Aziyadé/Azraël

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Aziyadé (1879)
Calmann-Lévy (p. 307-317).


V

AZRAËL




I

20 mai 1877.

… C’est bien le ciel pur et la mer bleue du Levant. Là-bas, quelque chose se dessine ; l’horizon se frange de mosquées et de minarets ; — mon cœur bat, c’est Stamboul !

Je mets pied à terre. — C’est une émotion vive que de me retrouver dans ce pays…

Achmet n’est plus là, à son poste, caracolant à Top-Hané sur son cheval blanc. Galata même est mort ; on voit que quelque chose de terrible comme une guerre d’extermination se passe au-dehors.

… J’ai repris mes habits turcs. Je cours à Azarkapou. Je monte dans le premier caïque qui passe. Le caïqdji me reconnaît.

— Et Achmet ?… dis-je.

— Parti, parti pour la guerre !

J’arrive chez Eriknaz, sa sœur.

— Oui, parti, dit-elle. Il était à Batoum, et, depuis la bataille, nous sommes sans nouvelles.

Les sourcils noirs d’Eriknaz s’étaient contractés avec douleur ; elle pleurait amèrement ce frère que les hommes lui avaient ravi, et la petite Alemshah pleurait en regardant sa mère.

Je me rendis à la case de Kadidja ; mais la vieille avait déménagé, et personne ne put m’indiquer sa demeure.


II

Alors, je me dirigeai seul vers la mosquée de Mehmed-Fatih, vers la maison d’Aziyadé, sans arrêter aucun projet dans ma tête troublée, sans songer même à ce que j’allais faire, poussé seulement par le besoin de m’approcher d’elle et de la voir !…

Je traversai ce monceau de ruines et de cendres qui avait été autrefois l’opulent Phanar ; ce n’était plus qu’une grande dévastation, une longue suite de rues funèbres, encombrées de débris noirs et calcinés. C’était ce Phanar que, chaque soir, je traversais gaiement pour aller à Eyoub, où m’attendait ma chérie…

On criait dans ces rues ; des groupes d’hommes à peine vêtus, levés pour la guerre, à moitié armés, à moitié sauvages, aiguisaient leurs yatagans sur les pierres, et promenaient de vieux drapeaux verts, zébrés d’inscriptions blanches.

Je marchai longtemps. Je traversai les quartiers solitaires de l’Eski-Stamboul.

J’approchais toujours. J’étais dans la rue sombre qui monte à Mehmed-Fatih, la rue qu’elle habitait !…

Les objets extérieurs étalaient au soleil des aspects sinistres qui me serraient le cœur. Personne dans cette rue triste ; un grand silence, et rien que le bruit de mes pas…

Sur les pavés, sur l’herbe verte, apparut une tournure de vieille, rasant les murailles ; sous les plis de son manteau passaient ses jambes maigres et nues, d’un noir d’ébène ; elle trottinait tête basse, et se parlait à elle-même… C’était Kadidja.

Kadidja me reconnut. Elle poussa un intraduisible Ah ! avec une intonation aiguë de négresse ou de macaque, et un ricanement de moquerie.

— Aziyadé ? dis-je.

Eûlû ! eûlû ! dit-elle en appuyant à plaisir sur ces mots bizarrement sauvages qui, dans la langue tartare, désignent la mort.

Eûlû ! eûlmûch ! criait-elle, comme à quelqu’un qui ne comprend pas.

Et, avec un ricanement de haine et de satisfaction, elle me poursuivait sans pitié de ce mot funèbre :

— Morte ! Morte !… elle est morte !

On ne comprend pas de suite un mot semblable, qui tombe inattendu comme un coup de foudre ; il faut un moment à la souffrance, pour vous étreindre et vous mordre au cœur. Je marchais toujours, j’avais horreur d’être si calme. Et la vieille me suivait pas à pas, comme une furie, avec son horrible Eûlû ! eûlû !

Je sentais derrière moi la haine exaspérée de cette créature, qui adorait sa maîtresse que j’avais fait mourir. J’avais peur de me retourner pour la voir, peur de l’interroger, peur d’une preuve et d’une certitude, et je marchais toujours, comme un homme ivre…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


III

Je me retrouvai appuyé contre une fontaine de marbre, près de la maison peinte de tulipes et de papillons jaunes qu’Aziyadé avait habitée ; j’étais assis et la tête me tournait ; les maisons sombres et désertes dansaient devant mes yeux une danse macabre ; mon front frappait sur le marbre et s’ensanglantait ; une vieille main noire, trempée dans l’eau froide de la fontaine, faisait matelas à ma tête… Alors, je vis la vieille Kadidja près de moi qui pleurait ; je serrai ses mains ridées de singe ; — elle continuait de verser de l’eau sur mon front…

Des hommes qui passaient ne prenaient pas garde à nous ; ils causaient avec animation, en lisant des papiers qu’on distribuait dans les rues, des nouvelles de la première bataille de Kars. On était aux mauvais jours des débuts de la guerre, et les destinées de l’islam semblaient déjà perdues.


IV


Je veille, et, nuit et jour, mon front rêve enflammé,
Ma joue en pleurs ruisselle,
Depuis qu’Albaydé dans la tombe a fermé
Ses beaux yeux de gazelle.

(Victor Hugo, Orientales.)


