouest, nous fîmes une nouvelle halte devant une immense étendue de glace. Néanmoins, nous apercevions au delà vers le sud la pleine mer, et nous étions persuadés que nous réussirions finalement à l’atteindre. Portant sur l’est et filant le long de la banquise, nous arrivâmes enfin à un passage, large d’un mille à peu près, à travers lequel nous fîmes, tant bien que mal, notre route au coucher du soleil. La mer dans laquelle nous nous trouvâmes alors était chargée d’îlots de glace, mais non plus de vastes bancs, et nous allâmes hardiment de l’avant comme précédemment. Le froid ne semblait pas augmenter, bien que nous eussions fréquemment de la neige et de temps à autre des rafales de grêle d’une violence extrême. D’immenses troupes d’albatros ont passé ce jour-là au-dessus de la goëlette, filant du sud-est au nord-ouest.

7 janvier. — La mer toujours à peu près libre et ouverte, en sorte que nous pûmes continuer notre route sans empêchement. Nous vîmes à l’ouest quelques banquises d’une grosseur inconcevable, et dans l’après-midi nous passâmes très-près d’une de ces masses dont le sommet ne s’élevait certainement pas de moins de quatre cents brasses au-dessus de l’océan. Elle avait probablement à sa base trois quarts de lieue de circuit, et par quelques crevasses sur ses flancs couraient des filets d’eau. Nous gardâmes cette espèce d’île en vue pendant deux jours, et nous ne la perdîmes que dans un brouillard.

10 janvier. — D’assez grand matin nous eûmes le malheur de perdre un homme, qui tomba à la mer. C’était un Américain, nommé Peter Vredenburgh, natif de New-York, et l’un des meilleurs matelots que possédât la goëlette. En passant sur l’avant, le pied lui glissa, et il tomba entre deux quartiers de glace pour ne jamais se relever. Ce jour-là, à midi, nous étions par 78° 30′ de latitude et 40° 15′ de longitude ouest. Le froid était maintenant excessif, et nous attrapions continuellement des rafales de grêle du nord-est. Nous vîmes encore dans cette direction quelques banquises énormes, et tout l’horizon à l’est semblait fermé par une région de glaces élevant et superposant ses masses en amphithéâtre. Le soir, nous aperçûmes quelques blocs de bois flottant à la dérive, et au-dessus planait une immense quantité d’oiseaux, parmi lesquels se trouvaient des nellies, des pétrels, des albatros, et un gros oiseau bleu du plus brillant plumage. La variation, par azimut, était alors un peu moins considérable que précédemment, lorsque nous avions traversé le cercle Antarctique.

12 janvier. — Notre passage vers le sud est redevenu une chose fort douteuse ; car nous ne pouvions rien voir dans la direction du pôle qu’une banquise en apparence sans limites, adossée contre de véritables montagnes de glace dentelée, qui formaient des précipices sourcilleux, échelonnés les uns sur les autres. Nous avons porté à l’ouest jusqu’au 14, dans l’espérance de découvrir un passage.

14 janvier. — Le matin du 14, nous atteignîmes l’extrémité ouest de la banquise énorme qui nous barrait le passage, et, l’ayant doublée, nous débouchâmes dans une mer libre où il n’y avait plus un morceau de glace. En sondant avec une ligne de deux cents brasses, nous trouvâmes un courant portant au sud avec une vitesse d’un demi-mille par heure. La température de l’air était à 47, celle de l’eau à 34. Nous cinglâmes vers le sud, sans rencontrer aucun obstacle grave, jusqu’au 16 ; à midi, nous étions par 81° 21′ de latitude et 42° de longitude ouest. Nous jetâmes de nouveau la sonde, et nous trouvâmes un courant portant toujours au sud avec une vitesse de trois quarts de mille par heure. La variation par azimut avait diminué, et la température était douce et agréable, le thermomètre marquant déjà 51. À cette époque, on n’apercevait plus un morceau de glace. Personne à bord ne doutait plus de la possibilité d’atteindre le pôle.

