Aziyadé/Solitude

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Aziyadé (1879)
Calmann-Lévy (p. 43-92).


II

SOLITUDE



I

Constantinople, 3 août 1876.

Traversée en trois jours et trois étapes : Athos, Dédéagatch, les Dardanelles.

Nous étions une bande ainsi composée : une belle dame grecque, deux belles dames juives, un Allemand, un missionnaire américain, sa femme, et un derviche. Une société un peu drôle ! mais nous avons fait bon ménage tout de même, et beaucoup de musique. La conversation générale avait eu lieu en latin, ou en grec du temps d’Homère. Il y avait même, entre le missionnaire et moi, des apartés en langue polynésienne.

Depuis trois jours, j’habite, aux frais de Sa Majesté Britannique, un hôtel du quartier de Péra. Mes voisins sont un lord et une aimable lady, avec laquelle les soirées se passent au piano à jouer tout Beethoven.

J’attends sans impatience le retour de mon bateau, qui se promène quelque part, dans la mer de Marmara.


II

Samuel m’a suivi comme un ami fidèle ; j’en ai été touché. Il a réussi à se faufiler, lui aussi, à bord d’un paquebot des Messageries, et m’est arrivé ce matin ; je l’ai embrassé de bon cœur, heureux de revoir sa franche et honnête figure, la seule qui me soit sympathique dans cette grande ville où je ne connais âme qui vive.

— Voilà, dit-il, effendim ; j’ai tout laissé, mes amis, mon pays, ma barque, — et je t’ai suivi.

J’ai éprouvé déjà que, chez les pauvres gens plus qu’ailleurs, on trouve de ces dévouements absolus et spontanés ; je les aime mieux que les gens policés, décidément : ils n’en ont pas l’égoïsme ni les mesquineries.


III

Tous les verbes de Samuel se terminent en ate ; tout ce qui fait du bruit se dit : fate boum (faire boum).

— Si Samuel monte à cheval, dit-il, Samuel fate boum ! (Lisez : « Samuel tombera. »)

Ses réflexions sont subites et incohérentes comme celles des petits enfants ; il est religieux avec naïveté et candeur ; ses superstitions sont originales, et ses observances saugrenues. Il n’est jamais si drôle que quand il veut faire l’homme sérieux.


IV

À LOTI, DE SA SŒUR

Brightbury, août 1876.
Frère aimé,

Tu cours, tu vogues, tu changes, tu te poses… te voilà parti comme un petit oiseau sur lequel jamais on ne peut mettre la main. Pauvre cher petit oiseau, capricieux, blasé, battu des vents, jouet des mirages, qui n’a pas vu encore où il fallait qu’il reposât sa tête fatiguée, son aile frémissante.

Mirage à Salonique, mirage ailleurs ! Tournoie, tournoie toujours, jusqu’à ce que, dégoûté de ce vol inconscient, tu te poses pour la vie sur quelque jolie branche de fraîche verdure… Non ; tu ne briseras pas tes ailes, et tu ne tomberas pas dans le gouffre, parce que le Dieu des petits oiseaux a une fois parlé, et qu’il y a des anges qui veillent autour de cette tête légère et chérie.

C’est donc fini ! Tu ne viendras pas cette année t’asseoir sous les tilleuls ! L’hiver arrivera sans que tu aies foulé notre gazon ! Pendant cinq années, j’ai vu fleurir nos fleurs, se parer nos ombrages, avec la douce, la charmante pensée que je vous y verrais tous deux. Chaque saison, chaque été, c’était mon bonheur… Il n’y a plus que toi, et nous ne t’y verrons pas.

Un beau matin d’août, je t’écris de Brightbury, de notre salon de campagne donnant sur la cour aux tilleuls ; les oiseaux chantent, et les rayons du soleil filtrent joyeusement partout. C’est samedi, et les pierres, et le plancher, fraîchement lavés, racontent tout un petit poème rustique et intime, auquel, je le sais, tu n’es point indifférent. Les grandes chaleurs suffocantes sont passées et nous entrons dans cette période de paix, de charme pénétrant, qui peut être si justement comparée au second âge de l’homme ; les fleurs et les plantes, fatiguées de toutes ces voluptés de l’été, s’élancent maintenant, refleurissent vigoureuses, avec des teintes plus ardentes au milieu d’une verdure éclatante, et quelques feuilles déjà jaunies ajoutent au charme viril de cette nature à sa seconde pousse. Dans ce petit coin de mon Éden, tout t’attendait, frère chéri ; il semblait que tout poussait pour toi… et encore une fois, tout passera sans toi. C’est décidé, nous ne te verrons pas.


V

Le quartier bruyant du Taxim, sur la hauteur de Péra, les équipages européens, les toilettes européennes heurtant les équipages et les costumes d’Orient ; une grande chaleur, un grand soleil ; un vent tiède soulevant la poussière et les feuilles jaunies d’août ; l’odeur des myrtes ; le tapage des marchands de fruits, les rues encombrées de raisins et de pastèques… Les premiers moments de mon séjour à Constantinople ont gravé ces images dans mon souvenir.

Je passais des après-midi au bord de cette route du Taxim, assis au vent sous les arbres, étranger à tous. En rêvant de ce temps qui venait de finir, je suivais d’un regard distrait ce défilé cosmopolite ; je songeais beaucoup à elle, étonné de la trouver si bien assise tout au fond de ma pensée.

Je fis dans ce quartier la connaissance du prêtre arménien qui me donna les premières notions de la langue turque. Je n’aimais pas encore ce pays comme je l’ai aimé plus tard ; je l’observais en touriste ; et Stamboul, dont les chrétiens avaient peur, m’était à peu près inconnu.

Pendant trois mois, je demeurai à Péra, songeant aux moyens d’exécuter ce projet impossible, aller habiter avec elle sur l’autre rive de la Corne d’or, vivre de la vie musulmane qui était sa vie, la posséder des jours entiers, comprendre et pénétrer ses pensées, lire au fond de son cœur des choses fraîches et sauvages à peine soupçonnées dans nos nuits de Salonique, — et l’avoir à moi tout entière.

Ma maison était située en un point retiré de Péra, dominant de haut la Corne d’or et le panorama lointain de la ville turque ; la splendeur de l’été donnait du charme à cette habitation. En travaillant la langue de l’islam devant ma grande fenêtre ouverte, je planais sur le vieux Stamboul baigné de soleil. Tout au fond, dans un bois de cyprès, apparaissait Eyoub, où il eût été doux d’aller avec elle cacher son existence, — point mystérieux et ignoré où notre vie eût trouvé un cadre étrange et charmant.