La chose froide que je tenais serrée dans mes bras était une borne de marbre plantée dans le sol.

Ce marbre était peint en bleu d’azur, et terminé en haut par un relief de fleurs d’or. Je vois encore ces fleurs et ces lettres dorées en saillie, que machinalement je lisais…

C’était une de ces pierres tumulaires qui sont en Turquie particulières aux femmes, et j’étais assis sur la terre, dans le grand cimetière de Kassim-Pacha.

La terre rouge et fraîchement remuée formait une bosse de la longueur d’un corps humain ; de petites plantes déracinées par la bêche étaient posées sur ce guéret les racines en l’air ; tout alentour, c’étaient la mousse et l’herbe fine, des fleurs sauvages odorantes. — On ne porte ni bouquets ni couronnes sur les tombes turques.

Ce cimetière n’avait pas l’horreur de nos cimetières d’Europe ; sa tristesse orientale était plus douce, et aussi plus grandiose. De grandes solitudes mornes, des collines stériles, çà et là plantées de cyprès noirs ; de loin en loin, à l’ombre de ces arbres immenses, des mottes de terre retournées de la veille, d’antiques bornes funéraires, de bizarres tombes turques, coiffées de tarbouchs et de turbans.

Tout au loin, à mes pieds, la Corne d’or, la silhouette familière de Stamboul, et là-bas… Eyoub !

C’était un soir d’été ; la terre, l’herbe sèche, tout était tiède, à part ce marbre autour duquel j’avais noué mes bras, qui était resté froid ; sa base plongeait en terre, et se refroidissait au contact de la mort.

Les objets extérieurs avaient ces aspects inaccoutumés que prennent les choses, quand les destinées des hommes ou des empires touchent aux grandes crises décisives, quand les destinées s’achèvent.

On entendait au loin les fanfares des troupes qui partaient pour la guerre sainte, ces étranges fanfares turques, unisson strident et sonore, timbre inconnu à nos cuivres d’Europe ; on eût dit le suprême hallali de l’islamisme et de l’Orient, le chant de mort de la grande race de Tchengiz.

Le yatagan turc traînait à mon côté, je portais l’uniforme de yuzbâchi ; celui qui était là ne s’appelait plus Loti, mais Arif, le yuzbâchi Arif-Ussam ; – j’avais sollicité d’être envoyé aux avant-postes, je partais le lendemain…

Une tristesse immense et recueillie planait sur cette terre sacrée de l’islam ; le soleil couchant dorait les vieux marbres verdâtres des tombes, il promenait des lueurs roses sur les grands cyprès, sur leurs troncs séculaires, sur leur mélancolique ramure grise. Ce cimetière était comme un temple gigantesque d’Allah ; il en avait le calme mystérieux, et portait à la prière.

J’y voyais comme à travers un voile funèbre, et toute ma vie passée tourbillonnait dans ma tête avec le vague désordre des rêves ; tous les coins du monde où j’ai vécu et aimé, mes amis, mon frère, des femmes de diverses couleurs que j’ai adorées, et puis, hélas ! le foyer bien-aimé que j’ai déserté pour jamais, l’ombre de nos tilleuls, et ma vieille mère…

Pour elle qui est là couchée, j’ai tout oublié !… Elle m’aimait, elle, de l’amour le plus profond et le plus pur, le plus humble aussi ; et tout doucement, lentement, derrière les grilles dorées du harem, elle est morte de douleur, sans m’envoyer une plainte. J’entends encore sa voix grave me dire : « Je ne suis qu’une petite esclave circassienne, moi… Mais, toi, tu sais ; pars, Loti, si tu le veux ; fais suivant ta volonté ! »

Les fanfares retentissaient dans le lointain, sonores comme les fanfares bibliques du jugement dernier ; des milliers d’hommes criaient ensemble le nom terrible d’Allah, leur clameur lointaine montait jusqu’à moi et remplissait les grands cimetières de rumeurs étranges.

Le soleil s’était couché derrière la colline sacrée d’Eyoub, et la nuit d’été descendait transparente sur l’héritage d’Othman…

… Cette chose sinistre qui est là-dessous, si près de moi que j’en frémis, cette chose sinistre déjà dévorée par la terre, et que j’aime encore… Est-ce tout, mon Dieu ?… Ou bien y a-t-il un reste indéfini, une âme, qui plane ici dans l’air pur du soir, quelque chose qui peut me voir encore pleurant là sur cette terre ?…

Mon Dieu, pour elle je suis près de prier, mon cœur qui s’était durci et fermé dans la comédie de la vie, s’ouvre à présent à toutes les erreurs délicieuses des religions humaines, et mes larmes tombent sans amertume sur cette terre nue. Si tout n’est pas fini dans la sombre poussière, je le saurai bientôt peut-être, je vais tenter de mourir pour le savoir…


V

CONCLUSION


On lit dans le Djerideï-havadis, journal de Stamboul :

« Parmi les morts de la dernière bataille de Kars, on a retrouvé le corps d’un jeune officier de la marine anglaise, récemment engagé au service de la Turquie sous le nom de Arif-Ussam-effendi.

« Il a été inhumé parmi les braves défenseurs de l’islam (que Mahomet protège !), aux pieds du Kizil-Tépé, dans les plaines de Karadjémir. »



FIN