17 janvier. — Cette journée a été pleine d’incidents. D’innombrables bandes d’oiseaux passaient au-dessus de nous, se dirigeant vers le sud, et nous leur tirâmes quelques coups de fusil ; l’un d’eux, une espèce de pélican, nous fournit une nourriture excellente. Vers le milieu du jour, l’homme de vigie découvrit par notre bossoir de bâbord un petit banc de glace et une espèce d’animal fort gros qui semblait reposer dessus. Comme le temps était beau et presque calme, le capitaine Guy donna l’ordre d’amener deux embarcations et d’aller voir ce que ce pouvait être. Dirk Peters et moi, nous accompagnâmes le second dans le plus grand des deux canots. En arrivant au banc de glace, nous vîmes qu’il était occupé par un ours gigantesque de l’espèce arctique, mais d’une dimension qui dépassait de beaucoup celle du plus gros de ces animaux. Comme nous étions bien armés, nous n’hésitâmes pas à l’attaquer tout d’abord. Plusieurs coups de feu furent tirés rapidement, dont la plupart atteignirent évidemment l’animal à la tête et au corps. Toutefois, le monstre, sans s’en inquiéter autrement, se précipita de son bloc de glace et se mit à nager, les mâchoires ouvertes, vers l’embarcation où nous étions, moi et Peters. À cause de la confusion qui s’ensuivit parmi nous et de la tournure inattendue de l’aventure, personne n’avait pu apprêter immédiatement son second coup, et l’ours avait positivement réussi à poser la moitié de sa masse énorme en travers de notre plat-bord et à saisir un de nos hommes par les reins, avant qu’on eût pris les mesures suffisantes pour le repousser. Dans cette extrémité, nous ne fûmes sauvés que par l’agilité et la promptitude de Peters. Sautant sur le dos de l’énorme bête, il lui enfonça derrière le cou la lame d’un couteau et atteignit du premier coup la moelle épinière. L’animal retomba dans la mer sans faire le moindre effort, inanimé, mais entraînant Peters dans sa chute et roulant sur lui. Celui-ci se releva bientôt ; on lui jeta une corde, et, avant de remonter dans le canot, il attacha le corps de l’animal vaincu. Nous retournâmes en triomphe à la goëlette, en remorquant notre trophée à la traîne. Cet ours, quand on le mesura, se trouva avoir quinze bons pieds dans sa plus grande longueur. Son poil était d’une blancheur parfaite, très-rude et frisant très-serré. Les yeux étaient d’un rouge de sang, plus gros que ceux de l’ours arctique, — le museau plus arrondi et ressemblant presque au museau d’un bouledogue. La chair en était tendre, mais excessivement rance et sentant le poisson ; cependant les hommes s’en régalèrent avec avidité, et la déclarèrent une nourriture excellente.

À peine avions-nous hissé notre proie le long du bord, que l’homme de vigie fit entendre le cri joyeux de « Terre par le bossoir de tribord ! » Tout le monde se tint alors sur le qui-vive, et, une brise s’étant très-heureusement levée au nord-est, nous fûmes bientôt sur la côte. C’était un îlot bas et rocheux, d’une lieue environ de circonférence, et complètement privé de végétation, à l’exception d’une espèce de raquette épineuse. En approchant par le nord, nous vîmes un singulier rocher, faisant promontoire, qui imitait remarquablement la forme d’une balle de coton cordée. En doublant cette pointe vers l’ouest, nous trouvâmes une petite baie au fond de laquelle nos embarcations purent atterrir commodément.

Il ne nous fallut pas beaucoup de temps pour explorer toutes les parties de l’île : mais, à une seule exception près, nous n’y trouvâmes rien qui fût digne d’observation. À l’extrémité sud, nous ramassâmes tout près du rivage, à moitié enterrée sous un monceau de pierres éparses, une pièce de bois qui semblait avoir servi de proue à une embarcation. Il y avait eu évidemment quelque intention de sculpture, et le capitaine Guy crut y découvrir une figure de tortue, mais je dois avouer que, pour mon compte, la ressemblance ne me frappa que très-médiocrement. Sauf cette proue, si toutefois c’en était une, nous ne découvrîmes aucun indice qui prouvât qu’une créature vivante eût jamais habité ce lieu. Autour de la côte, nous trouvâmes par-ci par-là quelques petits blocs de glace, — mais en très-petit nombre. La situation exacte de l’îlot (auquel le capitaine Guy donna le nom d’Îlot de Bennet, en l’honneur de son associé dans la propriété de la goëlette) est par 82° 50′ de latitude sud et 42° 20′ de longitude ouest.

Nous avions alors pénétré dans le sud de plus de huit degrés au delà des limites atteintes par tous les navigateurs précédents, et la mer s’étendait toujours devant nous parfaitement libre d’obstacles. Nous trouvions aussi que la variation diminuait régulièrement à mesure que nous avancions, et que la température atmosphérique, et plus récemment celle de l’eau, s’adoucissaient graduellement. Le temps pouvait s’appeler un temps agréable, et nous avions une brise très-douce mais constante, qui soufflait toujours de quelque point nord du compas. Le ciel était généralement clair ; de temps en temps une vapeur légère et ténue apparaissait à l’horizon sud ; — mais, invariablement, elle était d’une très-courte durée. Nous n’apercevions que deux difficultés : nous étions à court de combustible, et des symptômes de scorbut s’étaient déjà manifestés chez quelques hommes de l’équipage. Ces considérations commençaient à agir sur l’esprit de M. Guy, et il parlait souvent de mettre le cap au nord. Pour ma part, persuadé, comme je l’étais, que nous allions bientôt rencontrer une terre de quelque valeur, en suivant toujours la même route, et que nous n’y trouverions pas le sol stérile des hautes latitudes arctiques, j’insistais chaudement auprès de lui sur la nécessité de persévérer, au moins pendant quelques jours encore, dans la direction suivie jusqu’alors. Une occasion aussi tentante de résoudre le grand problème relatif à un continent antarctique ne s’était encore présentée à aucun homme, et je confesse que je me sentais gonflé d’indignation à chacune des timides et inopportunes suggestions de notre commandant. Je crois positivement que tout ce que je ne pus m’empêcher de lui dire à ce sujet eut pour effet de le raffermir dans l’idée de pousser de l’avant. Aussi, bien que je sois obligé de déplorer les tristes et sanglants événements qui furent le résultat immédiat de mon conseil, je crois que j’ai droit de me féliciter un peu d’avoir été, jusqu’à un certain point, l’instrument d’une découverte, et d’avoir servi en quelque façon à ouvrir aux yeux de la science un des plus enthousiasmants secrets qui aient jamais accaparé son attention.