Autour de ma maison s’étendaient de vastes terrains dominant Stamboul, plantés de cyprès et de tombes, – terrains vagues où j’ai passé plus d’une nuit à errer, poursuivant quelque aventure imprudente arménienne, ou grecque.

Tout au fond de mon cœur, j’étais resté fidèle à Aziyadé ; mais les jours passaient et elle ne venait pas…

De ces belles créatures, je n’ai conservé que le souvenir sans charme que laisse l’amour enfiévré des sens ; rien de plus ne m’attacha jamais à aucune d’elles, et elles furent vite oubliées.

Mais j’ai souvent parcouru la nuit ces cimetières, et j’y ai fait plus d’une fâcheuse rencontre.

À trois heures, un matin, un homme sorti de derrière un cyprès me barra le passage. C’était un veilleur de nuit ; il était armé d’un long bâton ferré, de deux pistolets et d’un poignard ; — et j’étais sans armes.

Je compris tout de suite ce que voulait cet homme. Il eût attenté à ma vie plutôt que de renoncer à son projet.

Je consentis à le suivre : j’avais mon plan. Nous marchions près de ces fondrières de cinquante mètres de haut qui séparent Péra de Kassim-Pacha. Il était tout au bord ; je saisis l’instant favorable, je me jetai sur lui ; — il posa un pied dans le vide, et perdit l’équilibre. Je l’entendis rouler tout au fond sur les pierres, avec un bruit sinistre et un gémissement.

Il devait avoir des compagnons et sa chute avait pu s’entendre de loin dans ce silence. Je pris mon vol dans la nuit, fendant l’air d’une course si rapide qu’aucun être humain n’eût pu m’atteindre.

Le ciel blanchissait à l’orient quand je regagnai ma chambre. La pâle débauche me retenait souvent par les rues jusqu’à ces heures matinales. À peine étais-je endormi, qu’une suave musique vint m’éveiller ; une vieille aubade d’autrefois, une mélodie gaie et orientale, fraîche comme l’aube du jour, des voix humaines accompagnées de harpes et de guitares.

Le chœur passa, et se perdit dans l’éloignement. Par ma fenêtre grande ouverte, on ne voyait que la vapeur du matin, le vide immense du ciel ; et puis, tout en haut, quelque chose se dessina en rose, un dôme et des minarets ; la silhouette de la ville turque s’esquissa peu à peu, comme suspendue dans l’air… Alors, je me rappelai que j’étais à Stamboul, — et qu’elle avait juré d’y venir.


VI

La rencontre de cet homme m’avait laissé une impression sinistre ; je cessai ce vagabondage nocturne, et n’eus plus d’autres maîtresses, — si ce n’est une jeune fille juive nommée Rébecca, qui me connaissait, dans le faubourg israélite de Pri-Pacha, sous le nom de Marketo.

Je passai la fin d’août et une partie de septembre en excursions dans le Bosphore. Le temps était tiède et splendide. Les rives ombreuses, les palais et les yalis se miraient dans l’eau calme et bleue que sillonnaient des caïques dorés.

On préparait à Stamboul la déposition du sultan Mourad, et le sacre d’Abd-ul-Hamid.


VII

Constantinople, 30 août.

Minuit ! la cinquième heure aux horloges turques ; les veilleurs de nuit frappent le sol de leurs lourds bâtons ferrés. Les chiens sont en révolution dans le quartier de Galata et poussent là-bas des hurlements lamentables. Ceux de mon quartier gardent la neutralité et je leur en sais gré ; ils dorment en monceaux devant ma porte. Tout est au grand calme dans mon voisinage ; les lumières s’y sont éteintes une à une, pendant ces trois longues heures que j’ai passées là, étendu devant ma fenêtre ouverte.

À mes pieds, les vieilles cases arméniennes sont obscures et endormies ; j’ai vue sur un très profond ravin, au bas duquel un bois de cyprès séculaires forme une masse absolument noire ; ces arbres tristes ombragent d’antiques sépultures de musulmans ; ils exhalent dans la nuit des parfums balsamiques. L’immense horizon est tranquille et pur ; je domine de haut tout ce pays. Au-dessus des cyprès, une nappe brillante, c’est la Corne d’or ; au-dessus encore, tout en haut, la silhouette d’une ville orientale, c’est Stamboul. Les minarets, les hautes coupoles des mosquées se découpent sur un ciel très étoilé où un mince croissant de lune est suspendu ; l’horizon est tout frangé de tours et minarets, légèrement dessinés en silhouettes bleuâtres sur la teinte pâle de la nuit. Les grands dômes superposés des mosquées montent en teintes vagues jusqu’à la lune, et produisent sur l’imagination l’impression du gigantesque.

Dans un de ces palais là-bas, le Seraskierat, il se passe à l’heure qu’il est une sombre comédie ; les grands pachas y sont réunis pour déposer le sultan Mourad ; demain, c’est Abd-ul-Hamid qui l’aura remplacé. Ce sultan pour l’avènement duquel nous avons fait si grande fête, il y a trois mois, et qu’on servait aujourd’hui encore comme un dieu, on l’étrangle peut-être cette nuit dans quelque coin du sérail.

Tout cependant est silencieux dans Constantinople… À onze heures, des cavaliers et de l’artillerie sont passés au galop, courant vers Stamboul ; et puis le roulement sourd des batteries s’est perdu dans le lointain, tout est retombé dans le silence.

Des chouettes chantent dans les cyprès, avec la même voix que celles de mon pays ; j’aime ce bruit d’été qui me ramène aux bois du Yorkshire, aux beaux soirs de mon enfance, passée sous les arbres, là-bas, dans le jardin de Brightbury.

Au milieu de ce calme, les images du passé sont vivement présentes à mon esprit, les images de tout ce qui est brisé, parti sans retour.

Je comptais que mon pauvre Samuel serait auprès de moi ce soir, et sans doute je ne le reverrai jamais. J’en ai le cœur serré et ma solitude me pèse. Il y a huit jours, je l’avais laissé partir pour gagner quelque argent, sur un navire qui s’en allait à Salonique. Les trois bateaux qui pouvaient me le ramener sont revenus sans lui, le dernier ce soir, et personne à bord n’en avait entendu parler…

Le croissant s’abaisse lentement derrière Stamboul, derrière les dômes de la Suleïmanieh. Dans cette grande ville, je suis étranger et inconnu. Mon pauvre Samuel était le seul qui y sût mon nom et mon existence, et sincèrement je commençais à l’aimer.

M’a-t-il abandonné, lui aussi, ou bien lui est-il arrivé malheur ?


VIII

Les amis sont comme les chiens : cela finit mal toujours, et le mieux est de n’en pas avoir.


IX

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’ami Saketo, qui fait le va-et-vient de Salonique à Constantinople sur les paquebots turcs, nous rend fréquemment visite. D’abord craintif dans la case, il y vint bientôt comme chez lui. Un brave garçon, ami d’enfance de Samuel, auquel il apporte les nouvelles du pays.

La vieille Esther, une juive de Salonique qui avait là-bas mission de me costumer en Turc et m’appelait son caro piccolo, m’envoie, par son intermédiaire, ses souhaits et ses souvenirs.

L’ami Saketo est bienvenu, surtout quand il apporte les messages qu’Aziyadé lui transmet par l’organe de sa négresse.

— La hanum (la dame turque), dit-il, présente ses salam à M. Loti ; elle lui mande qu’il ne faut point se lasser de l’attendre, et qu’avant l’hiver elle sera rendue…


X

LOTI À WILLIAM BROWN


J’ai reçu votre triste lettre il y a seulement deux jours ; vous l’aviez adressée à bord du Prince-of-Wales, elle est allée me chercher à Tunis et ailleurs.

En effet, mon pauvre ami, votre part de chagrins est lourde aussi, et vous les sentez plus vivement que d’autres parce que, pour votre malheur, vous avez reçu comme moi ce genre d’éducation qui développe le cœur et la sensibilité.

Vous avez tenu vos promesses, sans doute, en ce qui concerne la jeune femme que vous aimez. À quoi bon, mon pauvre ami, au profit de qui et en vertu de quelle morale ? Si vous l’aimez à ce point et si elle vous aime, ne vous embarrassez pas des conventions et des scrupules ; prenez-la à n’importe quel prix, vous serez heureux quelque temps, guéri après, et les conséquences sont secondaires.

Je suis en Turquie depuis cinq mois, depuis que je vous ai quitté ; j’y ai rencontré une jeune femme étrangement charmante, du nom d’Aziyadé, qui m’a aidé à passer à Salonique mon temps d’exil, — et un vagabond, Samuel, que j’ai pris pour ami. Le moins possible j’habite le Deerhound ; j’y suis intermittent (comme certaines fièvres de Guinée), reparaissant tous les quatre jours pour les besoins du service. J’ai un bout de case à Constantinople, dans un quartier où je suis inconnu ; j’y mène une vie qui n’a pour règle que ma fantaisie, et une petite Bulgare de dix-sept ans est ma maîtresse du jour.

L’Orient a du charme encore ; il est resté plus oriental qu’on ne pense. J’ai fait ce tour de force d’apprendre en deux mois la langue turque ; je porte fez et cafetan, — et je joue à l’effendi, comme les enfants jouent aux soldats.

Je riais autrefois de certains romans où l’on voit de braves gens perdre, après quelque catastrophe, la sensibilité et le sens moral ; peut-être cependant ce cas-là est-il un peu le mien. Je ne souffre plus, je ne me souviens plus : je passerais indifférent à côté de ceux qu’autrefois j’ai adorés.

J’ai essayé d’être chrétien, je ne l’ai pas pu. Cette illusion sublime qui peut élever le courage de certains hommes, de certaines femmes, — nos mères par exemple, — jusqu’à l’héroïsme, cette illusion m’est refusée.

Les chrétiens du monde me font rire ; si je l’étais, moi, le reste n’existerait plus à mes yeux ; je me ferais missionnaire et m’en irais quelque part me faire tuer au service du Christ…

Croyez-moi, mon pauvre ami, le temps et la débauche sont deux grands remèdes ; le cœur s’engourdit à la longue, et c’est alors qu’on ne souffre plus. Cette vérité n’est pas neuve, et je reconnais qu’Alfred de Musset vous l’eût beaucoup mieux accommodée ; mais, de tous les vieux adages, que, de génération en génération, les hommes se repassent, celui-là est un des plus immortellement vrais. Cet amour pur que vous rêvez est une fiction comme l’amitié ; oubliez celle que vous aimez pour une coureuse. Cette femme idéale vous échappe ; éprenez-vous d’une fille de cirque qui aura de belles formes.

Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de morale, rien n’existe de tout ce qu’on nous a enseigné à respecter ; il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus de jouissances possible, en attendant l’épouvante finale qui est la mort.

Les vraies misères, ce sont les maladies, les laideurs et la vieillesse ; ni vous ni moi, nous n’avons ces misères-là ; nous pouvons avoir encore une foule de maîtresses, et jouir de la vie.

Je vais vous ouvrir mon cœur, vous faire ma profession de foi : j’ai pour règle de conduite de faire toujours ce qui me plaît, en dépit de toute moralité, de toute convention sociale. Je ne crois à rien ni à personne, je n’aime personne ni rien ; je n’ai ni foi ni espérance.

J’ai mis vingt-sept ans à en venir là ; si je suis tombé plus bas que la moyenne des hommes j’étais aussi parti de plus haut.

Adieu, je vous embrasse.
LOTI.


XI

La mosquée d’Eyoub, située au fond de la Corne d’or, fut construite sous Mahomet II, sur l’emplacement du tombeau d’Eyoub, compagnon du prophète.

L’accès en est de tout temps interdit aux chrétiens, et les abords mêmes n’en sont pas sûrs pour eux.

Ce monument est bâti en marbre blanc ; il est placé dans un lieu solitaire, à la campagne, et entouré de cimetières de tous côtés. On voit à peine son dôme et ses minarets sortant d’une épaisse verdure, d’un massif de platanes gigantesques et de cyprès séculaires.

Les chemins de ces cimetières sont très ombragés et sombres, dallés en pierre ou en marbre, chemins creux pour la plupart. Ils sont bordés d’édifices de marbre fort anciens, dont la blancheur, encore inaltérée, tranche sur les teintes noires des cyprès.

Des centaines de tombes dorées et entourées de fleurs se pressent à l’ombre de ces sentiers ; ce sont des tombes de morts vénérés, d’anciens pachas, de grands dignitaires musulmans. Les cheik-ul-islam ont leurs kiosques funéraires dans une de ces avenues tristes.

C’est dans la mosquée d’Eyoub que sont sacrés les sultans.


XII

Le 6 septembre, à six heures du matin, j’ai pu pénétrer dans la seconde cour intérieure de la mosquée d’Eyoub.

Le vieux monument était vide et silencieux ; deux derviches m’accompagnaient, tout tremblants de l’audace de cette entreprise. Nous marchions sans mot dire sur les dalles de marbre. La mosquée, à cette heure matinale, était d’une blancheur de neige ; des centaines de pigeons ramiers picoraient et voletaient dans les cours solitaires.

Les deux derviches, en robe de bure, soulevèrent la portière de cuir qui fermait le sanctuaire, et il me fut permis de plonger un regard dans ce lieu vénéré, le plus saint de Stamboul, où jamais chrétien n’a pu porter les yeux.

C’était la veille du sacre du sultan Abd-ul-Hamid.

Je me souviens du jour où le nouveau sultan vint en grande pompe prendre possession du palais impérial. J’avais été un des premiers à le voir, quand il quitta cette retraite sombre du vieux sérail où l’on tient en Turquie les prétendants au trône ; de grands caïques de gala étaient venus l’y chercher, et mon caïque touchait le sien.

Ces quelques jours de puissance ont déjà vieilli le sultan ; il avait alors une expression de jeunesse et d’énergie qu’il a perdue depuis. L’extrême simplicité de sa mise contrastait avec le luxe oriental dont on venait de l’entourer. Cet homme, que l’on tirait d’une obscurité relative pour le conduire au suprême pouvoir, semblait plongé dans une inquiète rêverie ; il était maigre, pâle et tristement préoccupé, avec de grands yeux noirs cernés de bistre ; sa physionomie était intelligente et distinguée.

Les caïques du sultan sont conduits chacun par vingt-six rameurs. Leurs formes ont l’élégance originale de l’Orient ; ils sont d’une grande magnificence, entièrement ciselés et dorés, et portent à l’avant un éperon d’or. La livrée des laquais de la cour est verte et orange, couverte de dorures. Le trône du sultan, orné de plusieurs soleils, est placé sous un dais rouge et or.


XIII

Aujourd’hui, 7 septembre, a lieu la grande représentation du sacre d’un sultan.

Abd-ul-Hamid, à ce qu’il semble, est pressé de s’entourer du prestige des Khalifes ; il se pourrait que son avènement ouvrît à l’islam une ère nouvelle, et qu’il apportât à la Turquie un peu de gloire encore et un dernier éclat.

Dans la mosquée sainte d’Eyoub, Abd-ul-Hamid est allé ceindre en grande pompe le sabre d’Othman.

Après quoi, suivi d’un long et magnifique cortège, le sultan a traversé Stamboul dans toute sa longueur pour se rendre au palais du vieux sérail, faisant une pause et disant une prière, comme il est d’usage, dans les mosquées et les kiosques funéraires qui se trouvaient sur son chemin.

Des hallebardiers ouvraient la marche, coiffés de plumets verts de deux mètres de haut, vêtus d’habits écarlates tout chamarrés d’or.

Abd-ul-Hamid s’avançait au milieu d’eux, monté sur un cheval blanc monumental, à l’allure lente et majestueuse, caparaçonné d’or et de pierreries.

Le cheik-ul-islam en manteau vert, les émirs en turban de cachemire, les ulémas en turban blanc à bandelettes d’or, les grands pachas, les grands dignitaires, suivaient sur des chevaux étincelants de dorures, — grave et interminable cortège où défilaient de singulières physionomies ! — Des ulémas octogénaires soutenus par des laquais sur leurs montures tranquilles, montraient au peuple des barbes blanches et de sombres regards empreints de fanatisme et d’obscurité.

Une foule innombrable se pressait sur tout ce parcours, une de ces foules turques auprès desquelles les plus luxueuses foules d’Occident paraîtraient laides et tristes. Des estrades disposées sur une étendue de plusieurs kilomètres pliaient sous le poids des curieux, et tous les costumes d’Europe et d’Asie s’y trouvaient mêlés.

Sur les hauteurs d’Eyoub s’étalait la masse mouvante des dames turques. Tous ces corps de femmes, enveloppés chacun jusqu’aux pieds de pièces de soie de couleurs éclatantes, toutes ces têtes blanches cachées sous les plis des yachmaks d’où sortaient des yeux noirs, se confondaient sous les cyprès avec les pierres peintes et historiées des tombes. Cela était si coloré et si bizarre, qu’on eût dit moins une réalité qu’une composition fantastique de quelque orientaliste halluciné.


XIV

Le retour de Samuel est venu apporter un peu de gaîté à ma triste case. La fortune me sourit aux roulettes de Péra, et l’automne est splendide en Orient. J’habite un des plus beaux pays du monde, et ma liberté est illimitée. Je puis courir, à ma guise, les villages, les montagnes, les bois de la côte d’Asie ou d’Europe, et beaucoup de pauvres gens vivraient une année des impressions et des péripéties d’un seul de mes jours.

Puisse Allah accorder longue vie au sultan Abd-ul-Hamid, qui fait revivre les grandes fêtes religieuses, les grandes solennités de l’islam ; Stamboul illuminé chaque soir, le Bosphore éclairé aux feux de Bengale, les dernières lueurs de l’Orient qui s’en va, une féerie à grand spectacle que sans doute on ne reverra plus.

Malgré mon indifférence politique, mes sympathies sont pour ce beau pays qu’on veut supprimer, et tout doucement je deviens Turc sans m’en douter.


XV

… Des renseignements sur Samuel et sa nationalité : il est Turc d’occasion, israélite de foi, et Espagnol par ses pères.

À Salonique, il était un peu va-nu-pieds, batelier et portefaix. Ici, comme là-bas, il exerce son métier sur les quais ; comme il a meilleure mine que les autres, il a beaucoup de pratiques et fait de bonnes journées ; le soir, il soupe d’un raisin et d’un morceau de pain, et rentre à la case, heureux de vivre.

La roulette ne donne plus, et nous voilà fort pauvres tous deux, mais si insouciants que cela compense ; assez jeunes d’ailleurs pour avoir pour rien des satisfactions que d’autres payent fort cher.

Samuel met deux culottes percées l’une sur l’autre pour aller au travail ; il se figure que les trous ne coïncident pas et qu’il est fort convenable ainsi.

Chaque soir, on nous trouve, comme deux bons Orientaux, fumant notre narguilhé sous les platanes d’un café turc, ou bien nous allons au théâtre des ombres chinoises, voir Karagueuz, le Guignol turc qui nous captive. Nous vivons en dehors de toutes les agitations, et la politique n’existe pas pour nous.

Il y a panique cependant parmi les chrétiens de Constantinople, et Stamboul est un objet d’effroi pour les gens de Péra, qui ne passent plus les ponts qu’en tremblant.


XVI

Je traversais hier au soir Stamboul à cheval, pour aller chez Izeddin-Ali. C’était la grande fête du Baïram, grande féerie orientale, dernier tableau du Ramazan : toutes les mosquées illuminées ; les minarets étincelants jusqu’à leur extrême pointe ; des versets du Koran en lettres lumineuses suspendus dans l’air ; des milliers d’hommes criant à la fois, au bruit du canon, le nom vénéré d’Allah ; une foule en habits de fête, promenant dans les rues des profusions de feux et de lanternes ; des femmes voilées circulant par troupes, vêtues de soie, d’argent et d’or.

Après avoir couru, Izeddin-Ali et moi, tout Stamboul, à trois heures du matin nous terminions nos explorations par un souterrain de banlieue, où de jeunes garçons asiatiques, costumés en almées, exécutaient des danses lascives devant un public composé de tous les repris de la justice ottomane, saturnale d’une écœurante nouveauté. Je demandai grâce pour la fin de ce spectacle, digne des beaux moments de Sodome, et nous rentrâmes au petit jour.


XVII

KARAGUEUZ


Les aventures et les méfaits du seigneur Karagueuz ont amusé un nombre incalculable de générations de Turcs, et rien ne fait présager que la faveur de ce personnage soit près de finir.

Karagueuz offre beaucoup d’analogies de caractère avec le vieux polichinelle français ; après avoir battu tout le monde, y compris sa femme, il est battu lui-même par Chéytan, — le diable, — qui finalement l’emporte, à la grande joie des spectateurs.

Karagueuz est en carton ou en bois ; il se présente au public sous forme de marionnette ou d’ombre chinoise ; dans les deux cas, il est également drôle. Il trouve des intonations et des postures que Guignol n’avait pas soupçonnées ; les caresses qu’il prodigue à madame Karagueuz sont d’un comique irrésistible.

Il arrive à Karagueuz d’interpeller les spectateurs et d’avoir ses démêlés avec le public. Il lui arrive aussi de se permettre des facéties tout à fait incongrues, et de faire devant tout le monde des choses qui scandaliseraient même un capucin. En Turquie, cela passe ; la censure n’y trouve rien à dire, et on voit chaque soir les bons Turcs s’en aller, la lanterne à la main, conduire à Karagueuz des troupes de petits enfants. On offre à ces pleines salles de bébés un spectacle qui, en Angleterre, ferait rougir un corps de garde.

C’est là un trait curieux des mœurs orientales, et on serait tenté d’en déduire que les musulmans sont beaucoup plus dépravés que nous-mêmes, conclusion qui serait absolument fausse.

Les théâtres de Karagueuz s’ouvrent le premier jour du mois lunaire du Ramazan et sont fort courus pendant trente jours.

Le mois fini, tout se ramasse et se démonte. Karagueuz rentre pour un an dans sa boîte et n’a plus, sous aucun prétexte, le droit d’en sortir.


XVIII

Péra m’ennuie et je déménage ; je vais habiter dans le vieux Stamboul, même au-delà de Stamboul, dans le saint faubourg d’Eyoub.

Je m’appelle là-bas Arif-Effendi ; mon nom et ma position y sont inconnus. Les bons musulmans mes voisins n’ont aucune illusion sur ma nationalité ; mais cela leur est égal, et à moi aussi.

Je suis là à deux heures du Deerhound, presque à la campagne, dans une case à moi seul. Le quartier est turc et pittoresque au possible : une rue de village où règne dans le jour une animation originale ; des bazars, des cafedjis, des tentes ; et de graves derviches fumant leur narguilhé sous des amandiers.

Une place, ornée d’une vieille fontaine monumentale en marbre blanc, rendez-vous de tout ce qui nous arrive de l’intérieur, tziganes, saltimbanques, montreurs d’ours. Sur cette place, une case isolée, — c’est la nôtre.

En bas, un vestibule badigeonné à la chaux, blanc comme neige, un appartement vide. (Nous ne l’ouvrons que le soir, pour voir, avant de nous coucher, si personne n’est venu s’y cacher, et Samuel pense qu’il est hanté.)

Au premier, ma chambre, donnant par trois fenêtres sur la place déjà mentionnée ; la petite chambre de Samuel, et le haremlike, ouvrant à l’est sur la Corne d’or.

On monte encore un étage, on est sur le toit, en terrasse comme un toit arabe ; il est ombragé d’une vigne, déjà fort jaunie, hélas ! par le vent de novembre.

Tout à côté de la case, une vieille mosquée de village. Quand le muezzin, qui est mon ami, monte à son minaret, il arrive à la hauteur de ma terrasse, et m’adresse, avant de chanter la prière, un salam amical.

La vue est belle de là-haut. Au fond de la Corne d’or, le sombre paysage d’Eyoub ; la mosquée sainte émergeant avec sa blancheur de marbre d’un bas-fond mystérieux, d’un bois d’arbres antiques ; et puis des collines tristes, teintées de nuances sombres et parsemées de marbres, des cimetières immenses, une vraie ville des morts.

À droite, la Corne d’or, sillonnée par des milliers de caïques dorés ; tout Stamboul en raccourci, les mosquées enchevêtrées, confondant leurs dômes et leurs minarets.

Là-bas, tout au loin, une colline plantée de maisons blanches ; c’est Péra, la ville des chrétiens, et le Deerhound est derrière.


XIX

Le découragement m’avait pris, en présence de cette case vide, de ces murailles nues, de ces fenêtres disjointes et de ces portes sans serrures. C’était si loin d’ailleurs, si loin du Deerhound, et si peu pratique…


XX

Samuel passe huit jours à laver, blanchir et calfeutrer. Nous faisons clouer sur les planchers des nattes blanches qui les tapissent entièrement, — usage turc, propre et confortable. — Des rideaux aux fenêtres et un large divan couvert d’une étoffe à ramages rouges complètent cette première installation, qui est pour l’instant une installation modeste.

Déjà l’aspect a changé ; j’entrevois la possibilité de faire un chez moi de cette case où soufflent tous les vents, et je la trouve moins désolée. Cependant il y faudrait sa présence à elle qui avait juré de venir, et peut-être est-ce pour elle seule que je me suis isolé du monde !

Je suis un peu à Eyoub l’enfant gâté du quartier, et Samuel aussi y est fort apprécié.

Mes voisins, méfiants d’abord, ont pris le parti de combler de prévenances l’aimable étranger qu’Allah leur envoie, et chez lequel pour eux tout est énigmatique.

Le derviche Hassan-Effendi, à la suite d’une visite de deux heures, tire ainsi ses conclusions :

– Tu es un garçon invraisemblable, et tout ce que tu fais est étrange ! Tu es très jeune, ou du moins tu le parais, et tu vis dans une si complète indépendance, que les hommes d’un âge mûr ne savent pas toujours en conquérir de semblable. Nous ignorons d’où tu viens, et tu n’as aucun moyen connu d’existence. Tu as déjà couru tous les recoins des cinq parties du monde ; tu possèdes un ensemble de connaissance plus grand que celui de nos ulémas ; tu sais tout et tu as tout vu. Tu as vingt ans, vingt-deux peut-être, et une vie humaine ne suffirait pas à ton passé mystérieux. Ta place serait au premier rang dans la société européenne de Péra, et tu viens vivre à Eyoub, dans l’intimité singulièrement choisie d’un vagabond israélite. Tu es un garçon invraisemblable ; mais j’ai du plaisir à te voir, et je suis charmé que tu sois venu t’établir parmi nous.


XXI

Septembre 1876.

Cérémonie du Surré-humayoun. Départ des cadeaux impériaux pour la Mecque.

Le sultan, chaque année, expédie à la ville sainte une caravane chargée de présents.

Le cortège, parti du palais de Dolma-Bagtché va s’embarquer à l’échelle de Top-Hané, pour se rendre à Scutari d’Asie.

En tête, une bande d’Arabes dansent au son du tam-tam, en agitant en l’air de longues perches enroulées de banderoles d’or.

Des chameaux s’avancent gravement, coiffés de plumes d’autruche, surmontés d’édifices de brocart d’or enrichis de pierreries ; ces édifices contiennent les présents les plus précieux.

Des mulets empanachés portent le reste du tribut du Khalife, dans des caissons de velours rouge brodé d’or.

Les ulémas, les grands dignitaires, suivent à cheval, et les troupes forment la haie sur tout le parcours.

Il y a quarante jours de marche entre Stamboul et la ville sainte.


XXII

Eyoub est un pays bien funèbre par ces nuits de novembre ; j’avais le cœur serré et rempli de sentiments étranges, les premières nuits que je passai dans cet isolement.

Ma porte fermée, quand l’obscurité eut envahi pour la première fois ma maison, une tristesse profonde s’étendit sur moi comme un suaire.

J’imaginai de sortir, j’allumai ma lanterne. (On conduit en prison, à Stamboul, les promeneurs sans fanal.)

Mais, passé sept heures du soir, tout est fermé et silencieux dans Eyoub ; les Turcs se couchent avec le soleil et tirent les verrous sur leurs portes.

De loin en loin, si une lampe dessine sur le pavé le grillage d’une fenêtre, ne regardez pas par cette ouverture ; cette lampe est une lampe funéraire qui n’éclaire que de grands catafalques surmontés de turbans. On vous égorgerait là, devant cette fenêtre grillée, qu’aucun secours humain n’en saurait sortir. Ces lampes qui tremblent jusqu’au matin sont moins rassurantes que l’obscurité.

À tous les coins de rue, on rencontre à Stamboul de ces habitations de cadavres.

Et là, tout près de nous, où finissent les rues, commencent les grands cimetières, hantés par ces bandes de malfaiteurs qui, après vous avoir dévalisé, vous enterrent sur place, sans que la police turque vienne jamais s’en mêler.

Un veilleur de nuit m’engagea à rentrer dans ma case, après s’être informé du motif de ma promenade, laquelle lui avait semblé tout à fait inexplicable et même un peu suspecte.

Heureusement il y a de fort braves gens parmi les veilleurs de nuit, et celui-là en particulier, qui devait voir par la suite des allées et venues mystérieuses, fut toujours d’une irréprochable discrétion.


XXIII

« On peut trouver un compagnon, mais non pas un ami fidèle. »

« Si vous traversiez le monde entier, vous ne trouveriez peut-être pas un ami… »

(Extrait d’une vieille poésie orientale.)


XXIV

LOTI À SA SŒUR, À BRIGHTBURY

Eyoub…, 1876.

… T’ouvrir mon cœur devient de plus en plus difficile, parce que chaque jour ton point de vue et le mien s’éloignent davantage. L’idée chrétienne était restée longtemps flottante dans mon imagination alors même que je ne croyais plus ; elle avait un charme vague et consolant. Aujourd’hui, ce prestige est absolument tombé ; je ne connais rien de si vain, de si mensonger, de si inadmissible.

J’ai eu de terribles moments dans ma vie, j’ai cruellement souffert, tu le sais.

J’avais désiré me marier, je te l’avais dit ; je t’avais confié le soin de chercher une jeune fille qui fût digne de notre toit de famille et de notre vieille mère. Je te prie de n’y plus songer : je rendrais malheureuse la femme que j’épouserais, je préfère continuer une vie de plaisirs…

Je t’écris dans ma triste case d’Eyoub ; à part un petit garçon nommé Yousouf, que même j’habitue à obéir par signes pour m’épargner l’ennui de parler, je passe chez moi de longues heures sans adresser la parole à âme qui vive.

Je t’ai dit que je ne croyais à l’affection de personne ; cela est vrai. J’ai quelques amis qui m’en témoignent beaucoup, mais je n’y crois pas. Samuel, qui vient de me quitter, est peut-être encore de tous celui qui tient le plus à moi. Je ne me fais pas d’illusion cependant : c’est de sa part un grand enthousiasme d’enfant. Un beau jour, tout s’en ira en fumée, et je me retrouverai seul.

Ton affection à toi, ma sœur, j’y crois dans une certaine mesure ; affaire d’habitude au moins, et puis il faut bien croire à quelque chose. Si c’est vrai que tu m’aimes, dis-le-moi, fais-le-moi voir… J’ai besoin de me rattacher à quelqu’un ; si c’est vrai, fais que je puisse y croire. Je sens la terre qui manque sous mes pas, le vide se fait autour de moi, et j’éprouve une angoisse profonde…

Tant que je conserverai ma chère vieille mère, je resterai en apparence ce que je suis aujourd’hui. Quand elle n’y sera plus, j’irai te dire adieu, et puis je disparaîtrai sans laisser trace de moi-même…


XXV

LOTI À PLUMKETT

Eyoub, 15 novembre 1876.

Derrière toute cette fantasmagorie orientale qui entoure mon existence, derrière Arif-Effendi, il y a un pauvre garçon triste qui se sent souvent un froid mortel au cœur. Il est peu de gens avec lesquels ce garçon, très renfermé par nature, cause quelquefois d’une manière un peu intime, — mais vous êtes de ces gens-là. — J’ai beau faire, Plumkett, je ne suis pas heureux ; aucun expédient ne me réussit pour m’étourdir. J’ai le cœur plein de lassitude et d’amertume.

Dans mon isolement, je me suis beaucoup attaché à ce va-nu-pieds ramassé sur les quais de Salonique, qui s’appelle Samuel. Son cœur est sensible et droit ; c’est, comme dirait feu Raoul de Nangis, un diamant brut enchâssé dans du fer. De plus, sa société est naïve et originale, et je m’ennuie moins quand je l’ai près de moi.

Je vous écris à cette heure navrante des crépuscules d’hiver ; on n’entend dans le voisinage que la voix du muezzin qui chante tristement, en l’honneur d’Allah, sa complainte séculaire. Les images du passé se présentent à mon esprit avec une netteté poignante ; les objets qui m’entourent ont des aspects sinistres et désolés ; et je me demande ce que je suis bien venu faire, dans cette retraite perdue d’Eyoub.

Si encore elle était là, — elle, Aziyadé !…

Je l’attends toujours, — mais, hélas ! comme attendait sœur Anne…

Je ferme mes rideaux, j’allume ma lampe et mon feu : le décor change et mes idées aussi. Je continue ma lettre devant une flamme joyeuse, enveloppé dans un manteau de fourrure, les pieds sur un épais tapis de Turquie. Un instant je me prends pour un derviche, et cela m’amuse.

Je ne sais trop que vous raconter de ma vie, Plumkett, pour vous distraire ; il y a abondance de sujets ; seulement, c’est l’embarras du choix. Et puis ce qui est passé est passé, n’est-ce pas ? et ne vous intéresse plus.

Plusieurs maîtresses, desquelles je n’ai aimé aucune, beaucoup de péripéties, beaucoup d’excursions, à pied et à cheval, par monts et par vaux ; partout des visages inconnus, indifférents ou antipathiques ; beaucoup de dettes, des juifs à mes trousses ; des habits brodés d’or jusqu’à la plante des pieds ; la mort dans l’âme et le cœur vide.

Ce soir, 15 novembre, à dix heures, voici quelle est la situation :

C’est l’hiver ; une pluie froide et un grand vent battent les vitres de ma triste case ; on n’entend plus d’autre bruit que celui qu’ils font, et la vieille lampe turque pendue au-dessus de ma tête est la seule qui brûle à cette heure dans Eyoub. C’est un sombre pays qu’Eyoub, le cœur de l’islam ; c’est ici qu’est la mosquée sainte où sont sacrés les sultans ; de vieux derviches farouches et les gardiens des saints tombeaux sont les seuls habitants de ce quartier, le plus musulman et le plus fanatique de tous.

Je vous disais donc que votre ami Loti est seul dans sa case, bien enveloppé dans un manteau de peau de renard, et en train de se prendre pour un derviche.

Il a tiré les verrous de ses portes, et goûte le bien-être égoïste du chez soi, bien-être d’autant plus grand que l’on serait plus mal au-dehors, par cette tempête, dans ce pays peu sûr et inhospitalier.

La chambre de Loti, comme toutes les choses extraordinairement vieilles, porte aux rêves bizarres et aux méditations profondes ; son plafond de chêne sculpté a dû jadis abriter de singuliers hôtes, et recouvrir plus d’un drame.

L’aspect d’ensemble est resté dans la couleur primitive. Le plancher disparaît sous des nattes et d’épais tapis, tout le luxe du logis ; et, suivant l’usage turc, on se déchausse en entrant pour ne point les salir. Un divan très bas et des coussins qui traînent à terre composent à peu près tout l’ameublement de cette chambre, empreinte de la nonchalance sensuelle des peuples d’Orient. Des armes et des objets décoratifs fort anciens sont pendus aux murailles ; des versets du Koran sont peints partout, mêlés à des fleurs et à des animaux fantastiques.

À côté, c’est le haremlike, comme nous disons en turc, l’appartement des femmes. Il est vide ; lui aussi, il attend Aziyadé, qui devrait être déjà près de moi, si elle avait tenu sa promesse.

Une autre petite chambre, auprès de la mienne, est vide également : c’est celle de Samuel, qui est allé me chercher à Salonique des nouvelles de la jeune femme aux yeux verts. Et, pas plus qu’elle, il ne paraît revenir.

Si pourtant elle ne venait pas, mon Dieu, un de ces jours une autre prendrait sa place. Mais l’effet produit serait fort différent. Je l’aimais presque, et c’est pour elle que je me suis fait Turc.


XXVI

À LOTI, DE SA SŒUR

Brightbury…, 1876.
Frère chéri,

Depuis hier, je traîne le désespoir dans lequel m’a mise ta lettre… Tu veux disparaître !… Un jour, peut-être prochain, où notre bien-aimée mère nous quittera, tu veux disparaître, m’abandonner pour toujours. Table rase de tous nos souvenirs, engloutissement de notre passé, — la vieille case de Brightbury vendue, les objets chéris dispersés, — et toi qui ne seras pas mort… ! qui seras là quelque part à végéter sous la griffe de Satan, quelque part où je ne saurai pas, mais où je sentirai que tu vieillis et que tu souffres !… Que Dieu plutôt te fasse mourir ! Alors, je te pleurerai ; alors, je saurai qu’il faut ainsi que le vide se fasse, j’accepterai, je souffrirai, je courberai la tête.

Ce que tu dis me révolte et me fait saigner la chair. Tu le ferais donc, puisque tu le dis ; tu le ferais d’un visage froid, d’un cœur sec, puisque tu te persuades suivre un fil fatal et maudit, puisque je ne suis plus rien dans ton existence… Ta vie est ma vie, il y a un recoin de moi-même où personne n’est… c’est ta place à toi, et quand tu me quitteras, elle sera vide et me brûlera.

J’ai perdu mon frère, je suis prévenue — affaire de temps, de quelques mois peut-être, — il est perdu pour le temps, et l’éternité, déjà mort de mille morts. Et tout s’effondre, et tout se brise. Le voilà, l’enfant chéri qui plonge dans un abîme sans fond, — l’abîme des abîmes ! Il souffre, l’air lui manque, la lumière, le soleil ; mais il est sans force ; ses yeux restent attachés au fond, à ses pieds ; il ne relève plus sa tête, il ne peut plus, le prince des ténèbres le lui défend… Quelquefois pourtant il veut résister. Il entend une voix lointaine, celle qui a bercé son enfance ; mais le prince lui dit : « Mensonge, vanité, folie ! » et le pauvre enfant, lié, garrotté, au fond de son abîme, sanglant, éperdu, ayant appris de son maître à appeler le bien mal, et le mal bien, que fait-il ?… il sourit.

Rien ne me surprend de ta pauvre âme travaillée et chargée, même pas le sourire moqueur de Satan… il le fallait bien !

Tu l’as même perdue, pauvre frère, cette soif d’honnêteté dont tu me parlais. Tu ne la veux plus cette petite compagne douce et modeste, fraîche, tendre et jolie, aimable, la mère de petits enfants que tu aurais aimés. Je la voyais, là, dans le vieux salon, assise sous les vieux portraits…

Un vent plein de corruption a passé là-dessus. Ce frère dont le cœur ne peut pourtant pas vivre sans affections, qui en a faim et soif, il n’en veut plus, d’affections pures ; il vieillira, mais personne ne sera là pour le chérir et égayer son front. Ses maîtresses se riront de lui, on ne peut leur en demander davantage ; et alors, abandonné, désespéré… alors, il mourra !

Plus tu es malheureux, troublé, ballotté, confiant, plus je t’aime. Ah ! mon bien-aimé frère, mon chéri, si tu voulais revenir à la vie ! si Dieu voulait ! si tu voyais la désolation de mon cœur, si tu sentais la chaleur de mes prières !…

Mais la peur, l’ennui de la conversion, les terreurs blafardes de la vie chrétienne… La conversion, quel mot ignoble !… Des sermons ennuyeux, des gens absurdes, un méthodisme maussade, une austérité sans couleur, sans rayons, de grands mots, le patois de Chanaan !… Est-ce tout cela qui peut te séduire ? Tout cela, vois-tu, n’est pas Jésus, et le Jésus que tu crois n’est pas le maître radieux que je connais et que j’adore. De celui-là, tu n’auras ni peur, ni ennui, ni éloignement. Tu souffres étrangement, tu brûles de douleur… il pleurera avec toi.

Je prie à toute heure, bien-aimé ; jamais ta pensée ne m’avait tant rempli le cœur… Ne serait-ce que dans dix ans, dans vingt ans, je sais que tu croiras un jour. Peut-être ne le saurai-je jamais, — peut-être mourrai-je bientôt, — mais j’espérerai et je prierai toujours !

Je pense que j’écris beaucoup trop. Tant de pages ! c’est dur à lire ! Mon bien-aimé a commencé à hausser les épaules. Viendra-t-il un jour où il ne me lira plus ?…


XXVII

— Vieux Kaïroullah, dis-je, amène-moi des femmes !

Le vieux Kaïroullah était assis devant moi par terre. Il était ramassé sur lui-même, comme un insecte malfaisant et immonde ; son crâne chauve et pointu luisait à la lueur de ma lampe.

Il était huit heures, une nuit d’hiver, et le quartier d’Eyoub était aussi noir et silencieux qu’un tombeau.

Le vieux Kaïroullah avait un fils de douze ans nommé Joseph, beau comme un ange, et qu’il élevait avec adoration. Ce détail à part, il était le plus accompli des misérables. Il exerçait tous les métiers ténébreux du vieux juif déclassé de Stamboul, un surtout pour lequel il traitait avec le Yuzbâchi Suleïman, et plusieurs de mes amis musulmans.

Il était cependant admis et toléré partout, par cette raison que, depuis de longues années on s’était habitué à le voir. Quand on le rencontrait dans la rue, on disait : « Bonjour, Kaïroullah ! » et on touchait même le bout de ses grands doigts velus.

Le vieux Kaïroullah réfléchit longuement à ma demande et répondit :

– Monsieur Marketo, dans ce moment-ci les femmes coûtent très cher. Mais, ajouta-t-il, il est des distractions moins coûteuses, que je puis ce soir même vous offrir, monsieur Marketo… Un peu de musique, par exemple, vous sera agréable sans doute…

Sur cette phrase énigmatique, il alluma sa lanterne, mit sa pelisse, ses socques, et disparut.

Une demi-heure après, la portière de ma chambre se soulevait pour donner passage à six jeunes garçons israélites, vêtus de robes fourrées, rouges, bleues, vertes et orange. Kaïroullah les accompagnait avec un autre vieillard plus hideux que lui-même, et tout ce monde s’assit à terre avec force révérences, tandis que je restais aussi impassible et immobile qu’une idole égyptienne.

Ces enfants portaient de petites harpes dorées sur lesquelles ils se mirent à promener leurs doigts chargés de bagues de clinquant. Il en résulta une musique originale que j’écoutai quelques minutes en silence.

— Comment vous plaisent, monsieur Marketo, me dit le vieux Kaïroullah en se penchant à mon oreille.

J’avais déjà compris la situation et je ne manifestai aucune surprise ; j’eus seulement la curiosité de pousser plus loin cette étude d’abjection humaine.

— Vieux Kaïroullah, dis-je, ton fils est plus beau qu’eux…

Le vieux Kaïroullah réfléchit un instant et répondit :

— Monsieur Marketo, nous pourrons recauser demain…

… Quand j’eus chassé tout ce monde comme une troupe de bêtes galeuses, je vis de nouveau paraître la tête allongée du vieux Kaïroullah, soulevant sans bruit la draperie de ma porte.

— Monsieur Marketo, dit-il, ayez pitié de moi ! Je demeure très loin et on croit que j’ai de l’or. Mieux vaudrait me tuer de votre main que me mettre à la porte à pareille heure. Laissez-moi dormir dans un coin de votre maison, et, avant le jour, je vous jure de partir.

Je manquai de courage pour mettre dehors ce vieillard, qui y fût mort de froid et de peur, en admettant qu’on ne l’eût point assassiné. Je me contentai de lui assigner un coin de ma maison, où il resta accroupi toute une nuit glaciale, pelotonné comme un vieux cloporte dans sa pelisse râpée. Je l’entendais trembler ; une toux profonde sortait de sa poitrine comme un râle ; et j’en eus tant de pitié, que je me levai encore pour lui jeter un tapis qui lui servît de couverture.

Dès que le ciel parut blanchir, je lui donnai l’ordre de disparaître, avec le conseil de ne point repasser le seuil de ma porte, et de ne se retrouver même jamais nulle part sur mon chemin.